Merry-go-Wound -chapitre dixième

Juliet

-Natsuki, tu dors ?
En rentrant dans la chambre de l'hôpital, Hakuei pose le bouquet de roses sur la table de chevet et s'assied précautionneusement sur le rebord du lit, attentif à ne pas réveiller son ami, si celui-ci dort réellement.
-Ou bien est-ce que tu fais semblant ?
Mais la respiration régulière de Natsuki ainsi que son visage lisse et paisible ne laissent aucun doute. En ce moment même, les bras de Morphée le bercent. Hakuei ne peut réprimer un petit sourire. Il songe par-devers lui qu'il est un peu jaloux... Ses bras à lui auraient très bien fait l'affaire pour bercer la conscience endormie de Natsuki et faire de son sommeil un moment de félicité.
Mais Hakuei ignore une chose. Derrière ses fines paupières d'albâtre closes, la félicité a déserté le monde de Natsuki.
 
 
 
 
 
 

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D'un seul coup, les alarmes se sont mises à retentir, multiples, un sforzando symphonique d'une condamnation, d'une prise au piège. Très vite l'embuscade se referme sur lui. Il lâche ses paquets, se laisse tomber à genoux, envahi par la terreur, et plaque son front et ses paumes au sol, comme s'il implorait la clémence, mais il se tait, trop fier, trop effrayé.
Où était son erreur ? Il n'avait su le dire. Mais une défaillance importante avait déjoué ses plans d'amateur. Il aurait dû y réfléchir à deux fois. Depuis le début, il l'avait su, mais rien pourtant n'avait pu le dissuader de le faire.
Lorsque les portes se sont refermées, qu'il s'est retrouvé encadré par tous ces hommes en uniforme, il n'a pas su quoi faire.
-Ordure.
Sous ses lunettes aux verres noirs, il écarquille les yeux. Lentement il hoche la tête et ses mains tremblantes se posent sur son crâne, comme il est docile et résigné face à ces armes pointées sur lui.
Il a un vide blanc dans son esprit.

-Ordure ! Tu crois que je n'avais rien remarqué ?! Que j'étais suivi depuis plusieurs jours ! Que quelqu'un m'observait ! Te penses-tu vraiment si ingénieux ?! Tu n'es qu'un déchet, tu entends, tu n'arriveras jamais à rien dans la vie. Alors si c'est vraiment ce que tu veux, vas-y, cambriole-moi ! Les gens aiment tant s'en prendre aux riches ! Les gens sont trop faibles pour supporter de voir dans les mains des autres les biens que eux ne seront jamais capables d'obtenir ! Alors vas-y ! Moi je te laisse me cambrioler, puisque c'est la seule chose que tu t'es cru capable de faire ! Mais je douterais que les policiers, eux, t'en laissent le libre-arbitre !

Il se recroqueville, gémit des mots incompréhensibles.
Cette voix. Mais où est-ce qu'il avait entendu cette fois ?
"Qui êtes-vous ?" avait-il voulu demander mais au moment où un son rauque est sorti de sa gorge, cela s'est transformé en un gargouillis de douleur atroce. Il s'est replié, le souffle coupé, ses mains tenant son ventre.
-Ne le touchez pas.
Il halète, les larmes brouillent sa vue déjà assombrie par les verres teintés des lunettes qui, avec sa cagoule, finissent de dissimuler son visage.
Il entend quelqu'un s'approcher de lui à pas lents et nonchalants.
Derrière ses larmes, quelque chose lui fait de l'ombre, il sait que la personne s'est agenouillée devant lui et l'observe avec attention.
-Pitié... gémit-il.
-Les ordures ne méritent pas la pitié.
Il ferme les yeux. À chaque syllabe prononcée par cet homme, lui s'imprègne un peu plus de cette voix qui lui est légèrement familière et pourtant si lointaine... Il sent une main ferme, presque violente en fait, empoigner sa cagoule et le voilà le visage à découvert, seules ses lunettes dissimulant ses yeux d'un bleu presque transparent voilés de larmes.
-Regardez-le, fait l'autre dans un rictus victorieux. Il a l'air si faible. Et un homme comme ça pense pouvoir me cambrioler ? Le pire de tout est que tu agis seul. Durant tout ce temps où je savais que tu m'observais et me pistais, je pensais au moins que tu avais des complices. À moins qu'ils ne se cachent quelque part ?
-Il n'y en... a pas.

Le silence se fait autour de lui. Les alarmes ont cessé de retentir, et très vite l'atmosphère devient plus pesante et pénètre dans chaque pore de sa peau. Son être entier n'est plus que tension et malaise. Bientôt des rires moqueurs et sardoniques viennent tarir ce silence. Lui cache son visage derrière ses bras en gardant ses mains plaquées sur son crâne.
-Même seul en fait, je n'avais besoin d'aucune protection. Je pensais le contraire, car jamais je n'aurais pu soupçonner que tu étais si idiot. T'es-tu regardé ? Avec un seul bras, j'aurais pu réduire ton corps en un amas d'os disloqués.
              Il a senti les mains de l'homme se glisser avec une délicatesse troublante sous son menton pour l'obliger à redresser le visage. Ses yeux à lui demeuraient obstinément clos, honteux, et des mèches de ses longs cheveux noirs, collées par le mélange salé des larmes et de la sueur, dissimulaient la moitié de son visage.
-Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
Bien sûr, il se tait. Même s'il avait voulu répondre, sur le coup il n'avait pas trouvé les mots à exprimer.
-D'accord. Une autre question, alors : pourquoi est-ce que c'est sur moi que tu as jeté ton dévolu ? Je veux dire, dans ce quartier, il y a des gens plus riches que moi. Il y a même des vieilles retraitées qui vivent seules. Bien, mais qu'est-ce que ça aurait changé ? Tu as l'air tellement faible que même ainsi, tu aurais été pris dans tes propres filets. Comment dire ? Tu me sembles être le dernier des imbéciles.

Son cœur bat la chamade, prêt à exploser dans sa poitrine. Il se sent perdu, désorienté, en dehors du monde. La dureté acerbe de cette voix contraste étrangement avec la douceur par laquelle l'autre le tient.
-Tu sais, j'ai envie de te tuer, en ce moment même. Ce n'est même pas par esprit de vengeance, ni même de punition. C'est juste que là, je me demande pour quelle raison tu existes.
Lui ne répond pas. Son cou est légèrement penché en arrière, lui donnant ainsi l'impression d'être offert aux crocs féroces de chiens enragés, et des gargouillis se tordent à l'intérieur et l'étranglent.
-Mais je n'aime pas la violence. Vois-tu, lorsque l'on porte la main sur quelqu'un, alors on ne peut plus revenir en arrière. On pourrait s'en mordre les doigts, le regretter ou demander pardon un million de fois, la faute sera toujours là. La souillure de la violence demeurera gravée à vie sur nos mains. Voilà pourquoi je n'aime pas ça, la violence. Je n'aime pas la souillure. De toute façon, à quoi cela servirait-il que je te tabasse, hein ? Je crois que tu as déjà compris que tu n'es que bon à crever. Tu le seras tant que tu te laisseras réduit à voler chez les gens. Tu te sens misérable, pas vrai ? Bien. Vous pouvez faire votre boulot, amenez ce gamin.
"Gamin ?"

Il a poussé un hurlement de douleur. Un craquement d'os, comme on le redresse en le tirant par les cheveux son bras droit se brise, il hurle, supplie, tend aveuglément son bras valide vers cet homme à l'autre bout de la pièce. Mais adossé au mur, il regarde les policiers faire, les bras croisés.

