Merry-go-Wound -chapitre cinquième

Juliet

-Disparus ?!
 

Dans son élan d'angoisse, Toshiya est venu s'agripper au cou de Teru qui manqua basculer avant de le repousser gentiment. L'homme s'est excusé et a résorbé les larmes anxieuses qui commençaient à perler au coin de ses yeux. Adossé contre le chambranle de la porte, Yuu a poussé un long soupir empreint de lassitude.
-Ne dramatisez pas à ce point. Même le Roi était plus serein que vous.
-Tu viens nous annoncer que mon meilleur ami s'en est allé cette nuit et tu trouves que je ne devrais pas m'inquiéter ? s'indigna Terukichi qui s'avançait d'un pas martelant vers Yuu, le visage défiguré par l'émotion.
-Je te signale que mon frère a disparu, moi ! rétorqua Toshiya en tapant ses hauts talons contre le parquet verni.
-Vous êtes idiots. Je vous ai dit qu'ils n'avaient pas disparu ; ils ont juste pris la fuite.
-La fuite ? Mais de quoi ?! s'exclama Terukichi qui perdait tout contrôle à la simple pensée de Kai en cavale en pleine nuit. Il n'y a absolument rien à fuir, ici !
 

À nouveau, Yuu a soupiré, et ce soupir laissait déceler un fond d'épuisement. Le regard en diagonale qu'il lança à Teru alors, le garçon ne sut l'interpréter.
-Yuu... S'ils se font attraper, que leur fera-t-on ? trembla Toshiya qui imaginait déjà les pires scénarios pour les deux hommes.
-Le problème, c'est que Kyô avait glissé cette nuit un message sous la porte de la chambre de Tsunehito que celui-ci ne vit que ce matin. Dans ce message, Kyô indiquait clairement et sans honte ni peur que, bien qu'il était reconnaissant au Roi de tous ses égards et qu'il s'excusait sincèrement d'agir ainsi, il désirait retourner chez lui, retrouver cette vie qui était la sienne. Seulement, pour Kai, c'est une autre affaire. Lui n'a prévenu quiconque de son départ. L'on peut simplement supposer qu'il a décidé de rejoindre Kyô, sans que nous puissions toutefois en être certains.


La mine décomposée et le teint pâle, ce fut au tour de Terukichi de venir quémander du réconfort auprès de Toshiya qui lui ouvrit tout naturellement les bras.
-Ne pleure pas, le vaurien.


Terukichi se retourna, se demandant qui avait bien pu l'appeler ainsi, et ce sont deux grands yeux ronds encore embués de larmes qu'il a écarquillés sur Yuki qui se tenait là, sur le seuil. Celui-ci s'approcha lentement de Terukichi pour venir passer une main consolatrice dans ses cheveux d'argent.
-Ton ami Kai est bien avec Kyô.
-Comment le savez-vous ? s'enquit Yuu.
-Tsunehito vient d'apporter une missive au Roi. Kyô s'excuse de la part de son ami qui a insisté pour le rejoindre cette nuit. Il dit qu'il a été incapable de refuser et qu'il est prêt à en assumer la responsabilité.
-La responsabilité ? a répété Toshiya, inquiet.
-Puisque Kyô accepte de porter la faute de son ami en plus de la sienne propre, votre ami Kai sera innocenté tandis que Kyô, lui, sera considéré comme ayant commis une double faute grave à l'encontre du Roi lui-même. J'ai le regret de vous annoncer que votre ami Kyô sera guillotiné demain dès l'aube.

Toshiya a laissé échapper un hurlement d'horreur et s'est laissé tomber à genoux tandis que Teru déversait toutes les larmes de son corps, en proie à la suffocation.
-Qu'est-ce que vous lui avez fait, abruti ?!
Alerté par le hurlement de Toshiya, Miyavi venait d'accourir et se précipitait vers le corps de son ami qui n'avait plus même la force de se relever. Prenant l'homme affaibli dans ses bras, il a jeté un regard assassin à l'encontre de Yuki qui déjà blêmissait.
-Comment avez-vous osé dire une chose pareille ?!
-Je suis désolé, bafouilla Yuki, complètement désorienté.
D'un pas maladroit, Yuki s'est dirigé vers Teru en proie à des sanglots violents et est venu étouffer ses pleurs dans ses bras.
-Là, Terukichi, je suis désolé. Ne pleure plus, je t'en prie, suppliait-il d'une voix chétive.
Mais les pleurs du garçon retentirent de plus belle et il leva vers Yuki un visage rougi de haine.
-Comment osez-vous me dire cela tandis que mon ami va se faire décapiter ?!

Toujours nonchalamment adossé au chambranle, Yuu contemplait la scène avec affliction.
-Parce que... Ce n'était pas vrai, Terukichi. Je plaisantais.
Aussitôt, Toshiya s'est figé dans les bras de Miyavi et Teru, lui, observait Yuki d'un regard exorbité, les nerfs tendus.
-Je n'aurais jamais pensé que vous me croiriez, se justifia maladroitement Yuki, alors...

