Merry-go-Wound -chapitre neuvième

Juliet

Sur les allées encore primaires de terre battue que longeaient les trottoirs de la rue animée, quiconque levait les yeux vers le carrosse qui filait à travers la route pouvait voir alors, l'espace d'un instant, penché un visage poupon lumineux et égayé d'un sourire euphorique qui eût enchanté les plus dépravés des quartiers.
La ville s'animait, les femmes, les enfants, les hommes et les animaux déambulant librement sous le soleil du mois de la fin d'été grouillaient et créaient ce bruit de fond rassurant des discussions vives et enjouées. Les magasins défilaient, les vendeurs ambulants appelant l'attention des passants, et puis les cafés à musique, les bâtiments anciens, tout cela s'amalgamait dans l'esprit du jeune homme qui, penché à travers la fenêtre du carrosse, jubilait.
-Je ne t'aurais pas pensé si enthousiaste, a fait une voix derrière lui. À te voir, l'on dirait que tu découvres la capitale pour la première fois. Pourtant tu en viens, non ?
Teru s'est retourné, et sans défaire ce sourire extatique de ses lèvres, il est retourné s'asseoir sous les rires affectueux de l'homme.
-C'est que la vie au château me plaît, vous savez... Mais d'une certaine manière, je me sens chez moi lorsque je suis en ville. Vous savez, Yuu, avant, il me disait que j'étais un chat de gouttière. Vous savez, parce que je vagabondais toujours à travers les rues, été comme hiver, seul ou bien en compagnie de Kai... C'est d'ailleurs ensemble que Yuu nous a trouvés, vous savez, et même après qu'il a commencé à nous éduquer et fait de son mieux pour nous faire mener une vie normale, je n'ai jamais cessé de préférer la vie de rue à la vie au foyer. Vous savez...
-Seigneur, je sais beaucoup de choses avec toi.

Teru le dévisagea, ses grands yeux écarquillés en une expression d'hébétude qui lui donnait cet air enfantin quelque peu niais, et Yuki éclata de rire non sans sentir son cœur fondre d'attendrissement.
-Je disais cela parce que tu répètes tout le temps "vous savez"...
-Pardonnez-moi, marmonna honteusement Teru dont les joues rosissaient à vue d'œil.
-Ne demande pas pardon d'être mignon.
Ces mots eurent pour Teru l'effet d'une onde de choc dans son esprit qui laissa derrière elle un champ de bataille de pensées chaotiques. Il s'est recroquevillé sur son siège de cuir et, rabaissant son capuchon de tissu blanc à hauteur de son front, il s'est renfermé dans un silence malaisé.
-Mais pourquoi t'être donc vêtu ainsi, Terukichi ? s'enquit Yuki qui n'avait que trop bien senti le malaise qu'il avait provoqué. Je veux dire... Sans vouloir paraître impoli, je trouve étrange que tu aies préféré cette espèce de toge blanche à tous les vêtements somptueux dont le Roi t'a fait don et qui te siéent à merveille.

Teru a relevé la tête, mais à travers le tissu blanc qui lui tombait jusqu'au nez, il n'a pas pu distinguer Yuki qui le regardait avec curiosité. Une moue boudeuse a attendri les lèvres du garçon qui à nouveau baissa la tête avant de murmurer :
-C'est une précaution. Il vaut mieux à présent pour moi cacher mon visage et mon corps ; si jamais je tombais sur l'un de mes anciens clients... Il se poserait des questions quant à ce que je suis devenu, vous comprenez. Pour cette raison, je ne préfère pas porter des vêtements de noble. L'on pourrait m'en vouloir.
-Je vois, commenta Yuki, l'air grave. Tu crains qu'ils ne se mettent à te jalouser et s'attaquent à toi, n'est-ce pas ?
Terukichi hocha silencieusement la tête, penaud.
-C'est idiot, enfin. Cette ville est si grande que tes chances de rencontrer un de tes anciens... clients est infime. De plus, si l'un d'eux osait s'attaquer à toi pour cette raison, je ne le laisserais pas faire.
-Oui. Je m'en doutais.
 

Cette déclaration a déstabilisé Yuki qui ne sut quoi dire, sur le coup. Il a lâché un rire embarrassé, nerveux, et allait dire quelque chose lorsque Teru le devança :
-C'est aussi pour cette raison que je me cache. Si vous deviez en venir à me secourir, alors ils s'en prendraient à vous aussi. Ce genre de personne est lâche et sans scrupules. Je ne veux pas que vous courriez de dangers.
En guise de réponse, Teru se vit adresser un pâle sourire de reconnaissance pourtant, il avait comme l'impression d'y déceler un certain fond de tristesse. Il s'est renfermé dans le silence, se laissant bercer par les secousses légères du carrosse.
Il avait dû s'endormir car alors, lorsqu'il ouvrit les yeux, Yuki était penché sur lui et avait posé une main sur son épaule.
-Nous sommes arrivés.
Teru s'est redressé, ensommeillé. Il n'avait pas même fait un pas vers la portière du carrosse qu'aussitôt il se la vit ouvrir en grand par un cocher et alors, ce que vit Teru le laissa pantois d'émerveillement.
-Qu'est-ce que...
-Je suis désolé, Terukichi. Toi qui te faisais une joie d'aller en ville...

Le jeune homme n'a pas répondu. Parce que son regard se mouillait, parce que sa gorge se serrait, il a baissé la tête et n'a rien dit. Lentement, il a descendu la marche du carrosse et s'est laissé faire docilement lorsqu'il a senti la main de Yuki qui avait pris la sienne. Ils ont marché quelques minutes ainsi, main dans la main et silencieux, et alors sous ses yeux Terukichi a vu les marches de pierre qu'il descendait lentement.
-Terukichi, tu devrais ne pas avancer en regardant le sol comme cela. Je veux dire, tu ne trouves pas ça dommage ?

Teru s'est dit qu'il avait raison. Qu'au milieu d'un spectacle si grandiose à voir, il ne pouvait pas faire comme s'il l'ignorait. Alors, ce sont des yeux humides que Terukichi a relevés et qu'il a baladés tout autour de lui. Et tout autour de lui, tout n'était que blancheur. Il n'a pas eu le temps de pousser un cri d'émerveillement que c'est un cri de surprise qu'il lâcha comme un éclair blanc venait de passer juste devant lui, et instinctivement, le garçon vint se lover contre Yuki qui le rassura d'un rire tendre.
-Tu sais bien qu'elles ne te feront pas de mal.

Honteux, Terukichi s'est détaché de l'homme et a reporté un regard plus serein, empli d'amour vers toute cette beauté qui autour d'eux volait, tournoyait, virevoltait, chantait d'une voix céleste une joie qui semblait resplendir par le ciel bleu à travers les parois de verre disposées en une demie sphère immense.
  À l'intérieur de cette géante bulle de verre, ces colombes exposaient leur grâce sous forme d'un ballet aérien sous laquelle les deux hommes demeuraient immobiles, cristallisés dans leur enchantement.
-Yuki, qu'est-ce que c'est que cet endroit ?
-N'en as-tu jamais entendu parler, Teru ? Le Palais de Glace des Colombes.
-Pourquoi... Mais avons-nous le droit d'y entrer ?
-Normalement, non. Disons que je me suis servi de mes relations pour m'octroyer ce privilège.
-Mais pourquoi moi ? Pourquoi m'avoir amené ?
-Parce que je voulais te faire découvrir cette beauté, Terukichi.

Rendu muet par l'émotion, le garçon leva rêveusement le visage vers le ciel et alors, c'est avec un mélange de surprise et de ravissement qu'il vit une plume blanche lentement tournoyer pour venir se déposer sur son nez.
-Yuki, c'est magique. Elles sont... magnifiques, Yuki, je voudrais être comme elles. Regarde, leur délicatesse, leur souplesse, leur majesté, leur douceur, et leur blancheur... Je n'ai jamais aussi bien ressenti qu'en ce moment même la raison pour laquelle l'on attribue à la pureté et à la paix l'image de la colombe... Yuki, que ne donnerais-je pas pour avoir cette pureté...
-Mais, Teru, c'est parce que tu me faisais penser à elles que je t'y ai amené.