Avec toute l'énergie que lui fournit le désespoir, il lutte avec acharnement, se débat, mord, frappe, crache, griffe, cogne, du poing gauche, du genou, du pied, mais plus il se défend plus les coups que l'on porte sur lui sont sans retenue. Bientôt, il sait, il s'effondrera. Il le sait pertinemment mais il ne veut pas se laisser faire, il ne veut pas perdre la face devant cet homme qui l'observe de haut, fier et méprisant, cet homme qui lui a répété qu'il était une ordure.
À quoi cela sert-il que l'on lui répète ces choses qu'il sait déjà ?
Alors que l'un des policiers allait lui passer les menottes, un ultime élan décuplé par l'instinct de survie lui donne la force de le projeter en arrière.
Le coup est si puissant que le policier s'effondre au sol et après une seconde de répit provoquée par la stupeur générale, la haine bout et les autres policiers se précipitent sur lui.
Et lui pense à une chose.
De toute façon, il ne voit plus rien.
De toute façon, il va s'évanouir, ce n'est plus qu'une question de secondes.
Alors, il peut le faire. C'est ce qu'il se dit au fond de lui. Il est aveuglé par ses larmes et par les verres noirs, aveuglé par la panique et la terreur, et la douleur est telle que sa conscience est engourdie.
Il ne se rendra compte de rien.
Au dernier moment, celui qui allait signer son arrestation, il sort un canif de sa poche.
S'il est vrai qu'il doit mourir, malgré tout personne n'a le droit de le tuer, si ce n'est autre que lui-même.
-Toi !

"Toi".
Avant que le coup de feu ne retentisse, avant que la douleur ne déchire ses sens, avant qu'il ne s'écroule au sol et sombre dans l'inconscience, cette voix a hurlé ce mot. "Toi".
Comme si à ce moment précis seulement, il avait été autre chose que "l'ordure".
 
 
 
 
 
 
 
 
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-Natsuki...Tu devrais te réveiller. L'infirmière est venue pour ton repas, mais je lui ai supplié de revenir plus tard... Natsuki, il faut que tu manges. Tu mangeras, pas vrai ? Réveille-toi, doucement.
Les images du cauchemar de Natsuki se sont effacées derrière ses paupières hermétiquement closes, et à leur place des visions filmographiques de ses souvenirs d'enfance ont dansé et volé dans son esprit. Des extraits aussi évanescents qu'intenses d'évènements qui ont marqué sa vie.
Natsuki a un peu peur, par-delà sa conscience endormie. Peur de se réveiller, peur de l'inconnu auquel il devra se confronter en ouvrant les yeux, mais il craint aussi de demeurer plongé dans ces souvenirs-là.
Ils ne sont pas effrayants, pourtant. Ces souvenirs ont quelque chose de radieux et infiniment joyeux, malgré tout un sentiment de tristesse pointe dans le cœur silencieux de Natsuki. Inconsciemment, il entrouvre les lèvres, et un faible gémissement sort de sa bouche.
Inexplicablement, son bras droit le fait atrocement souffrir. Une agréable chaleur se dépose sur sa joue. Lentement, la douleur de son bras s'amenuise pour disparaître. La première chose à laquelle ait pensé Natsuki en ouvrant les yeux était ce nombre qui déterminait son poids à ce jour.
Il a essayé de s'en rappeler, de toutes ses forces, mais il a réalisé avec un mélange de stupeur et de détresse qu'il ne le savait tout simplement pas.
Il s'est redressé si vivement qu'il a été pris d'un vertige.
-Ne t'inquiète pas, ce n'est que moi.

Il lui a fallu entendre la voix grave et apaisante de Hakuei pour se rendre compte qu'il était là. Natsuki a porté sa main à sa joue, à cet endroit même où la chaleur se faisait sentir un peu plus tôt.
Alors Natsuki a fait une chose qu'il ne comprenait pas lui-même. À la vue du visage soucieux et tendre de Hakuei, il s'est plaqué contre le mur en protégeant son visage de ses mains. De quelle nature était cette soudaine panique qui l'avait envahi ? Il ne savait le dire.
-Qu'est-ce que tu as ? s'enquit Hakuei sans intrusion aucune.
Peu à peu, Natsuki se fait une raison et se détend. Il en est persuadé, Hakuei ne le tuera pas, du moins pas aujourd'hui. Cette explication lui paraît un peu trop irrationnelle pour être fiable, pourtant c'est bien le sentiment qu'il a. Si Hakuei voulait réellement le tuer alors, il ne lui parlerait pas avec un ton si bienveillant et respectueux.
Natsuki lève la tête vers lui et lui adresse un sourire timide. Un sourire qui lui est aussitôt rendu au centuple. Les battements de cœur s'accélèrent à l'intérieur de la poitrine de Natsuki. Il reste muet, troublé.
-C'est moi qui te fais encore peur ? Ou bien alors, tu es encore hanté par tes cauchemars ?

Sans transition, Natsuki se jette dans les bras de Hakuei. Agrippe ses mains tremblantes à sa chemise noire d'où se dégage un naturel effluve masculin, enfouit son visage contre son torse puissant, comme si ce geste était la réponse la plus évidente à ses questions. Hakuei reste interdit et hésite avant d'oser refermer ses bras sur le corps si frêle du jeune homme.
-L'infirmière va arriver, Natsuki...Si elle nous voit comme ça, elle penserait que...
-Je ne veux pas qu'elle vienne. Fais-la partir. Défends-moi, s'il te plaît.
-En la faisant partir, je ferais tout sauf te défendre. Je pensais te l'avoir déjà expliqué, Natsuki, répond Hakuei avec une contrition qui lui serre la poitrine. Il faut que tu manges. Je t'en supplie, je veux vraiment que tu manges...
-Pourquoi ? fait la voix étouffée de Natsuki contre son torse.
-Parce que je ne peux plus supporter de te voir dans cet état.
-Pourquoi ?
-Ne fais pas l'idiot. Tu le sais aussi bien que moi, d'ailleurs c'est toi-même qui me l'as dit ; en faisant cela tu avances juste le jour de ta mort. Alors, Natsuki, il faut que tu manges. Parce que tu dois vivre, tu comprends ?
-Que je vive... c'est quelque chose que tu souhaites, Hakuei ?
La poitrine douce contre laquelle est appuyé Natsuki s'agite de soubresauts. Le jeune homme sent l'étreinte de Hakuei se refermer encore plus fort sur lui, et très vite de légers sanglots se font entendre bien qu'ils soient réprimés. La chaleur de l'étreinte de Hakuei, la sensation de son cœur qui bat, et sa poitrine qui se secoue, tout ça apaise Natsuki tout en faisant surgir à la surface de sa sensibilité un sentiment de tristesse profondément enfoui.
Comme pour se faire pardonner, il resserre encore ses mains sur son torse.
-Je veux que tu vives, Natsuki ! Pourquoi est-ce qu'il faut que cela te soit si difficile à comprendre ? Je te l'ai dit la dernière fois, non ? Je t'aimais mieux quand tu étais vivant, Natsuki. Je t'aimais mieux parce que tu t'aimais beaucoup mieux, et c'était bien plus heureux comme ça. Alors pourquoi est-ce que tu ne comprends pas ce désir naturel et évident que j'ai de te voir vivre tout simplement ?
-J'ai compris, Hakuei.
Lentement, Natsuki desserre son étreinte et lève son visage vers celui, noyé de larmes et interloqué, de Hakuei. Les yeux de Natsuki, si grands et si bleus, brillent d'une lueur indicible.
-Hakuei, depuis le début je ne demandais en réalité pas mieux que de te croire mais tu vois, je n'osais pas... J'avais peur de toi, vraiment peur, car tu représentais ma plus grande menace. À présent, te croire et te faire confiance est devenu mon désir, malgré tout j'ai encore un peu de mal à cela, Hakuei. Alors, aide-moi à comprendre.
-T'aider... à comprendre ? répéta Hakuei, interloqué.
Natsuki hocha la tête, plongeant ses yeux plus profondément dans les siens. Il rapprocha son visage à la limite de la décence.
-La raison pour laquelle tu ne veux pas que je meure, Hakuei. Si vraiment tu veux parvenir à me persuader que tu désires tout simplement que je vive alors, dis-moi seulement pourquoi tu as essayé de me tuer, ce jour-là.

