Merry-go-Wound -chapitre dix-septième

Juliet

-Shinya est hors de danger. Bien, il faut dire qu'il a failli franchir la limite. Asagi n'a jamais su contrôler sa force lorsqu'il est enragé, c'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles il fait un très bon chien de garde... Enfin, moi, je le complimente, mais je ne devrais pas. Je n'aimerais aucunement me retrouver à la place des pauvres gredins qui ont le malheur de tomber entre ses pattes. J'avoue que si je n'étais pas le meilleur ami d'Asagi, eh bien... Je crois que je passerais mon temps à l'éviter. Tu ne trouves pas qu'il est effrayant, toi ? Enfin, ce n'est pas que je le pense, bien sûr. Fondamentalement, Asagi est un homme adorable... Mais lorsqu'il est enragé, ce n'est plus qu'une bête féroce que rien ne peut calmer. Sauf peut-être les larmes d'un jeune garçon... Non, non, je n'ai pas peur d'Asagi. Après tout, je suis quelqu'un de si agréable à vivre, discret, et si peu bavard, il n'y a aucun risque que je ne mette un jour Asagi en colère : je suis parfait, tu comprends. Non, ce n'est pas la peine de me regarder comme ça... Enfin, donc, je disais que Shinya était guéri. Par contre, Asagi, lui, mettra du temps avant que ses plaies ne se referment... Takeru ne lui parle plus, tu sais. Malgré toutes les tentatives d'Asagi, il refuse de lui adresser la parole, alors forcément, il se trouve au plus mal, surtout que Yoshiki est fâché de son comportement... Moi, j'ai beau adorer Asagi, je trouve que Yoshiki a raison d'être fâché. Après tout, l'on ne traite pas un homme de cette manière ! D'autant plus que cet homme n'est pas n'importe qui puisqu'il est le seul et unique amour du Roi... Quelque chose ne va pas, Yuu ?

Tsunehito leva ses yeux de son assiette et, la bouche pleine, observa d'un regard agrandi Yuu qui, en face de lui, semblait presque dormir.
-Tu piailles depuis une heure... commenta l'homme avec lassitude. Ai-je bien entendu lorsque tu as dit que tu n'étais pas bavard ?
-Dis-le tout de suite, si ce que je te raconte ne t'intéresse pas, protesta Tsunehito en recrachant malencontreusement des morceaux de pain dans son assiette.
Cela lui valut le rire moqueur de Yuu qui le mit en colère.
-Tu n'es qu'un rustre ! Va-t'en !
-Dixit celui qui parle la bouche pleine. Ah, Tsunehito... Un vrai majordome ne ferait jamais ça.
-Mais je suis un vrai majordome !
-J'ai l'impression que tu es tout sauf ça. Tu es enquêteur -je n'ai pas oublié toutes les recherches que tu as faites sur mes protégés avant de venir les recruter. Tu es aussi un cuisinier qui, je dois l'avouer, est doté d'un sacré talent, et tu es infirmier maintenant ? Yuki et toi vous êtes chargés de Shinya. Où as-tu donc appris la médecine ?
-Tu sais, n'importe qui aurait pu aider Shinya à notre place...
-Je t'ai posé une question.
-J'ai étudié la médecine à Paris. Lorsque j'étais en âge d'aller en université, le Roi, qui jusque-là avait été mon précepteur, m'a envoyé à Paris faire des études de médecine...
-C'est absurde, rit Yuu. Était-il nécessaire d'aller en France pour ce genre d'études ?
-Bien sûr que non, mais moi, à l'époque, j'étais un adolescent empli de rêves et d'illusions... Je voyais Paris comme la ville du romantisme. Cet incontournable cliché, tu vois...
-Tu as voulu aller à Paris juste pour cette raison ? Parce qu'elle est la ville du "romantisme" ? s'exclama Yuu qui se mit à rire de plus belle.
-Et alors ?! gronda le jeune homme, vexé. J'étais jeune ! Et puis, ça ne se voit peut-être pas parce que j'ai les cheveux rouges, mais je suis une personne pleine de romantisme !
-Qu'est-ce que tes cheveux ont à voir là-dedans ?
-Mais je n'en sais rien, moi ! J'ai dit ça comme ça.
-Si tu es romantique alors, tu n'avais pas besoin d'aller jusqu'à Paris. Un vrai romantique voit du romantisme partout et le répand naturellement autour de lui. Enfin... Après tout, si tu as été heureux durant ces années d'études alors, ça ne peut être que bon.
-Je n'ai pas vraiment été heureux, tu sais... marmonna Tsunehito avec une subite morosité, baissant les yeux.
Plaquant son menton au creux de sa paume, il s'est mis à touiller le contenu de son assiette d'un air las.
-Comment cela ? s'étonna Yuu qui s'arrêta subitement de rire. Pourquoi est-ce que tu n'as pas été heureux ? Oh, je vois... Tu as été persécuté parce que tu es Japonais, c'est cela ?
-Pas du tout, voyons. Les Français n'ont pas ce genre de mentalité... Mais, tu vois, aussitôt que je fus arrivé, j'ai réalisé que j'avais commis une erreur. Bien sûr, Paris est une ville splendide et fabuleuse à vivre quand on apprend à la connaître, mais, durant tout ce temps, moi... j'étais loin d'Asagi et de Yoshiki.
-Pauvre petite âme sentimentale, le taquina Yuu.
Tsunehito fronça les sourcils, coléreux.
-Y a-t-il vraiment de quoi se moquer ? J'étais seul, largué dans une ville somptueuse et immense que je ne connaissais pas, et loin des deux hommes qui avaient toujours constitué la quasi-totalité de mon monde et représentent pour moi bien plus que ce que tu ne peux t'imaginer ! J'aimerais bien t'y voir, tiens, deux années entières sans voir tes "chers petits protégés" !
-Tsunehito, tu sais... Je ne me moquais pas de toi, fit Yuu, penaud.

Le jeune homme ne répondit rien et ignora ostensiblement son ami en se remettant à manger goulûment d'un air boudeur.
-Tu n'es resté que deux années là-bas ? s'enquit Yuu en reprenant son sérieux.
-Oui. J'ai supplié Yoshiki de me faire revenir. Il voulait que je termine mes études, parce qu'il était persuadé que je le regretterais si je n'allais pas jusqu'au bout de ce que j'avais entrepris, mais lorsqu'il a compris à quel point lui et Asagi me manquaient, il a accepté.
-Vraiment, comme un père... fit Yuu, admiratif. Comment un tel amour de la part d'un homme peut-il exister ?
Tsunehito se figea, sa fourchette à mi-chemin entre son assiette et sa bouche, éberlué.
-Mais tu es exactement comme lui, Yuu. Nous n'allons pas remettre cette question sur le tapis.
-Asagi et toi n'étiez que des enfants lorsque Yoshiki vous a recueillis et a fait votre éducation. Moi, lorsque j'ai rencontré ceux que tu appelles mes "protégés"... Ils étaient déjà grands, tu sais.
-C'est vrai, reconnut Tsunehito. Quoi qu'il en soit, ce que tu as fait est grandiose et puis, tu as beau dire, je ne peux pas m'empêcher de te voir comme un père.
-Un père ? répéta Yuu, ahuri.
-Oui. Enfin, je veux dire, un père pour eux. Parce que pour moi... J'en ai déjà un de remplacement et puis, tu vois, tu es trop jeune pour être mon père. Pour ce genre de rôle, je préfère les hommes un peu plus matures comme Yoshiki. Moi, ça m'arrange que tu ne sois pas mon père, parce que tu es mignon.

Alors que Yuu portait un verre de vin à ses lèvres, il s'étrangla brusquement, s'étouffant dans une quinte de toux irrépressible.
-Ne dis pas les choses aussi simplement ! finit-il par articuler d'une voix éraillée.
-Mais c'est parce que tu n'es pas mon père que je peux le dire simplement ! protesta Tsunehito.
-Cela n'a rien à voir avec le fait que je sois ton père ou non ! Si tu venais déclarer de but en blanc "tu es mignon" à tous les hommes qui ne sont pas ton père, tu serais vraiment anormal !
-Mais je ne l'ai dit qu'à toi jusque-là !
-C'est encore plus horrible !
-Horrible ? s'insurgea Tsunehito, froissé. Qu'est-ce qui te prend à te fâcher parce que j'ai dit que tu étais mignon ?! On dirait une jeune prude face à un pervers ! C'est la meilleure ! Tu n'as jamais rien dit jusqu'ici lorsque je te faisais des compliments !
-N'en fais pas sur mon physique, je te prie.
-Je ne parlais pas que de ton physique, mais aussi de ta personnalité ! Est-ce que j'ai l'air d'une midinette à s'extasier sur le physique de goujats en ton genre ?!
-Une vraie petite dispute de couple.
 


