Merry-go-Wound -chapitre douzième

Juliet

-Pour t'avoir violenté de la sorte, Takeru, je te demande pardon.

Asagi continuait à marcher sans relâche, son profil dissimulé derrière le tissu noir de son capuchon. Le garçon le suivait à ses côtés, accélérant sans cesse le rythme pour suivre celui de l'homme qui avançait depuis plusieurs minutes de ce même pas raide et précipité.
-Asagi, tu ne veux pas me dire où est-ce que tu m'entraînes ? Dis, pourquoi est-ce que tu es venu ici ? Tu n'aurais pas dû... Tu pleurais tout à l'heure, Asagi, je t'ai vu. C'est cette ambiance de misère et de malheur régnant autour de toi qui te rend si nerveux, Asagi...
-Je ne pleurais pas !
Il fit volte-face, les traits défigurés par la colère, mais son regard se radoucit peu à peu lorsqu'à nouveau, il vit le visage défait du garçon.
-Je voulais dire que ce n'était pas la raison pour laquelle je pleurais, soupira-t-il.
-Asagi, pourquoi est-ce que tu pleurais alors ?
-Ce n'est pas ton problème, toi. Viens.
Il l'a tiré plus fort encore, et Takeru fut forcé de le suivre à travers ces champs de désolations qui faisaient naître des larmes dans ses yeux si jamais il avait le malheur de détacher le regard du sol pour le croiser accidentellement avec celui, vide et morne, d'un vieillard rachitique ou d'un enfant sans parents.
-Asagi, je veux rentrer au château.
-Ne me parle pas avec ce ton plaintif. Si tu n'es pas content, tu n'avais qu'à pas demander au Roi une autorisation de sortir en ville.
-Mais ce n'est pas en ville, ici, ce n'est rien qu'une espèce de ghetto où tous les malheurs du monde se mélangent, et puis, tu étais bien plus agréable tout à l'heure, maintenant tu ne fais que me gronder, j'en ai marre.
-Je ne peux pas croire que tu parles ainsi. L'on dirait un gamin de huit ans qui boude.
-Si j'avais eu huit ans, j'espère au moins que tu aurais eu la décence de ne pas m'amener ici.
Asagi s'est arrêté si brusquement que le garçon qui ne s'était aperçu de rien manqua tomber en trébuchant sur le pied de l'homme. Il a levé la tête, ahuri, et a eu un instinctif mouvement de recul en voyant la colère scintiller dans les yeux d'Asagi.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Mais rien, Asagi. C'est juste que cet endroit est bien trop malsain pour...
-Si tu n'es pas content, alors pars d'ici plutôt que de te plaindre.
-Mais je n'ai jamais demandé à venir ici, moi. C'est toi qui y es allé tandis que ce n'était pas prévu.
-Je t'ai dit que je n'ai pas fait exprès de venir ici ! gronda Asagi.
-Tu veux dire que l'on s'est perdus ? avança le garçon avec inquiétude.
-Bien sûr que non, ne me prends pas pour un imbécile !
-Alors, tu as fait exprès de venir ici, conclut catégoriquement Takeru.
-Non ! Ce que je veux dire est que...
Asagi se tut un instant, les yeux rivés dans le vague comme s'il cherchait ses mots, pensif, avant qu'il ne pousse un soupir d'agacement.
-Laisse tomber. Maintenant, on s'en va. Je t'emmène manger.
-Je t'ai dit que je voulais rentrer au château. Ta compagnie est devenue désagréable.
-Si ma compagnie ne plaît pas à Monsieur alors Monsieur est libre de rester ici pendant que je m'en vais profiter seul des joies d'une vie fastueuse.
-Ce que tu as un sale tempérament.
-Je n'autoriserai pas un gamin à me parler de la sorte. Tu n'as pas le choix , si tu ne viens pas manger avec moi, tu seras forcé de rester seul ici à attendre que je ne revienne te chercher, puisque tu ne saurais retrouver seul ton chemin.
-Tu redeviendras gentil, si je viens avec toi ?
Asagi est demeuré un instant muet, à le fixer avec stupeur, avant de murmurer d'un air embarrassé :
-Qu'est-ce que c'est, gentil ?
Takeru a baissé les yeux, sentant le rouge de la honte lui monter aux joues.
-Je ne sais pas... Gentil, comme tu l'as été la dernière fois, quand tu m'as promis que parfois tu viendrais dormir avec moi la nuit pour ne pas que j'aie peur...

Silence. Asagi semblait hagard.
-Tu veux dire que tu veux que ce soir j'aille te rejoindre dans ta chambre ? avança-t-il avec la plus parfaite innocence.
-Non ! Je voulais seulement te donner un exemple de gentillesse... Bien, ce n'est pas grave, le rassura Takeru dans un lumineux sourire. Tu n'as pas besoin d'être gentil. Même si tu m'as grondé, en réalité, tu l'es resté quand même.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit l'homme en étrécissant des yeux intrigués.
-Mais, ça, Asagi... Je vois bien que tu es en colère pourtant, tu n'as rien dit à propos de cela.
-Mais, à propos de quoi, enfin ?
-Cela, Asagi. Ça doit te hanter et c'est sans doute cela qui te rend si irascible pourtant, Asagi, tu n'as rien dit à propos de ce que tu as vu.
Le silence dubitatif d'Asagi plongea Takeru dans un profond malaise. Le cœur serré à l'idée d'avoir commis une grave erreur, il a balbutié :
-Asagi, tu l'as vu aussi, n'est-ce pas ? Lorsque nous nous sommes perdus l'un l'autre... Tu l'as vu, non ?
-Quoi donc, Takeru ?
Le garçon a dégluti. Sondant le regard d'Asagi dans l'espoir d'y trouver un réconfort, l'assurance dans les yeux inquiets de l'homme que celui-ci savait déjà, Takeru a fini par articuler du bout des lèvres, comme s'il prononçait un secret sacré :
-Toshiya.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Œillade. Deux perles noires qui scintillent dans la malice d'une concupiscence discrète, mais fatale.
Un sourire rouge et ardent comme un sang en ébullition, deux fossettes qui se creusent comme se creuse au creux du ventre un désir silencieusement intimé. Un haussement d'épaules nonchalant et naturel mais qui dévoile la forme ronde et lisse d'un bout de charme dont la peau blanche paraît d'une douceur savoureuse. Une gorge fine tendue, un filtre de cigarettes entre deux lèvres aussi délicates que provocantes, la fumée qui s'envole en sillons savamment étudiés et un battement de paupières furtif qui cache un regard complice pour un autre, voilé de langueur et d'attente. Le corps détendu est appuyé contre le mur, le visage levé vers le ciel gris, et toute sa blancheur détonne au milieu de ces cheveux noirs qui semblent inviter des doigts coquins à se perdre dans la passion de leur soie.
Une jambe se replie, le talon appuyé contre le mur, et se dévoile une cuisse ferme et blanche à côté de laquelle tombe lâchement le pan noir et mauve brodé de fils d'or de la robe fendue.
La cigarette tenue entre les longs doigts graciles, les deux lèvres s'entrouvrent et laissent échapper un soupir, assez léger pour faire planer le mystère, assez fort pour être perçu.
Si la fascination n'a pas de nom, elle a au moins un corps et un visage. Un visage que l'attirance illumine d'un intriguant sourire en coin.
-Combien pour ta petite beauté ?
Petit rire. Une poitrine lisse et délicate, suggérée par un bustier largement décolleté, se secoue. Un visage raffiné se penche légèrement, et deux yeux noirs rivent leur éclat sur l'homme en face d'eux.
-Cela dépend de ce que vous désirez.
 Ils ne se connaissent pas mais pourtant, alors que l'un garde sa distance, l'autre se rapproche. Le contact intime et tiède d'une main caressante sur la cuisse dénudée.
-Tout. Pour toute la nuit.
Un nouveau rire, dont l'éclat plus franc cette fois divulgue une sensation de fraîcheur.
-Êtes-vous certain d'en avoir la force ?
-Ma force est à la hauteur de mon envie, répond une voix suave au creux de son oreille.
Alors un sourire. Un regard. Un murmure du bout des lèvres et dans le décor, deux silhouettes se fondent en une seule et s'éloignent vers un endroit où le plaisir reste confiné.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Alors, est-ce que c'est suffisant ?
Au pied de l'entrée du grand bâtiment qui s'étendait derrière lui, Toshiya s'est figé. Les lèvres entrouvertes laissant entrapercevoir deux bouts de dents blanches, les yeux agrandis brillants en une expression d'inquiétude, il est resté paralysé comme devant lui, Miyavi se tenait là, imposant.  
Il posait sur lui un regard vague qui semblait ne pas le voir.
-Allez, Toshiya, dit-il d'un ton si lent que ce n'en était pas naturel. Dis-moi si c'était suffisant pour toi.
-Miyavi, de quoi est-ce que tu parles ? chevrota son ami qui parcourut les rues autour de lui du regard comme pour y chercher désespérément quelque chose.
-Mais, de l'argent, Toshiya. L'argent que cet homme t'a donné... Est-ce que c'était suffisant ?
Pas de réponse. Toshiya s'avance vers Miyavi, droit et fier dans la splendeur de sa débauche.
-Je peux savoir ce que tu fais ici ?
-Non, Toshiya, murmure Miyavi dont les yeux s'emplissent de larmes. Tu ne dois pas me haïr.

