Merry-go-Wound -chapitre huitième

Juliet

-Le spectacle devient presque comique, n'est-ce pas ? Eh bien, en tant qu'acteur de ce si divertissant théâtre, je suppose que vous-même devez vous faire force pour vous retenir de rire.

Au seuil de sa chambre, Kamijo s'est tétanisé. Les yeux exorbités de stupeur, il a fixé sans mot dire Sono qui, allongé sous les draps de son lit, dévoilait toute sa jubilation par un sourire sardonique dont la laideur aurait fait frémir n'importe qui, mais pas son interlocuteur qui était bien trop surpris de trouver le jeune homme dans sa chambre pour avoir le temps de s'effrayer.
-Qu'est-ce que tu fais ici ? finit-il par trancher d'une voix sèche tout en claquant la porte derrière lui.
-Moi ? J'attendais votre retour, Maître.
Et sans crier gare, Sono se redressa, dévoilant alors le corps nu qu'il avait pris soin de dissimuler sous les draps de satin. Kamijo détourna le regard et se recula, sous le choc. Il finit plaqué contre la porte et bientôt, Sono vint l'acculer de toute sa nudité, reflétant sa menace dans la lueur triomphante qui illuminait ses yeux.
-Vous êtes trempé par la pluie, mon pauvre Maître. Vous devez sans doute avoir froid. Je suppose que c'est à cause de ce pauvre miséreux que le Roi recherchait, n'est-ce pas ? Que vous êtes bon de vous être sacrifié pour le ramener ici, au château. Vous mériteriez un réconfort. Laissez-moi ôter vos vêtements, Maître. Vous allez tomber malade si vous ne les enlevez pas immédiatement. Mais n'ayez crainte, je suis là pour vous réchauffer, Maître...

Sono a passé ses mains autour de son cou, alangui, et Kamijo ne tarda pas à sentir le souffle provocateur du jeune homme chatouiller ses oreilles. Kamijo s'est raidi, tendu.
-Ne sais-tu pas à quel point tu m'écoeures ?
-Vous êtes si froid, minauda Sono d'une tristesse feinte. Je ne cherche qu'à vous réconforter, Maître, et vous me repoussez comme un animal pestiféré.
-Tu guettes venir le malheur pour en tirer profit comme un serpent attend sa proie pour en faire son festin. Toi, tu es satisfait, n'est-ce pas ?
-Pourquoi le serais-je, Maître ?
-Ne joue pas l'innocent avec moi, rétorqua Kamijo en plantant dans ses yeux un regard glacial. Tu jubiles déjà des desseins machiavéliques que tu penses pouvoir jouer, non ? Toi... Parce que Shinya est ici, même s'il ne s'est pas encore réveillé, tu attends avec impatience le moment où tu pourras profiter de sa faiblesse pour lui soutirer ce que tu veux, n'est-ce pas ? Tu lui feras à lui le même chantage que tu fais à moi.
-Ne me faites pas rire, cracha Sono dont les yeux lançaient des éclairs de mépris. Cet homme-là n'a aucune fortune, aucune richesse, et disposait seulement de l'argent que vous lui envoyiez jusqu'en France. Je ne peux rien tirer de cet incapable.
-Qu'est-ce que ce sourire torve, Sono ?
-Torve ? Point du tout. Mon sourire est attendri, Maître, car vous êtes si mignon lorsque vous, si faible, tentez de m'intimider.
-Disparais de ma vue, démon.

Mais Sono renversa sa gorge en arrière, éclatant d'un rire rauque qui détonait de toute sa malveillance, emplissant les murs de la pièce comme un relent de menace.
-Pourquoi ? Pourquoi est-ce que vous l'avez fait revenir ici ? Vous le haïssiez, non ? Kamijo, à moi, vous ne pouvez pas mentir. Vous haïssiez et haïssez encore Shinya. N'est-ce pas masochiste de votre part de l'avoir fait revenir ?
-Tu ne peux pas comprendre. Toi, tu penses savoir, mais tu te bases sur des mensonges. De tout temps, j'ai voulu le retour de Shinya et parce que son fils a besoin de lui, il n'était pas juste que Takeru subisse les conséquences de mes actes et soit séparé de son père.
-Comme c'est touchant... susurra Sono dans son triomphe abject. Alors, tout cela partait d'un bon sentiment, et l'on pourrait vous apparenter à un héros, Maître. Seulement... Maintenant que Shinya est de retour, la situation n'est-elle pas plus délicate pour vous ? Si jamais Shinya venait à révéler ce que vous avez fait, s'il venait à tout avouer à Yoshiki... alors, vous seriez banni, n'est-ce pas ?
-J'ignore ce que ferait Yoshiki. Ce que je sais est que Shinya est bien trop noble pour s'abaisser à la délation.
-Vraiment ?
Sono s'est reculé et, rivant ses yeux noirs luisants dans ceux de Kamijo qui s'efforçait de rester de marbre, il a émis un rire narquois, et c'est le corps tendu, fier de toute sa nudité et paradoxal de par sa blancheur, qu'il a déclaré :
-Mais moi, Maître, je n'ai jamais été noble.
 


Kamijo n'a rien dit. Il s'est avancé lentement, très lentement vers Sono qui le regardait approcher avec satisfaction, une lueur de malice éclairant son regard. Sono a réprimé un cri d'indignation lorsque Kamijo le dépassa sans même le frôler. Sono a fait volte-face, fou de rage, et s'est figé, stupéfait, lorsqu'il a vu que, assis sur le matelas qu'il avait découvert de son drap, Kamijo lui tendait les bras avec douceur.
-Viens, Sono.
 

Il a hésité momentanément, se demandant si dans ce subit revirement de situation ne se trouvait pas un piège. Mais Kamijo avait l'air pur et résigné de l'Ange qui s'abandonne à son désir, et dans ses yeux la tendresse d'un amant qui découvre pour la première fois le corps de son aimé. L'espace d'un instant, Sono sentit son cœur flancher, sa conscience vaciller. Il allait demander, alors, si c'était bien cela qu'il comptait faire, si c'était vraiment bien ce qu'ils devaient faire, mais il s'est retenu, parce que poser cette question alors serait revenu à montrer à Kamijo la faille que Sono sentait se creuser en lui.
Et dans un silence empli d'éloquence, dans un sourire que le triomphe malsain fendait sur son visage, le jeune homme s'est avancé, décontracté dans sa nudité, naturel dans sa grâce, et c'est avec un délice ostentatoire qu'il s'est laissé fondre dans les bras que Kamijo referma sur lui. Sono a fermé les yeux, se laissant envoûter par le subtil parfum qui émanait du cou blanc de l'homme, si bien qu'il a mis quelques instants avant de se rendre compte. Il s'est subitement redressé, le cœur battant, et a fixé avec un mélange de stupeur et de déréliction Kamijo dont le visage, à quelques centimètres du sien, se fendait d'un sourire désolé. Et Sono a agrippé ses doigts autour du drap satiné dont Kamijo avait soigneusement recouvert le corps du garçon, mais d'un geste de la main l'homme l'arrêta.
-Ne l'enlève pas, Sono. C'est inutile. Je veux dire que c'est ta nudité qui l'est.

Sono a dégluti, amer, et dans sa gorge une boule acide étranglait sa voix.
-Pour qui est-ce que tu te prends ?
-Mais pour agir ainsi, Sono, pour ainsi te rabaisser à plonger ouvertement dans la débauche et à tenter de dévorer tes proies en les attirant par les charmes de ton corps, c'est à toi-même que tu devrais poser cette question. Parce que moi, lorsque je te vois, je me demande sincèrement pour qui est-ce que tu te prends.

Et ce front de chèvre, ce front brûlant et plissé par les rides que la colère bouillonnante creusait sur lui, c'est sur ce front-là que Kamijo a déposé ses lèvres avant de repousser délicatement le jeune homme et de se redresser. Il a marché lentement jusqu'à la porte qu'il ouvrit sans un regard en arrière, et c'est alors qu'il allait la fermer derrière lui que la voix de Sono l'a retenu :
-Je t'ai attaché à moi par les chaînes de la menace, Kamijo. Tu sais ce que je suis capable de faire. Si tu me refuses éternellement, si tu continues à montrer à mon égard un mépris aussi ignoble alors, qu'importe que tu me donnes tout cet argent, moi, je trahirai ton secret.

Kamijo s'est retourné. De toute la hauteur majestueuse de sa sérénité, il sondait profondément ses yeux de glace à travers ceux, sombres et brillants, du jeune homme qui, instinctivement, détourna le regard.
-Fais-le, Sono. Depuis le début, je n'ai aucune confiance en toi. Depuis le début je sais que tu finiras par me trahir, même si je te donne cet argent que tu me soutires. Alors, je te laisse le faire, cela ne me fait rien que mon secret soit dévoilé au grand jour si seulement, en contrepartie, je pouvais découvrir le tien.