-Te...tuer ? s'est étranglé Hakuei après qu'un silence de plomb les eût recouverts. Natsuki, qu'est-ce que tu racontes ? Déjà, la dernière fois tu as parlé de cela... Mais, tu divagues, pas vrai. Je n'ai jamais essayé de te tuer, moi.
Hakuei allait poser ses mains sur les joues du jeune homme, mais celui-ci enserra délicatement ses poignets et les écarta. Il poussa un profond soupir de lassitude et de résignation, avant de baisser la tête.
-Tu t'en souviens, Hakuei. J'en suis certain. Alors si tu veux ma confiance, dis-moi seulement pourquoi. Pourquoi, alors que tu prétends vouloir profondément que je vive, tu as essayé de me tuer d'une balle ce jour où j'étais pris au milieu des policiers sous tes yeux indifférents ?

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

La première chose qu'a remarquée Kyô en pénétrant chez Satsuki, c'était les tic-tac discrets et harmonieux de la pendule. Un doux métronome qui berçait sa conscience au même rythme que ses propres battements de cœur. Égreneuse du temps comme lui, elle comptait chaque seconde de sa vie. À chacune qui passait, c'était une seconde en moins à vivre, et une de plus qui faisait déjà partie du passé. Il s'est senti inexorablement attiré par la pendule.
Elle était faite d'un bois massif et sombre que Kyô n'aurait su identifier, et la gangue du pendule semblait être faite d'un or pur et inaltérable. Il a voulu poser ses mains contre la vitre, mais comme Satsuki se tenait calmement derrière lui à l'observer, il n'a pas osé.
Tic-tac, tic-tac. Sans même s'en rendre compte la respiration de Kyô a pris la cadence du temps qui s'en va vers un voyage sans retour. Il inhale et exhale à une mesure beaucoup plus rapide que d'habitude. C'est comme ça que Kyô se rend compte qu'il n'a absolument jamais fait attention à sa propre respiration, à ce qui le maintenait en vie naturellement depuis sa naissance, tout comme une mère aime naturellement son enfant lorsqu'il vient au monde. Kyô s'est dit, comme ça au fond de lui, que comme l'amour d'une mère peut disparaître subitement, il peut en être de même pour la vie.
Mais les aiguilles noires se baladaient impunément sur les chiffres romains comme si elles se moquaient bien de tout ça, l'une avançant beaucoup plus vite que les autres qui semblaient prendre tout leur temps.
C'est normal, a pensé Kyô, elles, elles peuvent avoir tout le temps qu'elles veulent. Aussi longtemps qu'un humain prendra soin de cette horloge, les aiguilles avanceront lentement mais sûrement. Et si c'était Satsuki, cette horloge ne devait pas avoir peur de mourir.
Il a sincèrement pensé cela, Kyô, mais en même temps sa peur de mourir à lui l'a traversé comme un subit raz-de-marée glacé avant de disparaître au loin, laissant sur son passage un désert dévasté.
Pourtant, Satsuki se tient là, aux côtés de Kyô. Il est bel et bien là, sa présence n'est pas un rêve, et le reflet de l'homme qui se tient à ses côtés, pudiquement en retrait, lui sourit.
-Elle est vraiment belle, cette horloge.

Kyô avait pensé s'exprimer d'une voix claire et articulée, pourtant ses mots n'étaient que des soldats décimés après leur lutte pour sortir de sa gorge.
Il a eu honte, sans vraiment savoir pourquoi.
-Où est-ce que tu as eu cette horloge ? Tu ne m'avais pas dit que tu en avais acheté une.
Sur le reflet, le visage harmonieux de Satsuki s'assombrit. Une expression de surprise mêlée d'inquiétude se creuse sur son front.
-Je l'avais depuis le début, Kyô. Cette horloge... j'en ai hérité de mes parents.

Kyô se retourne vers lui. Satsuki sent une pointe infime mais empoisonnée transpercer son cœur. Le regard que Kyô pose sur lui est vide.
Comme si en ce moment même, il ne se trouvait plus rien que du vent froid à l'intérieur de l'esprit de Kyô.
-Je suis désolé, a-t-il murmuré.
Il semblait vraiment sur le point de pleurer. Contrit, Satsuki s'est doucement approché de lui et a posé une main sur son épaule.
-Mais pourquoi, Kyô ?
-Je ne savais pas que tes parents étaient morts.
-Ils ne le sont pas.

Kyô a levé vers Satsuki des yeux si drôlement étonnés que cela semblait effacer toute la tristesse encore présente un instant plus tôt. Satsuki n'a pu réprimer un rire attendri.
-Ne te moque pas de moi ! se fâcha Kyô qui devenait rouge.
-En disant que j'en avais hérité, je voulais simplement dire qu'ils me l'ont donnée. Mais ils sont vivants.
-S'ils sont vivants, pourquoi est-ce qu'ils ne sont pas avec toi ?
-Mais... ils sont partis vivre leur retraite dans le Hokkaïdo. De plus, je suis un adulte, tu ne penses pas ? Vivre avec mes parents encore à mon âge, ce serait assez bizarre et ennuyeux, je suppose.
-Tu penses que ce serait plus triste que de vivre seul ?

Kyô s'est détourné de Satsuki et s'est lentement avancé vers la fenêtre avant d'y poser son front. À travers la vitre, les rayons blancs de l'hiver caressaient agréablement son visage. Il ferma les yeux, savourant cette chaleur inespérée.
-Je ne trouve pas cela triste que de vivre seul. J'ai toujours aimé la solitude.
-Alors, ça veut dire que je te dérange lorsque je viens te voir ?

Le rire cristallin de Satsuki a retenti de plus belle, faisant planer dans l'air une symphonie légère d'une voix enchanteresse.
-Cela n'a rien à voir. Toi, tu peux venir tant que tu le souhaites.
-Moi ? répéta Kyô en glissant son front contre la vitre vers la droite.
-Oui, toi.
-Ça veut dire que les autres n'en ont pas le droit ? De te voir...
-Mis à part toi, qui est-ce qui aurait une raison de venir me voir aussi souvent ? Je veux dire... avant que je ne te rencontre, jamais personne ne m'avait manifesté un tel attachement. Bien, je ne voudrais pas paraître prétentieux mais, je suppose que si tu viens me voir si souvent alors que je te l'avais interdit, il y a une raison.
-Et quelle est cette raison, d'après toi ?
Kyô a adressé à Satsuki un visage illuminé d'un radieux sourire. Cela était si inhabituel que Satsuki en fut sur le coup déstabilisé.
-Je ne sais pas, balbutia-t-il. Tu as compris que je n'étais pas un Ange, pas vrai ? Alors pourquoi, maintenant je ne sais toujours pas...
-Au début, je pensais que c'était simplement à cause de la porte.

Kyô s'est éloigné de la fenêtre et est venu s'affaler sur le canapé, l'air subitement harassé.
-La... porte ?
Les lèvres de Satsuki remuaient à peine, comme si une torpeur totale s'était emparée de lui et avait paralysé son corps.
Pourtant à l'intérieur, son esprit bouillonnait. Ses yeux brillants exprimaient un trouble sans limite. Kyô s'en est presque voulu, et honteux il a détourné le regard.
-Tu vois Satsuki, derrière cette porte où à présent c'est toi que je peux trouver, vivait auparavant la première personne qui m'ait jamais aimé.