De ses mains tremblantes il vient tendrement caresser le visage de son ami, approchant ses lèvres des siennes au-delà de la limite imposée par la décence. Du regard, Miyavi le supplie.
-Non, Toshiya, tu ne dois pas me haïr, parce que je suis ton ami, pas vrai ?
-Est-ce qu'un véritable ami m'aurait suivi jusqu'ici pour venir se mêler de ce qui ne le regarde pas ? trancha froidement l'homme.
-Toshiya, je t'en prie. Je voulais simplement savoir... Dis-moi, est-ce que tu as eu assez ?
-Si tu veux tout savoir, Miyavi, j'ai tant plu à cet homme qu'il m'a donné presque le double de ce que je lui avais demandé. Mais tu sais quoi ? Même ainsi, cela ne suffit pas. Pour cette raison, j'aimerais que tu me laisses tranquille. J'ai encore du travail.
Sur ces mots, Toshiya s'éloigne, les talons compensés de ses chaussures s'enfonçant dans le sol boueux.
-Attends !
Miyavi le poursuit et, dans un élan de panique, Toshiya se met à fuir, courant péniblement dans ces chaussures trop inconfortables et cette robe qui lui serre la taille au point de ne pouvoir respirer.
-Toshiya, je t'en prie !
-À la fin, qu'est-ce que tu me veux ?! hurle-t-il, haletant. Va-t'en ! Va-t'en, parasite ! Je ne veux pas te...
 Dans un cri suraigu, Toshiya sent son équilibre flancher sur le sol glissant et il s'étale de tout son long sur la boue, meurtri. Miyavi s'accroupit à sa hauteur, mais d'un geste violent Toshiya repousse son aide, amer.
-Il ne te suffit plus de m'avoir humilié lorsque je suis parti ! Il t'a fallu me suivre pour observer les moindres de mes faits et gestes !
-Toshiya, ce n'est pas ce que tu crois ; nous sommes venus parce que nous nous inquiétions...
-"Nous" ? répète l'homme dont le visage diaphane vire subitement au blafard. Qui est "nous", Miyavi ?
-Non, personne, je veux dire... Toshiya, regarde-moi...
-Ne me touche pas de la sorte ! explose l'homme, défiguré par la colère.

Il se débat, tente de se redresser mais à nouveau il glisse et s'affale à genoux. Il pousse un cri de rage lorsqu'il sent les bras de Miyavi se resserrer autour de sa taille pour l'empêcher de bouger.
-Comment oses-tu faire ça ?! Je te dis de me lâcher, ou tu peux définitivement dire adieu à l'amitié que je continuais à te porter jusque-là !
Mais plus il lutte, plus l'emprise de Miyavi se resserre et Toshiya finit étalé, recouvert de tout son long par Miyavi dont les yeux exorbités laissent entrapercevoir un éclat de folie.
-Allez, murmure-t-il fiévreusement. Dis-moi, Toshiya... Est-ce que tu veux de moi ? J'ai de l'argent, Toshiya, j'ai économisé tant d'argent, si tu savais, alors je te le donne, oui, Toshiya, si tu le veux je te le donne alors en échange, est-ce que tu veux abandonner ces bourreaux pour passer la nuit avec moi ?
-Tu perds complètement la tête ! Lâche-moi !
-Pourquoi ? Pourquoi est-ce que moi qui suis ton ami, tu me demandes de te lâcher ?! Est-ce que ma simple présence te dégoûte ? Pourtant, tous ces inconnus vicieux qui ne veulent rien connaître de toi autre que ton corps, tu les laisses te pénétrer, non ? Et moi, je n'ai pas même le droit de te toucher ?!
-Tu n'es vraiment qu'une ordure... Indigne ! Tu es indigne, Miyavi ! Va-t'en !
-Toshiya, je t'en supplie, écoute-moi. Je ne veux que ton bonheur. Si seulement tu acceptais de voir la réalité en face alors tu pourrais...
-Et qu'est-ce que c'est que la réalité ?


Miyavi a senti son cœur se serrer. Désarmé, il a contemplé sans rien pouvoir dire ni faire le visage défait que Toshiya lui présentait. Ces lèvres crispées en une grimace de chagrin, ces yeux envahis de détresse, tout cela a fait surgir en Miyavi un sentiment profond de culpabilité. Il a desserré les liens avec lesquels il retenait Toshiya pourtant, l'homme est demeuré immobile sous lui.
-Tu peux me le dire ? faisait-il d'une voix amenuisée sous le poids de sanglots durement réprimés. Dis-le moi, Miyavi. Est-ce que tout cela n'est pas réel, pour toi ? N'est-ce pas la réalité ? Depuis le début, ne marchons-nous qu'au beau milieu d'illusions ? Ou bien est-ce que ce que nous sommes, ce que nous faisons est bel et bien ancré dans nos vies réelles ? Dis-moi ce qu'il en est pour toi, Miyavi. Tu n'as jamais eu l'impression que les vies que nous menions étaient bien la réalité ? Parce que moi, tu sais... Tout cela m'a paru toujours tellement réel que ça n'a jamais ressemblé le moins du monde à un rêve.
-Toshiya, je...
-Qu'est-ce que c'est que cette attitude ? Je n'arrive pas à te comprendre, Miyavi. Tu exploses de colère à chaque fois que tu sais ce que je m'apprête à faire pourtant, tu es exactement en train de m'encourager en me demandant si je veux bien coucher avec toi contre de l'argent. Alors quoi ? Je n'ai pas le droit de me prostituer auprès des autres, mais je devrais le faire auprès de toi ? Alors que tu es mon ami... Mon meilleur ami, Miyavi, et moi, parce que je t'aime au moins comme ça, Miyavi, je n'aurais jamais pu penser un seul instant à commettre une chose pareille. Parce que, je...

À ce moment-là, ses lèvres continuaient à articuler pourtant, plus aucun son ne sortait si ce n'étaient ces sanglots irrépressibles et malades qui étranglaient ses mots dans sa gorge nouée. Les larmes coulant du coin de ses yeux et le long de ses tempes venaient disparaître, avalées par la boue. Tout son corps se convulsait de sanglots, raide et sans force, envahi par les frissons d'un froid intense que même la proximité de Miyavi ne pouvait effacer. Et Miyavi dans son désarroi essuyait délicatement les larmes du jeune homme, touchait son front brûlant de fièvre, murmurant des mots de réconfort dont seuls de faibles échos parvinrent jusqu'à l'homme.
-Je ne peux pas, Miyavi, et si tu le souhaites alors je préfère te haïr, parce que...
-Chut, Toshiya. C'est oublié, calme-toi...
-Parce que même si ce n'est qu'avec toi seul, je veux être aux yeux de quelqu'un autre chose qu'un jouet. Miyavi, moi, à tes yeux... Je veux être une vraie personne que tu aimeras pour autre chose que son corps.
Miyavi s'est tu. Trop honteux pour oser demander pardon, trop peiné pour le consoler, trop blessé pour le prendre dans ses bras, Miyavi n'a pu que se contenter d'essuyer fiévreusement les larmes de son ami, le cœur empli de culpabilité.
-Toshiya, je...
Mais Miyavi n'eut pas même le temps de finir qu'il sentit une force le tirer brusquement en arrière et Miyavi finit propulsé contre le sol, le corps roué de coups.
-Arrête ! faisait le hurlement strident de Toshiya.
Mais les coups fusaient encore et encore, toujours plus enragés, les jambes, les côtes, le ventre, le visage aussi. Le monde de Miyavi ne devenait plus que douleurs et goût de sang, dans la musique de fond tragique des supplications horrifiées de Toshiya.
-Atsuaki, arrête ! Il est mon meilleur ami !