Le coup est parti tout seul. Yuki a tourné la tête, portant sa main sur sa joue en feu avant que Terukichi ne vienne brusquement saisir Toshiya par le bras qui se laissa docilement faire, encore sous le choc, et tous deux s'éloignèrent sous les yeux scandalisés de Yuu. Miyavi, lui, courait déjà d'un air affolé sur Yuki et lui attrapa les mains avant de se prosterner, implorant.
-Je vous en supplie, Monseigneur ! Je vous en supplie, ayez la grâce et la bonté de ne pas l'en punir ! Ce garçon est assez impulsif, il lui suffit d'une émotion forte pour perdre tout contrôle, je vous en conjure, il a eu très peur, alors ne lui portez pas préjudice pour ce qu'il vient de faire ! Je...
-Pourquoi est-ce que tu t'abaisses à faire cela ?

Miyavi s'est tu, désorienté. L'expression de Yuki, à ce moment-là, avait ce fond triste et désarmant qui disait qu'il ne comprenait pas. Et l'homme à genoux s'est demandé de quelle nature étaient les larmes qui scintillaient timidement dans les yeux du noble.
-Je vous en supplie, reprit Miyavi d'une voix tremblante en serrant plus fort les mains de Yuki. Ne faites rien à Terukichi, je suis prêt à plaidoyer auprès du Roi pour dire que c'est de ma faute et...
-Est-ce que tu es idiot ? Je te dis de ne pas t'abaisser à faire cela. Ici, celui qui devrait se mettre à genoux et implorer le pardon, c'est moi.

Sur ces mots, Yuki a libéré ses mains de l'emprise fiévreuse de Miyavi et s'en est retourné, une grimace de douleur intérieure tordant ses lèvres humides. Au moment où il s'apprêtait à déserter la pièce et passa devant Yuu qui demeurait inerte, il s'immobilisa et lâcha dans un souffle :
-Pour avoir fait pleurer vos protégés, je vous demande pardon.
Et il s'est est allé, disparaissant derrière la porte qu'il referma dans un claquement. Yuu a considéré d'un air grave Miyavi qui était resté agenouillé au sol, trop ébahi encore pour bouger.
-Qu'est-ce que tu as à rester par terre ? Es-tu si surpris de voir un Noble démentir tes préjugés établis ?
   Miyavi a baissé les yeux et, plaquée sur le sol, sa main tremblait.
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Maître, je suis désolé.
Yoshiki était installé à son bureau depuis plus d'une heure devant un parchemin laissé vide, et n'a pas même daigné tourner la tête lorsque Tsunehito est venu à sa rencontre. Pourtant, un pâle sourire a orné le coin de ses lèvres comme il a laissé échapper un rire amer.
-Tu n'y peux rien. Et je ne peux pas en vouloir à Kai et Kyô de s'en être allés. Ils ne me devaient rien. Ils ne m'avaient fait nulle promesse. Ils avaient simplement accepté une proposition de ma part avant de se rendre compte que ce n'était pas ce qu'il leur fallait. C'est tout.
-Je ne parlais pas de cela, Maître.
Yoshiki a dirigé son attention sur lui et a vu l'angoisse tendre les traits du visage d'ordinaire si lisse et serein de Tsunehito.
-Qu'y a-t-il ?
Et son angoisse s'accrut lorsqu'il vit le majordome s'incliner bassement et clamer avec ferveur :
-Je suis désolé, Maître. Je ne vous en ai pas parlé, mais j'ai effectué des recherches...
-Des recherches ? Tsunehito, redresse-toi je te prie.
L'homme s'est exécuté et s'est fait force pour montrer un visage stoïque à son maître. Celui-ci a poussé un long soupir de lassitude avant de demander :
-Des recherches ? Sur quoi donc ?
-Mais, sur cette personne, Maître.
Yoshiki a froncé les sourcils, creusant des ridules de réprobation  sur son front, avant de venir s'avancer lentement vers le majordome qui baissa des yeux coupables.
-Pourquoi avoir fait cela ?
-Je suis désolé, Maître, marmonna Tsunehito d'un air honteux. Mais puisque nulle réponse ne vous parvenait depuis voilà déjà plusieurs semaines, j'ai pensé que peut-être, il était arrivé quelque chose... Je suis désolé d'avoir pris cette initiative sans vous en parler auparavant.
-Et qu'as-tu découvert quant à lui, Tsunehito ? s'enquit Yoshiki en plaquant les mains sur ses épaules si brusquement que le garçon sursauta.
-Il n'est... balbutia-t-il, blême.
-Oui ?
Le visage de Yoshiki ne se trouvait qu'à quelques centimètres du sien et semblait envahi d'une profonde angoisse de nature presque existentielle. Tsunehito a détourné les yeux avant de lâcher, le cœur battant :
-Il n'y a plus personne là-bas.

Aussitôt, les yeux scintillants de Yoshiki se sont voilés de nuages de mauvais augure. Il a pressé plus fermement ses mains contre les épaules de Tsunehito et l'a légèrement remué d'avant en arrière.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? Ne me fais pas de frayeurs pareilles ! S'il n'est plus là-bas alors, dis-moi pourquoi !
-Je peux seulement vous assurer qu'il n'est pas mort, Maître.
Yoshiki s'est figé, sans même se rendre compte qu'il avait oublié de respirer depuis plusieurs secondes déjà, et dans un soupir tendu il a lâché Tsunehito avant de commencer à effectuer les cent pas dans la pièce.
-Bon sang, mais à quoi est-ce qu'il pense ? Il a dû fuir, c'est certain. Il n'a pas supporté que je le sollicite ainsi. Peut-être ai-je montré trop de ferveur, peut-être ai-je été bien trop familier, après tout ce temps... C'est de ma faute. J'ai dû l'oppresser. Il est parti, il a dû déménager et c'était le meilleur moyen pour lui de me signifier que je n'avais plus aucune chance de le faire revenir.
 