Son cœur sautant un battement dans sa poitrine, le garçon a dirigé sur Yuki un visage troublé sans rien dire. Embarrassé, il a continué à observer le spectacle de ces milliers de colombes qui semblaient danser dans les airs sans jamais se heurter, avant de venir se poser sur le sol ou sur les arbres feuillus que l'on avait fait pousser pour elles.
-Tu étais blanc comme elles, Terukichi. Et tu le redeviendrais si seulement pouvaient repousser ces plumes blanches que l'on t'a arrachées.

"Mais qu'est-ce que tu racontes ? Ne dis pas des choses, comme ça, dans ton nostalgique élan de poésie, à quelqu'un qui en est si indigne que moi."

-Mais vêtu ainsi de ton costume blanc, Terukichi, c'est comme si l'espace d'un instant tu retrouvais le vrai toi et alors, tu te fonds parfaitement au décor de magnificence qu'elles forment à elles seules.
-Ce n'est pas vrai.
Il avait dit cela d'un ton boudeur, presque colérique. Sa bouille enfantine assombrie par un chagrin qui hésitait avec le bonheur de s'entendre ainsi comparé, il est venu enfouir son visage contre la poitrine de Yuki qui, avec le plus grand naturel, vint doucement noyer ses doigts dans les cheveux argentés du garçon.
-Bien sûr, Teru.
-Non, Yuki. Même si cela était vrai, de toute façon, je ne veux plus être comme elles.
-Pourquoi donc ? s'enquit l'homme qui haussait les sourcils d'étonnement.
Et Terukichi a mis longtemps avant de répondre. Le visage enfoui au creux de l'étreinte de Yuki, il percevait faiblement les battements de cœur sereins de l'homme, si sereins que c'en était déstabilisant pour lui qui sentait le sien battre à tout rompre. Et c'est d'une voix étouffée qu'il a prononcé du bout des lèvres :
-Parce que, même s'il est immense et magnifique, même si elles ont le ciel bleu visible tout autour d'elles, ces colombes là, elles volent dans un endroit où elles sont enfermées.
 

Yuki n'a rien dit. Il ne lui en fallait pas plus pour comprendre que par ces mots, Terukichi lui avouait intimement le mal-être qu'il ressentait à l'intérieur du château de Yoshiki. Une somptuosité captivante pour une liberté illusoire. Yuki a souri du bout des lèvres. Le cou tendu, ses yeux se perdaient dans la contemplation vertigineuse du ciel qui semblait tourner tout autour de la pointe arrondie que formait le sommet transparent du toit. Manège céleste. Dans les cheveux de Teru qui semblait s'être endormi mais qui demeurait en parfait éveil, les doigts de Yuki continuaient machinalement à se promener, affectueux.
Tout autour d'eux, les colombes continuaient à s'animer et chanter avec ardeur, comme si la présence de deux étrangers ici ne leur était pas incongrue. Comme si en eux elles ne voyaient que de simples amis.
-Mais tu sais, Terukichi, dès l'automne ces colombes seront relâchées et pourront s'envoler librement vers d'autres horizons.
Teru a relevé le visage. Yuki a baissé les yeux et ils se sont dévisagés en silence, l'un attendri par ce visage innocent, l'autre torturé par une douleur intérieure. Yuki a entrouvert les lèvres sur une question qui lui traversa le cœur alors, mais aucun son n'est sorti. Parce qu'à ce moment-là, Teru avait baissé la tête. À peine trop tard, cependant, pour dissimuler la larme qui coula le long de sa joue.
 
 






-Terukichi, tu fais donc la tête ?
Ils étaient déjà sur le chemin du retour, et le garçon n'avait pas prononcé un seul mot depuis le début du voyage. Les coudes appuyés sur le rebord de la vitre ouverte et le menton appuyé sur son bras, Terukichi observait silencieusement le paysage. Il a redressé la tête, las.
-Non. Je rêve.
Le paysage citadin défilait sous leurs yeux, et Terukichi ne pouvait détacher son regard morose de cette ville qui, le soir approchant, perdait un peu de sa vivacité pour gagner en beauté. Les lumières douces et chaudes des foyers filtrant à travers les volets de bois fermés ou les fenêtres grand ouvertes des maisons, les lampadaires discrets et rassurants longeant les rues pavées, les rares magasins encore ouverts qui commençaient à descendre leurs stores, ce spectacle emplissait Terukichi d'une nostalgie apaisante qui le berçait au creux de ses souvenirs.
-Terukichi, tu es sûr que tout va bien ?
La voix de Yuki semblait provenir comme du fond cotonneux d'un rêve. Terukichi s'est redressé, étirant longuement ses bras, avant de se remettre exactement dans la même position qu'un instant plus tôt.
-Dis, Yuki...
-Oui ?
-Est-ce que l'on pourrait s'arrêter ? Juste un peu. S'il te plaît. Cela faisait si longtemps que je ne m'étais promené dans les rues de la ville, le soir...
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Tu n'as pas froid ?
Le vent frais de septembre soufflait à travers les rues étroites et Terukichi, enveloppé dans son long tissu blanc, fut pris d'un frisson. Il a dit non à la veste que Yuki s'apprêtait à poser sur ses épaules et a accéléré la marche sous le ciel qui était devenu d'un magnifique bleu-gris sombre. Il arpentait les ruelles avec rapidité et sans hésitation, comme si, dès le début, il savait parfaitement où il allait tandis qu'il n'y avait rien à voir en ces lieux d'autre que ces maisons blanches accolées les unes aux autres.
-Terukichi, où est-ce que tu vas comme ça ?
Le garçon a fait volte-face. Yuki le suivait tant bien que mal et s'est étonné lorsqu'il a vu le visage radieux qui l'affublait d'un grand sourire.
-Qu'est-ce qui te rend si joyeux ?
-Dis, Yuki, je peux te demander une faveur ?
Yuki a attendu d'être enfin arrivé à la hauteur du garçon pour répondre dans un rire affectueux :
-Oui, tu le peux.
-Je connais un restaurant pas loin d'ici. Il reste ouvert jusqu'à deux heures du matin... Bien sûr, ce n'est pas le genre de restaurant luxueux et distingué dans lequel tu dois avoir l'habitude d'aller mais, tu sais, l'atmosphère y est très chaleureuse et intime et puis, on y mange de bonnes choses. Ce n'est pas très cher. Tu veux, dis ?
-Si j'ai bien compris, tu me demandes en somme de t'inviter, commenta l'homme avec un sourire rieur.
-Oui. Mais ne t'en fais pas, je te donnerai quelque chose en échange.
-C'est bon, viens.
Sans plus attendre, Yuki a saisi la main du garçon et celui-ci, sans le lâcher, s'est mis à courir, le guider à travers un nombre incalculable de ruelles étroites que la pénombre rendait mystérieuses et ils se sont brusquement stoppés devant une lourde porte de bois d'un bâtiment de deux étages dont les volets, entrouverts, laissaient émaner une lumière douce et de multiples saveurs attirantes qui ne tardèrent pas à titiller leur appétit.
Et le sourire en coin que Terukichi émettait sous sa longue capuche blanche, Yuki ne pouvait pas le voir.
 
 
 
 

-Tu avais raison, sourit Yuki tout en poussant un soupir de délectation après qu'il eût avalé la première bouchée du ragoût fumant que l'on lui avait servi. Cet endroit est très agréable et chaleureux. L'on s'y sent comme au creux d'un cocon. Je pourrais y rester la nuit entière.
-Je suis heureux que ça te plaise. J'avoue qu'au début, je craignais que l'aspect pittoresque de l'intérieur te rebute, toi qui as toujours vécu dans un luxe outrancier...
-Je ne te permets pas de me juger ainsi par le milieu duquel je viens, petit goujat, gronda gentiment Yuki.
Teru rit, embarrassé, avant de porter le verre de vin à sa bouche pour se donner une contenance.
-Tu sembles avoir la chair de poule, commenta Yuki qui avait les yeux rivés sur son bras dénudé. Tu es sûr que tu n'as pas froid, Terukichi ?
-Tu me réchaufferais, si je te disais que si ?
Il avait dit ces mots d'un ton joueur, tout en lui lançant un regard espiègle qui plongea l'homme dans le malaise.
-Ne fais pas de telles allusions comme cela, idiot.
-Mais je n'ai fait que vous poser une question, minauda le garçon dans une ostensible moue boudeuse.