Aussitôt les coups stoppèrent, et à travers ses yeux voilés par l'anesthésie de la douleur, Miyavi distinguait les contours flous de la silhouette d'Atsuaki. Atsuaki dont la voix résonna dans ses tympans avec menace :
-Ton meilleur ami ? Ce déchet qui te tenait plaqué dans la boue un instant plus tôt ? Ne disais-tu pas, Toshiya, que tu allais te débarrasser de lui ?
-C'était un mensonge, faisait la voix plaintive de Toshiya qui s'amenuisait sous la peur. Je t'en prie, Atsuaki... Il ne m'a rien fait de mal. Il était simplement venu me voir... Lorsque tu m'as appelé tandis que j'étais encore dans la chambre d'hôtel en me disant que tu avais aperçu l'un de ces hommes qui étaient avec moi l'autre jour, j'ai su que c'était lui... C'est parce que je ne voulais pas que tu lui fasses quelque chose que je t'ai dit que je me débarrasserais de lui.
-Cette enflure a essayé de t'enrôler ! explosa Atsuaki dont les poings tremblaient de rage.
-Toi ! Tu nous écoutais ! Tu avais dit que tu nous laisserais seuls !
-Je ne peux pas te faire confiance ! C'est parce que tu agis toujours ainsi que j'ai préféré te surveiller !
-En quoi ne peux-tu pas me faire confiance ?! T'ai-je déjà trahi, Atsuaki ?! Ne t'ai-je pas défendu auprès de mon meilleur ami ?! Toi, tous les jours, la seule chose que tu sais dire est que je ne suis pas digne de confiance ! Mais c'est toi qui es incapable de faire confiance, Atsuaki ! Tout cela n'est que délires de ta part, mais si tu as peur même qu'il se passe quelque chose avec mon meilleur ami alors, pourquoi est-ce que ça ne te gêne pas quand je passe dans les lits des inconnus ?! Qu'est-ce qui te déplaît, Atsuaki ? Que mon corps puisse appartenir à d'autres ? Je ne pense pas, non, sinon je n'aurais jamais été ce que je suis, mais ce dont tu as peur, Atsuaki, est que quelqu'un de plus attachant que toi m'arrache à ton emprise !
-Qu'est-ce que tu veux dire ? cingla Atsuaki qui s'avançait dangereusement vers Toshiya.
-Ce que je veux dire, Atsuaki, ou plutôt ce que je veux savoir, et est-ce que je suis autre chose à tes yeux qu'un moyen de gagner de l'argent et de prendre ton pied ?!
 
 

 
 
 

-Toshiya !
Tout s'est passé très vite. Toshiya eut à peine le temps de voir une lame se diriger vers son visage qu'un éclair blond est passé devant ses yeux. Il y a eu un gémissement de douleur, un bruit sourd, un corps qui s'affaisse dans la boue, et les yeux exorbités de Toshiya fixant avec terreur le corps de son frère sous lequel s'étendait de plus en plus largement une flaque de sang.
-Et lui ? C'était ton meilleur ami aussi, peut-être ?
 


Non. Ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ? Bien sûr, ça ne peut être qu'un cauchemar. Parce que cet homme, là, baigné dans son sang, il était vivant l'instant d'avant. Il était vivant et il hurlait son nom, d'une voix rauque propulsée par l'énergie du désespoir. Il était là et il s'est jeté devant lui pour le protéger d'un coup qu'il n'avait pas même eu le temps de voir venir.
Cet homme-là, ce n'est pas son meilleur ami, non. Cet homme-là, c'est bien plus que tout en ce monde.
Cet homme, c'est Kyô. Cet homme, c'est son frère.
Toshiya pleure, il pleure sans le savoir, il ne se rend compte de rien, tout a disparu autour de lui, tout n'est devenu qu'une cacophonie chaotique de silence, et à travers un voile trouble il distingue le corps de Kyô affalé sur le ventre, affalé dans la boue et le sang.
Toshiya ne sait pas qu'à côté de lui, Miyavi est venu le prendre dans ses bras. Toshiya ne sait pas que devant lui, Atsuaki observe son œuvre avec horreur. Toshiya ne sait pas qu'il crie, qu'il crie si fort que les échos de sa voix se répercutent loin, si loin que quelque part dans un endroit dont il ignore même l'existence, des centaines de colombes s'affolent dans leur palais de verre.

Ce que Toshiya comprend, c'est qu'un monde entier s'est arrêté de tourner.

Et avec lui, le temps s'est arrêté aussi. C'est pour cela que, lorsque ses pleurs se sont enfin taris d'épuisement, Toshiya aurait été incapable de dire combien de secondes, de minutes ou d'heures il avait pleuré au moment où il a vu devant ses yeux une silhouette noire lui tourner le dos.
Hébété, le corps secoué de hoquets convulsifs, sans même voir qu'une présence nouvelle s'était installée à ses côtés, Toshiya a levé la tête vers cette masse sombre et imposante qui semblait faire face à Atsuaki. Et c'est une voix caverneuse qui a prononcé ces mots :
-Cet homme, est-ce que tu l'aimes ?
Silence. C'est à Atsuaki que la silhouette mystérieuse fait face pourtant, Toshiya n'est pas certain de savoir à qui est-ce qu'elle s'adresse. Caché derrière le corps enveloppé de ténèbres, Atsuaki est devenu invisible.
-Réponds-moi. Est-ce que tu aimes cet homme ?

Silence. Toshiya réalise enfin que depuis le début, les bras de Miyavi le serrent de toutes leurs forces. Et sur cette étreinte une autre encore, plus frêle peut-être mais envahie de tendresse, l'assaille encore. Toshiya ne sait pas de qui vient cette deuxième étreinte. Elle est là, il la sent, et c'est tout. Il n'ose pas regarder à côté de lui. Encore moins sous lui où il sait le corps de son frère inerte.
De toute façon, même s'il l'avait voulu, Toshiya n'aurait pas pu détacher son regard de cette silhouette noire.
-En quoi est-ce que ça te regarde ? Qui es-tu ? fait la voix acide d'Atsuaki.
-Il me semble t'avoir posé une question.
La silhouette s'avance. Atsuaki semble demeurer de marbre, mais en réalité il est si pétrifié par ce visage blafard aux yeux si sombres qui lui fait face qu'il ne peut bouger.
-Est-ce que...
-Oui, je l'aime.

La silhouette s'immobilise. En face des yeux brillants d'Atsuaki, un sourire sardonique s'étire sur des lèvres délicates et les entrouvre, laissant apercevoir à l'entrebâillement de ces portes l'ombre de l'enfer.
-Alors que tu l'as fait pleurer comme ça, tu crois que je vais te laisser mentir ?

Ce n'est pas un homme qui a terrassé Atsuaki. Lorsqu'il s'est retrouvé étalé sur la boue, immobilisé par le poids intense de cette masse de muscles tendus, il a compris alors. L'homme à l'apparence si forte et sereine qui se trouvait devant lui l'instant d'avant n'était devenu plus qu'un animal sauvage prêt à le dévorer. Littéralement.
Mais sous le poids intense de la rage incarnée qui l'immobilisait de toutes parts, se débattre était impossible, et Atsuaki n'a pu que pousser un hurlement déchirant de douleur lorsqu'il a senti des crocs s'implanter profondément dans sa gorge.
Un chien enragé qui déchiquette sa proie. Une masse de muscles saillants que la haine a rendu statue de marbre s'agite dans des grognements étouffés.
-Asagi, arrête !

Quelle faible force que celle qui agrippe ses mains moites au bras du monstre. Par-delà le voile qui couvre ses yeux, Atsuaki distingue une silhouette frêle et blonde qui tente désespérément d'arracher l'animal à son emprise. Atsuaki sourit. Il sourit et rit du comique de la situation pour oublier les crocs acérés, bon sang, mais ce ne sont que des dents humaines, alors pourquoi sont-elles si pointues et impitoyables ? Il est transi de douleur, Atsuaki ; c'est la férocité même qui s'implante dans sa poitrine et un faible gémissement s'échappe de sa gorge. Juste à côté de lui il entend des pleurs, ça ressemble à des pleurs d'enfant.
Est-ce qu'un enfant oserait s'opposer à ce monstre cruel ?
-Asagi, je t'en prie, lâche-le, tu vas le tuer...
Atsuaki s'épuise. Il ferme les yeux. Il n'essaie plus de lutter, pas même de respirer. Il y a trop de rage qui l'assaille et immobilise jusqu'à ses poumons. À côté de lui, il entend encore les pleurs de l'enfant.
-Asagi, si tu as besoin de te défouler, alors fais-le sur moi, Asagi, mais arrête, tu vas le tuer...
Râle. Souffle chaud. Une morsure mort sûre. Le délice du supplice. Il entend des craquements de tissu, son buste se soulève brusquement pour retomber sur le sol. Atsuaki est torse nu et dans la chair ferme de son ventre il sent la douleur déchiqueter avidement sa viande. "Dévoré".
Ainsi va-t-il finir ? Dévoré par un être humain à la puissance d'un tigre et à l'âme d'un démon ?
Atsuaki ouvre les yeux. Même l'étendue de gris qui se présente au-dessus de lui est trouble. Le ciel semble s'éloigner pourtant, il devrait s'en rapprocher. La douleur est anesthésiante. Il voudrait dormir mais les battements dans sa poitrine sont si violents qu'ils retentissent comme des tambours de guerre.
Et dévoré littéralement il finira, comme il a dévoré symboliquement un homme qu'il a prétendu aimer...
Un homme qu'il aurait dû aimer, pourtant. Si seulement il n'y avait pas cette faille irréparable en lui...
Atsuaki tend aveuglément la main vers le ciel. Et il en sent une autre, fine et froide, l'envelopper tendrement mais presque aussitôt la violence déchire son bras et Atsuaki, pour ne pas crier de douleur, se mord les lèvres jusqu'au sang.
Mais quel visage porte ce garçon à la voix si jeune qui semble pleurer pour lui ?
-Asagi, je t'en prie, réalise... Réalise ce que tu fais, Asagi, tu es juste en train de devenir fou, mais ce n'est pas toi, Asagi, toi... Le Asagi que je connais est infiniment gentil !