Tsunehito s'est enfermé dans un silence sentencieux,  désolé de voir son Maître et ami ainsi s'incriminer de fautes qui n'étaient sans doute pas siennes. Subitement, Yoshiki s'est figé au milieu de la pièce et sans transition se laissa tomber à genoux, abattu. Tsunehito contempla avec désolation les larmes qui coulaient sur les joues de l'homme.
-C'est à cause de moi. J'ai été trop confiant, trop orgueilleux, trop excité, et tant ému à l'idée de peut-être le retrouver un jour que je ne me suis pas rendu compte quelle pression je devais lui infliger. Cet homme a toujours été calme, posé et réfléchi, et n'a jamais aimé que l'on le bouscule comme je l'ai fait, je me suis montré grossier et à présent, j'en paie le prix. Insister de cette manière était le meilleur moyen de le faire renoncer définitivement.
-Je ne pense pas, Maître, que vous soyez la cause de son départ subit.

Yoshiki a levé vers Tsunehito des yeux brillant d'une flamme d'espoir vacillante qui semblait sur le point de disparaître.
-Comment pourrais-tu le savoir, toi, Tsunehito ? As-tu seulement une idée de l'endroit où il peut se trouver ?
-Non, Maître, pardonnez-moi. Il n'a laissé nulle trace derrière lui, rien qui ne puisse indiquer où est-ce qu'il aurait pu se rendre. Seulement... Pardonnez-moi si je parais présomptueux d'affirmer cela, mais je pense que vos lettres sans doute l'ont troublé et ont remué certaines choses en lui.
Yoshiki a lâché un rire désabusé et a saisi son crâne entre ses mains comme s'il cherchait à y écraser les pensées qui le tourmentaient.
-Sans argent, où est-ce qu'il aurait pu ainsi partir si précipitamment ?
-Je l'ignore, Maître, s'excusa Tsunehito.
-C'est absurde ! À quoi pensait cet imbécile ?! Plutôt que de me fuir si lâchement, pourquoi ne m'a-t-il tout simplement pas déclaré qu'il ne voudrait jamais revenir ?!
-Mais il vous l'a écrit encore et encore, Maître.
Yoshiki s'est tu, déconfit. Il s'est redressé et semblait si vidé de ses forces qu'il titubait. Tsunehito est venu lui porter secours mais il se vit refuser cette aide par un geste violent qui le surprit.
-Pardonne-moi. Je veux rester seul.
Tsunehito s'est avancé vers lui, dirigeant une main tremblante qui se voulait consolatrice mais Yoshiki l'évita d'un bond de côté.
-Ce n'est pas de ta faute. Pardonne-moi.
Dans un pâle sourire de réconfort, Tsunehito s'est incliné et a tourné les talons, enfermant derrière lui Yoshiki dans son silence de mort.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 


-J'ai entendu dire qu'ils avaient hébergé un homme étrange.
Adossé au comptoir du bar, Tsunehito a rivé des yeux ahuris sur Yuu qui gardait un air impassible.
-Un pervers ?!
-Ne criez pas si fort, je vous prie, réprimanda Yuu. Sérieusement, vous pensez que Kyô serait du genre à accueillir un pervers chez lui ?
-Mais, lorsqu'un homme est pervers, on ne le sait toujours que trop tard.
-Si c'est le cas alors, il est peut-être trop tôt pour le savoir. Il n'est là que depuis deux jours.
-Je ne comprends pas... bougonna Tsunehito dans une moue boudeuse en enfonçant son menton au creux de ses mains, les coudes appuyés sur le comptoir.
-Quoi donc ?
-Vos attitudes. Lorsque l'on dit que qui se ressemble s'assemble, je suppose que cela est vrai, non ? Vous -je veux dire notamment Kyô, Kai et vous-même, Yuu- êtes bizarres.
-Pour ma part, je ne vois pas ce que j'ai fait.
-Cela, pour commencer. Regardez ! Vous viviez dans ce château depuis pas même trois jours que vous avez déjà trouvé un nouvel emploi dans un autre bar ! Alors que vous auriez pu mener une gentille petite vie paisible sans avoir besoin de travailler...
-Désolé. Je ne suis pas du genre à mener une vie paisible.
-Comment cela ?
-Je dois agir constamment. Je peux faire n'importe quel travail tant que ce dernier m'occupe un tant soit peu l'esprit. Si je n'ai pas cela alors, je pense trop.
-Je vois, fit Tsunehito dans un vigoureux hochement de tête. Bien, en tant que majordome et cuisinier, j'ai des journées bien remplies alors, je ne pense pas trop. C'est peut-être la raison pour laquelle je manque un peu d'intelligence, parfois.
Yuu a jeté un bref regard en direction de l'homme avant de laisser échapper un petit rire.
-D'une certaine manière, je pense qu'en réalité, vous cachez bien votre jeu. Sans peut-être vous en rendre compte.
-Qu'est-ce que cela signifie ? s'étonna Tsunehito d'un air éberlué.
-Vous dites que vous ne pensez pas beaucoup. Cela paraît vrai, lorsque l'on vous regarde. Votre visage est bien souvent impassible et vous semblez de plus bien souvent dans la Lune. En réalité, je pense que ce n'est pas cela. Vous n'êtes pas du genre rêveur. La vérité est que vous réfléchissez au contraire ardemment, et que vous êtes si ancré dans vos réflexions que vous vous y enfoncez, ne voyez plus rien du monde extérieur, et voilà qui fait que vous paraissez si souvent ailleurs. N'ai-je pas raison ?
  Tsunehito a semblé réfléchir un instant, perturbé, avant de hausser les épaules.
-Je ne sais pas trop.
-Je suppose que vous êtes une personne intelligente. Vous êtes quelqu'un de très observateur, n'est-ce pas ? Il suffit de voir le regard que vous portez sur le monde pour s'en rendre compte. Chaque chose que vous voyez éveille au fond de vos yeux une expression nouvelle, comme à chaque fois une prise de conscience supplémentaire. Oui, c'est cela, derrière ce visage de cire imperturbable, se cache l'âme d'un épieur tout à fait charlatan.
-Je suis désolé... marmonna Tsunehito du bout des lèvres sans ne plus savoir où se mettre.
Le rire cristallin et joyeux de Yuu le détendit quelque peu, et il reporta un regard plus serein sur l'homme.
-Ce n'était pas une accusation. D'une certaine manière, j'essayais juste de vous consoler.
-Me consoler ?
-Oui. Vous disiez cela en souriant, mais vous n'aviez pas l'air très heureux de penser que vous n'êtes pas très intelligent. C'est pourquoi je voulais vous démentir.
-Je pense que la description que vous venez de faire de moi correspondrait bien mieux à la vôtre.
-C'est un compliment ? sourit Yuu qui, dans un moment d'inattention, manqua lâcher le verre qu'il essuyait.
-Puisque sortant de vous, c'était un compliment, je suppose que c'en est un venant de moi.