Yuu et Tsunehito ont sursauté en chœur et se sont pétrifiés au moment où ils ont vu la silhouette de Sono adossée au chambranle de la porte.
-Qu'est-ce que tu fais dans ma cuisine ? balbutia Tsunehito qui sentait le rose monter à ses joues.
-Ce n'est pas "ta" cuisine puisque tu n'es pas le seul cuisinier du Roi, et d'ailleurs, tu n'es pas cuisinier du tout puisque tu es majordome, rétorqua Sono dans une grimace. De plus, ce château appartient au Roi et par conséquent, toutes ces pièces sont les siennes. Enfin... Cela, c'est avant que je ne m'empare du lieu, bien sûr, mais c'est une autre histoire. Au passage, vous êtes adorables tous les deux. Je vous donne un mois, pas un jour de plus,  pour vous mettre ensemble. Évidemment, il va sans dire que si tu commets un pas de travers, Tsunehito, je t'étripe : je ne laisserais jamais mon Daddy aux mains de n'importe qui, tu comprends, et je dois avouer que pour le moment, j'ai moyennement confiance en toi. Mais bien que tu sembles faire pâle figure aux côtés de Yuu en ce qui concerne la maturité, il semblerait que mon Daddy t'aime bien alors, je te donne une chance.
-Qu'est-ce que tu racontes, espèce d'arrogant ?! s'interposa Yuu qui se redressa subitement de sa chaise, plaquant ses mains sur la table. Il n'a absolument jamais été question que cet énergumène et moi...
-Pourquoi me parles-tu de ça, Daddy ? le coupa Sono d'un grandiloquent geste d'exaspération. Ce n'est tout de même pas pour parler de tes futiles histoires d'amour avec un homme plus futile encore que je suis venu ici.
-Sono, dis-moi qu'est-ce que tu...
-Tsunehito, c'est toi que je suis venu voir.

Et sans plus attendre, Sono poussa brutalement Yuu qui lui barrait la route et s'avança d'un pas ferme vers le majordome qui le regardait venir de ses grands yeux ahuris. Un sourire énigmatique déformant le coin de ses lèvres, Sono s'est penché, et un souffle a chatouillé le creux de l'oreille de Tsunehito :
-Le Roi dort-il en ce moment ?
-Eh bien... Non, balbutia l'homme qui se sentait totalement désarmé face à la promiscuité menaçante de Sono. Tu sais bien, il est parti ce soir au bal masqué. C'est ce qu'il fait lorsqu'il est énervé, et comme il est actuellement nerveux à cause de ce qu'il s'est passé entre Asagi et Shinya...
-Quand revient-il ?
-Demain matin, je suppose, bredouilla Tsunehito qui devenait blanc comme un linge.
Un rire sarcastique chatouilla légèrement l'oreille de l'homme qui sentit son cœur s'affoler dans sa poitrine. Il a levé les yeux vers Sono, inquiet.
-Pourquoi cette question ?
-Parce que c'est le moment d'agir, Tsunehito. Avant que le Roi ne rentre, tu dois faire quelque chose.
-Agir ? Mais, pourquoi ?
 

Le rire de Sono a retenti dans la cuisine, engluant l'atmosphère d'un relent d'angoisse. Faisant brusquement volte-face, Sono a rivé son regard scintillant sur Yuu qui demeurait immobile, son expression stoïque sculptée dans du marbre. Sono a souri mais dans son sourire, Yuu a cru voir une pointe de détresse cachée derrière le sarcasme.
-Daddy, Toshiya et Miyavi ont disparu.
En un instant, le visage de Yuu est devenu plus pâle que la mort.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Moi, je dis ça, je ne dis rien, mais tu vois Miyavi, je crois tout de même que ce n'était pas une bonne idée.
-Est-ce que tu ne veux pas te taire, à la fin ? Tu vas nous faire repérer !
-Repérer ? Mais, Miyavi, nous n'avons pas d'autres choix que d'être repérés, alors...
-Bien sûr que non, nous ne devons pas l'être ! Sache que ce que nous sommes en train de faire est interdit !
-Pas ici...
-Bien, pour la dernière fois, tu te tais.
-Mais j'ai peur !
-De quoi est-ce que tu as peur ? Nous sommes protégés !
-Protégés ? Par qui ? Par quoi ? Moi, ici, je ne me sens pas en sécurité. Je ne vois pas qu'est-ce qui pourrait me protéger ici.
-Je te parlais de Tsunehito.
-Tsunehito est resté au château. Il est bien tranquille, lui. Pourquoi est-ce que c'est à nous qu'il demande de faire ça ?
-Je me suis proposé.
-Ne m'implique pas dans tes histoires, Miyavi ! À l'heure qu'il est, Kyô doit être à ma recherche !
-Je serais ravi s'il pouvait te récupérer. De toute façon, à l'heure qu'il est, je suppose qu'il doit être occupé à bécoter Kai.
-Pardon ?!
-Quoi ? Tu n'as jamais rien remarqué ?
-Mais qu'est-ce que tu racontes ? Il n'y a rien entre eux ! Kyô... Il n'est jamais tombé amoureux de quelqu'un ! Ce n'est pas maintenant que ça va commencer.
-Il faut dire qu'il a toujours été amoureux de toi.
-Miyavi ! C'est répugnant ! Tu parles de mon frère !
-Je sais bien, mais si l'on se fiait à l'impression que vous donnez lorsque l'on vous voit ensemble...
-Tais-toi. Mon frère a horreur de la promiscuité physique. Il ne pourrait pas même toucher Kai.
-En attendant...
-Tu les as déjà vus ensemble ?
-Non, mais ce n'est qu'une question de temps.
-Tout de même, je me sentirais plus rassuré si Asagi était ici...
-Nous n'avons rien à craindre, Toshiya. Mais je t'en prie, ne parle plus. Lorsque nous arriverons, tu ne devras pas faire entendre ta voix.

Sous la nuit noire, au milieu des ruelles sombres que nul lampadaire n'éclairait comme si en ce lieu, tout devait être profondément enfoui sous l'obscurité propice aux secrets inavouables, Toshiya s'est arrêté.
-Je ne peux pas faire ça, Miyavi. Je crois que c'est trop cruel. Je ne peux pas.
-Toshiya, ce n'est plus le moment de reculer.
-Nous n'avons pas le droit de faire cela ! s'insurgea le jeune homme qui déjà sentait l'angoisse affluer dans ses yeux sous formes de cristaux liquides.
-Pourquoi est-ce que tu prends les choses tant au sérieux ?
-Parce qu'elles sont sérieuses, Miyavi, elles sont même graves ! Il s'agit de lui ! Mets-toi à sa place, Miyavi, qu'est-ce que tu ressentirais si tu devais vivre une chose pareille ?!
-Je ne peux pas me mettre à sa place ; je n'ai jamais été comme lui.
-Tu es odieux... cracha Toshiya dans une grimace de dégoût. Comment peux-tu parler de lui comme s'il...
-Je peux aussi le faire seul, Toshiya. Si depuis le début tu ne t'en sentais pas capable, pourquoi as-tu accepté de me suivre ?
-Je suis désolé. Plus nous approchons du but, plus je réalise à quel point ce que nous nous apprêtons à faire est ignoble.
-Ce ne le sera pas pour longtemps.
-Non. Je regrette, mais cette idée est malsaine. J'aurais dû m'en rendre compte dès le début.
-J'admets que le moyen que nous employons est peut-être trivial, Toshiya, mais si nous ne faisons jamais rien, les choses risquent de devenir encore plus "malsaines". Elles le sont déjà, tu sais.
-Excuse-moi, je ne veux pas. J'ai un mauvais pressentiment, Miyavi. Je ne peux pas croire que tout se déroulera aussi bien que tu ne l'espères. Il va arriver un drame. J'en suis sûr.