Atsuaki ne se rend même pas compte. Qu'il rit à gorge déployée. Et que plus il rit, plus il pleure aussi.

"Ne fais pas cela. N'essaie pas de me sauver. Il va te tuer, tu sais, si tu t'opposes à sa justice il te tuera tout comme j'ai tué celui qui a voulu sauver Toshiya.
Moi, j'ai tué quelqu'un qui l'aimait sincèrement.
Jeune garçon, pauvre garçon naïf et intrépide, alors il te tuera si tu défends quelqu'un qui ne mérite aucun pardon."

-Asagi, si tu deviens un criminel alors, il ne me restera plus qu'à mettre fin à mes jours !

Qu'est-ce que c'était ? Les mots que vient de hurler ce garçon, Atsuaki ne les a pas compris. Il s'est dit un peu confusément que c'était peut-être une formule magique. Parce qu'alors, la symphonie macabre de râles et de grognements s'est arrêtée, et Atsuaki a senti par-delà sa conscience anesthésiée son corps tout entier se libérer d'un poids intense. Il entrouvre les yeux. La couleur grise du ciel est toujours la même.
Il y a des douleurs, des douleurs profondes qui le tenaillent un peu partout sur sa poitrine, son ventre, son cou et ses bras pourtant, il a l'impression que toutes ces douleurs se diffusent en lui et se rejoignent en un même point pour combler un vide profond dans son cœur.
Un vent frais de début d'automne glace son torse nu et il frémit, les lèvres tremblantes.
-Atsuaki !

C'est la voix de Toshiya. Il la reconnaîtrait entre mille. Des bras tendres le prennent et l'étreignent en même temps qu'une chaleur diffuse l'emplit de toutes parts et se mélange au délice de la douleur. Lentement il glisse son visage le long de cette poitrine qui l'accueille et vient humer l'effluve naturel émanant du cou de l'homme. Atsuaki grelotte, il est transi de froid mais il sourit, et de ses lèvres sèches s'échappe un murmure :
-Je te demande pardon.
C'est une main tendre et chaude qui lui caresse le dos. Mais c'est une voix froide et infaillible qui lui répond :
-Non, Atsuaki. Ce que tu as fait, rien jamais ne te le fera pardonner.
Atsuaki sourit. Il laisse échapper un rire et hoche la tête, en silence, ses paupières sont closes et, contre cette chaleur qu'il sait goûter pour la dernière fois, il s'évanouit.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 

-Ne me touche pas, espèce d'horreur !
Affolé, Takeru se jette de tout son long sur la banquette de la diligence, enfouissant son visage au creux de ses mains. Mais très vite la poigne d'Asagi le force à dévoiler son visage ruisselant de larmes et il observe, terrorisé, Asagi qui s'agenouille en face de lui.
-Je ne voulais pas te faire pleurer, Takeru, pardonne-moi, supplie-t-il.
Sur ces mots, il se redresse légèrement et tend son visage vers celui du garçon qui se débat dans un cri strident.
-Non ! Ne m'embrasse pas avec tes lèvres souillées de sang !
-Takeru, je ne te veux pas de mal...
-Monstre ! Espèce de monstre, d'horreur,de démon, de vampire, d'animal, de sans cœur, va-t'en, éloigne-toi de moi, n'ose pas me regarder avec ces yeux suppliants tandis que dégouline la marque de ton crime sur tes lèvres ! Ne me touche pas !

D'un coup de pied compulsif Takeru propulse Asagi en arrière qui s'étale, souffle coupé.
-Je ne l'oublierai pas, Asagi, jamais. Durant tout ce temps, j'ai fait confiance à un assassin.
    Sur le sol Asagi halète, ses lèvres rouges tordues en une grimace de douleur. Les pieds sur la banquette et les jambes repliées contre lui comme pour se protéger d'une éventuelle riposte, Takeru le toise, les yeux plissés de dégoût.
-Même si cet homme est une ordure, tu n'avais pas le droit.
Asagi se relève péniblement, affichant une expression de surprise lorsqu'il voit la position du garçon, et il vient s'asseoir le ventre plié en face de lui, le regard fuyant.
-Il a failli tuer Kyô. S'il avait été mort, cet homme n'en aurait pas plus ressenti de regrets.
-Kyô s'est jeté devant son frère pour le protéger. C'est Toshiya qu'Atsuaki voulait tuer.
-Le fait que ce soit Toshiya te paraît moins grave ? rétorque froidement Asagi.

Takeru baisse honteusement la tête. Jetant de furtifs coups d'œil vers l'homme, il s'aperçoit que celui-ci ne le regarde pas. Quelque part, cela le rassure.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais Asagi, tu n'as pas le droit de faire une chose pareille. Tu comprends ? Tu joues peut-être le rôle d'un chien de garde au château, mais tu n'as jamais été un chien alors, n'agis pas comme tel. Si tu commets un crime, tu en seras puni au même titre que tout le monde, tu sais ?
-Il a commis un crime aussi, et jamais personne ne l'a puni. Une ordure comme lui ne mérite pas d'avoir la chance de vivre. Il le lui fallait comprendre. Je n'avais pas l'intention de le tuer.
-Ce n'est pas l'impression que tu donnais. Asagi, tu avais complètement perdu conscience du monde qui t'entourait, la seule chose qui existait alors était ton obsession de détruire cet homme.
-Comment est-ce qu'un petit gamin comme toi peut-il me donner des leçons ?
-J'ai l'impression que même Atsuaki serait en mesure de t'en donner ! Tu n'es qu'un sauvage !
-Le sauvage n'a fait que défendre Toshiya !
-En déchiquetant son amant sous ses yeux ?
-Son "amant" ? Ne me fais pas rire ! Tu étais avec moi à ce moment-là, Takeru ! Tu sais de quoi je parle ! Les hurlements de Toshiya qui nous ont alertés à ce moment-là ! C'est à cause de cet homme que Toshiya hurlait ! Cette ordure allait s'attaquer à lui et c'est son frère qu'il a poignardé sous ses yeux et lui, il a osé prétendre qu'il l'aimait ?! Ça me donne juste des envies de meurtre ! Il a dit qu'il l'aime, Takeru, sans ciller et sans détacher son regard glacé du mien il a osé dire qu'il l'aime ! De tels mots n'ont aucun sens dans la bouche d'un monstre comme lui et deviennent profanes ! Il n'avait pas le droit ! Oser prétendre l'aimer après l'avoir fait pleurer à s'en étouffer de chagrin de la sorte, c'est une humiliation bien plus cruelle que toutes les autres !
-Comment peux-tu prétendre savoir ce que Toshiya ressentait ? Tu ne sais rien. Tu penses qu'il était heureux en te voyant t'acharner comme un fauve affamé sur son amant ?
-Une catin comme toi qui a vendu son corps par choix ne peut pas comprendre !
 