       L'homme rit de plus belle et alors qu'il allait prononcer quelque chose, il fut interrompu par un client qui le hélait grossièrement. Yuu s'est éloigné dans un geste d'excuse avant de revenir quelques instants plus tard, instants courts qui avaient suffi à plonger Tsunehito dans de profondes pensées.
-Là, vous voyez.
-Pardon ? sursauta Tsunehito qui manqua tomber de son tabouret.
-Ne soyez pas surpris. Vous étiez encore perdu dans les méandres alambiquées de votre esprit.
Tsunehito tourna le dos, embarrassé, et attendit que Yuu fût revenu derrière son comptoir pour demander :
-Dites, quant à cet homme...
Yuu a rivé sur lui son regard bleu profond, intensément, lui signifiant qu'il l'écoutait avec attention.
-Vous savez à quoi est-ce qu'il ressemble ?
-Comment le saurais-je ? fit Yuu d'un ton étrangement nerveux. Je ne l'ai jamais vu. Kyô m'en a seulement parlé au téléphone, voilà tout.
-Ne vous a-t-il pas parlé de son apparence ? Ou bien de son caractère, quelque chose comme ça...
-Je vous l'ai dit : il s'agit apparemment d'un homme bizarre.
-Il y a tellement de genres de bizarreries en ce monde, commenta Tsunehito dans une grimace.
-Je vous l'accorde. Mais vraiment, quel genre d'homme aux allures de mendiant affamé et négligé cacherait une somme phénoménale derrière un faux bandage sur la poitrine ?
-Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
-C'est celle que Kyô m'a relatée, voilà tout.
-Vous voulez dire... quand bien même si cela était vrai, alors cet homme aurait délibérément montré à Kyô et à Kai qu'il cachait tout cet argent sur lui ? Ou bien, il s'est fait surprendre ?
-Il le leur a montré de lui-même.
-Alors ça... souffla Tsunehito, impressionné. Dites, en un sens, cet homme-là doit être un peu idiot, non ? Ou bien il était ivre... Parce que lorsque l'on cache si minutieusement de l'argent sur soi, il est évident que c'est parce que l'on ne veut pas que quiconque le sache. Dans ce cas-là, pourquoi donc commettre le risque énorme de le montrer à des inconnus ? S'il ne s'était pas agi de Kyô et Kai, il est plus qu'incertain que cet homme eût fini sain et sauf.
-Je ne suis pas sûr... Si l'on se met à sa place, je suppose que cet homme devait être vraiment désespéré pour quémander l'hospitalité à de parfaits étrangers. Et c'est parce qu'il était dégingandé, en piteux état et qu'il devait inspirer plus le mépris qu'autre chose qu'il a eu peur de se voir renvoyé et alors, il a voulu convaincre Kyô et Kai par de l'argent.
-Si l'on y réfléchit bien, c'est assez probable... fit Tsunehito dans une moue songeuse.
-Pourtant, il suffit de voir la maison de Kyô pour comprendre que celui-ci ne manque pas d'argent. De nous tous, il est celui qui a le mieux réussi dans la vie. Probablement que l'argent n'est pas ce qui l'intéresse le plus. Aussi, si vraiment Kyô n'avait pas voulu de cet homme étrange alors, il l'aurait congédié sans remords ni regrets.
-Cette affaire reste douteuse... Quelle personne saine d'esprit aurait accepté d'héberger chez elle un reclus, et ce sans compromis ? J'admire la gentillesse et le désintérêt de Kyô, mais n'est-ce pas imprudent ?
-Concernant Kyô, j'ai confiance en ses décisions. Il n'en a peut-être pas l'air vu de l'extérieur, mais il est empli de sagesse.
-Et son nom...
-Son nom ? répéta Yuu qui sembla exagérément étonné.
-Mais, oui. Cet homme a bien un nom, n'est-ce pas ?
-Je ne sais pas, répondit Yuu avec le plus grand sérieux. Un mendiant, vous croyez que ça peut avoir une identité ?