-J'ai dit la première, a ajouté Kyô dans un rire nerveux, mais en réalité c'est peut-être aussi la dernière. Ah, vois-tu Satsuki, j'ai dit cela en pensant à toi, mais il est idiot et vaniteux de penser que toi, tu m'aimes.
-Kyô, l'autre jour, lorsque nous allions à la Fourrière...

Satsuki s'est tu, désorienté par le regard intriguant de Kyô.
Celui-ci a baissé les yeux comme s'il était à présent trop fatigué pour seulement garder les paupières ouvertes. Pourtant il s'est levé, dans un mouvement extrêmement saccadé et lent qui n'avait rien de naturel, et s'est avancé vers Satsuki. Ce dernier l'a regardé s'approcher sans rien dire, et c'est tout naturellement qu'il a tendu les bras lorsque Kyô est venu poser son front contre sa poitrine.
-Je voyais mes souvenirs, Satsuki. Derrière ta porte rouge, j'ai vu mes plus beaux et mes plus traumatisants souvenirs. Ce n'est sans doute pas un hasard si je me suis laissé tomber à genoux devant elle. Peut-être que... je voulais la revoir... Elle était juste derrière cette porte rouge, dans ce passé si lointain et si proche. Mais tu vois, Satsuki, il était bien sûr impossible que je la retrouve, pourtant au fond de moi j'avais gardé le fol et infime espoir que je ne la retrouve. À la place de ça... c'est toi qui es arrivé. Et tu sais, Satsuki, même si elle me manque, même si j'avais vraiment besoin de la voir, je suis heureux de t'avoir rencontré. Satsuki, je suis vraiment heureux et soulagé de te connaître.

Il ne semblait pas triste. La voix de Kyô ne laissait déceler aucune tristesse pourtant, Satsuki a senti les larmes l'envahir. Il les a laissées couler à flots comme elles venaient, simplement, et c'est avec une infinie tendresse qu'il n'aurait jamais soupçonnée qu'il a passé ses mains délicates dans les cheveux du jeune homme. L'un se reposait, le second pleurait, mais le plus important dans la scène était peut-être que, tout simplement, ils s'étreignaient comme s'ils ne voulaient plus jamais se quitter.
-Kyô, est-ce que tu as peur de me l'avouer ? C'était ta mère, n'est-ce pas ? Ta mère a vécu dans ce même appartement, et alors toi aussi... Mais dis, Kyô, ça ne me regarde sans doute pas mais tu vois, j'ai extrêmement peur pour toi. À cause de ce que tu as dit sans même le réaliser l'autre jour, alors que tu nous menais à la Fourrière... Tu as dit qu'il n'y aurait pas de mort parce que ton père n'était pas là. Ton père, Kyô, ton père, qui est-ce qu'il a tué ?

Bien sûr, Kyô n'a pas répondu. Il faisait semblant de dormir, ou bien dormait vraiment dans l'étreinte lénifiante de Satsuki, ou alors il savait tout simplement qu'il était inutile de répondre. Parce que la réponse, Satsuki la connaissait.
 
 
 
 
 
 
 


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-Je n'aurais jamais cru que ce mioche aurait pu déjouer mes plans... Est-ce qu'il l'a fait exprès, ou bien était-ce involontaire ? Quoi qu'il en soit, je me suis trouvé confronté à un obstacle se présentant à moi sous la forme d'une insupportable midinette. Les choses ne se sont pas passées comme prévues.
-Alors quel est ton second plan ? Car tu en as un, n'est-ce pas, Mao ?

Mao a levé un regard torve vers l'homme qui le toisait, figé comme une statue de cire. Il s'est redressé et a planté ses yeux froids dans les siens.
-J'en ai un. J'atteindrai mon but par la force. Tout est là-dedans, dit-il dans un rictus en tapotant son index contre sa tempe. La force est une question de mental. Mais avant ça...
Il s'arrêta un instant, sortit un paquet de cigarettes de sa poche pour en extraire une qu'il garda entre ses lèvres avant d'allumer son briquet.
-C'est interdit de fumer, ici.
-Désolé.
Toutefois Mao tira longuement sur sa première bouffée, indifférent. Il leva la tête vers le plafond d'une propreté immaculée qui contrastait vulgairement avec le reste du bâtiment. Il ferma les yeux, savourant la fumée qui pénétrait dans ses poumons.
-Avant de passer au deuxième acte, je dois prendre des précautions. Ce gamin, là... j'ai comme l'impression qu'il essaiera de me mettre des bâtons dans les roues. Il ne faut pas se fier à son air innocent et naïf. On dirait qu'il se doute de quelque chose. Ou alors, sa peur vient seulement du fait qu'il est trop sensible...
               Mao renversa la tête en arrière, explosant d'un rire dément et suraigu.
-Seigneur, mais on dirait vraiment qu'il y tient ! À ce chien d'Asagi...

Il s'est brusquement immobilisé, tenant sa cigarette en l'air entre ses deux doigts, et a fixé le sol de ses yeux vides. Torpeur brutale.
La cendre s'accumulait au bout de la cigarette et finit par tomber sur le bout de sa chaussure, entamant le cuir verni. Il n'avait rien remarqué.
-Et comment comptes-tu le tuer ?

Imperceptiblement, les yeux de Mao se sont écarquillés sans quitter un instant le sol. Il a dégluti. D'un coup de poignet il a essuyé la sueur qui perlait sur ses tempes. Ses mains tremblaient tellement que même la cigarette semblait être trop lourde pour qu'il puisse la tenir un instant de plus. Ses pupilles étaient dilatées, il a été pris d'un soudain frisson et a étiré le col de son pull jusqu'à hauteur de sa bouche.
-Je n'ai encore jamais fait ça.
Le Directeur l'a toisé d'un œil intrigué et empli de reproches.
-Tu veux dire que tu ne vas pas le faire ?
-Je n'ai jamais eu recours à ce genre de choses.
-Mais ce gamin est dangereux, tu l'as dit toi-même. Comment comptes-tu t'en débarrasser ?
-Je... Ça ira, ne vous inquiétez pas. Vous pouvez me faire confiance pour cela. Après tout, celui que je vise est Asagi. Mais pour que la balle atteigne Asagi, elle doit traverser Ryô qui se tient toujours devant son frère pour lui servir de bouclier. Oui, ce sera simple. Parce que ma balle a déjà touché Ryô en plein cœur, ce n'est plus qu'une question de temps pour qu'elle ne le traverse et atteigne celui que je vise.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Où est-ce que tu étais passé ? s'est écrié Ryô tandis que son frère se tenait sur le seuil de la porte, la mine sombre.
Alors que Ryô se jetait sur lui pour l'étreindre, Asagi le repoussa d'un violent coup de coude qui plongea l'homme dans un stupeur totale. Incrédule, il observa du coin de l'œil Asagi s'avancer dans le salon et se laisser choir sur le canapé dans un soupir de lassitude.
-Asagi ! Où est-ce que tu étais passé ? Cette nuit... Hier après-midi, tu es parti sans même me prévenir et voilà que tu ne rentres pas ! Je me suis fait un sang d'encre ! Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Où étais-tu ?
-Ne me parle pas comme si tu étais ma mère ! protesta l'homme en balançant un coussin à la figure de son frère.
La mine décomposée, Ryô se baissa et ramassa le coussin qu'il tint fermement contre sa poitrine comme une protection.
-Mais, j'ai eu peur... C'est compréhensible, non ? J'ai eu peur de te perdre à nouveau.
-Tu es si agaçant... cracha Asagi. Mon frère, tu parles. Avec toi, je redeviens un gosse.
Il allait rajouter quelque chose mais s'est ravisé et a subitement tourné un regard vif vers Ryô qui se tenait immobile sans rien dire.
-En parlant de gosse, j'étais chez Mashiro.
Le visage de Ryô blêmit.
-Je pensais que tu ne l'aimais pas.
-C'est la vérité, tu sais. Mais, je ne pouvais pas le laisser seul. Après ce qui lui est arrivé, je ne pouvais pas. Bien, en réalité je ne me doutais pas du tout, lorsque je suis parti le voir, qu'il me faudrait rester chez lui pour le veiller. Il s'est trouvé cependant que je n'avais pas le choix. J'ai l'impression que je lui suis redevable alors, comme je n'aime pas ce sentiment, je suis resté avec lui. À présent nous sommes quittes, et il n'est plus utile que je le revoie. Donc, sois gentil, ne l'invite plus jamais chez nous, c'est d'accord ?