 
 

 
 
 
 
 
 

Silence. En l'espace d'un battement de cils, le visage de Takeru s'est transmué en une expression figée de colère. Il s'est raidi, les  yeux exorbités, les lèvres tremblantes.
-Alors, c'est tout ce que tu as trouvé comme excuse ?
Il s'est redressé, venant se planter face à Asagi qui leva vers lui un regard noir empli de défiance. De la gorge de Takeru saillaient des veines tendues par une rage qui étranglait sa gorge d'une boule de plomb.
-Pendant combien de temps encore te serviras-tu de mon statut de vulgaire "catin" pour te disculper de tes propres fautes, dis ?
-La discussion est close, Takeru. Il ne sert à rien de parler avec toi.
-Pourquoi ?! Parce que je ne suis pas assez intelligent pour comprendre ?! Pardonne-moi, Asagi, il est vrai que je ne sais rien faire d'autre que vendre mon corps et il est évident que je ne suis doté d'aucune intelligence ! D'ailleurs, je me demande pourquoi est-ce que je m'évertue à te parler ! C'est à cause de mon idiotie suprême que je ne peux me faire comprendre de toi ! Alors, puisque je ne suis qu'une putain, pourquoi est-ce que tu n'en profites pas, Asagi ?! Après tout, tu peux me faire tout ce que tu veux, je suis bien trop bête pour seulement m'en rendre compte ! Je n'ai fait que vendre mon corps par choix sans que jamais personne ne m'y force ni sans même y faire attention alors, il est évident que je ne peux pas comprendre ce que ressent une véritable victime comme Toshiya ! Mais ce n'est pas grave, pas vrai ?! Puisque toi, Asagi, tu es là pour le comprendre !
-Ferme-la, Takeru. Tu ne sais pas de quoi tu parles.
-Bien sûr que non, je ne le sais pas, tu as oublié ?! Je ne sais rien, moi qui ne suis qu'une pauvre catin qui a choisi de vendre son corps pour aider son père ! Je ne suis qu'un pauvre déchet souillé, moi, ma place n'est que sur les trottoirs, je dois juste être beau et me taire, alors pourquoi est-ce que je parle ?!
-Assieds-toi immédiatement, grinça Asagi dont les yeux brûlaient de menace.
-Oh, je suis désolé. Je ne pensais pas que tu préférais la position assise. Mais n'oublie pas, Asagi : il faut payer avant.
Takeru n'eut pas même le temps de voir le mouvement qu'il sentit une vive douleur traverser sa joue. Il s'est étalé au sol, sonné. Alors même que Asagi se tenait là, crispé sur sa banquette, à fixer son œuvre avec un mélange d'horreur et de stupeur, Takeru a levé des yeux embués vers lui.
-Tu as osé...


 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 



 

-...Me frapper ?
Asagi se tenait là, figé et tremblant, une main appuyée sur sa joue meurtrie. Il a dégluti mais la boule de plomb qui serrait sa gorge ne disparaissait pas, et ce sont des larmes acides qui sont nées dans ses yeux. En face de lui se tenait un homme qu'il avait du mal à reconnaître.
-Cela, c'était pour avoir amené Takeru dans ce quartier, Asagi.
Un nouveau coup, encore plus fort cette fois, a heurté son menton et Asagi a gémi comme un filet de sang s'écoulait de sa bouche. Derrière le voile de ses larmes, il distinguait deux silhouettes collées l'une contre l'autre. De l'une d'elle il a entendu provenir une plainte, et Asagi a senti son cœur se serrer.
-Cela, Asagi, c'était pour avoir failli tuer cet homme.
Et à nouveau un coup d'une force décuplée par une rage sans nom s'est arrêté sur sa tempe et Asagi s'est laissé tomber à genoux, étourdi.
-Et cela, c'est pour avoir blessé Takeru.
Yoshiki s'est agenouillé, saisissant le menton de l'homme pour le forcer à soutenir son regard.
-Maître...
-Devrais-je te ramener là d'où tu viens pour avoir commis une chose pareille ?
-Maître, je vous implore...
-Tais-toi !
Asagi a poussé un cri de douleur, une main plaquée sur sa bouche, et devant lui l'une des deux silhouettes se débattait, tenue dans les bras de la seconde.
-Yoshiki, je vous en supplie ! Arrêtez ! Cela suffit !
C'est avec l'énergie du désespoir que la silhouette s'est libérée de son emprise et a couru s'agenouiller auprès d'Asagi qui ne put que sourire sans même distinguer correctement le visage du garçon.
-Asagi, pardonne-moi...
Des petites mains douces caressaient fiévreusement ses joues, s'emmêlaient dans ses longs cheveux et bientôt ce sont des bras tout entiers qui sont venus étreindre l'homme comme un visage s'enfouissait au creux de son cou.
-Asagi, je suis désolé.
-Ce n'est rien, Takeru.
Asagi rit, c'est un mélange d'émotion et de nervosité, il se dit qu'il ne devrait pas avoir le droit à cette tendresse après ce qu'il avait fait, pourtant ce n'était que tendresse que Takeru était, et Asagi le serrait au creux de son étreinte, n'osant lever les yeux vers Shinya qui se tenait en retrait, abasourdi.
-Asagi, une bonne fois pour toutes, donne-moi une bonne raison qui puisse justifier le fait que, alors que tu aurais dû amener Takeru en ville, tu l'as entraîné dans ce quartier notoire dans lequel il n'a rien à faire ! As-tu seulement conscience des dangers que représente cet endroit ?! Qu'aurais-tu fait s'il était arrivé quelque chose à Takeru ?! Ne t'ai-je pas chargé de le surveiller et le protéger ? D'ailleurs, le seul fait de lui avoir présenté ces horreurs n'était que pur sadisme de ta part !
-Je ne sais pas, Maître, concéda Asagi qui ne se sentait le courage de dire autre chose. Je vous avoue... Je ne sais pas ce qui m'a pris, je reconnais mon erreur, et je vous fais le serment de ne plus jamais commettre une telle faute. Je vous en supplie, Maître, gardez-moi auprès de vous !
-S'il vous plaît, Maître ! Gardez-le auprès de vous, ne le punissez pas ! Je crois qu'après avoir subi tout cela, il a déjà eu le châtiment qu'il méritait ! Maître...

Yoshiki est demeuré désarmé un instant, considérant avec stupéfaction Takeru qui le suppliait d'un regard brillant. Il a ri pour se donner une contenance, avant de pousser un long soupir résigné :
-Je ne suis pas ton "Maître", Takeru.
Le garçon a souri, et dans un élan de reconnaissance il se jeta dans les bras de Yoshiki qui faillit basculer en arrière. Éclatant d'un rire allègre, l'homme le souleva et embrassa la joue humide de Takeru qui le lui rendit. Shinya et Asagi observaient la scène avec circonspection, se demandant s'il fallait se réjouir ou s'inquiéter de ce brusque retournement de situation.
-Bien, Takeru, murmura Yoshiki en caressant les cheveux de l'adolescent. Je garderai Asagi auprès de moi, puisque tu y tiens tant. Mais pour l'amour du ciel, ne lui pardonne jamais de te frapper comme cela.
   Takeru hocha vigoureusement la tête, mais très vite son entrain fut affadi par une expression d'inquiétude qui ne le quittait plus.
-Qu'y a-t-il, Takeru ? s'enquit Yoshiki.
-Dites... Qu'est-ce que vous allez faire à Toshiya ?
 Cette question eut l'effet d'une onde de choc dans l'esprit de Yoshiki qui, désarçonné, détacha l'étreinte qui retenait le garçon. Ses yeux se baladant de parts et d'autres de la pièce comme pour y chercher en vain un secours, il a semblé réfléchir longtemps avant de soupirer :
-Je ne sais pas.
-Si tu dis cela, Yoshiki, c'est que tu comptes le punir, n'est-ce pas ? s'enquit Shinya.
-Je ne sais pas ce que je dois faire, bafouilla Yoshiki avec détresse. Toshiya... Avec ce qui est arrivé à son frère pour qui l'on ne sait pas dans combien de temps il sortira de l'hôpital, il n'est certainement pas en état de recevoir des remontrances. Mais dois-je laisser passer ? Après tout, il est passé outre mes règles... Avait-il besoin de le faire ? Je ne demande rien d'autre à eux tous qu'ils ne commettent pas d'actes qui puissent nuire à leur bien-être et ne voilà-t-il pas que l'un d'eux va vendre son corps ! À quoi cela sert-il donc de les garder auprès de moi si je ne peux même pas les empêcher de vivre aussi bassement ?
-Parce que c'est ce à quoi tu penses lorsque l'on te parle de prostitution, Yoshiki ? À de la bassesse ?

 Yoshiki s'est retourné et a sursauté lorsqu'il a vu le visage de Shinya qui se trouvait à quelques centimètres seulement du sien. Ses yeux noirs semblaient crier une détresse profonde en même temps qu'ils brûlaient de défiance.
-Pourquoi, Yoshiki ? Pourquoi est-ce que la bassesse est tout ce que tu es capable de voir ? Si tu dis cela, Yoshiki, tu es en train de dire aussi que tous ces gens que tu héberges chez toi ne sont à tes yeux que des personnes basses et sans honneur.
-Bien sûr que non, Shinya, ce n'est pas ce que...
-Mais tu l'as dit, Yoshiki. Tu l'as dit et tu le penses, il suffit de voir quelle fureur t'a assailli lorsque tu as appris ce qui est arrivé aujourd'hui.
-Mais je refuse qu'ils se déshonorent de la sorte !
-Qui te parle de déshonneur, Yoshiki ?! Est-ce que tu penses qu'il n'y a que du mépris à avoir envers ces pauvres gens qui vendent leurs corps non pas par plaisir, mais par obligation ou nécessité ?! Est-ce que tu penses qu'ils ont choisi délibérément de se vendre à des personnes qui ne voient en eux que des jouets sexuels ?! Tu ne penses pas que ces gens-là souffrent de leurs conditions bien plus que toi et donneraient tout pour ne plus avoir à vivre cela, mais ne peuvent rien donner puisqu'ils n'ont rien ?! Ne penses-tu pas que leur honte est assez grande pour que l'on les regarde avec mépris ? Ne penses-tu pas qu'il n'y a que de la compassion à avoir pour ces victimes qui ne méritent pas moins de bonheur que les autres ? Ne penses-tu pas que ces gens que tu accuses de n'avoir pas d'honneur en ont bien plus que ceux qui se contentent de les regarder en leur crachant dessus ? Ne penses-tu pas que ces êtres humains avec un cœur ont besoin d'autre chose que de l'argent et du dédain ?
 