Le choc de Tsunehito fut tel qu'il demeura pétrifié durant plusieurs instants, incapable de prononcer le moindre mot. Même le rire éclatant de Yuu ne réussit pas à le libérer de sa torpeur.
-Je plaisantais, voyons. Venant de quelqu'un comme vous qui a l'habitude de mener une vie de luxe, une telle réaction est presque attendrissante.
Tsunehito l'a considéré un instant, suspicieux, avant de pousser un soupir de soulagement.
-Vous m'avez réellement effrayé.
-Il disait venir de France.
Tsunehito, qui avait alors le regard baissé sur son verre à moitié empli d'un sirop de menthe glacé, a levé les yeux sur Yuu, ses longs cils noirs recourbés agrandissant son regard qui en devenait un gouffre profond de noirceur.
-Mais son nom, ajouta Yuu d'une voix blanche, cela, il n'a pas voulu le dire.
Tsunehito s'est contenté de hocher la tête en silence. Mais le sourire énigmatique qui apparut au coin de ses lèvres, à ce moment-là, et qui ne disparut pas même quand il porta la paille à sa bouche, Yuu ne put le déchiffrer.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 

-Vous êtes...l'ennui.

Des voiles de tissu bleus et mauves ondoient et voltigent au-delà des airs, de délicates et gracieuses banderoles aux couleurs pâles et oniriques qui sont comme le prolongement de la silhouette, celle de ce corps blanc et souple qui, sur la table, s'emmêle et s'envole dans des pirouettes d'une grâce aérienne.
-Vous vous laissez vivre, et cela revient à se laisser couler lentement le long d'un fleuve avant d'arriver brusquement à la cascade qui vous fera tomber de haut, de si haut que vous n'y survivrez pas.

Le corps se tord, se détend et distord, et c'est dans toute la pudeur de sa quasi-nudité artistique que, les pieds joints sur la table, il se penche en arrière encore et encore jusqu'à ce que ses bras tendus atteignent la surface lisse du bois, paumes à plat, et c'est un corps arc-bouté avec la plus belle simplicité qui s'offre aux vues expectatives d'un public enchanté.
-Je suis là pour tromper votre ennui par le désir. Le désir est ce qui donne l'illusion éphémère d'un but à atteindre ; il est l'illusion d'une raison d'être.
-Yoshiki, chuchote une voix à côté du concerné qui, sur son fauteuil d'or et de velours, ne quitte pas le spectacle des yeux. Est-ce bon de le laisser parler ainsi ?
-Cela va, Jin. Pourquoi te soucier de ce qu'il pense ? Ce n'est pas un crime.

Les bandes de tissus aux couleurs transparentes une dernière fois effectuent une pirouette dans les airs avant de retomber légèrement autour du corps arc-bouté qui n'en paraît que plus sublimé. Les tonnerres d'applaudissements grondent, il y a mêmes des cris admiratifs de çà et là qui fusent, ignorant la convenance érigée par les dogmes de la haute-société. Le cou tendu en arrière et silencieux, Sono rive de ses yeux sombres étincelants le plafond dont les lustres flamboyants semblent eux aussi le glorifier de toutes leurs lumières. Un bout de sourire se meut au coin de ses lèvres et, d'un unique geste agile, Sono se retrouve debout sur la table, pieds joints, et effectue à l'égard de son public charmé une révérence princière dont l'élégance ferait presque oublier que d'un seul voile blanc transparent noué autour de sa taille le jeune homme est vêtu. Et dans le saut de l'Ange, c'est avec le plus profond ravissement qu'il saute hors de la table, encore noyé sous les tonnerres d'applaudissements.
-Encore combien de temps laisseras-tu faire cet éhonté qui ne sait rien faire d'autre que s'exhiber ?
-Il ne s'exhibe pas. Ne donne pas une telle vulgarité à l'art. Il exploite sa beauté naturelle et fait de sa grâce une œuvre exceptionnelle.
-Yoshiki ! Comment peux-tu ainsi tomber sous le charme de ce vaurien, ce dépravé ?!
-Je ne tombe sous aucun charme ; j'observe et apprécie ce qu'il a de beau en lui. Ne serait-ce pas mieux si tous les êtres humains agissaient ainsi ? À contempler avec plaisir ce que chacun a de somptueux en soi comme un trésor bien gardé, plutôt que de toujours chercher à déceler les défauts pour les dénoncer alors, nous obtiendrions une paix intérieure qui eût pu tant de fois éviter des guerres, si l'on avait su...
-Seigneur. Je n'arrive pas à croire que ce bon à rien t'ait ainsi fait divaguer. Yoshiki, malgré tout le respect que je te dois, ce n'est là que t'abaisser que de...
-Il m'est stupéfiant de voir quelle animosité tu portes à l'égard de ce garçon. Qu'a-t-il pu donc bien te faire pour ainsi éveiller ta rancœur ?
-À moi, il n'a rien fait, Yoshiki, rétorqua Jin dans un sifflement acide. Mais ne vois-tu pas que, tout en se moquant ouvertement de vous, il vous hypnotise et vous charme pour mieux vous avoir dans ses filets ?
-Mon pauvre ami, tu te fais des idées.
-Sa haine envers les gens comme nous est écrasante d'évidence ! Vous croyez voir de la reconnaissance et du bonheur dans son sourire quand il n'y a que de la condescendance ! Il nous assaille et mitraille de mépris, de haine et de rage derrière un visage d'ange, et vous, vous vous laissez aveugler comme de vulgaires amateurs ! Bientôt vous ne serez plus que des pantins à sa merci !
-Jin, tu en fais trop. Je ne veux plus continuer ce genre de discussions.
-Mais il est un démon !
-S'il l'est alors, je suis le Diable qui a fait entrer le démon dans son Enfer et je suis le seul responsable de tout cela !