Dans la nuit, Miyavi pouvait deviner les larmes invisibles de Toshiya à l'intonation de sa voix, mais l'homme refoula ses sentiments pour venir pointer sur le front de son ami un index menaçant.
-Seules deux solutions s'offrent à toi, Toshiya. Soit tu rebrousses chemin et tu rentres seul, et pas un seul mot sur ce que je m'apprête à faire, soit tu décides de m'accompagner mais dans ce cas-là, tu dois jurer de ne pas faire s'écrouler le plan de Tsunehito par ta sensiblerie et de te tenir tranquille jusqu'à la fin. Tu as compris ?
Toshiya a baissé la tête, muet. Dans la fraîcheur de la nuit, il a senti des frissons nouveaux se mêler à ceux de la peur et il s'est mis à trembler.
-Je ne peux pas rentrer seul dans la nuit, comme ça... Je ne peux pas me repérer.
-Alors, tu sais ce qu'il te reste à faire, n'est-ce pas ?
-Oui, fit la petite voix nouée de Toshiya.
-Promets-moi que tu ne feras rien rater.
-Je te le promets, Miyavi.
-Et ne pleure pas !
-Comment est-ce que tu peux savoir si je pleure ? Tu ne vois même pas mon visage.
Miyavi leva les yeux vers le ciel sans étoiles. Dans un long soupir d'exaspération, il a saisi Toshiya par la main et tous deux se sont aventurés dans les couloirs sombres des rues silencieuses.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je chante une prière aux néons,
mon ami m'apprit cette chanson.
Je ne vois plus rien dans le noir
jusqu'à ce qu'un amour d'un soir
m'éveille de sens au creux d'un lit
et veille à l'essence du délit...
 

-Oui, c'est bien. Continue comme ça...
 

Dans l'atmosphère rouge, les formes se fondent et se confondent. Tout devient flou, un monde brouillon et chaotique au milieu duquel règne le bourdonnement incessant des voix enrouées par la fumée, des rires décuplés par l'alcool, et la magie de l'ivresse opère. Sur les lèvres humides de Teru un sourire s'étire comme il se laisse délicieusement servir, tendant sa coupe, par l'homme qui se penche au-dessus de lui.
-Bois encore. Bois. Tu es un gentil garçon.
-L'instant d'avant, vous me traitiez de sauvage, Monsieur, a ri Terukichi.

Du rose montait à ses joues comme l'ébriété montait à sa tête. Il a hoqueté, ri de plus belle, et a avalé d'une traite le liquide transparent qui laissa derrière son passage une brûlure délicieusement amère.
-C'est parce que tu m'as griffé lorsque j'ai voulu t'embrasser.
-Ai-je fait une chose pareille ? s'étonna Teru, écarquillant de grands yeux incrédules. Ciel ! Alors comme ça, ce n'est pas un mensonge et je ne suis qu'un sauvage...
-Ne t'inquiète pas pour cela, susurra l'homme à son oreille. Ce soir, je compte être beaucoup plus sauvage que toi... Que veux-tu boire ?
-Monsieur, c'est vous qui buvez à présent. Laissez-moi vous servir, articula Terukichi d'une voix pâteuse.
Il a grimacé comme l'amertume de l'alcool resurgissait violemment dans sa gorge et il a renversé la tête en arrière, partant dans un éclat de rire démentiel que le fond sonore des bavardages intempestifs étouffait.
-Monsieur, avez-vous très soif ?
-Je dois avouer que j'ai la gorge si sèche que je me sens m'évanouir, répondit l'homme dont la concupiscence ravivait le regard.
Il s'approcha lentement de Terukichi qui se pencha légèrement en arrière, les jambes écartées. Taquin, il est venu mordiller les lèvres qui se rapprochaient des siennes.
-Petit démon.
-Monsieur, servez-vous à boire autant que vous le voulez. Ici, vous pouvez vous abreuver jusqu'à la lie au creux de mon pantalon.
-Mon Dieu, rit l'homme qui passait une main derrière le dos du garçon pour l'attirer contre lui. Tu es complètement ivre.
-Ivre de vous, Monsieur.

Bien sûr, Terukichi est ivre, mais pas assez pour ignorer comment les choses se finiront. Bien sûr qu'il le sait puisque c'est lui qui les provoque. Mais parce que Terukichi est ivre, il préfère ignorer une fois de plus le serrement douloureux qui lui tord le cœur et à nouveau, fermer les yeux dans le noir et laisser faire l'empirique nature des sens. Un peu inconsciemment, ses doigts se baladent le long du torse de l'homme et avec maladresse défont un à un les boutons qui le gênent. C'est une fois que l'homme est dévêtu que Terukichi se penche et vient mordiller le bouton de chair rose qui se dresse sur sa poitrine.
-Là, là, cela suffit, mon garçon...
Des mains puissantes le forcent à se redresser et, sur le coup, un vertige envahit Terukichi qui voit des ombres vagues se distendre devant ses yeux.
-Pas ici. Je t'ai fait trop boire. Allons dans une chambre.

Lorsqu'il s'est relevé, la lumière rougeoyante envahissait tout son esprit, si bien qu'il ne voyait plus même à quelques centimètres devant lui. Tout autour, tout n'était qu'un vide rouge, un rouge vide, et s'il écartait ses doigts devant ses yeux, il ne voyait toujours rien que ce rouge qui semblait avoir pris définitivement possession de l'univers.
-Avance.
Il s'est exécuté d'un pas lent et maladroit mais, dans sa cécité rutilante, il a heurté son pied à quelque chose et alors, Terukichi est tombé en avant dans un cri étranglé.
 


Le choc de la chute fut beaucoup plus doux qu'il ne le pensait pourtant. Réalisant que son corps fut recueilli entre des bras dont il ignorait l'identité, Terukichi s'est redressé en bredouillant des excuses confuses.
-Pardonnez-moi, je ne sais plus très bien où je vais, je...
-Mais moi, je vais te le dire où je vais.
Il a froncé les sourcils. Cette voix, grave et suave, cette voix qui avait le pouvoir unique de trancher ses mots tout en les emmiellant d'un trop plein de douceur, il était certain de la connaître et pourtant, derrière le rouge, il était incapable d'identifier le visage qui lui faisait face.
-Ne touche pas à ce garçon. Il est en ma possession pour ce soir.

Son cœur sautant un battement dans un élan de panique, Terukichi s'est aussitôt défait de l'emprise délicate de l'inconnu qui avait retenu sa chute.
-Monsieur, je n'avais pas voulu...
-Qu'importe ce que tu as voulu ou non, entendit-il comme une main ferme le saisissait par le bras. Monsieur, veuillez m'excuser, j'ai bien compris que vous comptiez devenir le client de ce jeune homme ce soir mais voyez-vous, il se trouve qu'à partir de maintenant, Terukichi ne travaille plus ici. Aussi, cela signifie qu'il n'est par conséquent plus à louer. Au revoir.
-Qu'est-ce que vous racontez ?!
 

Mais ces mots furent à peine prononcés que déjà, Terukichi se sentait emporté au loin dans une course effrénée que ses jambes flageolantes avaient bien du mal à suivre.
-Lâchez-moi ! suppliait l'adolescent, terrorisé. Qui êtes-vous ?!
-Sans doute un homme plus scrupuleux que celui qui n'a pas hésité à te saouler pour faire de toi un pantin, voilà ce que je suis. Même si l'on pense de moi que je suis une ordure...

Terukichi haletait. Autour de son bras la main était puissante mais dénuée d'agressivité, tout comme cette voix qui en quelques mots l'avait arraché à ce monde rougeoyant.
Oui. Le rouge qui dominait l'univers peu à peu se dissipait pour laisser place à des ombres, des couleurs, des formes, des contours qui se faisaient de plus en plus nets et devant lui, Terukichi reconnut vaguement la silhouette de l'homme qui le maintenait fermement.
-Jin ?
-Tais-toi.
Ce n'est que lorsque sa vision redevint enfin nette que Terukichi réalisa alors que depuis le début, ils ne couraient pas, mais se contentaient de marcher à travers les couloirs intimistes du bâtiment. L'effet de l'alcool était tel que le moindre pas lui demandait un effort d'équilibre surhumain.
-Jin, pourquoi es-tu ici ? Pourquoi m'as-tu suivi à nouveau ? Kai et Kyô ne sont pas avec toi ? Où est-ce que tu m'amènes ?
-Ne pose pas de questions inutiles, Teru.
-Yuki... murmura le garçon en écarquillant de grands yeux horrifiés. Tu m'amènes à Yuki ! Tu le lui as dit, il t'a suivi aussi !
-Non, Terukichi, rassure-toi. Je ne t'amène pas à Yuki.