   Yuki l'a considéré un instant, intrigué, avant de reporter son attention sur son assiette. Aussitôt, il a senti son estomac crier famine et il a oublié le malaise qui l'avait assailli un instant plus tôt.
Le bruit ambiant continu mais tranquille des autres clients et des plats qui, derrière les portes des cuisines, mijotaient doucement, ainsi que la lumière pâle et tamisée du lieu, tout cela plongeait Yuki dans une sorte de torpeur expectative qui endormait sa conscience, tout en maintenant ses sens en éveil. La viande tendre dans sa bouche lui rappelait ces doux soirs d'hiver où il passait son temps à lire, se balançant sereinement sur son fauteuil devant le feu bienfaiteur de la cheminée. Yuki était plongé dans les images nettes et présentes de ces souvenirs quand quelque chose l'interpella. Quelque chose qui se manifestait en touchant son pied avant de venir longer lentement sa jambe. Il s'est stupéfié, paniqué, avant de river des yeux écarquillés sur Terukichi qui, le menton appuyé sur ses mains, souriait.
-Qu'est-ce que tu fais ?
-Rien du tout, fit Teru en feignant l'étonnement. Dis, Yuki, je me posais une question.
-Laquelle ? s'enquit l'homme tout en tapotant sa serviette sur ses lèvres.
-Est-ce que tu seras triste lorsque je partirai ?

À nouveau, Yuki l'a considéré, perplexe, avant de baisser la tête, trop gêné par ce regard profond et inquisiteur qui semblait pénétrer en lui pour y découvrir un secret. Yuki n'a pas répondu. Il ne tarda pas bientôt à replonger dans ses rêveries, si bien qu'il ne remarqua même pas que, durant le reste du repas, l'adolescent était resté silencieux. À la fin, lorsqu'il eut terminé, il releva la tête et constata avec stupeur que l'assiette du garçon était encore pleine.
-Tu n'aimes pas ?
-Pardon. Je sais que c'est moi qui t'ai demandé de m'inviter, mais je n'ai plus faim.
Yuki a secoué la tête, comme pour dire que ça ne faisait rien, se redressa et après s'être éloigné pour payer l'addition, il est revenu tendre sa main à Terukichi qui se leva sans un mot. Et tous les deux quittèrent la lumière apaisante de la pièce pour venir rencontrer la pénombre secrète de la nuit.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 


-Regarde, Yuki !
Sans crier gare, Terukichi s'est précipité d'un pas dansant vers la place immense au milieu de laquelle des artistes de rue émerveillaient les badauds nocturnes de spectaculaires numéros pyrotechniques. Des courses de cerceaux enflammés, des cracheurs de feu, des jongleries rutilantes qui s'animaient avec grâce et souplesse sous le ciel de nuit. Fasciné, Terukichi ignora les protestations de Yuki pour venir se frayer un passage à travers la foule qui se pressait, et il admira dans l'extase les exploits incandescents de tous ces artistes et gymnastes que le danger ne rendait que plus esthétiques.
-Terukichi, tu aurais au moins pu m'attendre.
Le jeune homme se retourna et dirigea sur Yuki un regard larmoyant de chien battu.
-Oh, je t'en prie Yuki, permets-moi de rester juste un peu, s'il te plaît !
-Si tu veux. Mais fais attention, ne t'approche pas trop près des jongleurs, l'on ne sait jamais... Bien, écoute, j'ai trop chaud avec ce feu à proximité, je vais un peu m'asseoir sur un banc. Lorsque tu en auras marre, viens me rejoindre. Je t'attendrai face au café fermé que tu vois, juste là-bas. Bon, ne tarde pas trop tout de même. Je te laisse une demi-heure ; il ne faudrait pas que Yoshiki s'inquiète de notre retard...
-Oui, Yuki. Oh, merci !
Et dans son élan d'euphorie, Terukichi se dressa sur la pointe des pieds pour venir déposer un furtif baiser au coin des lèvres de l'homme qui le regarda, déstabilisé.
-Bon. Amuse-toi bien.
 

Yuki s'est éloigné sans plus attendre hors de l'agitation et est venu s'installer sur ce banc d'où il pouvait voir tournoyer dans les airs les torches enflammées qui, de loin, ressemblaient à des feux d'artifices solitaires qui essayaient de s'envoler vers le ciel avant de retomber. Il ne pouvait plus voir Terukichi qui s'était mêlé à la masse indistincte du public, mais cela ne l'inquiétait pas. Instinctivement, il a porté sa main au bas de sa joue, à l'endroit exact où il croyait sentir encore les lèvres tendres du garçon se presser innocemment. Cette pensée le troubla et il la chassa de son esprit, renversant alors sa tête en arrière sur le dossier du banc pour admirer les étoiles d'argent qui scintillaient faiblement, comme si elles étaient trop pudiques pour oser exposer leur beauté aux yeux du monde. Cette pensée l'amena encore à Terukichi et, dans un froncement de sourcils, Yuki ferma les yeux, se laissant bercer par la douce brise fraîche qui commençait à caresser délicatement son visage.
Les acclamations enjouées de la foule, au loin, semblaient presque comme provenir d'un autre monde, un monde à l'intérieur duquel il se trouvait mais que son esprit avait créé de toutes pièces, et alors Yuki laissa peu à peu sa conscience basculer vers la sérénité du sommeil.

Lorsqu'il a rouvert les yeux, il a constaté avec stupeur qu'il s'était endormi et que, de plus, il avait fini allongé sur le banc. D'un seul bond il s'est redressé et, regardant sa montre à travers la faible lumière des flammes au loin, il a constaté qu'une heure s'était écoulée depuis qu'il avait laissé Terukichi. Agacé d'avoir été si tête-en-l'air et de n'avoir pas été réveillé par le garçon qui avait amplement dépassé son temps imparti, il a marché d'un pas précipité vers la foule qui, entre-temps, s'était quelque peu dissipée.
N'osant se frayer un passage à travers les personnes, il se dressait sur la pointe des pieds, essayant de repérer la chevelure argentée du garçon mais, après avoir fait tout le tour, il ne le vit pas, aussi il se résolut à passer devant pour mieux  voir.
Mais Terukichi, qui se trouvait pourtant sur la première rangée lorsque Yuki l'avait quitté, demeurait introuvable et, agacé, Yuki se mit à parcourir chaque rangée de toute la foule, décidé à sermonner le garçon lorsqu'il le trouverait.

 Yuki n'a pas trouvé Terukichi. Il était pourtant certain de l'avoir cherché partout, et son cœur se mit à battre tout comme il balayait des yeux toute l'assistance qui battait des mains au rythme de la musique d'ambiance pour encourager les artistes.
-Excusez-moi, dit-il au hasard à un homme qui se trouvait au premier rang. Je cherche un adolescent, les yeux bleus, la peau très pâle, et il a les cheveux argentés. Il se trouvait juste en face il y a une heure, vous ne l'auriez pas aperçu ?
-Oh, je pense savoir de qui vous parlez... Eh bien, je ne peux trop vous dire, mon brave, mais il me semble l'avoir vu s'éloigner par-là tout à l'heure, dit-il en montrant vaguement une direction d'un geste du bras.
Yuki le remercia, les yeux brillants, avant de se précipiter dans la direction donnée. Il traversa toute la cour pavée pour parvenir jusqu'à une ruelle déserte au bout de laquelle trois chemins s'offraient à lui.
Il s'est arrêté, l'âme en panique, et a hurlé le nom de Teru dont seul l'écho retentissant dans la nuit lui répondit.
"Mince. Qu'est-ce que je vais faire, si je ne le retrouve pas ?"