Ces mots, pourtant prononcés avec plus d'indifférence que de colère, eurent l'effet d'une épée de Damoclès s'abattant sur le crâne de Jin qui demeura muet, fixant avec un mélange d'angoisse et d'horreur Yoshiki à côté de lui qui l'ignorait ostensiblement, agacé.
-Cela suffit. Plus sérieusement, Jin, je pense que tu devrais renoncer.
-Renoncer ? balbutia l'homme d'une voix sèche. À quoi donc ?

Au début, il pensait avoir mis Yoshiki trop en colère pour que l'homme ne daigne lui répondre. Il portait à ses lèvres la coupe d'or emplie d'un vin pourpre et but lentement, si lentement que Jin se perdit dans la contemplation de la pomme d'Adam qui allait et venait sous sa gorge. Puis Yoshiki reposa délicatement le verre et, le menton appuyé sur ses mains reliées, fixait intensément devant lui sur la table à l'endroit exact où Sono se trouvait un instant plus tôt. Puis, comme parcouru d'une illumination soudaine, Yoshiki se redressa brusquement et reporta son attention sur Jin. Il étrécissait des yeux graves dans lesquels Jin sentait vaguement une menace qui ne venait pourtant pas de lui.
-Renonce à vouloir prouver ta prétendue supériorité.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 

-Bonjour, Monsieur. Que désirez-vous ?
Jin a levé les yeux vers le serveur qui venait de s'approcher et alors, Yuu s'est figé, tétanisé.
-Que faites-vous dans un endroit pareil ? balbutia-t-il qui semblait n'y croire.
       Par-delà la musique électronique assourdissante, le rire de Jin a tempêté d'un éclat tranchant et agressif qui se moquait ouvertement de l'homme. Yuu n'a rien dit, encore trop subjugué pour pouvoir se mettre en colère.
-En me demandant ce que je fais dans un endroit pareil, railla Jin qui, tout en parlant, laissait sa cigarette fumante entre ses lèvres, c'est comme si vous disiez clairement qu'un endroit si décadent n'est pas digne de moi qui suis un Noble.
Yuu a serré les lèvres mais sa grimace amère s'est aussitôt muée en un sourire professionnel qui laissait voir ses dents blanches d'un parfait alignement.
-Au contraire, lorsque j'y réfléchis bien, je suis moins surpris de vous voir ici car après tout, n'étiez-vous un de nos plus fidèles clients lorsque je travaillais dans mon ancien bar, cher Monsieur ?
-Ne te moque pas, pauvre insolent.
-Je ne me moque pas, Monsieur. Je vous méprise.
Jin lui a jeté un regard glacial hurlant toute sa haine mais le sourire purement serein de son interlocuteur ne lui laissait pas même la force de se défendre. Il a ri, nerveux, pour évacuer sa colère.
-Il me semble que le manque de respect envers un client est une faute professionnelle grave, Monsieur. Il serait fort dommage que vous vous fassiez renvoyer à cause d'un pauvre être méprisable comme moi, n'est-il pas ?
-Comment saviez-vous que je travaille à présent ici ?
-Vous dites cela comme si j'étais venu vous voir. Je vous trouve bien présomptueux.
-Présomptueux, peut-être, mais avec raison, je me trompe ?
Tirant une longue bouffée sur sa cigarette dont les cendres tombèrent sous les yeux réprobateurs de Yuu, Jin a dirigé sur lui un visage tendu dont le regard scintillait des étincelles de la défiance.
-Si vous répondez à la question que je m'apprête à vous poser alors, je commanderai un whisky.
-Les clients qui viennent ici sans consommer sont tout simplement renvoyés, Monsieur.
-Honnêtement, je ne pense pas être l'un de ces clients ordinaires qui n'ont pas les moyens de se défendre.
Sous la gorge blanche de Yuu, des veines tendues ont palpité.
-Que vouliez-vous savoir ?
-Votre adresse.
Yuu a agrandi des yeux si éberlués que toute animosité semblait avoir disparu.
-Quelle adresse ?
-Celle de votre domicile, enfin, êtes-vous un imbécile ?