La voix de Jin était douce et pourtant, le garçon y décelait comme un fond de nervosité. Il a voulu se libérer de l'emprise de l'homme mais celui-ci resserra plus fort ses doigts et accéléra brusquement le pas.
-D'ailleurs, ajouta-t-il d'un ton morne, tu ne verras plus jamais Yuki, Teru.
 
 
 


Quelque chose a percuté dans l'esprit de Teru. Quelque chose comme une météore s'abattant au milieu de son monde intérieur pour le dévaster en l'espace d'un battement d'ailes. Dans son esprit il ne restait qu'un chaos infini et Teru a dû lutter pour s'accrocher désespérément à la plus infime parcelle de raison.
-C'est un mensonge, Jin. Toi, tu es un menteur, tout le monde le sait, et encore une fois, tu mens.
Jin n'a pas répondu. Parce qu'à la voix déchirée de Teru, il a compris que le garçon n'avait déjà plus aucun espoir.
Alors il s'est contenté de continuer à le tirer, le maintenant plus fort encore pour prévenir toute tentative de fuite impromptue et derrière lui, les pas précipités de Teru traînaient sur le sol. Ce n'est qu'une fois qu'ils furent arrivés sous le ciel de nuit que le garçon a senti une angoisse dévorante le gagner.
-Jin, qu'est-ce qui est arrivé à Yuki ?
-Rien.

Jin ne le regardait pas. Ses doigts toujours fermement resserrés autour du bras du garçon, il demeurait immobile, son visage de profil à peine percevable sous le faible halo de la demi-lune. Il était là et ses yeux scintillants parcouraient nerveusement les alentours obscurs comme s'il attendait quelque chose.
-Jin, pourquoi est-ce que tu dis que je ne reverrai jamais Yuki ? Est-ce qu'il est parti ? Non, ce n'est pas vrai, il n'a pas pu partir sans me le dire, il n'a pas pu le faire sans me dire au revoir, il...

Il s'est étranglé comme un violent haut-le-cœur l'assaillit et sans transition, Terukichi se mit brusquement à régurgiter et sa vomissure s'étala sur le sol. Lui s'est laissé choir à terre, recrachant encore et encore jusqu'à ce que le supplice ne prenne fin. Peu à peu il retrouva sa respiration avant de partir dans une quinte de toux irrépressible.
À côté de lui, Jin demeurait stoïque. Il n'avait pas même lâché la main de Teru qui restait un bras en l'air depuis qu'il s'était agenouillé.
-Cela t'apprendra à laisser ces abrutis te remplir le ventre d'alcool. Et encore, si ce n'était que de l'alcool...
-Qui est-ce qui t'envoie pour me faire des remontrances ? articulait Teru dans une voix entrecoupée par les sanglots. Dis-le moi, Jin. Est-ce Yuki ? Est-ce Yuu ? Ou Kai ? Même mon meilleur ami, je suis certain qu'il serait capable de tout faire pour m'arrêter. Qu'est-ce que c'est votre problème avec la prostitution ? Qu'est-ce que cela a de si dégradant ? Ce n'est qu'un commerce comme un autre. Comme certains aiment se faire plaisir en dépensant leur argent pour se régaler dans de bons restaurants, d'autres préfèrent le plaisir sensoriel de la chair. Et alors ? Hormis Yuu, nous l'avons tous fait, tous ceux que le Roi a fait venir dans son château, alors pourquoi est-ce que ce n'est qu'à moi que vous faites la morale ? Jusqu'à il y a peu, Toshiya continuait la prostitution pour son amant proxénète, et personne ne lui a rien dit lorsque l'on a découvert son secret.
-Mais nous ne te disons rien, Teru. Moi, je ne suis pas venu pour te parler de ça.
 
 

L'odeur de sa propre vomissure a arraché une grimace de dégoût à Teru qui s'est redressé, chancelant. L'effet de l'alcool semblait se dissiper au fur et à mesure que ses battements de cœur s'accéléraient sous l'emprise d'une angoisse croissante.
-Je ne veux pas rentrer, Jin. Je ne sais pas pourquoi tu es venu me chercher, mais je ne veux pas rentrer. J'ai de l'argent, tu sais. Je pense que je vais trouver une auberge et alors, je rentrerai demain matin.
-De toute façon, il n'est pas prévu que tu rentres au château ce soir, Teru.

Le garçon a dirigé un regard étonné vers Jin qui baladait continuellement ses yeux partout au milieu de la pénombre, inquiet.
-En fait, a-t-il ajouté, tu ne rentreras pas demain matin non plus. Ni les jours suivants. Ce que je veux dire, Teru, est que tu ne retourneras plus jamais au château.
-Quoi ?
Ces mots n'avaient aucun sens. Ce n'était pas possible. Cela n'avait aucun sens, aucune raison d'être, et ne pouvait pas surgir de but en blanc sans aucune explication, non, ce n'était pas possible, pas ça. L'on ne pouvait pas faire l'effort de venir le chercher jusqu'à cette maison close et le sauver d'un sacrifice charnel pour lui déclarer des mots qu'il refusait d'entendre. Dans la tempe de Terukichi, ses veines pulsaient sourdement.

-C'est de ta faute, Terukichi, tu ne réalises pas que c'est purement de ta faute ? Dès le début, tu avais été prévenu et pourtant, tu as continué à accumuler les erreurs et les péchés. Tu as joué avec le feu, mais ce n'était pas n'importe quel feu, Terukichi ; il était celui de l'Enfer, et à présent tu as si bien joué avec lui que l'Enfer te réclame. Terukichi, tu fais à présent parti de l'Enfer, tu es à la fois son compagnon, son partisan et son disciple. Terukichi, parce que tu es un Démon, sais-tu ? Alors tu vas partir, oui, tu partiras loin du château parce que là-bas l'ordre et l'intégrité doivent régner ; toi tu es une tache rouge sur le tableau blanc, tu dois t'en aller, oui. Parce que Yoshiki ne veut plus de toi. Depuis le début il a été trop bon, trop patient, mais tu es passé outre ses dogmes et sa volonté, tu as piétiné sa bonté, tu as terrassé sa patience. Le Roi ne veut plus de toi.
 

Terukichi a levé les yeux au ciel. Il n'a rien dit. Même si le monde entier semblait s'écrouler autour de lui, même si son cœur semblait sur le point de lâcher, il a juste contemplé le ciel, les yeux exorbités. Ce ciel de ténèbres qu'il imaginait faire tomber sur lui des gouttes d'encre noire, des millions de gouttes indélébiles sur sa peau blanche comme les ratures innombrables avec lesquelles il a souillé les pages de sa propre histoire.
Il levait ses yeux terrorisés au ciel et il ne s'est pas rendu compte que les gouttes qui perlaient le long de son visage n'étaient pas de l'encre.
-Ce n'est pas grave, Jin, murmurait-il du bout des lèvres. Tu sais, ce n'est pas grave. Je peux survivre à tout, même au pire, parce qu'en ce monde, je sais au moins que Yuu ne m'abandonnera pas.
-Mais il l'a déjà fait.
 
 


Ces mots se sont dissipés dans l'anonymat nocturne pour laisser place au plus parfait des silences.
Un silence de mort qui, dans l'âme dévastée de Teru, ne pouvait pas recouvrir le vacarme du hurlement strident qu'il n'a pas pu pousser.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Combien de temps était passé, Terukichi ne le savait pas, mais il lui semblait être resté une éternité tétanisé au milieu du vent qui s'était mis à souffler avant qu'il ne comprenne alors. Qu'il comprenne ce que semblait attendre Jin depuis le début.
Il fallait étrécir les yeux et fixer longuement le même point pour identifier que la forme opaque et sombre qui apparaissait au loin était en réalité deux formes qui se collaient si près l'une de l'autre qu'elles semblaient n'être qu'une. Mais il avait fallu alors que celles-ci ne se rapprochent encore et ne stoppent enfin qu'à un mètre de lui pour que, dans la nuit noire, Teru ne puisse distinguer les silhouettes encapuchonnées. Autour du bras de Teru, la main de Jin était lâche et le garçon aurait pu se libérer et s'enfuir à tout moment si seulement l'angoisse ne le paralysait pas sur place.
-Combien ?
Un murmure s'est échappé d'une des silhouettes qui demeurait la tête baissée, enfouie sous sa cape.
Autour du bras de Teru, la main de Jin s'est resserrée, nerveuse.
-Comme nous en étions convenus. Deux-cent mille.
-Nous avons parcouru le chemin jusqu'ici et nous en avons encore à faire. Deux cent cinquante.
Ils murmuraient si bas qu'il fallait tendre une oreille aiguisée pour discerner les syllabes.
Un profond soupir s'est fait entendre dans la nuit. C'était celui de Jin que Teru sentait trembler.
-J'accepte, mais à une seule condition.
-Laquelle ?
-Donnez-lui à manger. Il a le ventre vide si l'on ne tient pas compte de l'alcool qu'il a ingurgité ; s'il devait vomir à nouveau, ça donnerait une mauvaise image.
-C'est d'accord.