Sans réfléchir, il se mit à courir droit devant lui, priant le ciel pour qu'il le retrouve.
"Je lui avais pourtant dit de me rejoindre dans une demi-heure, l'idiot, où est-ce qu'il a bien pu aller ?"
Et c'est lorsqu'il a fini par s'arrêter, essoufflé, qu'il a réalisé que ses jambes inconsciemment l'avaient guidé jusqu'au restaurant dans lequel ils avaient dîné et qui était à présent fermé.
"Pourquoi est-ce que je suis venu là, moi ?"
Il s'est adossé contre le mur, dévoré par l'inquiétude, et c'est alors qu'il allait repartir dans la direction opposée qu'il l'a aperçu.
Là, juste au coin de la rue, la silhouette de Terukichi qui, de profil et le visage dissimulé sous son capuchon blanc, ne semblait pas l'avoir aperçu. Il se tenait là, face à une porte du restaurant dont l'accès était marqué interdit, comme il semblait attendre quelque chose. Intrigué, Yuki s'est approché, mais c'est alors qu'un bruit sec le fit sursauter. Il s'immobilisa, le cœur battant, et observa alors la porte qui s'entrouvrait dans un grincement aigu. Terukichi effectua un pas en avant, le bras tendu, et de l'entrebâillement ténébreux de cette porte se glissa une main qui déposa quelque chose au creux de celle de Terukichi. Yuki a étréci les yeux, cherchant à discerner ce qu'était cette chose, mais Teru aussitôt la glissa dans sa manche. Il a incliné la tête dans un signe de remerciement et alors, la porte se referma, et toujours sans avoir aperçu Yuki, Teru se dirigea hâtivement à travers les ruelles, la tête baissée comme pour se cacher dans l'anonymat.
-Attends.
Teru poussa un cri de terreur et il fit volte-face avant de se décomposer sur place lorsqu'il reconnut Yuki qui l'avait saisi par le poignet.
-Qu'est-ce que c'est que cet air horrifié ? Terukichi, ne t'avais-je pas dit de venir me rejoindre au bout d'une demi-heure ?
-Je suis désolé, balbutia le garçon qui essayait faiblement de se détacher de l'homme, en vain. J'avais... quelque chose d'urgent à faire.
-Urgent ? À trois heures du matin ? Dans des ruelles sombres et infréquentées ? Dis-moi, Terukichi, si nous n'avions pas fait cette sortie et que tu étais resté au château, je me demande comment est-ce que tu aurais pu accomplir cette chose urgente.
-S'il te plaît, supplia le garçon dont la voix commençait à fléchir sous le poids d'une angoisse palpable. Yuki, lâche-moi, tu me fais mal.
-Montre-moi d'abord ce que tu caches sous ton vêtement.

À ces mots, le teint de Terukichi que le halo de la lune rendait opalescent est soudainement devenu blafard. Il a secoué la tête, les lèvres serrées, tout en tentant frénétiquement cette fois de se dégager de Yuki qui n'en resserrait que plus fermement son emprise.
-Tu n'as pas le droit, je te dis de me lâcher.
-Je te lâcherai, Terukichi, lorsque je saurai ce que cet homme t'a donné. Tu pensais que je ne t'avais pas vu ?
-Ce n'est rien, se défendit le garçon qui semblait au bord des larmes. Lâche-moi, maintenant, tu n'as pas à te mêler de ça, je n'ai rien fait de mal !

Et un cri d'effroi s'étrangla dans sa gorge, mort-né, lorsque Yuki violemment le plaqua contre le mur et que sa main vint s'immiscer sous les pans de son vêtement pour venir tâter jusqu'à trouver, dans une poche intérieure, une liasse de billets que Yuki ressortit et agita sous les yeux épouvantés du garçon.
-Cet homme, c'était le patron du restaurant dans lequel nous avons dîné, pas vrai ?
Teru secoua la tête, haletant.
-Il me devait cet argent depuis longtemps, je te jure, Yuki, je n'ai pas...
-C'est inutile de te défendre. Reste ici.
Yuki a enfoui les billets dans sa poche avant de s'éloigner sous le regard paniqué du garçon.
-Attends ! Où est-ce que tu vas ?! s'exclama-t-il en venant désespérément agripper l'homme par le bras.
-Nulle part. Je vais seulement aller dire quelques mots à cette ordure. Toi, je te dis de rester là sagement, je m'occuperai de toi plus tard.
-Non ! Yuki, je t'en supplie ! se lamentait Terukichi en se jetant pitoyablement sur lui. Arrête, ne fais pas ça, tu n'as rien à voir avec cette affaire, il n'a rien fait, tu n'as pas le droit de...

Et dans un subit volte-face, Yuki lui administra un coup. Oh, ce n'était rien en réalité. L'impact physique avait été minime, mais avec ce geste qui ne lui voulait pas réellement de mal, était venu ce regard. Ce regard sous la violence de la haine duquel  Terukichi ploya, s'effondra à terre avant même d'avoir pu réaliser.
-Comment est-ce que tu as pu oser faire ça ?
Terukichi n'a pas répondu. Recroquevillé lamentablement sur le sol, il recouvrait son visage de ses mains, tout son corps endolori par la chute secoué de sanglots.
-Réponds-moi, Teru ! Comment est-ce que tu as pu oser faire ça ?!
Le garçon a émis un gémissement plaintif lorsque les mains fermes de Yuki vinrent l'agripper par les épaules pour le secouer brutalement.
-Tu devrais mourir écrasé sous le poids de la honte !
Et Teru hurlait, pleurait, suppliait, hoquetait et s'étouffait sous la terreur et les sanglots pourtant, plus il quémandait le pardon, plus la rage de Yuki s'accroissait et il le secouait violemment comme une vulgaire poupée de chiffons.
-Sais-tu ce que le Roi dirait s'il l'apprenait ?! Comment est-ce que tu as pu à ce point t'avilir, te comporter si indignement, toi en qui le Roi avait confiance ?!
-Je t'en supplie, s'étranglait le garçon qui ne voyait plus rien tant il était aveuglé par les larmes. Lâche-moi, tu n'as pas le droit, tu n'as pas... Je connaissais cet homme, Yuki, je n'ai rien fait de mal.
-Tu le connaissais parce qu'il était l'un de tes fidèles clients, oui ! vociféra l'homme que la colère rendait méconnaissable.
-Et alors ?! Qu'est-ce que cela peut te faire ?! Je vis peut-être momentanément chez le Roi à sa demande mais cela ne m'empêche pas de rester ce que je suis !
-Depuis le début, toi, tu avais l'intention de nous faire venir dans ce restaurant pour faire ton commerce indigne avec cet homme, pas vrai ?!
-Je t'interdis de me crier dessus ! Pourquoi... Pourquoi est-ce que tu te comportes comme si tu étais mon père ?! Je ne t'appartiens pas et je suis libre de mes actes ! Moi, tout ce que j'ai fait... Je n'ai fait que récolter de l'argent !
-De "l'argent" ?! cracha Yuki avec dégoût comme si ce simple mot le rendait malade. Parce que vendre ton corps est le seul moyen que tu trouves lorsque tu veux de l'argent ?! Et d'ailleurs, pourquoi de l'argent, Terukichi ?! Dis-moi ! Tant que tu vis chez le Roi, tu ne manques de rien, tu n'as besoin de rien ! Chez Yoshiki tu as déjà tout ce dont tu as besoin et si jamais tu désirais autre chose alors, il te suffirait de le demander !
-Pourquoi est-ce que je devrais m'abaisser à mendier auprès d'un homme que je ne connais pas ?!
-Comment oses-tu... Toi, comment oses-tu ainsi manquer de respect à Yoshiki qui a fait tant pour toi et pour tes amis ?! Ne vois-tu pas que tout ce qu'il vous veut, c'est du bien ?! Et toi, tu oses trahir sa confiance et dénigrer son vœu en te dépravant de la sorte ! Si tu es trop fier pour demander quoi que ce soit au Roi alors, où passe cette fierté lorsque tu préfères jouer la catin ?!
-Je ne te permets pas de me parler comme cela ! Tu as beau me mépriser, moi, j'ai droit au respect comme n'importe qui d'autre ! Ne joue pas le moralisateur tandis que tu ne sais rien ! Le Roi a beau se montrer gentil avec nous, il n'en reste pas moins un étranger !
-Comment oses-tu dire ça de quelqu'un qui vous a recueillis ?!
-Nous n'avions rien demandé !
-Vous avez accepté ! Il ne vous forçait à rien !
-De toute façon, je sais bien que cette vie de luxe ne durera pas alors, ne me blâme pas seulement parce que je mets de l'argent de côté pour le jour où je partirai !