Yuu parut soudainement nerveux, les lèvres tremblantes, et a balayé tout autour de lui la salle bondée des yeux comme pour y chercher un secours, une échappatoire, en vain. Il a reporté son regard arrondi sur Jin qui se délectait intérieurement du trouble qu'il venait de causer.
-Cela est une question entièrement personnelle à laquelle je ne peux répondre.
-Vous le ferez, pourtant.
-Mon domicile actuel est le château du Roi. Vous le savez parfaitement.
-Ne vous moquez pas de moi. Je vous parle de votre maison, celle qui vous appartient en propre.
-Puisqu'elle n'est qu'à moi, je ne vois pas pourquoi je vous en donnerais l'adresse. Il me semble que des informations si personnelles ne s'échangent pas entre ennemis.
-Je n'ai jamais été votre ennemi, commenta Jin dans un sourire en coin.
           Entre ses lèvres sèches, la cigarette se consumait lentement sans qu'il n'en aspirât la fumée.
-Vous ne m'avez jamais rien fait. En ce sens-là, je ne peux vous porter rancœur de rien, a dit Yuu d'un ton solennel. Mais la manière dont vous parlez de nous, les bâtards de la basse société, ne me laisse d'autre choix que celui de vous honnir.
-Alors faites, mon bon Monsieur. Ce que je veux savoir est simplement l'adresse de votre domicile.
-Je ne vous la dirai pas, même sous la torture. Il est évident que vos intentions ne sont pas des meilleures lorsque vous me posez cette question.


L'espace d'un instant, le regard jusqu'alors luisant que Jin rivait sur Yuu sembla subitement dénué de la moindre vie. Il a baissé les yeux sur le carrelage que des traces de vieilles cendres de cigarettes avaient noirci de ci de là. Yuu allait dire quelque chose, inquiet à l'idée que son patron ne le voie qui discutait avec le même client depuis plusieurs bonnes minutes déjà, quand Jin ouvrit la bouche et qu'un son sans âme en sortit :
-Tsunehito me le dira, lui, de toute façon.
-Tsunehito ? a répété Yuu en étrécissant des yeux intrigués.
-Bien sûr. Comment vouliez-vous que je sache où est-ce que vous travaillez depuis que les travaux dans votre ancien bar ont débuté, sinon ? Tsunehito, vous savez, est un homme simple. Il est attiré par tout ce qui brille. Et c'est lui qui détient toutes les informations nécessaires sur chacun des employés du Roi. Alors, me révéler votre adresse de domicile, cela n'est pas un crime assez grave pour que même l'argent ne suffise à lui soutirer cet aveu, non ?
-Pourrais-je au moins savoir la raison qui vous pousse à me demander ceci ? rétorqua Yuu à qui le sang-froid commençait à faire défaut.
Jin sembla étonné, à tel point que la rivalité qui tendait ses traits s'en était allée sans laisser de trace, et c'est un visage ahuri empli d'innocence qu'il leva vers Yuu qui s'en trouva momentanément déstabilisé.
-Mais c'est évident, non ?
Yuu a secoué lentement la tête de gauche à droite, perturbé. Jin l'a considéré un moment, silencieux, avant de pousser un long soupir empreint de fatigue et d'anxiété. Il a passé ses mains sur son visage dont le front se creusait de rides d'inquiétude avant de souffler, du bout des lèvres :
-La raison pour laquelle je veux me rendre chez vous est la même raison que celle pour laquelle je venais auparavant dans votre bar.

Et devant l'air totalement perdu de Yuu, Jin a ri, de ces rires forcés qui ont un fond de sanglots dans la voix.
-Je me rendrai toujours là où Riku se trouve. Je le ferai jusqu'à la fin.


Yuu n'a pas répondu. Il ne semblait pas en colère, pourtant. Juste, il baissait les yeux comme si derrière eux il voulait cacher un secret profondément enfoui en lui. Il serrait son plateau d'argent contre lui, les bras le long du corps, si fort que ses doigts resserrés autour du rebord tranchant rougissaient.
-Monsieur ? a fait Jin avec hésitation.
Yuu a relevé les yeux vers lui, mais il semblait à Jin que ce n'était qu'une coquille vide qui se trouvait devant lui.
-Alors, posez seulement la question à Tsunehito. Je suppose... Je suppose qu'il sera heureux de recevoir de l'argent pour quelque chose d'aussi facile.
Sur ces mots, Yuu a tourné les talons sans plus tarder. Jin l'a regardé s'éloigner dans la moiteur de l'atmosphère. Il a soupiré, las.
-Mon whisky...
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 



 

-Tu ne parles pas. Je me sentirais moins mal à l'aise si seulement tu ne me montrais pas cet air sombre et renfermé, soupira Tsunehito en reposant sa fourchette d'argent sur son assiette.
Devant lui, Asagi a émis un pâle sourire d'excuse dans une inclination de la tête. Depuis le début, il avait à peine touché à son assiette dans laquelle la côte d'agneau commençait à refroidir.
-Je suis désolé. Cet endroit est vraiment superbe, Tsunehito, mais il est quelque peu... oppressant. Je me sens comme observé.
-C'est parce qu'il s'agit d'un restaurant de luxe et qu'ici tu ne pourras jamais trouver le brouhaha inconvenant de ces endroits mal fréquentés pareils à ceux dans lesquels travaille Yuu.
-Je ne m'y sens pas à ma place. C'est trop silencieux, tu ne trouves pas ?
-Je suis désolé, fit Tsunehito d'un air penaud en baissant les yeux. J'étais tellement heureux d'avoir de l'argent, Asagi, que j'ai voulu aussi t'en faire profiter.
-Pardonne-moi, Tsunehito, je suis très heureux de ton attention, tu sais... Mais la réalité est que le fait d'avoir quitté le château me gêne.
-Pourquoi ? Le Roi t'en a donné l'autorisation, n'est-ce pas ?
-Bien sûr. Mais en réalité, je pensais que...
Asagi s'est tu, closant ses lèvres et avec elles son âme. Tsunehito l'a sondé intensément, inquisiteur.
-Tu peux tout me dire, Asagi. Tu es mon meilleur ami, non ?
-Tu sais, j'ai pensé que veiller sur Takeru était mon devoir.