Sur ce, il s'en est allé, émanant de lui cette tranquillité qui s'apparentait à de l'indifférence, et il a fermé derrière lui la porte, laissant là seul Sono, assis sur le lit, qui ne trouva alors plus même la force de courir à sa poursuite.
-Si tu savais que je te trahirai alors, pourquoi est-ce que tu as accepté ?

Mais ces mots avaient été prononcés si faiblement, comme évadés de ses pensées, que même s'il eût été encore dans la pièce, il n'était pas certain que Kamijo eût pu les entendre.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Par-delà sa conscience engourdie par le sommeil, les sens de Shinya perçoivent au loin un effluve familier qui, au fur et à mesure qu'il se fait pénétrant, trouble son sommeil comateux, et entre ses sourcils dessine des ridules intriguées. Il n'ouvre pas les yeux, pourtant, et d'entre ses lèvres entrouvertes s'échappe un murmure inarticulé. Aux images troubles et désordonnées de son rêve, peu à peu se transpose le visage hologramme de son fils qui lui sourit et appelle son nom.
-Takeru ?
C'est un murmure qu'il a entendu au creux de son oreille. Un murmure doux au fond duquel il croit entendre comme un sanglot. Son fils est là, si proche de lui, il le sait et il le sent, il le comprend dans sa conscience encore quelque peu endormie car ce parfum, si frais et délicat, est celui qu'il connaît mieux que tout au monde. Des mains tendres se posent sur ses joues et Shinya ne le sait pas encore. Qu'il sourit. Il a les yeux clos, toujours, sous ses paupières ses prunelles papillotent et ses rêves sont encore trop lourds, la scène n'est pas encore achevée dans son esprit et il a peur de soulever les rideaux pour la dévoiler aux yeux de son fils qu'il devine aimants et brillants. Oui, Shinya en est sûr, son fils pleure, parce qu'à nouveau il entend son nom se murmurer au creux de son oreille et le souffle est étranglé dans une émotion qu'il ne sait distinguer comme étant une joie ou une peine.
Es-tu heureux de me retrouver ? N'ai-je pas commis un affront en voulant retourner auprès de toi ?

Ce sont les questions qui perturbent l'esprit de Shinya, troublent son sommeil, décomposent son rêve, mais plus elles le brûlent moins il ne se sent la force de les poser. Comme s'il pouvait le mettre en colère.
Mais plutôt que de la colère, c'est bel et bien de la tendresse que son fils émane des paumes tièdes posées sur ses joues. Il sent un souffle, au creux de son cou, et peut-être qu'il ne rêve pas cette sensation liquide le long de sa peau qu'il soupçonne être une larme.
Takeru, est-ce que je t'ai manqué ? Pardonne-moi si je te fais honte. Pardonne-moi si tu as pensé que je t'abandonnais. Je te voulais seulement une vie meilleure, mais toi loin de moi, je me suis rendu compte trop tard que je n'étais pas fait pour survivre à ton absence.
Shinya sait qu'il ne prononcera jamais ces mots. C'est pour cela qu'au fond de lui, il espère un peu follement de les penser avec tant de force et d'amour que son fils pourra les entendre sans même qu'il ne les ait formulés.
-Takeru.

Le cœur de Shinya se tord. Il voudrait l'éteindre, le caresser et l'embrasser, mais il n'ose pas même ouvrir les yeux sur ce visage qui lui a tant manqué de son absence, et qui pourtant était toujours présent tant jamais son souvenir ne l'avait quitté. Mais savoir Takeru là, tout contre lui, l'apaise, et au coin de ses lèvres le sourire s'étire un peu plus.
-Ne t'inquiète pas, Shinya. Takeru est tout près d'ici.
Maintenant, son cœur se serre si fort qu'il pousse un gémissement de douleur.
-Shinya ?
Non. Ce n'est pas la voix de Takeru. Elle est inquiète et douce, mais ce n'est pas celle qu'il attendait tant. Et le visage jusqu'alors paisible de Shinya se crispe des traits de l'angoisse et à présent, la peur d'ouvrir les yeux se fait encore plus oppressante.
-Shinya, regarde-moi. Je suis là.
-Non.
Cette présence qui se collait tout contre lui, elle qui lui était si chaude et réconfortante jusqu'alors, maintenant elle devenait un poids écrasant qui l'étouffait et le privait de sa liberté de mouvements. Aveuglément, Shinya a posé ses mains sur les épaules de ce corps qui était trop robuste pour être celui, si fin et délicat, de son fils.
-Shinya, c'est moi.
-Va-t'en.
Ce n'est pas un ordre, mais une supplication, pire, une lamentation. Parce qu'il était parfaitement éveillé, il distinguait parfaitement alors cette voix grave et suave qui s'adressait à lui. Sans honte, ni pudeur. Comme si jamais les années, comme si jamais les mauvais souvenirs ne les avaient éloignés l'un de l'autre. Son cœur s'affole et Shinya repousse désespérément ce corps encombrant qui l'empêche de respirer.
-Shinya, je t'en supplie, ouvre les yeux.

Son corps se tend, sa tête se renverse en arrière et un hurlement rauque s'échappe de sa gorge tendue à l'extrême, et dans l'énergie du désespoir il saisit d'une poigne de fer ces bras qui l'enferment et, d'un coup de pied, il propulse ce corps dont la seule présence est un danger ineffable.
Il lève les yeux et il n'a pas le temps, ni l'envie d'ailleurs, de voir Yoshiki qui s'est étalé sur le sol, choqué, et Shinya se redresse d'un seul bond, s'emmêle les pieds dans les draps du lit, manque choir, se ressaisit, et il ignore le cri suppliant qui appelle son nom pour courir jusqu'à la porte de la chambre qu'il ouvre et claque derrière lui. Shinya est pieds nus, perdu dans une chemise de nuit trop grande pour lui mais il s'en moque, ne s'occupe pas du fait qu'il pourrait croiser n'importe quel inconnu à travers les couloirs, et au tournant justement, il se heurte à quelqu'un, il recule, sonné, lève les yeux et voit cet homme grand et si pâle, doté de somptueux cheveux raides et noirs comme de l'encre, qui le dévisage avec stupéfaction.
-Shinya ?
Il balbutie et sa voix est dénuée de toute agressivité mais Shinya, sans même s'étonner que cet inconnu sache son nom, lui si frêle par rapport à cet homme fait de grâce et de robustesse, l'empoigne par le col et hurle :
-Où est Takeru ?!

Asagi, que la surprise a rendu muet, pointe fébrilement son index sur une porte entrouverte à quelques mètres d'eux.
-Dans sa chambre. Je viens justement d'en partir.
Sans un remerciement Shinya le relâche et se précipite jusqu'à la chambre dont il ouvre la porte qui claque contre le mur dans un grand fracas, et il se fige sur le seuil, le cœur battant.
Takeru est là, inchangé, assis en tailleur sur le lit, et qui ouvre sur lui ses grands yeux ronds hagards et innocents.
-Papa ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu sais, Yoshiki voulait te voir, il doit te chercher...
Mais il n'a pas le temps de continuer sa phrase que l'étreinte de son père l'assaille et tous deux s'étalent sur le lit. Takeru, désorienté, referme fébrilement ses bras autour de ce corps si mince qui l'a tant de fois protégé et qui lui semble maintenant fragile, si fragile qu'il a peur de le voir se briser. Les épaules de Shinya se secouent et Takeru entend les sanglots qu'il étouffe au creux de son cou.
-Je m'en moque, Takeru. Je m'en moque parce que moi, c'est toi que je cherchais.

Takeru se met à pleurer, en silence parce qu'il ne veut pas mêler ses larmes à celles si douloureuses de Shinya, et alors il ferme les yeux, bercé par ces sanglots dans lesquels il devine, au-delà de la tristesse, de la peur et du soulagement, tout l'amour que son père lui porte.


 
 

 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Daddy.
Derrière son image qui se reflétait sur le miroir, Yuu a vu la silhouette de Sono qui s'avançait. Sur son visage il y avait un sourire timide qui lui donnait cet air enfantin, un peu contraire à sa nature. Yuu s'est retourné et, l'espace d'un instant, le trouble a envahi son esprit lorsqu'il transposa sur cette frimousse embarrassée le visage de l'adolescent qu'il avait rencontré jadis. Mais son visage, à Yuu, est demeuré de marbre et dans un soupir, il a lâché :
-Qu'est-ce que tu me veux ?
Baissant les yeux, Sono a tendu sous le nez de Yuu une bourse de cuir que l'homme regarda avec circonspection.
-Où est-ce que tu es allé volé ça ? trancha-t-il, glacial.
À l'autre bout de la pièce, avachi sur le rebord du lit, Kyô lâchait un rire narquois avant de vendre son amertume à la fumée de cigarette qu'il aspira au fond de ses poumons. Sans y faire attention, Sono fronça les sourcils, indigné, face à Yuu.
-Je ne les ai pas volées ! Il y a trente pièces d'or, là-dedans. Daddy, je te les donne.
-Il s'agit de l'argent que tu as insidieusement soutiré à ce pauvre Kamijo, n'est-ce pas ?
-Mais oui, c'est exactement cela ! clama Sono qui s'illuminait d'un sourire triomphant et déconcertant d'innocence.
Les lèvres de Yuu se tordirent d'une grimace de mépris et il tourna le dos pour venir se replanter face au miroir. C'était comme si, à travers son reflet, il cherchait à déceler un secret profondément enfoui en lui.
-Je ne veux pas prendre part à ton crime, Sono. Cet argent, soutire-le quand tu le peux, mais ne viens pas pleurer après de moi en m'appelant "Daddy" de ta voix mielleuse lorsque tu subiras les contrecoups de tes actes.
-Un crime ? répéta Sono, perturbé.
Il a intensément observé la bourse qu'il tenait dans sa main, perdu dans les méandres de ses pensées alambiquées.
-Dis, Daddy, est-ce que...
-Tu es sûr que ça va pour toi, Sono ?
Le concerné s'est retourné, inquisiteur, vers Kyô qui avait prononcé ces mots mais qui semblait bien plus fasciné par la contemplation de sa cigarette que par Sono lui-même.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit le garçon, troublé.
-Est-ce que ça te convient, de continuer à vivre tout en étant le mal ?