 


Et plus Shinya parlait, plus sa voix s'amenuisait sous des sanglots qu'il sentait naître sans savoir pourquoi. Il a serré les lèvres, amer, dévisageant profondément Yoshiki qui, sur le coup, lança un regard de détresse en direction d'Asagi.
Mais celui-ci ne le voyait pas, parce qu'alors c'est Takeru qu'il fixait intensément. Le garçon, accablé d'un profond malaise, vint cacher son désarroi au creux des bras d'Asagi.
-Papa, est-ce que tu sais quelque chose ?
Shinya a mis un  temps avant de détacher son regard de Yoshiki pour le porter sur Takeru, surpris.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Est-ce que tu dis cela... à cause de moi ? murmura le garçon dont le cœur pulsait violemment dans la poitrine.
Shinya plissa des yeux intrigués. Il s'est avancé lentement vers Takeru autour duquel l'étreinte d'Asagi se resserra plus fermement.
-Pourquoi est-ce que je dirais cela à cause de toi, Takeru ?
-Je ne sais pas, balbutia le garçon en détournant le regard. Après ce que Sono a dit l'autre jour lorsque nous dînions... Je me suis dit que peut-être, tu l'avais cru...
-Bien sûr que non, rit Shinya, soulagé. Takeru, jamais je ne croirai ce que peut dire ce voyou. Ne t'inquiète pas, je sais bien que tu n'aurais jamais pu faire une chose pareille.

Takeru n'a pas répondu. Ignorant son père pour se cacher au creux de l'étreinte d'Asagi, il a sans le vouloir installé un profond malaise qui envahit tout le monde. Shinya n'a pas eu le temps de prononcer les mots qui lui vinrent à l'esprit qu'Asagi le coupa :
-En punissant Toshiya, Maître, alors ce serait tous ses amis que vous blâmeriez.
                                    Yoshiki s'est tu. Takeru a gémi lorsqu'il a senti des bras l'arracher au cocon protecteur d'Asagi, et il a fini dans ceux de son père qui dévisageait Yoshiki avec des yeux brillants.
-Quoi qu'il en soit, Asagi, n'entraîne plus jamais Takeru dans des lieux dangereux.

Sur ces mots, le Roi a tourné les talons et a laissé derrière lui planer un une atmosphère glaciale.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 

-Tu comptes me dévisager encore longtemps, comme cela ?
Pas de réaction. Face à Toshiya, c'était encore et toujours le même regard noir qui donnait l'impression de se river sur le mur blanc en face mais qui en réalité ne fixait que lui. Toshiya a attendu encore, les épaules voûtées, le pied tapotant nerveusement sur le sol, puis dans un soupir exaspéré il s'est relevé et est venu se coller dos contre le mur, juste à côté de Kai.
-Tu es agaçant.
-Excuse-moi, ironisa Kai avec acidité. Mais "agaçant" est un adjectif bien innocent comparé à celui de "dangereux".
-Je ne comprends pas ton allusion.
-Tu es dangereux, Toshiya.
-Si cela était pour me condamner, Kai, tu n'étais pas obligé de venir.
-Détrompe-toi. Je suis venu pour voir mon meilleur ami à l'hôpital ; je n'y suis pour rien si le hasard a fait que tu t'y rendes malheureusement au même moment que moi.
-En attendant, tu n'as pas besoin de m'accuser de fautes que je n'ai pas commises.
-Tu es bien effronté d'oser dire cela tandis que ce qui est arrivé à Kyô n'est que de ta faute.
-C'est vrai ? Oh, pardon. Comment ai-je pu oublier que je suis bien sûr celui qui l'a poignardé ?
-Ne joue pas l'idiot.
-Je n'y joue pas, j'en suis un.
-Parfaitement. Tu es un idiot, Toshiya, et je dirais même que tu es le pire abruti qui puisse exister en ce monde. Et c'est ta bêtise abyssale qui a conduit Kyô aux urgences.
-Est-ce que tu conçois au moins que même si je n'ai pas voulu cela, je n'ai pas besoin de toi pour être rongé par les remords ? prononça Toshiya d'une voix déformée par les sanglots qu'il réprimait.
-Il me plait de l'entendre. Mais si tu avais des remords dès le début, Toshiya, alors pourquoi seulement as-tu osé aller rejoindre ce fou furieux qui te servait d'amant ?
-Parce qu'il était mon amant et que je l'aimais... Que je l'aime.
-Être amoureux d'un criminel revient à approuver ses crimes. Tu n'es qu'une ordure, Toshiya.
-Quels crimes ? Il n'a fait que me prostituer, avec mon consentement.
-Il se servait de toi. L'arme de son crime, ce n'est que toi, Toshiya. Tu as accepté de l'être.
-Est-ce que cela fait de moi un assassin ?
-Tu en serais un à mes yeux si un malheur devait survenir pour Kyô.
-Qu'est-ce que tu veux que je fasse, dis ? Que je me prosterne à tes pieds et t'implore pardon pour avoir été assez naïf à croire en l'amour sincère de l'homme que j'ai aimé ?
-Ne le fais surtout pas, j'aurais envie de te vomir dessus. Me retenir est déjà assez pénible.
-Alors, il n'y a rien que je puisse faire. La seule vraie victime est Kyô. Pense ce que tu veux, je n'ai rien à fiche de toi.
-Il y a quand même une chose que tu peux faire.
-Alors, je la ferai si elle peut atténuer le poids de mes erreurs.
-Te prosterner et implorer pardon, Toshiya. Tu n'as qu'à faire ça.
L'homme a tourné la tête vers Kai, stupéfait, observant le visage de profil et parfaitement serein de celui qui ne jetait pas un seul regard en sa direction.
-Tu te moques de moi ? Tu viens de dire que...
-Mais c'est devant Miyavi que tu dois le faire.
Silence. La colère de Toshiya est aussitôt partie pour laisser place à un malaise profond.
-Miyavi ? balbutia-t-il. Mais pourquoi ?
-Parce que tu n'as fait que lui clamer ouvertement qu'Atsuaki est -ou plutôt était- ton amant.
-Eh bien, oui. Puisqu'il se mêle de ma vie privée...
-Miyavi n'avait pas besoin de savoir cela, ou plutôt, il n'avait pas besoin que tu le lui rappelles avec tant d'insistance. Lui qui s'intéressait seulement à toi et s'inquiétait de ton sort, tu n'as fait que le vilipender en argumentant qu'Atsuaki est ton amant. Bien entendu, sous-entendant par-là même que ce fait lui donnait le droit de faire de toi son pantin.
-Et alors ? Je n'avais pas d'autre moyen de défense pour que Miyavi ne me fiche enfin la paix. Se mêler des affaires des autres, comme ça...
-Ne fais pas semblant d'être aveugle, Toshiya.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Tu le sais parfaitement.
-Je ne le sais pas, abruti, puisque je te le demande !
Pour la première fois, Kai a levé les yeux vers lui. Il affichait un rictus moqueur mais en même temps, il semblait désarmé.
-Tu plaisantes, pas vrai ?
-Non, fit Toshiya avec le plus grand sérieux, agacé.
Kai a froncé les sourcils, inspectant gravement le visage de son ami pour y déceler une faille, avant de réaliser qu'il ne disait que la vérité.
-Je n'y crois pas, a-t-il lâché, nerveux.
-Mais enfin, explique-toi !
Kai a détourné le regard, son genou s'agitant nerveusement sur son siège, puis subitement s'est redressé et est venu se planter en face de Toshiya qui ouvrit de grands yeux.
-Si tu n'as pas fait exprès de blesser Miyavi, Toshiya, alors c'est encore plus grave. Mais enfin, hurler sous tous les toits que tu aimes une ordure tandis que lui ne te voudrait que du bonheur, il était évident que ça lui ferait du mal.