Yuki l'a lâché si brusquement que Teru faillit se renverser en arrière, à nouveau. L'homme était là, en face de lui, qui le dévisageait d'un regard que la haine semblait avoir totalement déserté. Et à la place de celle-ci, un trouble profond qui, sous le halo intime de la lune, semblait prendre une ampleur écrasante.
-De quoi est-ce que tu parles, Terukichi ?
-Ne fais pas l'ignorant, rétorqua celui-ci en crachant son amertume. C'est toi-même qui, pas plus tard que tout à l'heure, m'as fait comprendre que le Roi nous ferait tous partir en automne.
-Mais qu'est-ce que tu racontes ?
-Arrête de faire semblant ! Tu sais très bien de quoi je parle ! Tout à l'heure, les colombes... Lorsque je parlais de ces colombes enfermées dans un palais de glace, tu m'as répondu qu'elles seraient relâchées en automne ! J'ai bien compris ce que ça voulait dire, Yuki ! Tu m'as dit que j'étais comme ces colombes, et tu sais parfaitement que je faisais allusion à nous prostitués en parlant de leur emprisonnement ! Toi, lorsque tu m'as dit qu'elles seraient libérées en automne... C'était un moyen détourné pour me faire comprendre que le Roi nous congédiera de ce château au cours de la saison...


Il pleurait, Teru. Il pleurait sans aucun bruit, cachant sa rancœur et sa honte en enfouissant son visage au creux de ses bras, et sur les traits de Yuki ne se lisait à présent rien d'autre que la stupeur pure et simple. Ils sont restés comme ça un moment sans bouger, l'un prostré, l'autre agenouillé, avec comme seul bruit de fond ces sanglots étouffés qui semblaient s'éteindre peu à peu.
-C'est la seule raison pour laquelle tu voulais de l'argent, Terukichi ? En prévision de ce jour où tu retrouveras ta vie d'avant ?
Terukichi a reniflé, et, sans relever le visage, a lentement hoché la tête.
-Tu n'avais pas le droit de me traiter ainsi. Pas gratuitement. Si ce que je suis ne te plaît pas alors, tu n'avais qu'à pas m'approcher dès le début, car dès le début tu savais d'où je viens.
-Je vois.

Dans un long soupir empreint de lassitude, Yuki s'est redressé et a levé son visage vers les étoiles. Il a fermé les yeux un instant, respirant profondément, puis après avoir évacué toute sa colère, il s'est penché vers le garçon qui n'a pas réagi, lui tendant la main.
-Mais tu sais, Terukichi, lorsque je parlais des colombes, eh bien, je parlais seulement des colombes.
L'adolescent a relevé la tête. Et ces joues noyées de larmes, ces grands yeux bleus envahis de détresse, ces lèvres bougonnes, tout cela a fait se serrer douloureusement le cœur de Yuki. Il s'est agenouillé à nouveau, rivant intensément son regard dans celui du garçon qui baissa instinctivement la tête.
-Sache que je n'implorerai pas d'excuses pour ce que j'ai fait, Terukichi. Je n'avais pas le droit de te parler de la sorte mais, quelle qu'en soit la raison, tu as de toute façon fondamentalement tort d'agir ainsi. Et pour cette raison, Terukichi, pour t'empêcher de commettre à nouveau cette erreur irréparable alors, si tu es trop fier pour quémander auprès du Roi, tu n'auras qu'à demander à moi pour te venir en aide le jour où tu partiras, si un jour partir sera ce que tu veux.

Teru s'est demandé s'il l'avait rêvé, ce sourire tendre et éphémère qui s'était glissé au coin des lèvres de Yuki. Ils se sont dévisagés, l'un grave, l'autre hésitant, et le garçon timidement est venu écouler ses dernières larmes au creux du cou de l'homme qui demeura immobile.
-Dis, Yuki, tu sais... J'aurais tellement aimé que quelqu'un m'apprenne à voler. Mais personne ne m'a jamais arraché mes ailes, moi, tu vois, parce qu'en réalité c'est juste que je n'en ai jamais eu.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Alors comme ça, ce joli petit cœur était confiné dans une chambre du château durant tout ce temps ?
Et dans un sourire qui semblait vouloir toucher le ciel, Sono s'est levé de table où il partageait un dîner avec ses amis, le Roi et les nobles, et sans gêne aucune il s'est dirigé d'un pas leste vers Takeru qui, instinctivement, se rapprocha d'Asagi qui l'avait guidé jusqu'ici.
-Regardez comme c'est touchant, ; il se cache dans les jupons de sa mère.
-Yoshiki, vas-tu encore longtemps laisser parler cet effronté ? fit la voix de Jin derrière le dos de Sono qui, indifférent, approchait son visage comme pour mieux scruter celui de Takeru dont les joues rosissaient à vue d'œil.
-Tu es vraiment adorable, toi, tu sais, fit Sono en lui chatouillant le bout de son nez. Pour un peu, je te voudrais presque dans mon lit. Mais je suppose qu'entre deux catins, cela ne servirait à rien : quelle utilité de me faire payer si je dois payer en retour ?
-Je ne permettrai pas à ce garçon de parler ainsi de mon fils ! rugit une voix coléreuse.
Sono s'est retourné, surpris, et a repéré au milieu de tout le beau monde réuni autour de la table celui qui venait de se manifester. Il a ri, moqueur, lorsqu'il a vu assis juste aux côtés du Roi Shinya qui, dans sa fureur, s'était redressé pour lui lancer un regard flamboyant.
-C'est vous, le père de ce mignon ? Eh bien, je dois dire que le fils a eu de la chance...
-Qu'est-ce que tu insinues, jeune présomptueux ?
-Shinya, laisse-le, intervint doucement Yoshiki en posant une main sur le bras de Shinya qui se rassit docilement.
-Traiter mon fils de catin, non mais, pour qui est-ce qu'il se prend ?
 

Le visage jubilant de Sono se rapprochait encore un peu plus de celui de Takeru avant qu'Asagi ne vienne s'interposer entre eux, le dévisageant de toute sa hauteur. Dans une grimace de mépris à l'égard de l'homme, Sono tourna les talons et vint s'installer aux côtés de Riku qui laissa échapper un ostensible soupir.
-Dites-moi, clama Sono à la cantonade. Cela fait plusieurs jours que Sa Majesté le Roi nous invite à sa table au même titre que ses nobles amis et, de plus, cela fait également plusieurs jours que mes compagnons et moi n'avons plus été demandés pour effectuer des démonstrations artistiques pour vous divertir. Je me demandais pour quelle raison. Nous aurions-vous déçu, Sa Majesté Yoshiki ? Si tel est le cas alors, je vous prie de nous le faire savoir et je vous fais la promesse que mes compagnons et moi ferons plus d'efforts la prochaine fois afin de satisfaire vos attentes.