Devant eux, inerte, Yuu a détourné le regard de son reflet pour le poser sur celui, lointain, de Kyô qui à présent rivait un regard insondable sur Sono.
-Ce que je veux savoir, c'est si tu n'as pas honte d'agir ainsi vis-à-vis des autres qui ont eu la même vie que la tienne mais qui ne cherchent pas à dévier sur un chemin encore plus noir ?
D'un revers de rage, Sono a jeté sa bourse emplie de pièces d'or à la figure de Kyô qui poussa un cri de douleur, portant une main à son œil.
-Tu es blessé ?
Yuu s'était précipité et dévoila d'un geste délicat l'arcade sourcilière de Kyô sur laquelle une entaille profonde laissait couler un filet de sang.
-Sono. Viens voir ce que tu as fait.
-Je suis désolé, Daddy, mais il n'avait pas le droit de me parler de la sorte comme si je n'étais qu'un déchet bon à incinérer. Alors je ne m'excuserai pas pour...

Il y a eu une douleur vive, un craquement, et Sono n'a pas eu le temps de réaliser ce qui lui était arrivé qu'il s'est effondré sur le sol, sonné. D'eux-mêmes des sanglots provoqués par la douleur et l'ébranlement se sont mis à couler, et sa vue était tant brouillée par les larmes qu'il a mis du temps avant de le voir, le sang qui dégouttait en abondance de ses lèvres pour venir s'étaler sur le sol.
Kyô était tant sous le choc qu'il en oublia sa propre douleur.
-Yuu, tu n'étais pas obligé de faire ça, tu sais.
-C'est parce qu'il se comporte comme un monstre. Lorsqu'il saura enfin ce que cela fait, alors peut-être qu'il arrêtera de s'attaquer si lâchement aux autres.
-Je n'ai pas eu aussi mal que lui !
-Daddy... Daddy, je suis désolé, pardonne-moi, sanglotait lamentablement Sono d'une voix étouffée derrière la main plaquée sur sa bouche.
-Non, Sono. Cela ne compte pas. Si tu es désolé, c'est pour toi-même, parce que tu regrettes d'avoir dû subir cette humiliation et cette douleur, tu regrettes ma colère contre toi mais, en revanche, tu ne regrettes pas ta propre violence. Parce que si tu étais de nature à regretter le mal, Sono, alors tu ne te donnerais jamais le droit de le commettre.


-Qu'est-ce qu'il se passe, ici ?
Miyavi avait fait surface, alerté par le cri qu'avait poussé Kyô plus tôt, et se figea lorsqu'il vit les deux hommes blessés dont l'un prostré au sol, secoué de parts et d'autres de ses sanglots.
-Ce bâtard se conduit comme un dévoyé et il ose s'attaquer à ceux qui ont l'honnêteté de lui dire ce qu'ils pensent.
-Yuu ? Qu'est-ce qui arrive ? Sono... Kyô !
Toshiya avait surgi et, bousculant Miyavi, s'était précipité sur son frère qui détourna soigneusement le regard.
-Qui est-ce qui t'a fait ça, grand frère ? Qui a osé te toucher ?!
Kyô n'a pas répondu. Il a émis un rire embarrassé et, comme pour l'éloigner de ses pensées, a saisi entre ses mains le visage de son frère pour déposer sur ses lèvres un baiser furtif. Toshiya l'a considéré, décontenancé, avant de faire volte-face et de vriller sur Yuu un regard assassin.
-Tu es devenu fou ! Comment as-tu osé toucher ainsi à mon frère et à Sono ?!
Et il a saisi avec violence le corps de Yuu qui demeurait de pierre, l'a secoué d'avant en arrière, et ses yeux pleuraient d'une rage irrépressible.
-Comment te donnes-tu le droit de nous traiter ainsi ?! Yuu, tu ne comprends pas, tu ne comprends rien ! Tant que nous serons dans ce château, nous bénéficierons de la protection du Roi, et depuis que nous vivons ici, Yuu, tu n'es plus rien pour nous ! Je te réduirai en cendres si tu commets le sacrilège, encore une fois, de toucher à mon frère !
-Arrête ! hurlait Sono dont les entrailles se tordaient d'une angoisse sans nom. Tu te trompes, Toshiya, c'est moi qui ai frappé Kyô, et Yuu n'a fait que le défendre !

Toshiya s'est figé, les mains crispées, les lèvres tremblantes, son regard glacé exorbité sur le visage de Yuu qui demeurait impassible. Il l'a subitement lâché et a laissé échapper une plainte effrayée.
-Yuu, pardonne-moi. Ce que j'ai dit, je ne le pensais pas...
-Tais-toi, Toshiya.
Miyavi s'était précipité sur le garçon et l'enfermait de ses bras fins mais fermes, comme pour l'emprisonner aussi bien que pour dresser autour de lui une carapace de protection, craignant alors que la colère de Yuu ne s'abatte sur Toshiya comme elle s'était abattue sur Sono. Mais Yuu ne soufflait mot et s'agenouilla face à Kyô qui baissa sur lui des yeux coupables.
-Je vais t'amener à l'infirmerie, dis.
-Et Sono ? Tu ne t'occupes pas de lui ? Regarde... ce que tu lui as fait.
Yuu s'est retourné et a observé avec un mépris ostensible le garçon penaud qui n'osait relever la tête. Sa bouche dégouttait toujours des filets de sang épais s'étendant sur le sol, et lorsque Toshiya vint lui redresser le visage, il poussa une exclamation de surprise mêlée de dégoût.
-Yuu ! Qu'est-ce que tu lui as fait ?
-Un avant-goût de ce qu'il mérite seulement.
-Sono ! Ta lèvre s'est ouverte !
-Oui. C'est bon.
-Ne dis pas que c'est bon ! Il faut te conduire à l'hôpital pour la recoudre !
-Toshiya, occupe-toi de Kyô. C'est de ma faute s'il est dans cet état, murmura Sono.
Dans un soupir exaspéré, Miyavi s'approcha doucement et planta son regard dans celui du jeune homme.
-Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
-Je ne sais pas.
-Tu n'as pas frappé Kyô sans raison, non ? Je te connais, Sono. Toi, tu es mauvais, mais tu n'aimes pas la violence physique.
Une ombre de douleur s'est creusée au coin des lèvres crispées de Sono et il a secoué la tête, amer.
-Je ne sais pas, a-t-il répété d'une voix étranglée avant de se mettre à sangloter sans transition.
-Ne joue pas la victime quand tu es le criminel ! vociféra Yuu qu'un irrépressible élan de rage amena à planter son pied dans les côtes du garçon qui se laissa rouler au sol, suffocant.
Le hurlement de Toshiya a retenti et la porte de la chambre s'est ouverte dans un grand fracas. Kamijo est apparu sur le seuil, paniqué.
-Qu'est-ce que...
Il n'a pas pu finir sa phrase lorsqu'il a vu Sono lamentablement étalé sur le sol, la lèvre fendue et la mâchoire souillée de sang.
-Sono.
Il a couru jusqu'à lui, s'est agenouillé à ses côtés et l'a délicatement pris dans ses bras, passait confusément ses mains sur ses joues noyées de larmes, mais plus il essayait de le réconforter, plus Sono suffoquait et ses épaules se secouaient sous la violence des hoquets interminables.
-Qui est-ce qui a fait ça, Sono ? murmurait doucement Kamijo. Dis-moi qui.