Cet aveu laissa un instant perplexe Tsunehito qui finit par hocher la tête d'un air assenti, avec au coin de ses lèvres un sourire aussi charmant que charmé. Les yeux qu'il a relevés sur Asagi étaient brillants d'espièglerie.
-Toi, Asagi, l'on pourrait penser que tu n'es qu'une bête sans cœur et féroce lorsque tu t'attaques impitoyablement aux personnes que tu suspectes de vouloir pénétrer illégalement dans le château, mais en réalité, tu es quelqu'un qui se laisse attendrir facilement, n'est-ce pas ?
-Tu te trompes, s'empressa de dénier Asagi en agitant sa main en signe de négation. Mais ce garçon est seul, tu sais. Il est arrivé ici du jour au lendemain, a dû quitter sa terre natale pour venir vivre dans un pays dont il ne sait rien et où il ne connaît personne... Il n'a plus de mère et a dû abandonner son père. Sincèrement, j'éprouve de la peine à son égard.
-C'est normal, non ?
-Eh bien, je suppose que je ne serais réellement plus qu'un monstre si j'étais incapable d'éprouver la moindre compassion pour lui, fit Asagi qui passa sa main dans ses cheveux, nerveux.
-Non, Asagi. Ce que je veux dire c'est que lui, c'est ton reflet dans le miroir, n'est-ce pas ?

Asagi n'a pas répondu. D'un geste lent mais précis, il a découpé en fins morceaux la viande dans son assiette avant de commencer à les déguster un par un. Tsunehito s'est rabougri dans son fauteuil.
-Dis, Asagi... En réalité, je voulais te poser une question.
Asagi l'a interrogé du regard, soulagé que la discussion prenne un autre chemin. Seulement, la gêne semblait s'être transmise à Tsunehito qui avait fort peine à soutenir son regard. Il s'est remis à manger, mastiquant avec force comme pour pallier sa nervosité.
-Tu étais là, toi, n'est-ce pas ?
Devant l'air perdu de son ami, Tsunehito s'est mis à rire.
-Excuse-moi. Je parlais de cette histoire qui a eu lieu il y a dix-sept ans.

Des ridules se sont creusées au coin de ces lèvres rouges fatales qu'Asagi étirait en un sourire crispé. Plongeant avidement le nez dans son verre de vin, il ne l'a reposé qu'après qu'il fût vide et a réprimé une grimace amère.
-Je ne te demanderai pas comment est-ce que tu es au courant...
-Parce que je suis le confident du Roi, n'est-ce pas évident ? répliquait déjà Tsunehito dans une moue quelque peu vexée.
-Mais je ne peux te répondre, finit Asagi d'un ton ferme. Si tu es le confident du Maître alors, pourquoi as-tu besoin de me demander, à moi, ce qu'il s'est passé en ce temps-là ?
-Une telle question est infiniment délicate, voyons, fit l'homme en joignant devant son visage ses mains en signe de prière.
-Yoshiki te l'aurait dit s'il l'avait voulu. Puisqu'il ne semble pas y tenir, n'essaie pas de soutirer des aveux à moi. Tu sais bien que je ne le trahirai jamais.
-Où vois-tu là une trahison, Asagi ? Ce n'est pas du vice, tu sais. Mais tu vois, cette personne à laquelle Yoshiki semble tant tenir... Je ne me fais pas à l'idée de ne l'avoir jamais connue. Tu dois te dire que je suis étrange, mais je ne me sentirai pas serein tant que je ne saurai pas quel genre de personne elle est. Je veux dire... Non pas que je mette en doute les sentiments du Roi, mais cet homme vaut-il vraiment la peine que Yoshiki se démène tant pour lui ? Il semble mettre tous ses espoirs en cette même personne, il s'y raccroche comme un enfant au milieu d'un océan déchaîné se raccroche à sa bouée de sauvetage. Mais comment Yoshiki... Comment peut-il ne pas renoncer après dix-sept années ? Est-ce qu'il était si exceptionnel que cela ? Mon Maître ne se raccroche-t-il pas à une chimère ? Ou bien... Quelle relation le Roi entretenait avec cette personne ?
-Tsunehito, si tu poses trop de questions à la fois, je ne pourrai pas répondre.
-Alors, réponds seulement à la dernière.
-Je l'ignore.
Tsunehito a pris une longue inspiration avant de soupirer lentement, silencieux.

-Ne mens pas. Toi, tu étais là Asagi. Et dans le fond, la personne qui a toujours connu le Roi mieux que quiconque, n'est-ce pas toi ? Tu sais, j'ai un peu menti lorsque j'ai dit que j'étais son confident. C'est simplement que, puisque je suis son majordome et messager, le Roi peut-être se sent obligé de m'avouer certaines choses, sans jamais toutefois trop m'en dire. Mais toi, Asagi, je suppose qu'il a placé en toi toute sa confiance. Depuis toujours, tu lui as été si fidèle et dévoué... Moi, je ne suis qu'un effronté qui agit parfois un peu à sa guise. Alors, dis-le moi, s'il te plaît. Qui était cet homme et quelle était leur relation ? Ne m'en veux pas d'être si présomptueux. Je veux seulement aider le Roi.
-Alors, pourquoi est-ce que tu ne poserais pas cette question à Kamijo ?

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