Asagi se força à sourire à son frère en hochant la tête comme pour le persuader. Interdit, Ryô restait inerte à le dévisager de ses yeux brillants.
-Mais qu'es-tu venu faire chez Mashiro ?

Asagi allait dire quelque chose mais s'est tu, effaré, comme si la question le plongeait dans un état de trouble total. Il a semblé perdu un moment, cherchant une réponse dans son esprit, et son teint avait viré au blafard lorsqu'il a bredouillé :
-Je ne sais pas. Après la visite de Mao j'ai eu l'impression de m'inquiéter pour Mashiro. Alors, comme ça je suis venu, je crois que je ne m'en suis pas vraiment rendu compte, tu comprends, ce n'était pas vraiment le fait de ma volonté, je n'étais pas réellement conscient mais je suis venu comme poussé par une nécessité intérieure et puis... je suis resté. Oui, il fallait que je reste avec lui sinon...
-Sinon quoi ?

-Je ne peux pas te répondre, a articulé Asagi d'une voix blanche après avoir installé un long silence.
-Tu as... avec lui ?
D'abord resté interdit sous le choc, Asagi a ensuite jeté un regard d'une froide noirceur à son frère et s'est levé sans un mot pour se diriger vers sa chambre.
-Réponds-moi, Asagi !
-Comment peux-tu seulement même envisager une chose pareille ne serait-ce qu'une seule seconde ?! a explosé l'homme en tapant brutalement du poing contre la porte.
Ryô recula, effrayé. Son frère bouillait de rage.
-Lui... avec lui ! M'as-tu bien regardé ?! Qui crois-tu que je suis ?! Penses-tu que je m'abaisserais à ça ?! Oh, Ryô, parfois je ne te comprends pas, parfois tu ne comprends rien, et dans ces moments-là je te hais plus que tout !

Ryô voulut répondre quelque chose mais seuls des sons discordants et dénués de sens sortaient de sa gorge qui s'étranglait sous les sanglots apparaissants. Face à la mine détruite de son frère, Asagi poussa un long soupir et, résigné, vint prendre l'homme dans ses bras.
-Non, écoute, ne pleure pas Ryô. Ce n'est pas vrai, j'ai dit cela sous le coup de l'énervement, mais je t'aime, et je n'aime que toi, tu le sais ? Je suis désolé de t'avoir causé du souci. Mais tu me surprotèges, sais-tu seulement quel âge j'ai ? J'ai trente-six ans, Ryô, rends-toi compte ! Tu me couves comme tu le faisais lorsque nous étions à l'école primaire. Mais je suis un adulte, je n'ai pas besoin de cela. Je ne risque rien.
-J'ai cru... hoqueta Ryô en agrippant de ses doigts tremblants les bras doux de son frère, j'ai cru qu'ils t'avaient repris... Je suis retourné à la Fourrière, mais tu n'étais pas là. J'étais tellement soulagé, pourtant ma peur ne s'en est que plus accrue ensuite.

Contrit, Asagi déposa un chaste baiser au creux du cou de son frère. Il passa longuement ses mains dans ses cheveux noir corbeau, sachant que ce geste l'apaisait, puis lui adressa un tendre sourire. Entre les mains douces d'Asagi, Ryô avait le sentiment de redevenir un enfant.
-Tu sais, Ryô, je crois que tu devrais m'écouter.

Le ton subitement empli de gravité d'Asagi troubla profondément l'homme. Il haussa les sourcils, écarquillant ses yeux brillant d'interrogation.
-Mashiro... a fait une crise grave. Il a momentanément été victime d'atroces hallucinations et... a failli me tuer avec un couteau en me prenant pour un militaire entré chez lui par effraction pour l'assassiner.

Ryô allait pousser un cri quand la main ferme d'Asagi s'appuya sur sa bouche. Il haleta, horrifié par les mots que venaient de prononcer son frère. Celui-ci le dévisageait du haut de sa taille, et ses yeux semblaient renfermer une profonde détresse mêlée de tristesse. Au creux de sa poitrine, le cœur de Ryô battait effrénément.
-Ryô, tu ne voudras sans doute pas m'écouter mais, je t'en prie, tu ne dois plus jamais faire confiance à Mao.


Un son strident et continu a traversé le vide blanc qui s'était creusé dans l'esprit chamboulé de Ryô. Il a sursauté, suant, et s'est précipitamment détaché des mains de son frère pour se jeter sur son téléphone.
-Allô ?
-Ryô ? C'est moi.

Ryô a jeté un subreptice regard vers son frère et, dans une légère inclination d'excuse, il alla s'enfermer dans sa chambre.
-Tu es là ?
-Oui, excuse-moi. Tu... vas bien ?
-Moi, je vais bien, a fait la voix de Mao d'un ton si détaché que c'en était étrange. Mais ce n'est pas le cas de tout le monde.
Ryô a senti son cœur se serrer.
-Que veux-tu dire ? a-t-il demandé avec une pointe d'angoisse.
-Dis, Ryô, je pense que tu devrais venir chez moi. Avec Asagi, aussi. Mashiro pleure, tu sais, depuis tout à l'heure, il ne cesse de pleurer en appelant Asagi.
-Mashiro est chez toi ? s'étrangla Ryô en sentant une panique irrationnelle le gagner.

Silence à l'autre bout du fil.

-Mao, réponds-moi, que s'est-il passé ?
-Vous devriez venir immédiatement, Ryô. Mashiro est vraiment sous le choc. Tu sais, si le hasard n'avait pas fait que je me retrouve ici à ce moment-là, si je ne m'étais pas trouvé là pour intervenir à temps, Mashiro aurait mis fin à ses jours.

L'écran du téléphone s'est fendu en deux en tombant sur le sol. Lorsqu'il a vu le visage blafard de son frère qui sortait de sa chambre, Asagi a cru sentir le monde s'écrouler sous lui.
 