Et le garçon tentait de le repousser, en vain, et incapable de proférer le moindre son, il a farouchement secoué la tête de gauche à droite avant de cacher sa honte derrière ses mains.
-C'est moi qui l'ai fait, trancha Yuu.
-Vous... a fait Kamijo qui n'osait y croire. C'est impossible. Pas vous ! Vous ne les toucheriez jamais, je le sais !
-Pourquoi ne devrais-je pas punir un insolent sans cœur et sans scrupules qui méprise le monde, qui suce l'être humain jusqu'à la moelle, le vampirise jusqu'à la dernière goutte de son sang pour en tirer le meilleur parti, un monstre qui n'hésiterait pas à écraser chaque être autour de lui par orgueil, une ordure qui n'hésite pas même à profiter de vous et que vous défendez pourtant ?!
-Pour quelle raison au juste l'avez-vous frappé ?! s'emporta Kamijo avec une violence qui déstabilisa Sono.
-Parce qu'il s'est attaqué à Kyô ! éructa Yuu en désignant du doigt la blessure du concerné. Êtes-vous donc aveugle pour voir ça, ou bien Sono vous a-t-il si bien soudoyé que vous n'osez même plus le tancer de ses erreurs ?!
-Il n'est pas de mon rôle de tancer qui que ce soit, répliqua Kamijo avec acidité.
-Cela est bien trop facile, ricana Yuu. Parce que vous avez peur de cette vermine, parce que vous êtes lâche et vous laissez manipuler par lui comme il l'a toujours fait avec ceux qu'il méprise, vous le laisserez faire tout ce qu'il voudra. Et même lorsqu'il aura tout dévoré de vous comme un vautour affamé en ne laissant derrière lui que votre cadavre, vous chercherez à le défendre.
-Parce que vous me pensez faible et idiot au point de me laisser détruire par ce monstre ?

En entendant ces mots, Sono a relevé un regard brillant sur Kamijo dont la pâleur semblait encore plus belle, et plus surnaturelle aussi, que d'ordinaire.
-Ce monstre détruit tout ce qu'il hait et je peux vous jurer, Kamijo, que vous êtes exactement le genre de personne qu'il honnit au plus haut point.
-Sono peut bien me haïr, je n'en ai que faire.
Kamijo s'est redressé sous les yeux inquiets de Toshiya et Miyavi qui restaient respectueusement en retrait, et s'est dirigé vers Yuu face auquel il arrêta son visage à quelques centimètres du sien.
-Ce monstre peut bien me détruire si tel est son souhait.
Devant lui, les lèvres de Yuu se tordaient en un sardonique sourire, présentant ouvertement sa moquerie face à l'assurance manifeste de l'homme. Kamijo s'est rapproché encore un peu plus, si proche que les limites de la décence n'existaient plus.
-Encore faudrait-il que Sono soit réellement un monstre pour le faire.
Yuu n'a pas répondu. Il a soutenu son regard encore un moment, rutilant de défiance et de rancœur, avant de tourner le dos et de saisir vivement Kyô par le poignet pour le forcer à se redresser.
-On va à l'infirmerie.
Mais Kyô s'est libéré de son emprise, laissant là Yuu désorienté.
-Ne me traite pas comme si j'étais encore un gosse, Yuu. Même si je l'étais encore, je n'ai jamais été le tien, dans le fond. De nous tous, il n'existe qu'une seule personne qui t'ait jamais appelé "Papa".

Sur ces mots, il s'est éloigné d'un pas résolu et fut bientôt suivi de Toshiya et Miyavi qui s'éclipsèrent après un dernier regard désolé vers Sono.  
-À un animal sauvage, l'on n'apprend pas la sagesse par la violence.
 

Yuu a fait volte-face. Kamijo était de nouveau agenouillé auprès de Sono et l'affublait d'un regard au bleu si profond qu'il semblait ne jamais avoir de fin. Sans un mot, Yuu a tourné les talons et s'est éloigné sans faire de bruit.
-Viens, Sono. Je vais amener l'animal que tu es chez le vétérinaire pour te soigner.

Et pour la première fois, Kamijo a découvert sur les lèvres du garçon un sourire qui n'exprimait plus aucune malveillance, plus aucun mépris. C'était un sourire innocent qui était venu tout naturellement, peut-être même contre son gré. Ce sourire-là avait perdu toute sa cruauté pourtant, quelque chose a tordu le cœur de Kamijo. Quelque chose qui avait pris la forme d'une ombre creusée au coin des lèvres du jeune homme et qui ressemblait à de la tristesse. Sono a secoué la tête, silencieux, avant de prononcer :
-Mais il n'y a personne qui soigne les démons.


Kamijo a attendu, silencieux. Il a attendu que Sono reprenne ses esprits, efface ce sourire désolant de son visage et ne se décide à se lever, enfin. Mais Sono ne se levait pas et gardait la tête baissée, semblant lui-même attendre de se retrouver seul avec ses pensées. Kamijo a poussé un soupir, las.
-Ce n'est pas grave, Sono. Ils ne le verront pas. Entre un être humain blessé et un démon, il n'y a peut-être aucune différence.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 




 
 
 

-J'ai entendu dire que Sono t'avait violenté. Kyô, comment est-ce que tu te sens ?
L'homme a souri, penaud. Assis sur le rebord du lit, les épaules voûtées, il a laissé faire sans un mot Kai qui s'était agenouillé face à lui et caressait la compresse posée sur sa blessure du bout des doigts, les yeux brillants.
-Kyô, pourquoi est-ce que Sono a fait ça ? Tu l'as provoqué, dis ? Sono... Il ne frappe jamais personne.
-Il ne le fait jamais parce qu'il se sent toujours plus puissant, Kai, intervint une voix sèche.
Kai s'est retourné et a vu, adossé contre la porte de l'infirmerie, Miyavi qui affichait une colère retenue.
-Mais lorsque quelqu'un ose dire ses quatre vérités à Sono et lui révèle ses propres faiblesses alors, il se sent en danger et, comme tout animal se sentant agressé, il réagit par la violence.
-Ne parle pas ainsi de Sono, Miyavi, intervint doucement Toshiya qui se tenait en retrait, assis sur l'extrémité du lit de son frère.
-Dis, Kyô, est-ce que c'est vrai ? s'enquit Kai. Tu as osé faire des reproches à Sono ?
-Je ne lui ai rien reproché, moi. Je lui ai simplement demandé si ça lui convenait de vivre parmi les êtres humains tout en étant un démon. D'une certaine manière, c'était de la pitié plus que de la colère. Je me suis dit qu'en tant que démon, il ne devait pas se sentir à sa place parmi nous.
-Kyô, ça ne te ressemble pas de dire des choses si bizarres.
-Kai, cesse de me caresser comme ça. Je ne suis pas un chien.
-Cela me fait mal de te voir blessé !
-Tu es ridicule, je n'ai qu'une entaille à l'arcade sourcilière. Tu ne te soucies pas de Sono ?
-Pourquoi devrais-je me soucier de lui ? Il a osé te toucher ! Je ne vais pas le plaindre alors que c'est toi qui as été...
-Mais, Yuu, il lui a fait très mal, tu sais.

Kai s'est tu. Kyô a baissé la tête, morose, et Toshiya dirigeait sur Miyavi un regard qui semblait appeler à l'aide.
-Tu veux dire que Yuu l'a frappé ?
Kyô a hoché la tête en silence. Kai s'est redressé, frottant ses mains moites contre sa chemise de satin.
-Yuu a fait ça ?
Il semblait ne pas y croire, ou plutôt son air de détresse laissait penser qu'il ne voulait pas l'accepter. Mais lorsqu'il a concerté Toshiya du regard, celui-ci opina à son tour.
-Il lui a ouvert la lèvre d'un coup de poing dans la mâchoire. Puis, des coups de pieds dans les côtes, aussi.
-Ce n'est pas vrai, Toshiya. Parce que Yuu... Il n'a jamais frappé l'un de nous, tu sais. Qu'est-ce que vous racontez ? La violence n'est pas dans sa nature, il ne se rabaisse pas à ça ! Et Sono... N'est-il pas son fils ?
-Ne me fais pas rire, cracha Miyavi qui pourtant riait jaune. Sono, le fils de Yuu, pourquoi donc ne pas arrêter définitivement avec ces délires ? Ils ont le même âge !
-Mais parce que Sono a toujours rêvé d'avoir un père comme Yuu ! clama Kai avec violence.
-Pour qui te prends-tu, Kai, pour me parler sur ce ton ? Non, je veux dire, pour quoi est-ce que tu "le" prends ? Tu penses que parce que Sono est de loin le plus fragile et le plus dérangé d'entre nous, cela lui donne tous les droits d'agir comme bon lui semble ? Tu penses que Yuu n'a pas eu raison de donner une bonne correction à cet enragé ? Yuu n'est pas un père pour Sono, Kai. Malgré cela, Yuu est la personne à qui il doit tout et pourtant, ce fat de Sono se comporte comme s'il était son propre maître, mais aussi le maître des personnes qui l'entourent ! Mais Sono n'a-t-il jamais eu le courage de réaliser que, seul, il ne serait jamais arrivé à rien et aurait fini plus bas que terre ?!
-S'il te plaît, Miyavi, fit calmement Toshiya. Ne t'emporte pas comme ça, c'est inutile. Le fait est que, quoi qu'il en soit, la réaction de Yuu a été choquante... Je ne l'aurais jamais cru capable d'une chose pareille envers qui que ce puisse être. Je doute fort que la colère seule ait été le déclencheur de cette réaction. D'une certaine manière... Vous avez vu le visage de Yuu à ce moment-là, non ? Il témoignait son mépris et son dégoût et semblait crier une haine indicible. Mais cette haine, vous savez, si elle est vraiment dirigée contre Sono alors, qu'est-ce qui adviendra par la suite ?