En réponse, le Roi attribua un sourire chaleureux à Sono qui sentit en lui brûler la flamme de la jouissance.
-C'est inutile, Sono. J'ignorais que tu te faisais du souci à ce sujet. Si cela peut te rassurer, je t'assure que j'ai toujours été comblé de vos prestations, mais dans le désir de vous remercier et de faire de vous des membres à part entière de la famille que nous formons, j'ai décidé à présent de vous convier à nos repas plutôt que de faire appel à vous pour des divertissements.
-Majesté... intervint une petite voix, timide.
Yoshiki dirigea son attention vers celui qui se tenait entre Miyavi et Kyô, les épaules voûtées.
-Qu'y a-t-il, Toshiya ?
Le concerné releva timidement la tête et, après avoir jeté un regard de détresse vers Miyavi qui lui répondit d'un haussement d'épaules, il murmura :
-Excusez-moi, mais... Bien que je sois infiniment touché par ce que vous venez de dire, car cela nous est un honneur immense et inespéré, il est bien sûr évident que nous ne méritons pas un tel égard de votre part sans que nous vous satisfassions en retour. Aussi, je me demandais quels projets avez-vous pour mes amis et moi... Qu'attendez-vous de nous ?
-Voyons, n'est-ce pas évident ?
 

Et tous ont rivé leur attention, figés, vers Sono qui partait dans un éclat de rire irrépressible. La gorge tendue en arrière si bien qu'il donnait l'impression de tomber, son rire aigu semblait trancher l'atmosphère d'une lame impitoyable. Peu lui importait que des dizaines d'yeux se rivaient sur lui avec un mélange de stupeur et d'inquiétude ; il riait à gorge déployée et bientôt, ses yeux finirent noyés dans les larmes de l'hilarité. Il a fini par relever la tête, dissimulant ses rires pernicieux derrière sa main, comme il rivait un regard rutilant de malice sur Toshiya qui devenait blême.
-Alors, comme ça, tu ne devines pas, mon pauvre ami ? Pourtant, tu le sais, non ? Qui tu es, Toshiya. Qui nous sommes tous. Parce que toi, dès le début, tu as vraiment été assez naïf pour croire que nous n'allions rester que des bouffons du Roi jusqu'à la fin ?
-Yoshiki ! éclata Jin dans une rage qui devenait de plus en plus ardue à contenir. Ne me dis pas que tu vas le laisser proférer des blasphèmes si déshonorants à ton égard !
-Mais n'ai-je pas raison ? s'enquit Sono dans un sourire de pure exaltation. Après tout, Jin, vous devriez être le premier à le savoir, non ? Pour tous les autres, ce n'est bien sûr qu'une question de temps, mais quant à Riku, n'est-il pas déjà devenu votre jouet ?
 

Des exclamations et cris d'indignations fusèrent à travers la salle comme, pétrifié, Jin semblait se décomposer sur place face à Sono qui se renfonçait fièrement dans son fauteuil, ses lèvres étirées en un sourire triomphant.
-Jin, qu'est-ce qu'il dit là ? s'enquit Yoshiki dont toute chaleur avait déserté la voix.
L'homme reprit quelque peu ses esprits avant de se défendre d'un ton ulcéré :
-Ne me dis pas que tu vas croire ce dépravé, ce menteur, ce manipulateur ! Ne vois-tu pas qu'il se joue de vous tous depuis le début ?! Yoshiki ! C'est à moi, ton ami, que tu dois faire confiance ! Je n'ai absolument jamais touché à Riku !
-Pourtant, lorsque l'on y pense, tu te montrais étrangement désireux de le faire venir au château, si bien que, si je ne m'abuse, tu as fini par l'y faire venir de force, je me trompe ?
-Ce n'est pas vrai ! s'époumonait l'homme sous les yeux tourmentés des spectateurs. Je ne l'ai pas... D'accord, j'admets que si je n'avais pas insisté à ce point, Riku ne serait jamais sans doute venu ici... Mais je ne l'ai jamais touché ! Riku, dis-le leur, toi ! supplia-t-il à l'encontre du garçon qui préférait dissimuler sa honte dans les bras de Yuu plutôt que d'affronter les regards écrasants de l'assemblée.
-Pourtant, mon cher Jin, intervint Sono dont la voix semblait d'une sérénité presque outrancière, n'est-ce pas Riku que j'ai aperçu l'espace d'un instant, tandis que la porte de votre chambre était entrouverte, sur votre lit et à moitié dévêtu ?

Cette déclaration enclencha un brouhaha chaotique que même l'autorité du Roi ne suffit à calmer. Le teint de Jin était devenu d'une pâleur si cadavérique qu'il semblait plus mort que vivant, et Riku sanglotait doucement dans les bras de Yuu qui tentait de le réconforter tant bien que mal.
-Riku dans ta chambre... Jin, peux-tu m'expliquer la raison de tout ceci ?
-Yoshiki ! Tu ne vas pas le croire ! Ce dépravé, il ment !
-Je vous trouve bien impudent de m'accuser de mensonge, trancha glacialement Sono, infaillible.
-Jin, je crois que nous devrions avoir une petite discussion, toi et moi.
-Yoshiki... Non ! Riku, que fais-tu ?! Viens prendre ma défense plutôt que de te réfugier dans les bras de cet homme ! Je ne t'ai rien fait, Riku, dis-le leur ! Riku... Ce sera de ta faute si l'on m'accuse ! C'est de ta faute si personne ne me croit !
-Moi, Jin, je te crois.

Elle avait été discrète, pourtant. Elle avait été discrète, douce et nullement imposante pourtant, cette voix qui avait prononcé ces mots semblait si claire et si sûre d'elle qu'elle a dominé le vacarme ambiant qui, aussitôt, cessa. Jin sentit son cœur battre à toute allure, les yeux brillants, tandis que toutes les attentions se tournaient vers Tsunehito qui venait de parler et se tenait là, en retrait, adossé contre le mur.
Désarmant de tant d'assurance, troublant de tant de sérénité, il sondait un à un du regard chacun de ceux qui se trouvaient devant lui et le contemplaient avec béatitude. Les bras croisés, le visage fermé, il a fini par fixer son regard sur Jin qui semblait sur le point de choir.
-Sache seulement que moi, je te crois.
Et Yoshiki allait s'enquérir de ce qui lui faisait dire ça que déjà, Tsunehito tournait les talons et s'éloignait d'un pas raide et rapide.
-Attends !
Jin s'est précipité et l'a rattrapé tandis que le majordome gravissait les marches du premier étage, et Tsunehito s'est arrêté au beau milieu des escaliers, sondant gravement Jin qui levait vers lui un visage suppliant.
-S'il te plaît, dis-moi pourquoi est-ce que tu dis ça.
Tsunehito avait les yeux vagues, un peu mélancoliques peut-être. Dans un sourire désolé, il a lentement secoué la tête.
-Je t'en supplie, quémanda Jin en l'agrippant brusquement par les épaules. Je t'en prie, dis-moi pourquoi. Tu es le seul à me croire, je n'ai aucun moyen de défense, pas même Riku qui sait que je ne lui ai rien fait ne me défendra, alors toi, Tsunehito, si tu peux m'aider, je t'en prie, fais-le ! Sans quoi je finirai par perdre toute leur confiance...
-Parce que tu as l'intention de taire à jamais le secret qui te lie à Riku ?

La voix de Tsunehito semblait glaciale de colère pourtant, au fond de ses yeux, Jin pouvait y lire comme une intense douleur dont il ne put deviner la nature alors. Il l'a dévisagé, le cœur battant, essayant en vain de déchiffrer les pensées de Tsunehito à travers son regard, et il n'a pas réagi lorsqu'il a vu l'homme plonger une main sous le revers de sa chemise.
Il n'a pas réagi non plus lorsqu'il a sorti la photographie. Il continuait à le sonder intensément, perdu dans son tourment, et ce n'est alors qu'au dernier moment, lorsque la photographie fut tendue sous ses yeux, que Jin a réagi.
Autour de lui, c'est comme si le monde entier s'écroulait.
-Qu'est-ce que...
-Parce que je sais des choses que personne ne saura si tu continues à les cacher.