 
 
 
 


                                                ~~~~~~~~~~~~~~
 
 
 
 
 
 

-Où est-il ?! s'est exclamé Ryô en saisissant brutalement Mao lorsqu'il leur eut ouvert la porte de son minuscule appartement.
Absolument impassible, Mao empoigna Ryô pour le dissuader d'une main de fer de continuer à le toucher. Il leva ses yeux froids et dénués d'émotion vers Asagi qui, se tenant droit derrière son frère, surplombait la pièce restreinte et désordonnée d'un œil quelque peu méprisant. Au côté droit de ses lèvres se dessinait l'ombre d'une grimace de dégoût. Asagi n'a rien dit, pourtant, et à la fin il a reporté son regard sur Mao.
-Qu'est-ce que tu lui as fait ?
Le ton était neutre, sans agressivité ni colère, simplement il avait dit cela d'un ton naturel comme s'il eût été évident que c'était Mao qui avait fait quelque chose à Mashiro. Le jeune homme eut un petit rire.
-Ah, moi, je ne lui ai rien fait.
Asagi considéra encore un moment Mao, le scrutant de plus en plus profondément comme s'il cherchait à déceler la vérité en lui, puis sans un mot a pénétré à l'intérieur de l'appartement sans même se déchausser, marchant méticuleusement pour ne pas poser les pieds sur les innombrables objets qui traînaient sur le sol malpropre.
La petite pièce tenait lieu de salon et de cuisine, celle-ci se trouvant à sa droite, minuscule, et dans l'évier une vaisselle sale trempait dans une eau à l'aspect douteux.
-Mashiro, prononça Asagi en étrécissant les yeux sur chaque objet sur lequel son regard se posait, des casseroles accrochées au mur jusqu'aux fenêtres.
Mao désigna mollement du bras une porte coulissante à la gauche d'Asagi.
-Il est là, dans ma chambre, fit-il négligemment.
Ce dernier ne manqua pas de jeter un dernier regard suspicieux à Mao, comme si les mots "dans ma chambre" avaient éveillé en lui des doutes quand à l'intégrité de l'homme envers Mashiro. Il adressa un mince sourire à son frère suivi d'une inclination de la tête pour lui intimer de rester ici et, lentement, avec une pointe d'angoisse, il fit coulisser le panneau de bois.



Sa première réaction fut un mouvement de recul. Il flottait dans la pièce un relent de sueur et de tabac. Il a porté sa main à sa bouche, écoeuré et indigné. Comment Mao pouvait-il laisser Mashiro dans un lieu aussi malsain, et de surcroît aussi désordonné que si un groupe de yakuzas avait tout retourné et saccagé ? De plus la pièce était plongée dans la pénombre, et Asagi se précipita vers les volets fermés pour les rouvrir. Les rayons du soleil déferlèrent dans l'espace clos comme une onde de bienfaisance. Il se tourna vers le lit. Sous les draps qui, eux, semblaient plutôt propres, se dessinait la forme recroquevillée de Mashiro. Asagi s'avança avec hésitation, craignant une vive réaction de la part du jeune homme, mais celui-ci demeurait immobile, caché sous la vague de tissu emmêlé, comme s'il ne l'avait même pas entendu. Asagi s'assit précautionneusement sur le rebord du lit, prenant garde à ne pas le brusquer.
-Mashiro, murmura-t-il.
Il n'y eut aucune réaction. Asagi soupira. Peut-être faisait-il semblant de dormir ? Il porta les yeux à la fenêtre, se perdit dans l'horizon cruellement limité par les immeubles qui grouillaient dans le quartier, l'esprit dans le vague. Mashiro avait-il vraiment tenté de mettre fin à ses jours ? Cela paraissait trop inconcevable. Un acte pareil, et même l'idée seule de celui-ci semblait totalement contre-nature à cet être candide et insouciant. Quelque part au fond de lui, Asagi s'est dit que Mashiro devait bien trop respecter toute vie humaine pour oser attenter à ses propres jours. Il a baissé ses yeux qui à son insu se recouvrirent d'un voile de mélancolie.
Asagi a tendu ses mains, paumes ouvertes, et les a contemplées. Ses mains longues et blanches, ses mains trop fines qui avaient perdu de leur vigueur et de leur assurance, affaiblies par son séjour à la Fourrière, ses mains dont l'éclat s'était terni, ses mains qui n'avaient pas assez de force pour protéger qui que ce soit, pas même pour se protéger lui-même.
Pourtant, malgré tout...
Un son infime sortit Asagi de ses pensées. Il tourna la tête vers Mashiro, ou plutôt vers cette forme corporelle finement sculptée sous les draps qui, à peine perceptiblement, se remuait.
-Mashiro ?
Il a tendu la main avant de s'immobiliser. Il est resté plusieurs secondes ainsi, la main tendue, figé. Mais cette main... Aussi faible fût-elle, même si sa grâce s'était rompue, même si sa force s'en était allée, même si elle n'était pas capable de protéger quiconque... Cette main-là, pensait-il, ne portait aucune souillure en elle. Non, en touchant Mashiro, il ne pourrait pas le souiller.
C'est avec un fond d'inquiétude qu'Asagi a posé cette main là où il supposait être l'épaule du garçon. Sous les draps, Mashiro a tressauté.
-Va-t'en...
Sa voix était si faible et tremblante qu'Asagi n'était pas certain d'avoir bien compris. Contrit, il a approché son visage.
-Mashiro, qu'est-ce qui...
-Va-t'en !
Une nuée blonde a filé devant les yeux abasourdis d'Asagi, et en un éclair Mashiro s'est retrouvé à l'autre bout de la pièce, plaqué contre le coin du mur, terrorisé.
-Va-t'en, a-t-il répété en sanglotant.
Asagi a cru sentir son cœur se déchirer. Il a écarquillé les yeux sans revenir à ce qu'il voyait. Était-ce bien Mashiro qui se tenait là en face de lui, tremblant de tout son être, en le fixant de cet air qu'il n'avait jamais vu ? Un air suppliant et horrifié. Comme si Asagi avait été un bourreau que le jeune homme suppliait d'épargner. Il était juste méconnaissable. Non, Mashiro était une espèce d'enfant énergique, naïf et insupportable, pas cette personne paralysée par la peur et l'horreur et qui lui inspirait beaucoup trop de pitié. Un brut sentiment de tendresse l'envahit, et à contrecoeur Asagi laissa couler en lui le désir ardent de réconforter cet être qui semblait se décomposer sur place. Mais il ne pouvait pas même bouger.
Était-ce vraiment lui ? Ce jeune homme qui semblait sur le point de ployer, blafard comme la mort, aux yeux exorbités et larmoyants, à la chevelure désordonnée, au visage couvert de traces noires, ce maquillage que les larmes inaltérables avaient fait couler, et à la robe déchirée ?
À la robe déchirée. Le sang d'Asagi n'a fait qu'un tour.
-Qu'est-ce que...
Il n'a pas pu finir sa phrase. Lentement il s'approcha, et au fur et à mesure qu'il avançait la terreur de Mashiro semblait s'accroître, défigurait sa frimousse d'ange torturé, et le garçon se laissa glisser contre le mur, se recroquevillant au coin de la pièce.
-N'approche pas, sanglotait-il compulsivement. Ne m'approche pas...
-Mais, Mashiro, c'est toi qui voulais...

Le hurlement glaçant de Mashiro a retenti dans l'appartement lorsque la main d'Asagi s'est posée sur sa joue.
Il s'était mis à genoux, front contre sol, et se secouait de toutes parts sous les sanglots :
-Ne me touche pas, suppliait-il, ne me touche pas...
Pourtant, paradoxalement, sa petite main frêle s'agrippait désespérément au pantalon de l'homme. Asagi le regardait là, si faible et prostré, dépassé par la situation.
-Pourquoi, Mashiro ? Pourquoi ?
-Tu n'as pas le droit. Parce que personne n'a le droit de me toucher, alors va-t'en. Je ne veux pas... Va-t'en.
-Mashiro, s'étrangla Asagi, au bord des larmes de détresse, je t'en supplie, dis-moi ce qu'il s'est passé. Qu'est-ce que tu as voulu faire ? Pourquoi avoir voulu mettre fin à tes jours ?
Comme le garçon demeurait prostré à terre à pleurer sans pouvoir s'arrêter, Asagi se baissa à sa hauteur et passa sa main sous son menton. Le geste de Mashiro fut immédiat et violent. Il le repoussa comme s'il s'agissait de la peste, terrorisé.
Il le fixait de ses grands yeux larmoyants, les lèvres entrouvertes, sans rien dire comme si les mots qu'il avait voulu prononcer s'étaient trouvés étouffés par l'angoisse.
-D'accord, a déclaré Asagi d'une voix blanche. Je ne vais pas te toucher.