Miyavi allait rétorquer mais, à l'air suppliant et abattu de Toshiya, il se résigna, contrit. Dans un soupir las, il traîna des pieds jusqu'à son ami et vint passer un bras réconfortant autour de ses épaules. D'un mouvement timide, Toshiya vint dissimuler son chagrin au creux du cou de l'homme.

-Kyô.
Au son de cette voix douce, Kyô a relevé les yeux sur Kai qui semblait émaner une douleur certaine de ses yeux brillants. À nouveau, il s'est agenouillé face à lui et a pris délicatement entre ses mains le visage renfrogné de son ami. Du bout de l'index, Kai a caressé ses lèvres, légèrement, si légèrement que Kyô sentait à peine le chatouillement du contact.
-Dis, Kyô, en réalité, le démon, tu as juste peur pour lui, pas vrai ? Dans le fond, Yuu est-il réellement la seule personne à qui Sono doit sa vie ? Parce que Kyô, celui qui a trouvé Sono, c'est toi, non ?
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Sono a eu six points de suture à la lèvre, et est bardé d'hématomes sur le thorax. Il reste cloîtré dans sa chambre. Il ne cesse de se plaindre qu'il a très mal et souffre atrocement mais, en réalité, je crois qu'il a mal au cœur.
                   C'est le plus beau silence que Tsunehito se vit recevoir lorsque, impassible, Yuu déposa devant lui le verre de cocktail qu'il avait commandé. Dans une inclination respectueuse, l'homme tourna les talons et Tsunehito l'observa qui s'éloignait, sa chemise blanche de serveur détonnant dans l'ambiance sombre et feutrée du lieu. Il se perdit quelques secondes dans la contemplation expectative de cette silhouette droite et élégante qui marchait résolument vers d'autres tables en attente de ses services, puis il s'est ressaisi et a levé la main, précipité :
-Attendez ! cria-t-il. Monsieur, revenez s'il vous plaît !
Yuu l'a ignoré superbement, laissant là Tsunehito seul dans son coin, renfrogné. Mais bientôt, un sourire illumina son visage lorsqu'il vit l'homme s'approcher de la table.
-Mon patron m'a réprimandé parce que je ne t'ai pas répondu, dit-il, amer. Qu'il était beau, le temps où je travaillais dans mon propre bar et où j'étais mon propre patron. Bref, qu'est-ce que tu veux ?
-Ne faites pas cette tête, on dirait que je vous dérange, bougonna Tsunehito dans une moue boudeuse.
-C'est exactement le cas.
-Qu'ai-je donc fait de mal pour que vous sembliez m'en vouloir à ce point ? s'enquit l'homme qui ne se laissa pas démonter.
-Je sais ce que vous allez me dire. Je n'ai aucune envie de me faire réprimander à cause de ce que j'ai fait à Sono par un individu qui ne sait rien et prend juste un malin plaisir à se mêler des affaires des autres.
-Moi qui ne voulais absolument pas vous parler de Sono et simplement passer du bon temps avec vous, minauda Tsunehito avec un abattement quelque peu affecté.
-Je vous signale que je suis en plein travail, trancha Yuu avec acidité.
-Bien sûr, s'empressa d'ajouter l'homme en joignant ses mains en signe de pardon. Seulement, vous finissez dans une demi-heure, n'est-ce pas ? Dans ce cas, pourquoi n'accepteriez-vous pas de venir au restaurant avec moi ?
-Plaît-il ? s'étrangla Yuu que la perte subite de toute contenance rendait comique.
-Qu'est-ce qui vous prend ? fit Tsunehito en haussant les sourcils en signe de stupeur. Seigneur, ne croyez pas qu'il s'agit d'un rendez-vous galant aux chandelles ! Non, tout ce que je veux, c'est une simple discussion amicale et libre dans un restaurant intime, voilà tout.
-De toute manière, je ne crois pas que je vais accepter. Je suis désolé.
-C'est bien regrettable, commenta Tsunehito qui ne semblait pas du tout déçu. Surtout que la table est déjà réservée et que nous devons y être dans une heure...
-Espèce de rustre ! Pourquoi donc me demandez-vous mon avis si vous décidez d'ores et déjà à ma place ?! s'indigna Yuu qui dut se faire force pour ne pas laisser sa rage éclater en public.
-Mais vous avez tout à fait le droit de refuser, commenta innocemment Tsunehito.
-Vous parlez ! Vous ne me laissez pas le choix ! Cette attitude est basse et puérile ! Bien, j'accepte par la force des choses, puisque vous semblez tant y tenir, mais sachez que je ne me laisserai plus faire.
    Sur ces mots, Yuu tourna les talons et laissa là Tsunehito seul avec sa fierté.


 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Que cela soit bien clair, afin que la discussion soit close avant même d'être commencée : je regrette d'avoir eu à frapper Sono, mais je ne lui demanderai pas pardon pour ce que j'ai fait, car j'estime toujours qu'il en revient à lui de demander pardon. Et je ne parle pas de moi.
Un sourire en coin est venu creuser une fossette au coin des lèvres de Tsunehito qui, dans un petit rire, amena la fourchette à sa bouche, mâchant lentement le morceau de bœuf qu'il avait découpé. Il a grimacé, a caché sa bouche derrière sa main, et a dégluti, un peu bruyamment.
-Je ne sais pas pourquoi je m'évertue à prendre de la viande saignante. Il s'avère en réalité que je n'aime pas ça.
Yuu l'a considéré, perplexe, avant de baisser le nez sur son assiette d'un air peur convaincant.
-Je suis désolé, s'excusa Tsunehito avec inquiétude. J'aurais sans doute dû vous demander votre avis quant au choix du restaurant, j'aurais dû penser que vous n'aimez peut-être pas la cuisine française.
-Vous ne m'avez pas même demandé mon avis quant à votre invitation, alors pour ce qui est du choix du restaurant... commenta Yuu, cynique.
-Je vois. Vous m'en voulez encore, n'est-ce pas ? Je sais bien que j'ai été impoli, mais je ne savais pas trop comment vous demander une discussion à part... c'est embarrassant.
-Êtes-vous idiot ? Qu'est-ce qu'une demande de conversation a d'embarrassant ? Une invitation comme celle-ci devrait l'être bien plus ! Encore un peu et j'aurais cru à un rendez-vous amoureux !
-Encore un peu ? répéta Tsunehito en écarquillant ses grands yeux bruns. Qu'aurait-il fallu de plus pour que vous pensiez à un rendez-vous galant ?
-Cette question sonne de manière étrange, commenta Yuu dont le teint joliment diaphane virait au blême.
-Je voulais simplement détendre l'atmosphère, bougonna Tsunehito, déçu.
Yuu se détendit, rassuré. Un sourire éphémère vint même illuminer ses lèvres l'espace d'un battement de cils.
-De quoi vouliez-vous me parler ? dit-il en piquant sa fourchette.
-Mais de Sono, bien sûr.
Le regard que Yuu jeta sur Tsunehito à ce moment-là figea l'homme dans toute son angoisse.
-Je croyais avoir pourtant été clair : ce qu'il s'est passé entre Sono et moi ne regarde que nous.
-Je suis désolé pour cette méprise, s'empressa de s'excuser Tsunehito en balayant l'air de sa main. Je ne voulais pas... À ce propos, je n'ai rien à faire là-dedans, c'est certain. Mais je voudrais vous parler de Sono plus généralement...