Et ce que Terukichi aurait dû réaliser dès le début, il ne l'a compris que lorsqu' une main s'est tendue sous les yeux de Jin.
Une main qui présentait une bourse emplie de pièces d'or. Avant que le garçon n'ait pu réagir, les hommes encapuchonnés déjà l'avaient saisi et l'amenaient vers un horizon dont il ignorait totalement la nature.
Son cri de désespoir s'étranglant dans sa gorge, Teru a jeté un dernier regard implorant en direction de Jin qui demeurait immobile devant le bâtiment, les bras serrés contre sa poitrine comme pour se protéger du froid.
-Dépêche-toi.
Docilement, Terukichi a accéléré le pas tant il craignait la colère de ces deux silhouettes anonymes qui l'emportaient vers un destin obscur.
-Qu'est-ce que tu fais ? Prends cela.
Le garçon s'est retourné et a observé, hébété, ce qu'un des hommes lui tendait et qui semblait être du chocolat. Il l'a saisi sans trop comprendre et n'eut pas même le temps de prononcer un mot qu'à nouveau on le saisissait brutalement pour le tirer en avant.
-Mange, avant que nous arrivions. Jin a raison, cela ne ferait pas bonne impression si tu vomissais.
-Où est-ce que vous m'amenez ? osa s'enquérir Teru en baissant aussitôt la tête comme pour se protéger le visage face à d'éventuelles représailles.
-Contente-toi de manger et ne prononce plus un mot.
-Mais je...
-Si j'étais toi, j'apprendrais dès maintenant à obéir.

Le ton était sec et impitoyable. Ce n'était encore qu'un murmure et pourtant ces mots résonnaient en son âme comme le hurlement féroce du diable. Alors, le cœur battant violemment dans sa poitrine comme s'il appelait à l'aide, Terukichi a mordu la tablette et dans sa bouche, le chocolat avait le goût amer du supplice.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Lorsque Terukichi s'est réveillé, il était étendu sur quelque chose de confortable qui, au toucher, ressemblait fortement à du cuir. Massant du bout des doigts son crâne traversé par une douleur lancinante, souvenir de l'alcool, il a ensuite ouvert des yeux inquisiteurs tout autour de lui. Mais il ne vit alors rien que le noir le plus complet qui l'entourait.
Quand s'était-il endormi, et comment, Terukichi l'ignorait. De vagues souvenirs remontaient à la surface pour disparaître aussitôt au fond des abysses de son âme. Le garçon s'est mis à genoux, un peu maladroitement, et sous lui il sentait la vitesse faire tanguer son équilibre. Un haut-le-cœur l'a envahi et il s'est retenu de justesse pour ne pas vomir à nouveau. À l'intérieur de son crâne le bruit incessant du roulement de carrosse se faisait ressentir comme une agression.
Le roulement du carrosse.
Terukichi s'est figé, son cœur ratant un battement. Mais oui, c'était évident.
Il était dans un carrosse, le carrosse dans lequel il était déjà monté à plusieurs reprises ces fois où Yuki et lui s'en allaient en ville. Oui, c'est cela. Il était dans le carrosse de Yuki ! Tous deux étaient partis en ville, avaient sans doute dîné au restaurant et Terukichi avait tellement bu qu'il ne se souvenait de rien. Ce genre de choses lui arrivait si souvent... Ils étaient partis, il devait être deux ou trois heures du matin et à présent ils étaient en route vers le château et...
-Yuki ?
Dans l'obscurité quasi-totale, Terukichi a cru déceler la forme d'un homme allongé sur la banquette.
Il a étréci les yeux, s'approchant sans faire de bruit, et c'est lorsqu'il fut certain qu'il ne rêvait pas qu'il sentit un immense soulagement l'envahir et, dans un soupir de bonheur, Terukichi s'affala sur la banquette. Pourquoi est-ce que pendant tout ce temps, il avait eu si peur, en proie à un mauvais pressentiment ?


La nuit noire les enveloppait mais Terukichi à présent savait que Yuki était là, dormant paisiblement sur la banquette. Le garçon a longuement observé la forme sombre qui lui tournait le dos, et il se sentait un peu coupable. Il était certain que c'était de sa faute si Yuki était si fatigué. D'habitude, il le savait, l'homme ne se serait jamais permis de dormir en sa présence, car alors il eût considéré cela contraire à la bienséance à laquelle les nobles semblent tant tenir ; mais il dort et Terukichi perçoit son souffle lent et régulier contre lequel il aimerait bien se blottir. Mais pourquoi tout gâcher en venant auprès de lui et le réveiller pour le mettre en colère, tandis que la colère de Yuki était ce qu'il redoutait en ce moment même par-dessus tout car la culpabilité et la honte d'être retourné à la maison close ne le quittaient pas ?

Un blanc total s'est installé dans l'esprit de Teru qui alors, crut sentir le monde se dérober sous ses genoux.
La maison close.
Il était retourné à la maison close. Ça lui revenait, maintenant. Le monde rouge qui l'entourait, cet homme qui le faisait boire jusqu'à ce que l'ivresse ne prenne la place de sa conscience, et Jin qui est apparu, subitement. Jin qui l'a attrapé par le bras, avec sa main violente, sa main douce, sa main tremblante, et Jin qui le tenait sans cesse quand ils attendaient devant le bâtiment au milieu du froid. Et puis les deux silhouettes encapuchonnées, l'argent que Jin a mis dans sa poche sans dire un mot, les silhouettes qui l'ont emmené il ne savait où, Jin qui le regardait partir sans rien dire, la tablette de chocolat et puis... Et puis plus rien.
Terukichi fut brusquement sorti de sa torpeur lorsqu'un râle se fit entendre par-dessus le roulement du carrosse. Sentant des frissons le parcourir sur tout le corps, Terukichi a observé cette masse sombre et indistincte avachie sur la banquette.
Non. Ils n'avaient fait aucune promenade. Ce n'était pas Yuki qui se trouvait là, sagement endormi en face de lui.


"Le Roi ne veut plus de toi."


Les paroles de Jin résonnaient dans son esprit comme une menace omniprésente, le fantôme de l'épée de Damoclès qui s'était déjà abattue sur lui.

"-Ce n'est pas grave, Jin. Tu sais, ce n'est pas grave. Je peux survivre à tout, même au pire, parce qu'en ce monde, je sais au moins que Yuu ne m'abandonnera pas.
-Mais il l'a déjà fait."