Et sans plus attendre, Tsunehito a enfoui la photographie sous sa chemise et s'est remis à gravir précipitamment les escaliers, comme pour fuir un danger planant.
-Attends, Tsunehito ! s'écria Jin en se précipitant avec panique. Tsunehito, rends-la moi, tu n'as pas le droit de la garder, Tsunehito, dis-moi comment est-ce que tu l'as...
Et puis, cela s'est passé très vite. Dans sa précipitation, le pied de Jin frôla à peine le bord de la marche qu'il gravissait alors et, dans son manque d'équilibre, son pied a glissé, ses jambes se sont emmêlées et, avant même de comprendre ce qui lui arrivait, Jin basculait déjà en arrière.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 


-Vous m'avez demandé, Maître.
Les mains jointes devant lui, Tsunehito s'est incliné bassement, trop bassement peut-être pour que cela ne paraisse naturel, mais s'il se baissait tant alors c'est parce qu'il ne voulait pas que Yoshiki remarque ses yeux gonflés et rougis.
-Redresse-toi, Tsunehito.
Il a hésité un instant, le corps tendu par l'angoisse, avant de redresser le buste tout en gardant la tête baissée.
-Ne te comporte pas ainsi. À afficher cet air coupable et terrorisé, Tsunehito, je vais finir par penser que tu as quelque chose à te reprocher.
Le majordome a relevé la tête, piteux, et c'est alors qu'il vit avec stupéfaction que depuis le début, Asagi était présent dans la chambre du Roi et que tous deux étaient enlacés tels des amants passionnés. Tsunehito fut si confus qu'il en oublia sa détresse un moment, rivant béatement Asagi de dos qui enfouissait son visage au creux du cou de Yoshiki.
-Avant que je ne t'appelle, Yuu est venu me voir pour plaider ta cause. Il dit que très certainement, ce n'est pas toi qui as poussé Jin.
Troublé d'apprendre que Yuu avait fait cela pour lui sans rien lui en dire, Tsunehito se contenta de secouer farouchement la tête.
-Ce n'est pas moi, Maître.
-Ce n'est pas la question pour laquelle je t'ai fait venir ici, prononça Yoshiki comme il caressait tendrement, presque comme une poupée, les longs cheveux noir corbeaux d'Asagi qui ne soufflait mot. Après tout, il est évident que tu ne ferais jamais une chose pareille et, de plus, il ne servirait à rien de vouloir t'accuser tant que Jin ne sera pas réveillé pour témoigner de ce qu'il s'est passé.
-Ce n'est pas moi, Maître, a répété machinalement Tsunehito.
-Je voulais te poser une question, Tsunehito.
Sans savoir pourquoi, le ton lent et serein qu'avait pourtant pris Yoshiki serra le cœur du majordome qui sentit l'angoisse le gagner. Il a hoché la tête, silencieux et sentencieux.
-Il semblerait, en effet, que tu saches certaines choses à propos de Jin.

Instinctivement, les dents de Tsunehito sont venues s'enfoncer dans la chair tendre de sa lèvre, si bien que la douleur ne tarda pas à le faire grimacer. Il a relevé le regard sur Yoshiki qui semblait l'attendre patiemment, et les yeux du majordome semblaient trahir un fond de défiance.
-Non, Maître.
-Il semblerait, en fait, que tu saches beaucoup plus de choses sur plusieurs d'entre nous. Je ne te demanderai pas pour quelle raison, Tsunehito : tu sais que tu as ma confiance. Toutefois, je tenais à te faire savoir que si tu connais une chose importante à propos de l'un de mes hôtes ou de mes amis que je ne sache pas, tu devrais me le dire. En effet, il serait fâcheux qu'il s'agisse de secrets qui puissent porter préjudice à l'un d'entre nous, ou au porteur du secret lui-même.
-Yoshiki... Non, Maître, concernant Jin, il n'y a rien qui puisse...
-Alors pourquoi est-ce que tu es si convaincu de son innocence ?
 

La gravité de Yoshiki était telle que, dans son étreinte, Asagi se tendit et il se détacha doucement des bras du Roi après avoir déposé un baiser d'excuse sur sa joue.
-Pardonnez-moi d'avoir été si présomptueux, Maître. Il est vrai que je n'aurais pas dû affirmer mon opinion avec tant de véhémence mais, si j'ai dit cela, c'était seulement par une intuition... Bien que je ne doute pas des paroles de Sono quant au fait qu'il a vu Riku à demi dévêtu dans la chambre de Jin, je reste intimement persuadé que ce dernier ne l'a pas touché.
-Même Riku n'a pas tenté de le défendre, pourtant, trancha Yoshiki.
-Maître, pardonnez-moi mais vous ne pouvez pas aussi facilement mettre en cause l'honnêteté de votre ami... Je pense que Jin est un homme intègre.
-Mais à quoi est-ce que tu joues, Tsunehito ? scanda Yoshiki dans un rire nerveux. Toi... Tu as toujours été le premier à me déclarer que Jin pouvait être dangereux et que je devais m'en méfier !
-Vous avez raison, Maître, et pour être franc, j'avoue que cette pensée n'a pas entièrement quitté mon esprit... Mais malgré cela... Non, malgré lui, je pense que Jin serait incapable de toucher à Riku.
-Mais même sans parler forcément de viol, Tsunehito, cela pourrait être une relation consentie ! Or, tu sais très bien que j'interdis au sein de mon château toute relation entre client et prostitué ! Cela va à l'encontre des dogmes et des éthiques que j'ai instaurées à la succession de mon père ! S'il s'avérait qu'ils aient fait cela, même tous deux consentants, pour de l'argent, alors je me verrais obligé de punir Jin, fit Yoshiki avec regrets mais sévérité.

Tsunehito serra les lèvres, buté dans sa conviction, et sur son front ses sourcils froncés creusaient des rides d'entêtement. Il s'est avancé, raide, vers Yoshiki qui face à cette assurance infondée et pourtant dénuée d'insolence, ne put s'empêcher de sourire.
-Même s'agissant d'une relation tarifée, Maître, Jin ne le toucherait pas.
-Alors, dis-moi simplement pourquoi.
-Je ne peux pas le dire.
-Pour quelle raison ?
-Parce que cela, sauf votre respect, Maître, ne concerne nul autre que Jin et Riku eux-mêmes.
-Cela veut donc dire que tu caches réellement quelque chose à leur sujet, conclut Yoshiki avec emphase. Ne fais pas l'idiot. Si cela les concerne, pourquoi donc t'es-tu mêlé de leurs affaires ?
-Pour démêler leur Enfer.
-J'espère que tu plaisantes. C'est absurde, et fort orgueilleux.
-Je suis désolé, Maître, s'excusa platement Tsunehito, honteux. Ce que je voulais vous dire est de... S'il vous plaît, Jin vient de subir un malheur, je vous prie de ne pas aller le tourmenter avec ce genre de questions lorsqu'il se réveillera, je peux vous garantir qu'il n'a rien à se...
-Toi, tu connais leurs liens, n'est-ce pas ?
 

Tsunehito s'est tu. Il a considéré Yoshiki, interloqué, avant de jeter un regard de détresse vers Asagi qui restait en retrait tout en les observant avec attention. De par ses yeux étrécis qui rutilaient, Asagi semblait deviner qu'une vérité insoupçonnable allait être dévoilée. Et un sourire en coin ornant ses lèvres indiquait qu'il attendait ce moment avec impatience. Tsunehito a baissé la tête, livide. Dans sa poitrine, un poids intense de culpabilité vint l'étouffer. Il a poussé un long soupir et a fermé les yeux, résigné.
-Riku... Jin l'a... Jin l'a...