Yuu étrécit des yeux qui luisaient de suspicion, sondeurs. Dans un raclement rauque de la gorge, il a lentement approché son visage de Tsunehito qui se raidit instinctivement.
-Est-ce le Roi qui vous demande d'enquêter sur la vie personnelle de chacun d'entre nous ?
-Bien sûr que non, bredouilla Tsunehito, confus. Il ne s'agit-là que d'une initiative personnelle.
-Alors, pour quelle raison devrais-je vous parler de Sono derrière son dos ? Dois-je prendre cela pour une simple curiosité, ou bien pour une forme avancée de vice ?
À ces mots, le malaise de Tsunehito disparut subitement pour laisser place à une colère manifeste.
-Je ne vous permets pas de vous adresser à moi ainsi. Sono... Je suis désolé de devoir vous le dire, mais il s'avère que Sono semble tramer quelque chose au sein du château.
-Vous ne m'apprenez rien, trancha Yuu, glacial. Je sais son attitude impardonnable envers Kamijo, et c'est en partie ce comportement indigne qui m'a poussé à la violence envers lui. Mais je dois malheureusement vous confier que, de sa part, une telle bassesse ne m'étonne guère.
-Que voulez-vous dire ?
-Ce que la morale défend, Sono le fait ; j'ai pourtant eu beau m'y essayer, rien n'a jamais pu y remédier. Il en a toujours été ainsi, même à l'époque où il n'était encore qu'un petit oisillon perdu et sans défense.
Tsunehito avait cru déceler, peut-être, un fond de tendresse dans la voix de Yuu. Mais elle était comme engloutie dans la vague de colère et de regrets que l'homme exprimait à ce moment-là.
-Yuu.
Yuu a relevé la tête, ses grands yeux bleus écarquillés en une expression de stupeur. C'était la première fois qu'il l'appelait par son prénom. Tentant d'ignorer le sentiment troublant que cela provoquait en lui alors, il a hoché la tête, invitant Tsunehito à parler. L'homme a semblé hésiter, inquiet, avant de murmurer du bout des lèvres :
-Est-ce vraiment ce qu'il était alors ? Lorsque vous l'avez rencontré pour la première fois. Est-ce qu'il est possible qu'une personne intimidante comme Sono ait pu un jour ressembler à un oisillon sans défense ?
-Mais c'est ce qu'il est toujours, vous savez.
En disant cela, Yuu secouait lentement la tête de gauche à droite, comme s'il ne voulait pas admettre cette idée pénible qui creusait des rides d'inquiétude sur son front. Contrit, Tsunehito approcha timidement sa main de celle de l'homme qui ne sembla même pas le remarquer tant son regard était perdu dans le vague de ses moroses pensées.
-Dites...
-Parce que Sono est né avec des ailes sans que jamais personne ne lui apprenne à voler.
En disant cela, Yuu a reporté son regard sur Tsunehito avant de retirer précipitamment sa main prisonnière sous la sienne, embarrassé.
-Quant à ce qui est arrivé à Sono, jadis... entama Tsunehito. Excusez-moi, je voulais dire, dans quelles circonstances est-ce que vous l'avez rencontré ?
-On ne peut pas dire que j'ai rencontré Sono à proprement parler. En réalité, on l'a amené à moi sans que je n'aie rien demandé.
-Que voulez-vous dire ?
-Dès le début... Celui qui a rencontré Sono, c'est Kyô.
-Je vois, commenta Tsunehito qui semblait étrangement déçu. S'il en est ainsi, vous ne pourrez peut-être pas répondre à mes questions.
-En somme, vous voulez savoir ce qu'était Sono avant d'être trouvé par Kyô, c'est cela ?
Tsunehito hocha la tête, penaud, comme il s'attendait à ne recevoir que du mépris en réponse.
-Il était ce qu'il est encore à ce jour. Une catin. Sono n'a jamais été rien d'autre qu'une catin.
   Il disait cela, Yuu, les yeux baissés et d'un ton qui recelait plus de chagrin que de mépris. Tsunehito l'a considéré, hagard, avant de se sentir désolé par l'expression qui s'était glissée dans les traits lisses de cette peau diaphane.
-Mais, Yuu... Même si c'est Kyô qui l'a trouvé, Sono, c'est bien toi qu'il appelle "Daddy", n'est-ce pas ? Tu penses que tu n'as rien changé pour Sono ? Je ne suis pas sûr. Il est encore un prostitué, c'est vrai, du moins il le redeviendra lorsqu'il quittera le château du Roi... Mais tu ne penses pas que dans l'esprit de Sono, sa vie comporte un "avant toi" et un "après toi" ?
-Même s'il le pense, alors il se trompe. Moi... Ce n'est pas moi qui ai sauvé Sono. Parce que tu vois, Tsunehito, si Kyô ne l'avait pas trouvé, Sono, alors, il serait mort. Sans Kyô... Sono n'aurait jamais connu "d'après", quel qu'il soit.
-Tu veux dire... balbutia le majordome, fébrile, que Sono avait tenté de mettre fin à ses jours ?
 

   Un rire nerveux s'est échappé d'entre les lèvres de Yuu qui s'étiraient en un sourire malsain de détresse. Son rire rauque a retenti à travers la salle du restaurant, attirant les regards réprobateurs des clients, mais Yuu ne s'en souciait guère et accrut le malaise de Tsunehito en plantant en lui un regard glacé.
-Derrière sa fragilité d'oisillon, Sono est un animal bien trop fier et enragé pour avoir pu commettre une chose pareille, dit-il.
Tsunehito s'est raidi. Dans la gravité de Yuu, dans son dégoût aussi qui creusait une ombre maléfique au coin de ses lèvres, il a senti une angoisse palpable tordre son cœur.
-Mais sous le joug de ses maquereaux, Sono avait osé entreprendre une rébellion solitaire aussi vaine que dangereuse. Ce que je veux dire, c'est qu'en ce temps-là, Sono causait trop de problèmes et ne rapportait plus assez. Alors, simplement, on a tenté de l'assassiner.
Tsunehito n'a rien dit. Confiné dans un silence bouleversé, il a timidement observé Yuu qui posait sur lui des yeux dans le vague qui semblaient le traverser sans même le voir.
-Un corps meurtri, roué de coup, un corps en sang, une âme bafouée et un coeur en miettes. Voilà à quoi ce Sono si orgueilleux et insolent a été réduit, une fois. Ce jour-là, c'est Kyô qui l'a sauvé de la mort certaine.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
La balafre sur sa lèvre, et la douleur de la blessure, cela n'a pas empêché Sono d'étirer un sourire sardonique quand Jin lui a ouvert sa porte et qu'il l'a vu là, sur le seuil, simplement vêtu d'une robe de chambre blanche dénouée.
-C'est encore toi, a dit Jin dans un haussement d'épaules.
-Vous saviez que c'était moi, se moqua Sono. Ce n'est seulement que lorsque c'est moi que vous ouvrez votre porte sans vous enquérir auparavant de l'identité du visiteur.
-Écoute, je n'ai pas de temps à perdre avec toi ce soir.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ? provoqua Sono qui se rapprochait déjà, les poings serrés.
-J'ai de la visite ce soir. Tu ne peux pas venir.
-De la...
D'un geste enragé, Sono a bousculé Jin qui s'écrasa contre le chambranle de la porte et pénétra à l'intérieur de la chambre. Il s'est figé, le teint blême, avant de se précipiter sur le lit, paniqué.
-Riku !
Et comme une mère sur son enfant, il a enfermé dans ses bras le corps inerte du garçon.
-Qu'est-ce que vous lui avez fait ?! hurlait Sono à l'égard de Jin, les yeux exorbités par l'horreur et la colère. Comment avez-vous osé faire entrer Riku dans votre chambre, je vous avais interdit de le toucher, ni même de l'approcher !
-Sono ?
Sono a reporté son regard brillant sur Riku qui, avec faiblesse, refermait instinctivement ses bras autour de son dos. Il a levé vers lui ses yeux endormis et a émis un pâle sourire avant d'enfouir son visage au creux du cou de Sono qui s'en trouva déstabilisé.
-Sono, j'ai eu peur...
-Qu'est-ce que ce monstre t'a fait ?! Riku, dis-le moi, et devant lui ! Je veux voir sa face de criminel se décomposer sous tes aveux ! Dis-moi ce qu'il a osé te faire, Riku !
-Sono, arrête de crier. Tu m'as fait peur. J'étais en train de dormir...

Sono a émis un son de surprise, hébété, avant de saisir fermement le visage de Riku pour le forcer à soutenir son regard et a articulé, malgré ses lèvres tremblantes :
-Riku, mon cœur, tu dormais ?
-Mais oui. Jin ne m'a rien fait, Sono, pourquoi est-ce que tu t'énerves comme ça ? Et d'ailleurs, qu'est-ce que tu fais dans sa chambre ?
-Mais... C'est moi qui devrais te poser la question, abruti ! Je pensais qu'il t'avait drogué ou je ne sais quoi d'aussi horrible ! Riku, ne me dis pas que tu as... avec ce monstre répugnant !
-C'en est assez, intervint Jin, impitoyable. Je ne te permettrai pas plus longtemps de m'accuser de crimes que je n'ai jamais commis. J'ai seulement fait venir Riku dans ma chambre pour discuter. N'est-ce pas, Riku ? Au début, il était aussi réticent que toi mais, après avoir compris que je ne lui ferais rien, il a fini par s'endormir.
-Je ne te crois pas, pesta Sono dont la haine rutilait dans ses yeux étrécis par le mépris.
-Il dit la vérité, Sono.
-Ne prends pas sa défense ! Toi, Riku, comment aurais-tu pu être si docile alors que tout le monde sait à quel point tu abomines cet homme et à quel point il t'effraie ?! Personne n'a manqué ce spectacle lorsque, le soir où tu es arrivé, tu hurlais et pleurais dans ses bras !
-Mais ce n'était pas à cause de lui, Sono, je faisais une crise d'angoisse et... Lâche-moi, tu me fais mal !
-Hors de question ! vociféra le jeune homme en tirant de force le garçon hors du lit. Tu sors d'ici, immédiatement ! Et je t'interdis formellement de revoir cet homme, quelle qu'en soit la raison !