Toshiya allait répondre lorsqu'une infirmière apparut devant eux, souriante.
-Vous êtes bien les proches de Nishimura Tôru ?
Les deux amis opinèrent en silence, ahuris.
-Il vient de se réveiller. Vous pouvez venir le voir dans sa chambre, veuillez... Je vous en prie, ne courez pas !
Mais il n'avait suffi que d'un instant pour que Kai et Toshiya se retrouvent dans la chambre du blessé, se bousculant l'un l'autre. Ils se sont arrêtés, le cœur battant, et Kyô n'eut pas même le temps de les saluer qu'il se vit assaillir de toutes parts par des étreintes et embrassades.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
-Kai... Je sais la raison de ta colère, mais parler à mon frère comme tu l'as fait, je ne peux pas l'accepter.
Il n'y avait nul reproche dans l'intonation de Kyô, seulement un profond regret qui se reflétait dans ses yeux voilés. Mais en prononçant ces mots il souriait, caressant tendrement le visage de Kai agenouillé au pied de son lit.
-Tu n'as pas changé, Kai. Tu as toujours été si protecteur envers moi que tu sembles vouloir annihiler tout le reste.
-C'est toi qui me reproches de trop vouloir te  protéger ? rit Kai dont les sanglots étouffaient un peu la voix. Idiot. De toute façon, je ne pense pas moins que Toshiya est en tort. Et j'ai raison.
-Non, Kai. Tu n'as pas raison.
-J'ai toujours raison, tu sais.
Kyô l'a dévisagé, mi-ahuri, mi-amusé.
-L'on n'a pas idée d'être aussi puéril à ton âge, maugréa-t-il.
-Mais Kyô, n'avais-je pas raison, la dernière fois ? avança timidement Kai d'une voix candide.
-La dernière fois ? Quand cela ?
-Lorsque nous nous sommes rencontrés.
L'étonnement de Kyô était tel que son expression parut fort comique à Kai qui ne put réprimer un rire.
-Il y a si longtemps ?! Idiot, pourquoi me parler de cette époque ? Eh bien, si la dernière fois que tu as eu raison date d'alors, ne dis pas que tu as tout le temps raison ! Et d'ailleurs, de quoi parles-tu ?
-Un jour, Kyô, je t'ai dit qu'au fur et à mesure que tu vieillirais, ton cœur deviendrait un concentré d'amour si bien qu'à la fin, tu ne serais plus que ça.
-Tu as dit cela, toi ?
-Mais... oui, rougit l'homme, honteux.
Kyô a ri, peut-être pour dissimuler le malaise qui s'était installé en lui.
-Mais c'est ridicule, non ? Je ne pense pas qu'il existe de telles personnes...
-Toi, Kyô, tu es la preuve que cela existe. Oh, oui. Tellement, Kyô, tu es tellement d'amour qu'un jour, tout cela finira par exploser et tu mourras, Kyô. C'est cela que je t'avais dit alors. Un jour, tu mourras d'amour. Toshiya... Pour ton frère que tu aimes à l'infini, tu as risqué ta vie.
-Mais je ne suis pas mort, Kai.
-Même si tu avais su devoir en mourir, tu n'aurais pas hésité à sacrifier ta vie pour sauver celle de ton frère, non ?
Kyô s'est contenté de hocher la tête, penaud.
-Pourquoi ?
-Pourquoi, quoi ?
-Pourquoi est-ce que tu aurais accepté de mourir pour lui ?
-Parce que je l'aime, répondit évasivement l'homme dans un haussement d'épaules, les yeux baissés sur ses mains qui trituraient nerveusement le pan du drap qui le recouvrait.
-Je le sais, ça, Kyô. Mais tu vois, moi, il y a plein de personnes que j'aime et pourtant, je ne me sentirais pas prêt à mourir pour elles. Parce que Kyô, en ce monde, il y a quelqu'un d'autre que j'aime. Non. Il y a même deux autres personnes que j'aime.
-Qui sont-elles ? s'enquit Kyô, intrigué.
-Moi, Kyô. Tu sais, moi, je m'aime. Et c'est parce que je m'aime que je ne pourrais me résoudre à abandonner ma vie.
Son ami s'est contenté de hocher la tête, ses lèvres formant une moue pensive qui recelait un peu de tristesse peut-être. Il a fini par émettre un léger rire, attendri :
-Oui. Cela, c'est bien toi.
-Pourtant, Kyô, il y a quelqu'un que j'aime au moins autant que moi-même. Tu devines qui c'est, pas vrai ?
-Papa, murmura l'homme du bout des lèvres sans détacher son regard de ses mains pour ne pas avoir à affronter celui, brillant et intense, de Kai.
-Papa ? répéta celui-ci qui ne semblait pas comprendre.
-Oui. Non. Je veux dire... Ah, à force de l'appeler ainsi, Sono m'a donné cette habitude. Je voulais dire, c'est Yuu que tu aimes, non ?
-Il est évident que je tiens infiniment à Yuu, répondit Kai avec un brusque entrain qui surprit son ami.
Sur ces mots il se leva, et Kyô crut voir dans ses yeux des larmes apparaître. Dans un pâle "désolé" murmuré du bout des lèvres, Kai tourna les talons.
-Pourquoi t'en vas-tu si soudainement ?
Kai s'est retourné et a souri, la main figée autour de la poignée de la porte. Les larmes voilant ses yeux ne coulaient pas et pourtant, la détresse semblait bien plus flagrante ainsi.
-Je suis désolé, Kyô.
-Pourquoi ?
-Mais parce que c'est juste toi que j'aime.
Kyô s'est tu. Incapable de réfléchir, pas même certain d'avoir bien compris le sens des mots de son ami, il est resté inerte, les lèvres entrouvertes dans une expression de parfait béatement.
-Durant tout ce temps, je pensais que tu faisais semblant de ne pas le voir. Mais je me trompais, pas vrai ?
Kyô a hoché la tête, livide. À nouveau, il baissa le regard, incapable de voir plus longtemps ces larmes qui semblaient ne pas vouloir couler comme si elles préféraient garder la tristesse dans les yeux de Kai.
-Je suis désolé, a murmuré Kyô.
-C'est moi qui le suis. Parce qu'alors que je sais parfaitement tout l'amour que tu portes à Toshiya, moi, je le haïrais si tu venais à disparaître pour lui.

Sans trop savoir pourquoi, Kyô ne parvenait pas à ressentir la moindre colère, la moindre indignation. Il le savait, pourtant, ces mots-là sortis de n'importe qui d'autre eussent éveillé en lui une rage bouillonnante qu'il aurait dû contenir avec peine. Mais venant de Kai, ces mots comportaient un peu trop de chagrin pour être méchants. Quelque part au fond, Kyô y décelait même un semblant de pureté.
-Accepter de mourir pour la personne que l'on aime, c'est ne pas accepter de vivre seulement pour soi. Aimer une personne au détriment de sa vie, alors cela veut dire manquer pour soi-même d'amour si bien que mourir n'est pas un problème. Cela... C'est comme si tu disais n'être rien et n'aimer rien en dehors de Toshiya. En d'autres termes, tu es incapable de considérer la valeur de ta propre vie et d'être heureux.
-Kai...
-Je comprends ce que tu ressens pour Toshiya. Mais si il détient dans ses mains sans même le savoir ta seule raison de vivre, Kyô, alors... Je me demande comment est-ce que tu survivras, lorsqu'il aimera à son tour quelqu'un plus que lui-même.

Kai a attendu un instant, les lèvres serrées, et dans une vague inclination de la tête il a tourné les talons, refermant soigneusement la porte derrière lui.
Aux claquements secs et rapides de ses talons sur le sol ciré s'ajoutèrent bientôt des bruits de pas feutrés mais précipités, comme un enfant courant en chaussettes. Kai a senti une main s'agripper autour de son bras. Il s'est figé, raide et glacé, sans se retourner. Pourtant il lui semblait voir le regard implorant de Kyô se river sur lui.
-Attends, Kai, haletait l'homme dont la poitrine était traversée d'une vive douleur là où il avait été poignardé. À propos de cela...
Kai a fait volte-face, et Kyô a eu un mouvement de recul lorsqu'il vit le visage en larmes du garçon qui criait toute sa tristesse et sa rancœur.
-Peut-être que je me sentirais cruellement vide sans toi, Kyô. C'est même certain, et si je viens à y penser, je crois devenir fou... Mais, si je mourrais pour te permettre d'être vivant alors, je n'aurais même plus conscience de ton existence.
 