Et lorsque Terukichi s'est demandé quel homme se trouvait dans le même carrosse que lui, il a su qu'était venu le moment d'avoir peur.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Réveille-toi.
Aussitôt que Terukichi a rouvert les yeux, il s'est redressé en sursaut, le cœur battant. En face de lui se tenait un homme qui le dévisageait avec cette crispation au coin des lèvres qui en disait long sur ses pensées. À travers les fenêtres du carrosse, les rayons du soleil filtraient doucement. Le matin déjà s'était levé.
Comment ? Mais comment est-ce qu'il avait pu se rendormir dans des circonstances pareilles ?
Il était là, dans un carrosse avec un homme qu'il n'avait jamais rencontré au milieu de tout et de nulle part, dans un endroit totalement inconnu, loin de son lieu de vie, loin de ses proches, et ce pour toujours. Avant que le garçon n'ait pu prononcer un mot, l'homme l'a brusquement tiré par le poignet et l'a obligé à se relever. Terukichi a baissé la tête et, tremblant de tout son être, il a subi en silence la longue inspection que l'homme effectuait sur lui alors, attardant son regard sur les moindres recoins de son corps.
-Tu n'es pas bien costaud, toi.
-Je... Qui êtes-vous ?
-Est-ce que je t'ai demandé de me parler ?
Il lui saisit la mâchoire et examine attentivement son visage, sans se défaire de cette grimace de mépris au coin de ses lèvres. Dans ses yeux une lueur de menace reluit, et l'homme le lâche si brutalement que Teru manque tomber à la renverse.
-De toute façon, je ne t'ai pas acheté pour des travaux forcés. J'espérais seulement que tu te montres un peu plus utile.
-Acheté ? a répété Teru comme les sons s'étranglaient dans sa gorge où il sentit couler un dégoût amer.
-Bien sûr, qu'est-ce que tu croyais, pauvre abruti ? Je ne peux pas croire que j'aie dépensé cinq-cent mille pour quelque chose comme toi...
 
Teru a aussitôt compris. Les deux silhouettes encapuchonnées avaient été envoyées au service de cet homme afin de récupérer son "achat".
 

-Mais je... Je ne suis pas...
-Quel genre de qualités possèdes-tu ? Je t'ai acheté parce que l'on m'a dit beaucoup de bien de toi à la maison close. Il paraît que tu es très bon pour ce genre de choses. Est-ce que c'est vrai ? Moi, tu ne m'as pas l'air extraordinaire.
-Ce genre de choses ? chevrota le garçon qui priait pour que cette affreuse mise en scène ne soit qu'un cauchemar.                      
-Je te demande si tu es bon au lit, abruti.
Terukichi a pâli. Instinctivement, il a reculé et a fini par s'acculer lorsqu'il est tombé assis sur la banquette et que l'homme vint se pencher sur lui pour lui ôter tout espoir de fuite.
-Réponds-moi. Je ne suis pas si patient que le Roi qui a réussi à te garder jusque-là.
-Monsieur, je suis désolé, je... Je ne suis pas... Un esclave sexuel, moi, je suis juste prostitué, c'est différent vous savez, je n'ai jamais fait ce genre de choses. Je veux dire, les hommes qui m'ont vendu à vous, je ne les connais pas, ils n'ont absolument aucun droit sur moi ; le seul qui ait un droit sur moi est le patron de la maison close dans laquelle je travaille, à part lui, personne d'autre n'a le droit de me vendre, moi, je ne peux pas devenir la propriété privée de quelqu'un.
-Es-tu sûr que tu ne connaissais pas ces deux hommes ?
Dans un rictus sordide, l'individu est venu prendre délicatement le visage blafard de Terukichi entre ses mains, et s'agenouillant face à lui, il a approché ses lèvres des siennes.
-On dirait que ton cœur est aussi innocent que tes airs candides le laissent penser. Tu es fort mignon, mon garçon, mais tu vois, il serait temps que tu grandisses et que tu apprennes la vie. Pour être honnête, je pensais que tu l'avais déjà apprise depuis longtemps, toi qui es devenu grand beaucoup trop tôt.
-Je ne veux pas... sanglotait Teru.
Il réalisait l'ampleur des conséquences mais aussi la vanité que ses paroles pouvaient avoir, pourtant, il ne pouvait pas s'empêcher de les prononcer.
-Tu ne veux pas quoi ?
-Je ne veux pas devenir votre esclave sexuel.

Un rire abject s'est imprégné jusque dans les pores de la peau du garçon qui se sentit recouvert de frissons sur tout le corps. Devant lui, l'homme s'est redressé pour le dominer de toute sa hauteur.
-Jusqu'ici, tu as été l'esclave sexuel de centaines, voire de milliers d'hommes. Qu'est-ce que cela change que tu deviennes ma propriété privée ? Ne réalises-tu pas que tu as une chance inouïe que beaucoup d'autres aimeraient avoir ? Je suis riche, tu sais. Tu ne manqueras de rien. Tu n'auras plus jamais besoin de t'inquiéter de gagner de l'argent, puisqu'en vivant chez moi tu auras tout ce qu'il te faut. Tu n'auras pas non plus besoin de t'inquiéter de l'identité de l'homme qui voudra de toi ce soir, ni de t'angoisser en te demandant à quel point son esprit à lui sera tordu. Tu ne te demanderas plus s'il sera beau ou répugnant, s'il sera doux ou violent, s'il partira sans payer ou non, s'il te laissera comme mort sur le lit, s'il ne te droguera pas, s'il ne t'abusera pas, s'il ne te tuera pas dans ton sommeil. Non, petit, ces questions n'existeront plus dans ton esprit parce qu'il n'y aura toujours qu'un seul homme, le même, et ce sera moi. Si tu veux le savoir, je ne suis pas d'une nature violente et je te promets de me montrer extrêmement doux à partir du moment où tu obéis sans rechigner. Mais si jamais tu venais à jouer aux bêtes effarouchées, alors tu dois savoir que les fauves, moi, je les mate avec un martinet. À présent, viens.
 

Sur ces mots, il le saisit brusquement et sans transition Teru fut projeté à l'extérieur du carrosse avant de s'étaler sur l'asphalte, sonné. Il s'est redressé, chancelant et ses mains écorchées suintantes de sang, et a contemplé tout autour de lui l'agitation chaotique qui animait les rues citadines. Partout des stands de nourriture, viandes, poissons, confiseries, vêtements et armes se tenaient là. La foule était si dense qu'il semblait impossible de pouvoir la traverser.
-Où sommes-nous ? a-t-il demandé.
Mais sans répondre l'homme l'agrippa à nouveau pour l'entraîner dans les rues du marché, forçant sur son passage pour se frayer un chemin parmi la foule.
-Attendez, supplia Terukichi qui se faisait bousculer de parts et d'autres. Où m'amenez-vous ?
-Je vais t'acheter des vêtements, c'est évident, non ? Tu ne vas pas porter cette horreur toute ta vie.

Teru a baissé les yeux, déconfit, sur ce que l'homme avait qualifié "d'horreur".
Il a réprimé une envie de vomir lorsqu'il a vu la chemise à dentelles, un peu trop grande pour lui, que Yuki lui avait offerte une fois.
"Tu ne verras plus jamais Yuki."
 

Les bruits. L'agitation. La chaleur de la promiscuité humaine mêlée au froid glaçant du vent d'automne. La main de l'homme resserrée autour de son poignet. Les cris des commerçants, le brouhaha de la foule, le soleil brillant sur le ciel d'un jour maudit, le souvenir de Jin qui reste immobile, les yeux sondant la nuit de parts et d'autres sans le lâcher, les silhouettes encapuchonnées, le froissement des billets lorsqu'ils glissent dans la poche, le goût amer du chocolat, le sommeil sans rêves, le réveil auprès de cet inconnu et puis...
"-Je sais au moins que Yuu ne m'abandonnera pas.
-Mais, il l'a déjà fait."


-Dépêche-toi, je n'ai pas que ça à faire.
Comme son possesseur le tire brusquement en avant, le garçon se heurte le front contre un homme qui passait là et lui affubla un violent coup de coude au passage. Le souffle coupé, Terukichi a suivi docilement le pas précipité de l'individu, cet inconnu qui s'avérait être son maître et filait à travers la foule avec diligence comme si rien ne retenait sa liberté de mouvements.

"Le Roi ne veut plus de toi."

Terukichi aurait dû le savoir dès le début. Il n'avait pas même le droit de se plaindre et de pleurer puisque tout n'était que de sa faute et pourtant, il n'a rien pu faire lorsque les larmes ont commencé à noyer ses yeux. À travers sa vision trouble la silhouette de l'homme lui paraissait être une montagne immense sous laquelle il allait être enterré vivant.
-...C'est bien cela ?
Il lui parle. Terukichi essuie ses larmes d'un revers, craignant d'être vu par l'homme qui continue à lui tourner le dos sans s'arrêter de marcher.
-Pardon ? articule le garçon tant bien que mal.
-Ton nom, c'est Teru, c'est bien cela ?
-Terukichi, Monsieur.
-Teru suffira. Dépêche-toi ! Je ne peux pas croire que tu sois aussi lent.
 