Riku se laissait traîner, docile, ou plutôt trop fatigué peut-être pour trouver la force de lutter. Mais il se sentit brusquement tiré en arrière et alors, les bras de Jin se refermèrent autour de lui comme un rempart. Sono a fait volte-face, enragé.
-Rendez-le moi ou je dirai à tout le monde que vous fréquentiez des bars à prostitués. Je me demande ce que le Roi pensera lorsqu'il saura quel genre d'homme vous êtes.
-Est-ce seulement de cette manière que tu es capable de vivre, Sono ? En proférant des menaces à tout va ? Qui penses-tu être ? Tu penses que tu as le droit de diriger la vie des gens comme ça ? Tu penses que je vais te "rendre" Riku, tel que tu le dis, comme s'il était depuis le début ta propriété privée ?
-Vous ne comprenez pas. Vous êtes un danger pour Riku, je le sais. Je ne cherche pas à contrôler sa vie mais à la préserver. Si je fais cela, c'est parce que je l'aime. Vous... Vous n'avez rien à voir avec Riku.
-Mais, Sono, dans le fond toi non plus, tu n'as rien à voir avec moi.


Il y a eu un silence. Pesant et dangereux, pareil à une épée de Damoclès que Sono croyait sentir flotter sur sa tête, attendant avec une terreur muette le moment où elle s'abattrait sur son crâne. Sono a dévisagé, désarmé, le garçon qui était enfermé dans les bras de Jin.
-Dis, Sono, depuis que nous nous sommes rencontrés pour la première fois, chez Yuu... Toi, tu as commencé à te comporter de manière étrange avec moi. Comment dire ? Tu étais familier, c'est cela, bien trop familier et en même temps tu te montrais trop protecteur, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Mais à cette époque, Sono, nous n'étions que des inconnus l'un pour l'autre et pourtant, tu ne cessais de me suivre et de me surprotéger, me donnant des conseils et des ordres à tout va, pareil à un grand frère, si bien que parfois, tu m'oppressais, tu m'empêchais de vivre comme je l'entendais. Tu jugeais tout ce que je faisais et décrétais si, oui ou non, tu devais me laisser le faire. Mais toi, Sono, tu n'as jamais été mon grand frère. Tu étais ainsi, à tout vouloir maîtriser de ma vie et moi, Sono, je te laissais faire parce que dans le fond, je sentais bien que tu avais de l'affection pour moi. Mais malgré tout cela, Sono, je suis désolé, après tout tu n'avais pas le droit d'agir ainsi.

Un rictus de victoire fendit les lèvres de Jin. Sono ne l'a même pas vu ou plutôt, il n'y a pas fait attention. Il continuait juste de dévisager, absent, Riku qui avait prononcé tous ces mots blessants pourtant d'une voix si douce et dénuée de rancœur.
Sono s'est avancé vers lui, lentement. Le visage blême et décomposé, il s'est avancé jusqu'à Riku qui le regardait approcher, serein. Les lèvres de Sono tremblaient et ses yeux scintillaient.
-Je suis désolé, Sono. Mais tu sais, malgré tout, je ne t'ai jamais détesté pour ça.

La brûlure, intense et lancinante, traversa sa joue. Riku a porté la main à son visage, muet, tandis que pour Jin le choc était tel que, sur le coup, il n'a pas même pensé à prendre sa défense.
-C'est de ta faute, Riku. En réalité, c'est toi qui ne sais rien.
Sur ces mots, Sono a tourné les talons et a attendu d'avoir couru loin, loin et même en dehors du château, noyé sous les rayons trop chauds du soleil, pour fondre en sanglots.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Riku, montre-moi ton visage. Comment vas-tu ? Je suis désolé, il t'a frappé si fort et sans crier gare, même venant de lui je ne m'attendais pas à une telle réaction. Pardonne-moi de n'avoir rien fait, tu as encore très mal ?
Dans un secouement de tête silencieux, Riku s'est doucement dégagé de l'emprise que Jin refermait sur lui. Sa main toujours collée à sa joue à l'endroit où une ecchymose apparaissait déjà, il a levé vers l'homme un regard douloureux tant la désolation s'y faisait ressentir.
-Excuse-moi, Jin, mais Sono a aussi raison. Toi, même si j'en ignore encore la raison, je sens que tu es un homme dangereux.

Et sans plus rien attendre de l'homme qui sentait la déréliction s'abattre sur lui, Riku a tourné les talons et a disparu.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Shinya a poussé une plainte étranglée. Dans un mouvement effrayé, il a esquivé comme la peste la main que Yoshiki tendait vers son visage. Celui-ci a plongé en lui un regard brillant qui témoignait sa peine. Shinya a détourné les yeux, le cœur serré par une angoisse indicible, et il a enfoui son visage entre ses mains comme bouclier lorsque, acculé au mur, il s'est retrouvé coincé face à Yoshiki.
-Shinya, qu'ai-je fait pour tant te répugner à ce point ?
-Va-t'en, murmurait-il d'une voix étouffée. Tu ne comprends pas, je ne veux pas de toi. Là, tu es juste en train de me harceler. Est-ce que tu penses que parce que tu es le Roi, tu as le droit de me faire ça ?
-Je ne te harcèle pas, se défendit Yoshiki que cette accusation accabla. Est-ce que tu trouves ton attitude justifiée ? Si elle l'est, Shinya, alors j'ai besoin de comprendre. Après dix-sept années... Durant ces dix-sept années où toi et moi étions si loin l'un de l'autre, qu'ai-je pu faire de mal pour que tu refuses à ce point de me revoir ?
-Ne me regarde pas.

Une sueur froide coulait le long de la nuque et de la tempe de Shinya. Incapable de supporter le regard profond de Yoshiki, il baladait ses yeux paniqués de parts et d'autres de la pièce comme pour y trouver un point d'attache, en vain.
-Je ne suis venu ici que pour retrouver Takeru. Je suis désolé, Yoshiki. Dès le début, j'aurais dû me douter que je n'avais pas le droit de faire ça. Moi, je te l'ai envoyé et confié à ta charge en pensant que je ne te devrais rien en retour... C'est idiot, hein ? Comment ai-je pu penser cela un seul instant ? Écoute, Yoshiki. Moi, je vais repartir en France... Je repartirai avec mon fils. C'est peut-être égoïste de ma part, mais je ne veux pas... Je ne veux pas t'être redevable à mes détriments. C'est monstrueux, non ? Je suis un père indigne, mais je ne me sens pas capable de me sacrifier auprès de toi pour Takeru. Maintenant, parce qu'il y a Kamijo... Tant que Kamijo continuera à m'aider financièrement alors, Takeru ne vivra pas malheureux. Mais toi, Yoshiki...
-Parce que tu penses que j'attends une redevance de toi ?

Shinya s'est tu, honteux. Plaqué au mur, son profil était dissimulé derrière les mèches blondes ondulées de ses cheveux. Le cœur battant, il a attendu que Yoshiki ne s'approche encore plus près. Mais l'homme restait immobile, et dans son ressentiment il laissa échapper un soupir las.
-Il n'y a rien d'étonnant à ce que tu aies peur de moi alors, Shinya. Toi... Seigneur, à quoi est-ce que tu penses ? N'ai-je pas proposé de recueillir ton fils ? Si je l'ai fait, Shinya, ce n'était pas pour t'acheter, parce que dès le début je savais qu'une telle entreprise aurait été de toute façon inutile avec toi. Je te connais, non ? Non, tu as raison, je crois que je ne te connais plus. En dix-sept ans, tu es devenu un autre homme, et peut-être qu'il en est de même pour moi. Mais penser que je garde ton fils dans l'unique but de t'amadouer, cela, je ne peux pas encore te le pardonner.
-Alors, pourquoi agis-tu ainsi envers moi ?
Sa voix s'est brisée sous le poids d'une douleur intérieure qui serrait sa gorge. Contrit, Yoshiki s'est reculé, car alors il avait perçu la crainte instinctive qu'il inspirait en Shinya. Une crainte dont il ne pouvait identifier la nature.
-Parce que tu m'as manqué, Shinya.