Sentencieusement, il s'est levé, et Mashiro l'a observé s'avancer vers le lit pour saisir l'immense drap sous lequel il était caché un instant plus tôt. Mashiro s'est rabattu dans son coin et a attendu craintivement qu'Asagi ne revienne.
Il a poussé un petit cri de stupeur lorsque le long pan de tissu blanc s'est abattu sur lui et qu'il s'est senti tiré en avant.
-Maintenant, n'aie plus peur. Après tout, ce n'est que moi, tu sais.
Perdu dans ce drap blanc qui l'enveloppait complètement et qui cachait même ses yeux, Mashiro a levé son visage blême vers Asagi. D'entre ses tendres lèvres roses entrouvertes s'échappait un son indécis.
Il a senti des bras se refermer sur lui, ces mêmes bras dans lesquels la veille à peine, il s'était réveillé après avoir eu ces affreuses hallucinations...
Il a baissé la tête, ne laissant apercevoir à Asagi que quelques mèches de cheveux dorées dépassant de-ci de-là.
-Comme ça, ce n'est pas toi que je touche. Pas vrai ? Tu es protégé par ce drap, je ne te touche pas. Alors, ne crains rien.

Pendant un instant de silence où Asagi l'observait avec contrition, Mashiro s'est dit que ce serait bien s'il s'endormait là, dans ces bras protecteurs. Mais la terreur dont il ne parvenait à se défaire l'empêchait seulement de fermer les yeux. Il a reniflé, luttant pour réprimer ses sanglots.
-Asagi ?
Au son de cette voix fluette, Asagi a instinctivement un peu plus resserré ses bras autour du corps fragile.
-Oui ?
-Je ne veux pas... être un objet. Mais j'ai peur, je suis mort de peur... Si Mao n'avait pas été là pour me sauver, à présent je ne serais plus rien qu'un objet réduit en miettes.

Asagi n'a pas répondu. Il n'y avait pas lieu de répondre. L'horreur de Mashiro lorsqu'il l'avait touché, ses yeux implorants et terrorisés, sa robe déchirée, ses paroles désespérées, rien ne laissait de doute.
Alors, lentement, doucement, Asagi a passé ses bras autour de la taille de Mashiro et délicatement l'a soulevé, il pesait le poids d'une plume Mashiro, et ce petit corps si pur et pourtant malmené, il l'a porté dans ses bras et est venu le déposer sur le lit avec toute la précaution du monde comme s'il s'agissait du plus fragile et précieux des trésors. Mashiro perdu dans ce drap beaucoup trop grand a écarquillé ses yeux brillants vers lui, et sans un mot Asagi s'est allongé, a passé son bras derrière son dos fin, l'a attiré contre lui, le visage de Mashiro s'est retrouvé contre sa poitrine, il a senti l'odeur d'Asagi, comme ça, et il a fermé les yeux en essayant de se laisser bercer, et bercé, il l'était, la main d'Asagi caressait son dos à travers le tissu, mais ce geste n'avait rien de déplacé, et puis comme il commençait à sentir les battements paniqués de son cœur se calmer, il a senti aussi les lèvres d'Asagi s'appuyer chastement sur son front.
-Ne crois rien. Je ne te supporte toujours pas. Et puis, tu es encore plus affreux avec tout ce maquillage qui a coulé. Cependant, tu as besoin de dormir. Dors, Mashiro, repose-toi. Tu peux dormir autant que tu veux Mashiro, car si tu le souhaites, je resterai avec toi durant tout le temps pour veiller sur ton sommeil. Et tant que je serai là, je ne laisserai personne te faire le moindre mal.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Sans savoir pourquoi, Ryô s'est trouvé infiniment triste. Il avait les mains jointes sur la table, le regard dans le vague, et lorsque Mao a posé une tasse devant lui pour lui servir le café fort qu'il avait demandé, il a contemplé béatement le liquide sombre duquel s'échappait un voile de vapeur. C'est cette scène qu'il a trouvée infiniment triste.
Il y avait Mao, debout à côté de la table, qui lui servait son café et lui qui restait là, silencieux, impuissant et désabusé. Ryô l'a remercié d'un faible signe de tête et a poussé un soupir. Il s'est renfoncé dans sa chaise pour mieux observer la tasse fumante sans daigner la prendre.
-Merci infiniment.
Mao a tiré une chaise pour s'asseoir en face de lui et l'a dévisagé, étonné.
-Ce n'est que du café, tu sais.
Il a observé le visage morne de Ryô encore quelques secondes, cherchant à déceler ce qui n'allait pas chez lui, puis a haussé les épaules et s'est allumé une cigarette. Le crachotement de la flamme a fait lever les yeux de Ryô.
-Je parlais de Mashiro.
Mao a de nouveau haussé les épaules, d'un air encore plus indifférent cette fois. Il a longuement aspiré la fumée, renversant la tête en arrière. Il a laissé chacun de ses muscles se décontracter et a fini par fermer les yeux de bien-être. Pénétrant à l'intérieur de lui, il a senti la fumée l'anesthésier.
-Ce n'est rien, tu sais.
Les mains de Ryô tremblaient nerveusement sur la table. Il essayait de se contrôler mais c'est comme si ses nerfs s'agitaient par leur propre volonté. Il est devenu brusquement pâle, d'un coup. Mao a eu un sursaut de surprise.
-Qu'est-ce que tu as ? Eh, tu ne vas pas clamser chez moi, j'ai assez d'ennuis comme ça !
Ryô ne quittait pas son regard exorbité de la porte, celle par laquelle Asagi était rentré quelques instants plus tôt pour rejoindre Mashiro.
-Je ne crois pas que ce ne soit rien, tu sais...
Sa voix n'était plus la même. Mao a senti une pointe d'angoisse naître en lui. Il a tiré une bouffée interminable sur sa cigarette. La voix de Ryô semblait avoir vieilli de trente années d'un seul coup.
-Parce que tu as dit qu'il a tenté de mettre fin à ses jours.
Mao a hoché la tête. Il a effectué une troublante grimace lorsqu'il a vu la cendre tomber sur sa chemise.
-C'est ce qu'il aurait fait si je n'avais pas été là, dit-il en époussetant la cendre avant d'écraser la cigarette à moitié consommée contre le cendrier pour s'en rallumer une autre.
La fumée incommodait Ryô, mais celui-ci ne disait rien. Ses yeux secs le brûlaient.
-Mais à quoi pensait ce mioche ? Ah, je me demande...
Mao semblait soliloquer plutôt que de s'adresser à son interlocuteur.
-Dès le début, c'était dangereux.
Il a ricané. Son regard se perdait vers la fenêtre en traversant Ryô qui était devenu invisible.
-Avec un physique comme le sien, il ne pouvait pas passer inaperçu. Dis, dans le fond, je pense qu'il l'a vraiment cherché. Je l'ai toujours su, moi. Il joue les saintes-nitouches mais il est bardé de désirs souillés.
-De quoi est-ce que tu parles ? articula Ryô d'une voix rauque. Il l'a vraiment cherché... de quoi est-ce que tu parles ?
-Quand on y pense, n'importe qui aurait envie de violer Mashiro, pas vrai ?