Il fait volte-face, l'empoigne subitement et, sans rien comprendre, Terukichi se retrouve devant l'homme qui se colle à lui par derrière tout en agrippant fermement ses mains sur ses épaules, le poussant pour le forcer à braver la foule.
-Nous sommes obligés de passer par ce foutoir si nous voulons rejoindre le centre-ville. Dépêche-toi. Tu ne t'imagines pas que je vais t'acheter des vêtements ici. Puisque tu seras ma poupée, je tiens à ce que tu sois bien habillé.
 
 

Poupée.
Les yeux de Terukichi se sont agrandis d'effroi.
La poupée.
Elle doit être là, sur son lit, en train de tendre les bras comme si elle attendait de voir Terukichi franchir la porte de sa chambre pour courir jusqu'à elle.
Mais il ne reviendra pas. Non, Terukichi ne verra plus jamais sa chambre, il ne verra plus jamais le château, et une nouvelle fois encore, alors qu'il l'avait retrouvée après des années, voilà qu'il l'abandonnait à nouveau.
Voilà qu'elle redevenait orpheline, cette poupée qui avait pris la place de celle qui avait brûlé dans l'incendie, cette poupée qui avait disparu en même temps que sa mère, cette poupée que Yuki lui avait offerte.

"Tu ne verras plus jamais Yuki."

Non.
Ce n'était pas possible.
Ils ne pouvaient pas tous l'avoir abandonné et livré à un sort bien pire que tous ceux qu'il avait connus jusqu'alors, sans lui en avertir. Yoshiki n'aurait jamais fait ça. Yuu ne l'aurait jamais laissé faire. Yuki non plus, du moins c'est ce que Terukichi se répétait sans cesse pour ne pas sombrer dans la folie.
Il y avait forcément une erreur quelque part. Cet homme prétendait qu'il avait une chance inouïe de devenir sa propriété privée, mais ce n'était pas vrai.
Même s'il est moins pénible de ne se donner qu'à un seul homme plutôt que de passer d'un corps à l'autre pour se faire manipuler par des mains sales comme un vulgaire pantin, il y avait, dans sa vie d'avant, quelque chose que Terukichi ne connaîtrait plus jamais s'il vivait chez cet homme.
Quelque chose qui changeait tout alors, quelque chose qui lui donnait la force de ne pas renoncer à la vie.
C'était la chaleur de cœurs aimants.
Même si chaque jour, même si chaque soir Terukichi était livré à la merci de tous ces hommes qui ne voulaient de lui qu'en tant que jouet sexuel, dans ces moments-là alors Terukichi savait que lorsqu'il partirait, il serait accueilli tendrement par des êtres qui l'aimaient et ne voyaient en lui qu'un être humain et rien d'autre.
L'affection distante mais paternelle de Yuu.
La chaleur fraternelle de son meilleur ami Kai.
L'accueil amical de tous les habitants du château.
La bienveillance naturelle de Yoshiki.

Et enfin... Enfin...
Le sentiment intense et inavoué de soulagement et de bonheur que Terukichi ressentait à chaque fois que Yuki posait sur lui ses yeux trop tendres.
Sans doute bien plus tendres que Yuki ne les voulait réellement.

"Tu ne verras plus jamais Yuki."

Non. Ce n'était juste pas possible.
Il valait mieux mourir plutôt que de finir comme ça. Que de finir comme "ça" alors que rien n'avait encore vraiment commencé, alors que tout était en attente, comme un destin planant sur lui pour attendre de l'envelopper de sa douceur au moment venu.
-Monsieur...
-Qu'est-ce que tu veux, encore ?
-Monsieur, je me demandais quel est votre nom.
L'homme baisse sur Terukichi des yeux étonnés, et marque un silence lourd de malaise avant de répondre.
-Tu peux m'appeler Gara.
-Gara...
Ce nom a sonné dans l'esprit de Terukichi bien trop doux pour imaginer que c'est ce même homme qui l'avait pris contre de l'argent pour le condamner à un enfer certain.
Ou, plutôt que le nom en lui-même, c'était le ton sur lequel l'homme l'avait prononcé qui faisait sonner en Teru une disharmonie, une note qui discordait avec l'épouvante qui faisait marteler en lui une symphonie comme provenue du fond de l'Enfer.
-Gara, je suis désolé, je...
-Mais qu'est-ce que tu as ?! Avance ! criait-il en le poussant si bien que Teru se heurtait à chaque pas à des passants.
-Gara, répétait Terukichi dont les mots sortaient automatiquement de la bouche sans même qu'il ne réalise. Gara, je suis désolé, mais je ne peux pas... Je ne peux...
-Qu'est-ce que tu fais ?!
 


Trop tard.
Tout s'est passé si vite que lorsqu'il a réalisé ce qu'il faisait, Terukichi était déjà trop loin de l'homme pour entendre les cris de ses protestations.
Et à toute allure, le garçon se frayait un passage au milieu du monde, poussait de partout, distribuait des "pardon" à tout va, trébuchait pour se relever aussitôt, n'écoutait pas les injures que l'on lui lançait, ignorait les coups de coude, et il avançait sans s'arrêter avec pour seul moteur la pensée d'échapper avant tout à cet homme, à cette foule, à cette ville inconnue, à ce destin et tant pis si c'était pour retrouver le néant à la place.
Comment était-il parvenu jusqu'ici ? Il ne le savait pas. Haletant, une main crispée sur ses côtes douloureuses, il déambulait parmi les rues animées de ce qui avait tout l'air d'être la capitale. Sans jamais prendre le temps de poser une seule seconde son regard sur les monuments imposants qui l'entouraient, il courait toujours à en perdre haleine.
-Teru !
Son cœur a sauté un battement et il s'est retourné avant de repartir de plus belle lorsqu'il a vu Gara qui le poursuivait. Dans sa course effrénée, le garçon a renversé un étal de pommes, a manqué renverser une poussette avant de la rattraper de justesse et il accélérait le pas au fur et à mesure que les cris de Gara semblaient se rapprocher derrière lui.
 

C'est alors qu'il l'a vue. De l'autre côté de la route pavée, une église se dressait là fièrement, s'imposant au milieu de sa route comme un signe du destin.
L'église.
Il suffisait d'atteindre l'église et de supplier d'obtenir l'asile et alors, peut-être qu'il échapperait à Gara, peut-être qu'il serait sauvé, oui, peut-être qu'il pourrait connaître un autre destin que celui d'esclave sexuel.
-Teru !
Un haut-le-cœur l'a envahi et il a écarquillé des yeux horrifiés lorsqu'il découvrit la paume de sa main ensanglantée de ce qu'il avait recraché. Le goût ferreux du sang lui donnait l'impression d'avoir une épée enfoncée jusqu'au fond de la gorge pourtant, Terukichi est reparti de nouveau.
Mais bientôt il sentit la main de Gara l'effleurer et dans un cri d'horreur, le garçon a fait volte-face et a administré un coup de poing dont la puissance, décuplée par l'énergie du désespoir, mit momentanément l'homme à terre. Dans son élan guidé par l'instinct de survie, Terukichi se précipitait sur la route, les yeux rivés sur l'église.
Il ne les entendait même plus. Les cris de Gara, les exclamations des passants, l'agitation de la rue ; il n'entendait plus rien.
Pas même le bruit des sabots claquant à toute allure sur la route pavée.
-Terukichi !

Il n'a pas eu le temps d'avoir peur. Il réalisait seulement à peine que déjà, Terukichi sombrait dans un sommeil sans fond.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 


-Je le sais. Ce que tu vas me dire, je le sais, Yuu. Parce que c'est ce que tu me répètes depuis ce matin. Alors, va-t'en.
-Tu sais, tu ne devrais pas me mettre en colère plus que je ne le suis déjà, avertit Yuu qui pénétra à l'intérieur de la chambre.

Tsunehito était là, avachi sur son lit, plongé depuis des heures déjà dans la pénombre de la pièce.
À côté de lui Yuu vint s'asseoir, et d'une poigne violente il saisit le menton de l'homme dans sa main et força celui-ci à soutenir son regard. Celui de Tsunehito scintillait mais cela n'arrivait pas à attendrir le cœur de Yuu qui alors débordait déjà d'un sentiment trop lourd pour en ajouter un autre.
-Je veux te tuer. Tsunehito, je veux te tuer.
-Alors, pourquoi est-ce que tu ne le fais pas ? a articulé l'homme d'une voix secouée de sanglots.
-Parce que moi, je ne suis pas toi.
-Tu veux dire qu'à tes yeux, je suis un criminel ?!
-Oh non, Tsunehito, tu es pire que ça. Tu es juste quelqu'un qui a voulu se donner le bon rôle en jouant les héros mais tu vois, dans l'histoire, c'est toi qui détiens le rôle du méchant.