Il allait s'éloigner à nouveau lorsque Kyô le retint vivement par le visage. Il avait posé ses mains tièdes sur ses joues et le dévisageait avec désolation, comme si devant lui se trouvait un bourreau des cœurs qu'il ne pouvait se résoudre à quitter. Kai a attendu, le cœur battant, et comme s'il venait de réaliser son geste Kyô a vivement ôté ses mains de ses joues et a reculé, non sans détacher son regard de lui.
-Kai, à propos de cela...Même si tu penses que je ne suis qu'un idiot condamné à mourir un jour d'amour alors, malgré tout, je n'ai pas dit que je ne serais pas prêt à le faire pour toi.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Combien de temps cela faisait-il que Kamijo se prosternait, face contre le sol, devant son ami qui alors, accoudé au rebord de la fenêtre pour contempler le paysage s'illuminer modestement d'une embellie creusant les nuages, ne le regardait même pas ? Kamijo ne le savait pas. Il lui semblait que cela faisait une éternité qu'il était prosterné ainsi, comme s'il était incapable de se redresser tant le poids de la culpabilité était pesant et pourtant, il n'osait se relever comme si par ce geste il risquait de commettre un impardonnable affront.
-Kamijo.
Le concerné a dégluti. Ses jambes ankylosées tant elles étaient restées longtemps pliées lui ont arraché une grimace de désagrément, et c'est après un instant d'hésitation que Kamijo a redressé le buste, fixant intensément cet homme qui lui tournait le dos comme pour lui intimer une sentence fatale.
-Oui, Maître.
Pour la première fois depuis que Kamijo avait pénétré dans sa chambre, Yoshiki s'est retourné, et l'étonnement sur son visage était tel qu'il se transmit jusqu'à son ami.
-Depuis quand suis-je ton Maître ? fit Yoshiki dans un rire nerveux.
-Je ne sais pas, Maître. Yoshiki... Je me disais...
-Je sais ce que tu te disais. Que je suis tant en colère contre toi que d'ores et déjà, j'ai tiré un trait sur notre amitié. Et de simples amis, notre relation serait devenue celle de Roi à courtisan, ou quelque chose de dépassé en ce genre...
Kamijo opina silencieusement, honteux.
-Rassure-moi quant à une chose, Kamijo...
Yoshiki est venu s'agenouiller à hauteur de son ami pour l'affronter de ses grands yeux brûlant d'un regard vif.
-Tu veux dire que durant tout ce temps, tu as vécu avec ce poids sur ta conscience ?
Kamijo n'a pas bougé. Pétrifié par le léger ton de moquerie qui transparaissait à travers la voix de Yoshiki, il croyait sentir le sol se dérober sous ses genoux pour l'avaler. Pourtant, il ne se dégageait nulle méchanceté, ni âpreté du ton qu'il avait employé.
-Sérieusement, Kamijo, tu veux dire que depuis dix-huit ans, tu as vécu avec le sentiment d'être coupable ?
Pas de réponse. Yoshiki a poussé un soupir las avant de se redresser, tendant sa main à Kamijo qui se contenta de baisser la tête.
-Tu ne comptes pas recommencer. N'est-ce pas ?
Kamijo l'a dévisagé, troublé.
-Pardon ?
-Ce que tu as fait en ce temps-là, tu ne comptes pas le réitérer maintenant, pas vrai ?
-Non ! s'exclama Kamijo avec une ferveur démesurée en se redressant d'un seul bond. Non, Yoshiki, si je t'ai tout avoué aujourd'hui, c'est parce que je ne supportais plus de cacher mes fautes à toi... Parce que tu as toujours été mon plus fidèle ami, Yoshiki, je n'avais plus le courage... J'avais l'impression de te trahir, de me moquer continuellement de toi, de te voler une confiance que tu m'as toujours accordée aveuglément et que je n'ai jamais méritée... Maintenant, Yoshiki, depuis que Shinya est revenu... J'ai réalisé le mal que j'avais fait alors.
-Mais Shinya, qui est après tout le principal concerné, te l'a déjà pardonné, non ?

                                 Cette question déstabilisa Kamijo, et il demeura un moment sans voix, avant de bafouiller :
-Je suppose que c'est parce que d'une certaine manière, sans moi, Takeru ne serait jamais venu au monde...
-Je le pense aussi, affirma Yoshiki dans un haussement d'épaules. Après tout, je me dis la même chose. J'aime bien Takeru. Bien que j'ai été séparé de Shinya durant dix-sept années qui m'ont fait souffrir... Quand je vois Takeru aujourd'hui, quelque part, je me sens fier. C'est idiot, non ? Comme si j'étais son père ! Il ne faut pas que je m'attache trop à ce garçon. Si Shinya pensait que je veux le lui voler, il s'en irait aussitôt avec lui...
-Yoshiki... Pour tout ce que je t'ai avoué, tu ne m'en veux pas ? s'enquit Kamijo avec une profonde inquiétude.
-Mais non, idiot ! Pourquoi t'en voudrais-je ? Et d'ailleurs, si je t'en avais voulu, voilà dix-sept ans que je te l'aurais fait savoir !
-Dix-sept ans ?
-Eh bien, oui. Qu'est-ce qu'il y a ?
-Il y a dix-sept ans... Tu veux dire que tu étais au courant ?
-De quoi ?
-Mais de ce que j'ai fait, voyons ! Que c'est de ma faute si Shinya est parti !
-Oh, ça... Bien sûr, j'étais au courant.
Du détachement. Pur et simple. C'est l'impression que donnait alors Yoshiki à Kamijo qui demeurait pantois, incapable d'aligner dans l'ordre les pensées dans son esprit.
-Attends... fit le Roi, rieur. Tu veux dire que durant dix-sept ans, tu as cru que je ne le savais pas ?
-C'est impossible ! Tu n'avais aucune raison de le savoir, Yoshiki, personne n'était au courant, alors qui... Qui aurait pu... Shinya. C'est Shinya qui te l'a dit, bien sûr, comment ai-je pu le croire lorsqu'il m'a promis qu'il garderait le secret ? Après ce que je lui ai fait, il était impensable qu'il...
-Mon père.
 

Kamijo s'est tu subitement. Devant lui, Yoshiki détournait des yeux qu'une tristesse subite avait voilés. Un sourire vide flottait sur son visage alors que sa gorge s'encombrait d'un goût amer.
-Je pensais que c'était évident pour toi. Bien que je ne t'en parlais jamais, il me semblait naturel que tu aies conscience que je savais tout. C'est mon père qui me l'avait dit. Lorsque je lui ai demandé comment est-ce qu'il avait découvert la relation secrète que Shinya et moi entretenions, il m'a aussitôt répondu que c'était toi qui étais venu nous dénoncer auprès de lui. Parce que... Tu savais que mon père réprouvais les relations homosexuelles, et d'autant plus au sein de notre famille pour laquelle il voulait une lignée éternelle, et pour cette raison, tu es allé nous dénoncer avec la conscience parfaite que Shinya serait aussitôt répudié de ce château.
-Yoshiki... Pardonne-moi... Alors toi, durant tout ce temps, tu ne m'as jamais tenu rancœur de cette délation qui était la plus vile preuve de déloyauté et de haine et en plus de cela, tu m'as même gardé au sein de ton château sans jamais m'accabler de mon erreur...
-Pourquoi l'aurais-je fait ? À vrai dire, je pensais que tu savais que j'étais au courant, et je ne voyais pas l'intérêt de t'infliger une culpabilité qui te pesait bien déjà... Tu penses que je n'avais pas remarqué ton changement d'attitude après le départ de Shinya ? Le mal-être que tu éprouvais ? Tu étais tant malade de l'esprit que même ton corps l'était devenu. En fait, tu étais devenu horrible à voir, Kamijo. Plutôt qu'à un vivant malade, tu ressemblait à un mort à peine en forme.
-Comment as-tu pu supporter durant tous ces jours de me voir tout en sachant que j'étais celui qui avait brisé ton bonheur ?
-Mais, Kamijo, tu étais amoureux, n'est-ce pas ?

Yoshiki s'était attendu à ne recevoir aucune réponse. Il a posé sur l'épaule de Kamijo une main amicale avant de s'en retourner d'un pas lent vers la fenêtre sur laquelle il se pencha, pensif.
-Tu as aimé mal, c'est vrai. Mais tu as aimé, Kamijo. Et puisque j'aimais Shinya aussi, je ne peux pas te blâmer. Peut-être aurais-je fait la même chose à ta place, qui sait ? Il n'y a qu'une seule chose qui m'inquiète, Kamijo.
-Laquelle ? s'enquit fiévreusement son ami.
-Tu n'es plus amoureux de Shinya, n'est-ce pas ?
-Non, répondit-il un peu comme s'il s'en sentait coupable. Le temps, et la séparation... J'ai fini par l'oublier. Bien, je veux dire... Je souhaite que lui et moi redevenions les amis que nous étions alors, mais je n'en demande pas plus.
-C'est bien s'il en est ainsi.
Yoshiki s'est retourné, affublant Kamijo d'un sourire radieux. Adossé contre le rebord de la fenêtre, il a renversé sa tête en arrière, humant l'air délicieusement automnale que laisse la pluie derrière elle. Il a inspiré profondément et dans un soupir d'aise, s'est redressé. Un éclat d'espièglerie brillant au fond de ses yeux.
-C'est tant mieux parce que moi, je l'aime encore.

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