Le ciel s'est effondré sur le crâne de Ryô. Il a plaqué ses mains sur ses cheveux, grimaçant, comme une douleur diffuse prenait son cerveau.
-Mao, tu mens... Il n'a pas subi ça.
Cette fois, Mao a ostensiblement dévisagé Ryô comme s'il était un tas d'ordures pestilentielles.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que non, ils ne l'ont pas violé ! Bien, ils ont essayé bien sûr, il te suffira de le voir pour t'en rendre compte, mais puisque je suis arrivé à temps... Ah, c'est une vraie chance que j'aie été là. Mais dis-moi, Ryô, tu ne trouves pas ça étrange, toi ? Je veux dire... Ce gosse ressemble à une fille ! Il se maquille, s'habille comme une midinette, et est l'archétype même de tous les fantasmes les plus tordus ! Alors, qu'un garçon pareil se balade dans les ruelles les plus mal fréquentées de Kabuki-chô, tu ne trouves pas cela bizarre ?
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Mao a fermé les yeux. D'entre ses lèvres entrouvertes s'échappaient de délicats volutes de fumée qui s'éparpillèrent dans les airs. Il a frotté son pouce contre son index.
-Il cherche à se faire de l'argent par les moyens les plus faciles. Le problème, c'est qu'il y en a toujours qui essaient d'avoir le produit sans payer.
 
 
 
 
 
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Mashiro a sursauté, brutalement extirpé de son sommeil. Il a poussé un gémissement de terreur mais très vite les mains d'Asagi vinrent se glisser dans ses cheveux et il demeura silencieux, sentant les battements de son cœur cogner avec force contre sa poitrine.
-Qu'est-ce que c'était ? murmura Mashiro.
-On dirait que quelque chose est tombé. Ce doit être Mao, cet homme est si peu délicat.
-J'ai plutôt l'impression que tout l'appartement s'est écroulé.

Mashiro avait dit ça d'une voix menue et quelque peu angoissée. Asagi a souri, et par le col entrouvert de sa chemise il a senti le souffle chaud et irrégulier du jeune homme contre son cou.
-Ne t'inquiète pas. Je vais aller voir ce qui s'est passé.
Il s'est levé mais au moment où il allait quitter la chambre, le bras de Mashiro s'est refermé sur lui. Asagi s'est retourné, intrigué, avant de sentir son cœur chavirer face au visage décomposé du garçon.
-S'il te plaît, implorait Mashiro, ne me laisse pas seul.
Asagi l'a observé un moment, troublé et indécis, avant de pousser un soupir.
-Je vais seulement dans la pièce d'à côté. Je reviens.
-Mais...

La phrase de Mashiro a été interrompue par un hurlement guttural.

Lorsque les deux hommes se sont précipités hors de la pièce, ils sont restés statufiés sous le choc.
La table avait été renversée, des mégots de cigarettes et des débris de tasses traînaient sur le sol, ce sol sur lequel Mao était étendu, recouvert d'un Ryô méconnaissable tant le visage était déformé par la rage.
-Mais qu'est-ce que tu fais ?! Lâche-le !

Mao suffoquait. Son corps se débattait sous le poids de Ryô mais très vite le souffle lui manqua et il ne put que se résoudre à subir l'étranglement féroce que l'homme lui infligeait. Asagi était foudroyé d'horreur. Le visage de son frère était défiguré par une haine abyssale.
-Va t'en !
Avant qu'Asagi n'ait pu agir, Mashiro s'était déjà jeté sur l'homme. Ryô roula à terre et se redressa péniblement tandis que Mashiro prenait le corps tremblant d'un Mao traumatisé dans ses bras.
-Espèce de fou ! sanglotait Mashiro tandis que Mao se laissait reposer contre sa frêle mais chaude poitrine. Es-tu devenu malade ?! Ryô, réponds-moi ! Pourquoi est-ce que tu lui fais ça ?

Les yeux de Ryô étaient démentiellement exorbités sur Mao. Son corps entier était secoué de frissons et il tenait à peine debout, chancelait, prêt à ployer. Asagi s'est précipité sur son frère pour le soutenir avant qu'il ne s'écroule.
Quand les bras d'Asagi se sont tendrement refermés sur lui, Ryô a laissé couler toutes ses larmes de détresse.
-Pardon, pardon, je ne voulais pas, je ne me rendais pas compte... Je suis en train de devenir fou, Asagi aide-moi, je deviens fou, je ne réalisais pas ce que je faisais. Mais je suis épuisé, je t'en prie ne m'en veux pas, et d'un seul coup j'ai senti la colère me gagner et je n'ai pas pu la surmonter... Mashiro, il t'avait traité de catin ! Cet homme que tu es en train de réconforter t'a traité de catin et a prétendu que tu avais cherché ce que tu as subi !
-Et tu penses que c'est une excuse ?

Les yeux de Mashiro reflétaient toute la rancœur et le chagrin contenus en lui. Il a appuyé sa main contre le crâne de Mao qui a enfoui son visage au creux de son cou.
-Cet homme m'a sauvé la vie. Sans lui, j'aurais subi la pire des tortures et aurais sans doute mis fin à mes jours. Alors, tu penses que des mots peuvent effacer cela ? Tu penses qu'après l'acte de bravoure et d'humanité dont il a fait preuve, il lui suffit de prononcer de telles choses pour tout enrayer ? Qu'importe qu'il l'ait dit ou non, et je me fous bien qu'il le pense. Lui, il m'a sauvé... Peut-être que je suis une catin à ses yeux, mais malgré tout il a risqué sa vie pour me sauver ! Tu ne peux pas comprendre ! À présent il pourra m'entacher de toutes les accusations qu'il veut, rien ne pourra altérer la noblesse dont il a fait preuve ! Mao a prouvé qu'il est un être humain, et de plus un héros, et personne n'a le droit de lever la main sur lui ! Tu es ignoble, Ryô, je te déteste !

La respiration sifflante de Mashiro était saccadée. Il fixait de ses yeux noirs et emplis de larmes Ryô qui, prisonnier dans les bras d'Asagi, était bien trop terrassé pour seulement prononcer un mot. Il n'a pu que baisser la tête et, du bout des lèvres, articuler des mots d'excuses que nul ne pouvait entendre.

-Mao, comment te sens-tu ?
Mashiro saisit délicatement le visage fiévreux de Mao entre ses mains, plantant son regard humide dans le sien. Mao lui a adressé un sourire réconfortant.
-Tu es idiot, tu sais. Ne t'en fais pas pour moi. Depuis quand est-ce que tu te soucies de moi, hein ? Hier encore, tu me détestais, et parce que je t'ai sauvé tu me surprotèges ? Ce ne serait pas du narcissisme, ça ? Mais plus que Ryô, c'est peut-être toi qui es ignoble.
À la surprise de tout le monde, Mashiro a hoché la tête, les lèvres serrées, avant d'éclater bruyamment en sanglots.
Mao s'est détaché de lui et s'est relevé qui le regardait avec condescendance.
-Pauvre enfant. Asagi, plutôt que de consoler ton frère, tu devrais t'occuper de lui. Vraiment, il est beaucoup trop fragile. C'est dangereux, tu sais... C'est vraiment dangereux.

Mais Asagi n'a pas bougé. Il fusillait Mao du regard, un regard brillant d'un éclat vif et tranchant, un éclat qui semblait l'accuser de tous les maux.
-Mashiro, relève-toi, a-t-il fait d'une voix tendre en reportant des yeux plus doux sur le garçon prostré.

Le visage ruisselant de larmes noires, les cheveux emmêlés, la robe déchirée, le jeune homme s'est redressé et sans un regard, sans un mot, s'est enfui en dehors de la maison.

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