Il n'a pas répondu. Il a semblé juste se recroqueviller un peu plus encore contre le mur, comme une rose qui petit à petit se flétrissait sous un soleil qu'elle ne voulait pas voir. Sa fragilité était si belle et si douloureuse que Yoshiki dut lutter de toutes ses forces pour ne pas commettre l'erreur de venir le serrer dans ses bras.
-J'étais heureux lorsque tu es arrivé. Même si c'était dans cet état pitoyable, Shinya, moi, j'étais tellement heureux de te revoir. Tout comme j'ai été empli de bonheur et d'espoirs lorsque, pour la première fois, tu m'envoyas une lettre...
-Mais tu te trompes ! Ce n'est pas...
Shinya s'est ravisé à temps. Rivant sur Yoshiki de grands yeux noirs suppliants, il a lentement secoué la tête de gauche à droite.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit le Roi, troublé.
-Rien. Je suis désolé.
-Tu mens, Shinya. Tu as quelque chose à m'avouer.
-Non ! Il n'y a rien ! Je t'ai tout dit ! À présent, laisse-moi partir avec Takeru !
-Je ne te laisserai pas tant que tu ne m'auras pas dit la vérité !
-La vérité seule est que je ne peux supporter d'être ici plus longtemps !
-Alors dis-le moi en me regardant dans les yeux, Shinya, que tu n'as rien à me dire.
Le cœur de Shinya a sauté un battement. C'étaient la stupeur et la peur même qui se lisaient sur son visage pourtant, même lorsque Yoshiki s'est approché, imposant, il n'a pas trouvé la force de bouger.
-Shinya, tu penses que je ne le sais pas ? Ces yeux-là, ce sont les tiens lorsque tu mens.
-Ne t'approche pas. Je t'interdis de...
-J'aurais dû m'en douter dès le début, pas vrai ?
Shinya l'a dévisagé, hagard. Les lèvres de Yoshiki se tordaient en une grimace amère de douleur, et il a tourné les talons, se dirigeant d'un pas traînant vers la fenêtre dont il écarta les rideaux pourpres pour appuyer ses paumes contre la vitre. Le silence les a enveloppés tous deux, doucement dans son cocon, et ils restèrent ainsi immobiles tels deux chrysalides attendant le moment pour naître au grand jour.
Mais plus les secondes s'écoulaient et plus le malaise était palpable, et Shinya déjà se sentait sur le point de choir sous le poids intense de la tension.
-Yoshiki...
-Ce n'est pas de ta faute.
Yoshiki s'est retourné. Il l'a dévisagé qui se sentit le cœur basculer face à ce sourire empreint de tristesse et pourtant infiniment bienveillant que l'homme lui adressait. Les reflets du soleil tapant à travers la vitre illuminaient les cheveux de l'homme sur lesquels semblait alors briller une auréole de lumière. Shinya a baissé la tête, troublé.
-Cette première lettre que j'ai reçue de toi, Shinya... En réalité, ce n'est pas toi qui l'avais écrite, pas vrai ?
Son silence était éloquence. Dans un soupir lourd, Yoshiki s'est avancé vers lui qui ne bougeait pas.
-Cette fois-là, tu sais, malgré sa ressemblance frappante... Je n'avais pas vraiment réussi à reconnaître ton écriture. J'ai seulement pensé qu'en dix-sept années, il était normal qu'elle ait changé, ou bien que mes souvenirs pussent être faussés... Mais, Shinya, après tout, pourquoi est-ce que tu aurais subitement décidé de renouer le contact avec moi après dix-sept vaines années de tentatives de ma part ?
-Je suis désolé, Yoshiki, je ne voulais pas...
-Non, tu ne le voulais pas. Je ne peux que te croire. Après tout, lorsque tu as dû apprendre que quelqu'un avait écrit et envoyé cette lettre à ta place en se faisant passer pour toi, tu as dû vraiment être embarrassé. Je me trompe ?
-Non, admit-il d'une toute petite voix.
-C'est Kamijo, n'est-ce pas ? Après tout, cela s'est passé peu après son séjour en France...
-Je suis désolé.
-Mais les lettre suivantes, Shinya, celles-ci étaient bien les tiennes, n'est-ce pas ? Dis...
-Elles l'étaient. Mais parce qu'après que Kamijo m'ait confié avoir envoyé une lettre en mon nom qui te racontait tous mes déboires et te suppliait de nous venir en aide, j'ai pensé, maintenant, que je ne pouvais plus reculer... Tu as répondu à cette lettre qui n'était pas la mienne, et tu y as répondu de manière favorable... J'ai été vraiment surpris, tu sais. Sur le coup, j'ai refusé de croire que tu aies pu être sincère. Après dix-sept années où je ne t'octroyais rien d'autre que le plus parfait des silences, je n'en revenais pas de voir qu'il semblait n'y avoir en toi nulle rancœur à mon égard... Et que tu m'ouvres ainsi les bras, Yoshiki, comme si nous étions les meilleurs amis du monde qui jamais ne se seraient quittés, cela... Peut-être que j'en ai été touché. Pour cette raison, je me suis dit que je n'avais pas le droit d'ignorer ta gentillesse comme je l'avais fait durant toutes ces années...
-Je comprends. Ainsi donc, la seule intention de Kamijo était de vous aider, toi et ton fils... Plus que de nous réunir à nouveau, toi et moi, il a sans douté désiré vous voir heureux, toi et Takeru... Car alors, la misère que tu décrivais dans ta lettre -non, que Kamijo avait décrite pour toi- et la détresse qui en découlait, le chagrin d'avoir perdu ta femme et l'angoisse infinie que tu éprouvais pour l'avenir de Takeru, ainsi que ta culpabilité d'en être arrivé là... Tout cela, Shinya, apprendre que tu avais vécu tout ceci, que tu le vivais encore depuis dix-sept années sans que je n'aie jamais rien su... Je m'en suis voulu aussi, tu sais.
-Il n'y a pas de raison. Tu n'as rien à voir là-dedans.
-Parce que dès le début, j'aurais dû tout faire pour t'empêcher de partir.

Il avait dit cela avec colère pourtant, Shinya savait très bien que cette colère, Yoshiki la dirigeait contre lui-même. Avec prudence, Shinya s'est avancé vers lui et a posé une main amicale sur son épaule.
-Non.
-Mais j'étais bien trop lâche à cette époque. Moi, je n'avais pas la force de te défendre contre mon propre père. Toi ! J'ai préféré t'abandonner, toi, plutôt que de risquer de m'attiser ses foudres...
-Yoshiki, ce n'est pas de ta faute. J'admets que cela a été très dur pour moi à l'époque, et que suite à cette histoire, j'ai traversé des périodes très difficiles où mes seules idées étaient de revenir, ou de mourir... Mais Yoshiki, malgré cela, je ne le regrette pas. Même si tu m'as manqué, même si cette vie heureuse et facile que j'avais connue me manquait aussi cruellement, je n'arrive plus à le regretter... depuis que j'ai Takeru, Yoshiki. Durant ces dix-sept années, j'ai vécu pour mon fils. Alors... Je t'en prie, permets-moi de repartir avec lui.
-Je ne peux pas.

Shinya échappa un cri de stupeur. Les yeux exorbités par la terreur, il a supplié Yoshiki qui l'avait plaqué contre le mur et approchait son visage du sien.
-Je t'en prie, Yoshiki. Ne fais pas ça...
-Je ne veux pas, Shinya. Je ne veux pas, tu comprends ? Durant toutes ces années, j'ai souffert de ton absence, je me suis haï pour ma faiblesse, j'ai pleuré pour l'injustice qui s'était abattue sur toi et maintenant que je t'ai enfin retrouvé, maintenant que tout peut redevenir comme avant sans que nous ayons à craindre les foudres de mon père à présent disparu, maintenant que les liens qui nous unissaient, Kamijo, toi et moi, peuvent être renoués, maintenant que tu peux vivre autant que tu le souhaites dans le luxe et la sécurité sans jamais te séparer de ton fils, toi, tout ce à quoi tu penses, c'est de repartir en France en abandonnant à nouveau derrière toi tout ce qui fit ton bonheur jadis ?
-Je t'en prie, Yoshiki, lâche-moi. Tu me fais mal et rien ne me fera plus changer d'avis, tu ne comprends pas, je n'ai plus ma place ici...
-Mon père t'a-t-il donc tant traumatisé à ce point que tu ne peux t'empêcher de le voir en moi ?!

Shinya s'est tu. Sous les mains fermement resserrées de Yoshiki, ses épaules frêles se sont mises à se secouer doucement.
-Je ne voulais pas...
Yoshiki a senti son cœur se serrer. Contrit, il a lâché son emprise pour venir délicatement essuyer les larmes que Shinya semblait ne pouvoir retenir sur ses joues.
-Je suis désolé. Pardonne-moi, ne pleure pas, ce n'est pas ce que je voulais.
-Pour que tu ne gardes que les bons souvenirs de moi, Yoshiki... Je ne voulais pas que tu voies le misérable homme que j'étais devenu... Et lorsque Kamijo t'a tout raconté en se faisant passer pour moi, j'ai aussitôt pensé que tu cesserais de me contacter. Pourtant, toi, Yoshiki, tu m'as envoyé cette lettre en réponse...

C'était tendre. Infiniment doux et pourtant tellement désespéré, les bras fins que Shinya, dans sa détresse, passait autour du cou de Yoshiki sans même sembler s'en rendre compte.
Et timidement, Yoshiki a refermé les siens autour de la taille frêle de l'homme qui étouffait ses sanglots au creux de son cou.
-Je suis désolé. Moi qui prétendais si bien te connaître, je ne t'ai même pas fait confiance. Je suis désolé, Yoshiki. Je suis...
-Arrête donc, Shinya, le coupa l'homme dans un petit rire qui mêlait ses émotions. À la fin, tu n'as pas l'impression de manquer de cohérence ? Toi, toujours a dire "je suis désolé, je suis désolé"... Dans le fond, tu n'as pas vraiment changé, tu es toujours aussi bête. Mais Shinya, pourquoi donc dois-tu être désolé en ce moment même alors que tu es juste en train de m'emplir de joie ?

Signaler ce texte