Leurs fronts se touchaient presque, et contre ses lèvres Tsunehito pouvait sentir le souffle chaud de Yuu, ce souffle qui l'embrasait en même temps que son regard le glaçait.
-Yuu, si tu savais comme je suis...
-Tu n'es qu'une ordure. Rien d'autre. Je ne veux pas de ta désolation, de tes implorations, de tes excuses. Moi, je n'étais pas d'accord pour faire ça.
-Yuu, je ne voulais pas...
-Qu'est-ce que tu aurais ressenti si tu avais été à sa place, dis ?! hurla brusquement Yuu que la rage défigurait. Est-ce que tu vas me dire que tu n'as pas même pensé à l'évidence ?!
Les nerfs tendus prêts à lâcher, Yuu l'a vivement agrippé par le col et Tsunehito n'aurait pas su dire ce qu'il aurait été advenu de lui si un élément extérieur n'était intervenu.
-Yuu...
L'homme s'est figé, son cœur ratant un battement, et a lâché Tsunehito lorsqu'il a vu Toshiya et Miyavi qui se tenaient sur le seuil.
Leurs mines coupables et leurs yeux brillants ravivèrent en lui une rage intense, une rage qu'il laissait l'emporter parce qu'il la préférait, elle, bien plus que tous les autres sentiments qui eussent pu l'abattre alors. Là pour dissimuler son désespoir, la rage de Yuu n'avait de commun avec lui que sa profondeur.

-Yuu, marmonna timidement Toshiya. Tu ne dois pas gronder Tsunehito. Yuu, tu sais comme il est éprouvé, je te jure, nous sommes tous aussi éprouvés que toi...
-Je ne vous crois pas, non, fit l'homme dans un rire qui n'avait rien de joyeux tout en secouant la tête. Je ne crois pas que vous puissiez avoir de tels sentiments. Si tout cela est arrivé, c'est de votre faute. Dès le début j'étais contre tout cela et vous n'avez pas voulu m'écouter. Vous avez... Je ne peux pas pardonner ce que vous avez osé lui faire. Vous devriez être à sa place, oui. Vous tous... Tsunehito, Toshiya, Miyavi, et même lui... Même Yuki ! Je voudrais vous voir tous mourir sur-le-champ si cela pouvait m'assurer la survie de Terukichi !
-Tu ne peux pas dire ça, Yuu, fit Toshiya qui ne pouvait plus retenir ses larmes. Je te jure que nous ne le voulions pas, nous pensions juste bien faire...
-Bien faire ?! En traumatisant cet enfant ! Mais c'est de mon fils que vous parlez !  Vous êtes en train de parler de Teru et je devrais vous laisser dire tout en m'apitoyant sur votre sort ?! Dès le début, vous avez pensé à cela comme à un jeu sans même réfléchir à ses sentiments !
-Terukichi n'est pas ton fils, Yuu.

C'est Miyavi qui avait parlé. Il avait prononcé ces mots d'un ton si bas que Yuu ne fut pas certain d'avoir entendu, mais lorsque celui-ci riva ses yeux exorbités sur lui, Miyavi le dévisageait comme s'il avait en face de lui un homme sur le seuil de la mort. Avec une compassion mêlée de dégoût.
-Personne n'est ton fils, Yuu, tu n'as pas d'enfant, tu sais. Toi... Nous... Ce n'est pas ce genre de liens que nous avons.
-Miyavi, tu sais très bien ce que je veux dire.
-Oui, Yuu, je le sais très bien, mais toi, tu ne sais pas. Tu voudrais peut-être être le père véritable de certains d'entre nous, mais regarde-toi ! Tu as notre âge, tu es même plus jeune que certains d'entre nous, et dans le fond tu es si fragile... Tu sembles avoir besoin de nous comme nous avons besoin de toi ; notre relation est celle de la dépendance, pourtant si tu étais notre père, Yuu, jamais aucun de nous ne serait devenu ce que nous sommes aujourd'hui. Yuu... Si tu avais été notre père, nous aurions pu grandir sereinement, nous aurions pu être heureux, et jamais rien ne serait arrivé à Teru, Yuu. Parce que Teru ne serait pas un adolescent dont des vicieux pourvus d'argent pourraient s'approprier le corps en détruisant l'âme, jamais il ne serait dans l'état dans lequel il est en ce moment même. Yuu, si tu avais été notre père, jamais nous n'aurions mené cette vie-là et, peut-être... Peut-être que toi aussi, tu aurais été plus heureux, Yuu.

-Heureux ?! s'étrangla l'homme qui commençait à voir trouble. Mais j'étais heureux, imbécile ! Je l'étais avant que l'un de mes protégés ne se retrouve entre la vie et la mort, et à cause de qui ?! À cause d'un majordome bon à pendre qui se prend pour un génie, à cause de toi, Miyavi, qui as voulu être son complice, à cause de toi aussi, Toshiya, qui préfères comme un chien suivre les autres dans leurs torts plutôt que de dire non, à cause de Jin qui semble se complaire à voir ses semblables souffrir, à cause de cette ordure, cet hypocrite odieux et sans scrupules qui porte le nom de Yuki et à qui Teru avait donné sa confiance !
-Yuki n'a jamais trahi la confiance de Teru, Yuu, seulement il a...
Miyavi se tut subitement, comme s'il cherchait ses mots, avant de pousser un long soupir résigné.
-D'accord. C'est vrai, nous avons eu tort. Tu ne dois pas blâmer Toshiya, car il ne voulait vraiment pas faire cela mais je l'y ai poussé. Seulement, je reconnais que Tsunehito, Jin, Yuki et moi sommes allés trop loin. Je suis désolé. Bien sûr, je le sais que ça ne sert à rien de le dire. Je suis désolé, et alors ? Si Teru venait à mourir, personne n'aura que faire de ma désolation, car ce n'est pas elle, ni celle de Tsunehito, ni celle de Yuki, ni celle de Jin, ni celle de Toshiya qui empêchera nos larmes de couler. Ce n'est pas elle qui nous rendra Teru. Ce n'est pas elle qui nous disculpera mais tu vois, Yuu, je ne peux rien faire d'autre que dire "je suis désolé", parce que je suis comme toi, Yuu, je suis désolé. Oui, je le pense sincèrement, et comme toi je suis impuissant, et comme toi je suis désespéré, comme toi j'ai peur de ne jamais m'en remettre si Teru venait à mourir. Mais Yuu, à part regretter ce que nous avons fait, il n'y a plus rien à faire... Dis, il n'y a plus rien à faire que de prier pour Terukichi et en attendant, Yuu, si cela pouvait t'apaiser seulement un peu, alors je t'autorise à déverser toute ta colère sur moi. Oui, Yuu, apaise-toi, hurle-moi dessus, traite-moi de tous les noms, frappe-moi, et quand tu auras fini, Yuu, quand tu seras calmé, alors tu pourras venir le voir. Tu sais, en ce moment même, Terukichi semble dormir comme un bébé.
 

Yuu n'a pas prononcé un seul mot. Était-ce instinctif ? Miyavi se tenait droit devant Toshiya, comme s'il voulait le protéger en cas d'une attaque éventuelle. Et recroquevillé sur le lit, Tsunehito observait Yuu de ses grands yeux brillants comme s'il redoutait que son silence ne soit le signe avant-coureur de la tempête. Mais Yuu demeurait sinon serein, du moins inerte sur le lit à considérer à tour de rôle chacun des trois hommes qui semblaient attendre une réaction.
D'un geste infiniment lent, Yuu s'est redressé et ses pieds ont traîné sur le sol comme si son corps était devenu subitement trop lourd pour le porter. S'avançant jusqu'à la porte, il ne s'est arrêté qu'une fois à hauteur de Miyavi.
-Si il meurt, je n'aurai pas besoin de vous tuer. Parce que d'une manière ou d'une autre, c'est moi qui serai condamné à mourir.

Et sans plus rien dire, Yuu s'en est allé sans laisser de trace, si ce n'était cette larme infime qui s'était écrasée clandestinement sur le sol.
 
 
 

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