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
-Sauvé !
Sur le bord du trottoir, Kai et Kyô ont poussé un soupir de soulagement. Le cœur encore battant, ils ont accouru vers Miyavi qui se trouvait là, encore tétanisé sous le choc, recouvert de tout son long par Toshiya qui le serrait de toutes ses forces contre lui, tremblant.
-Miyavi, qu'est-ce qui t'a pris ? gronda Kyô qui déguisait sa peur en colère. Traverser ainsi la route alors qu'un carrosse arrive à toute allure... Tu es vraiment inconscient ! À cause de toi, Toshiya a risqué sa vie !
-Toshiya, est-ce que tu vas bien ? s'enquit Kai avec douceur, les yeux brillants d'inquiétude.
Le jeune homme s'est lentement détaché de Miyavi et a hoché la tête, penaud. Miyavi a senti son cœur sauter un battement lorsqu'il a vu les fines larmes qui coulaient sur la joue diaphane de son ami.
-Toshiya, pourquoi est-ce que tu pleures ? Je suis désolé, tu t'es fait mal à cause de moi.
Toshiya a souri, reniflant, avant de secouer la tête.
-J'ai cru mourir de peur pour toi.
Déstabilisé, Miyavi ne put que bafouiller des excuses maladroites avant de se redresser et de tendre la main à Toshiya qui le remercia fébrilement.
-C'est idiot, hein, justifia platement Miyavi à l'attention de Kyô qui s'était précipité sur son frère pour le prendre dans ses bras. L'espace d'un instant, j'ai cru que c'était Terukichi, à l'intérieur du carrosse. C'est la raison pour laquelle je me suis lancé sur eux, car ce carrosse ne semble pas être l'un de ceux du château... Enfin, je me suis trompé, bien sûr.
-La prochaine fois, fais-nous le plaisir de ne pas te mettre en danger, et mon frère avec, gronda Kyô en jetant un regard noir à Miyavi qui baissa des yeux honteux.
-Si nous revenions au château blessés, le Roi Yoshiki ne le supporterait pas, fit Kai, pensif.
-Qu'est-ce que tu racontes ? maugréa Kyô qui ne voulait se débarrasser de sa mauvaise humeur.
-Comment ça, qu'est-ce que je raconte ? rétorqua son ami avec bouderie.
-Ce n'est pas comme si Yoshiki se souciait vraiment de nous.
-Bien sûr que si, qu'est-ce qui te prend ? Tu ne sais vraiment rien, toi.
-Ce que je sais, c'est que Sono a beau paraître n'être qu'un effronté et une ordure, moi, je pense qu'il n'a pas tout à fait tort lorsqu'il dit que ces Nobles ont l'intention de faire de nous des jouets. Sinon, pourquoi donc nous garderaient-ils au château ?
-Je n'en sais rien, moi.
-Évidemment, enfin, je suppose que tu ne veux pas le savoir.
-Kyô, le Roi n'a jamais voulu que l'un d'entre nous se prostitue tant que nous vivons dans ce château. Tu as vu sa réaction lorsque Sono a accusé Jin d'avoir amené Riku dans sa chambre...
-Kai, qu'est-ce que c'est que cette innocence ? Est-elle feinte ? Si elle est vraiment dans ta nature, Kai, alors dépêche-toi de changer. Tu ne peux pas survivre dans un monde matérialiste et cruel comme le nôtre. Comment est-ce que tu peux croire encore à des miracles, toi qui n'es qu'un prostitué ?

Il y avait un tel mépris dans son regard, une telle violence dans la voix de Kyô que Kai ne put que rester muet. Les traits décomposés par une douleur intérieure, il déglutit dans une grimace écoeurée son amertume qu'il ne savait sur qui ni sur quoi recracher.
-Tu n'as aucune raison de t'adresser à lui de la sorte, Kyô, fit Toshiya qui s'avançait vers son frère, intrigué.
Celui-ci repoussa brutalement la main que son frère allait poser sur son épaule et il se détourna, tâtant fiévreusement ses poches dans l'espoir d'y trouver un paquet de cigarettes, en vain. Kyô est resté ainsi, immobile sur le trottoir en leur tournant le dos, et il a levé la tête au ciel, les yeux perdus dans un vague lointain. Il a clos les paupières, emplissant ses poumons de l'air pur du soir qui commençait doucement à recouvrir le monde d'un ciel rose orangé, puis il a fait volte-face. Dévisageant tour à tour Miyavi, Kai et Toshiya qui demeurèrent cois, il a murmuré, dans une voix qu'une angoisse mystérieuse étranglait :
-Il faut que nous partions d'ici.

-Toshiya !
Ils se sont retournés en sursaut,  et observaient accourir vers eux un homme qui venait de descendre d'un carrosse arrêté au bord de la route. Toshiya manifestait sa stupeur d'un haussement de sourcils prononcés, quand Kai et Miyavi observaient avec méfiance cet inconnu à leurs yeux qui se précipitait vers le jeune homme avec extase. Instinctivement, la main de Kyô est venue se resserrer autour du poignet de Toshiya qui demeurait immobile.
-Viens.
Et sa main s'est resserrée un peu plus fort encore, pour finir par ne se fermer que sur du vide. Avec un mélange de stupeur et d'horreur qui le paralysaient, Kyô a observé Toshiya qui se dirigeait lentement vers l'homme, tout sourire.
-Atsuaki !
C'est d'un rire allègre que Toshiya accueillit l'homme qui vint se fondre dans ses bras, haletant.
Les trois hommes regardèrent la scène, médusés, cette scène de retrouvailles larmoyantes et inattendues dans laquelle Toshiya fondait ses émotions dans des rires saccadés.
-Tu m'as manqué, Toshiya.
En guise de réponse, l'homme saisit le visage du dénommé Atsuaki et plaqua fermement ses lèvres contre les siennes. Miyavi et Kai demeurèrent bouches bées quand Kyô détourna le regard non sans lasser échapper une injure.
-Toi... riait Atsuaki, les yeux bordés de larmes. Tu n'es pas censé faire ce genre de choses en public, non ?
-C'est différent lorsque c'est toi, Atsuaki, minauda Toshiya dans une moue boudeuse.  C'est presque comme si nous étions mari et femme.
-Qu'est-ce que tu racontes ?! s'écrièrent Miyavi et Kyô en chœur.
Le jeune homme se tourna vers eux, interloqué exactement comme s'il avait entièrement oublié l'existence de ses amis.
-Ne vous ai-je jamais parlé d'Atsuaki ? s'étonna-t-il qui semblait jouer un rôle avec affectation.
-Il doit être bien trop spécial pour que tu puisses seulement en parler à des pauvres ignorants comme nous, commenta Kyô avec amertume.
-Ne sois pas si tranchant, mon frère, bougonna Toshiya. Atsuaki... Il est mon amant, vous savez.
 


C'est dans un concert d'exclamations de surprise orchestré par Kai et Miyavi que Kyô sentit sa haine exploser.
-Depuis quand est-ce qu'un prostitué est amant avec un Noble ? cingla-t-il, les traits crispés par une rage qu'il ne parvenait à réprimer.
-Pourquoi est-ce que tu t'énerves de la sorte ? contra son frère. Comment oses-tu seulement parler ainsi devant Atsuaki ? Tu devrais avoir honte, Kyô, de te comporter comme un délinquant face à un homme innocent et que j'aime.
Le dénommé Atsuaki, qui restait en retrait, remarqua alors le teint de Miyavi qui blêmissait à vue d'œil tandis que Kyô lâchait une éjection de mépris.
-Excuse-moi, Toshiya. De toute façon, nous devons à présent y aller.
-Je suis désolé. Rentrez sans moi.
Et c'est dans un dernier regard empli de reproches à l'égard de Kyô que Toshiya tourna les talons, entraînant avec lui Atsuaki un peu désorienté qui le suivit sans attendre.


-Kyô, qu'est-ce qu'on fait ? s'enquit Miyavi qui regardait avec tourment les deux silhouettes accolées qui s'éloignaient.
-Qu'est-ce que tu veux que j'en sache ? Il sait ce qu'il fait et ce qu'il veut, non ?
-Mais nous ne pouvons pas... Tu ne trouves pas cela bizarre, toi ? Il dit que cet homme est son amant, alors comment cela se fait-il que nous ne l'ayons jamais vu ?
-Tu n'as pas autre chose de mieux à faire, Miyavi ? provoqua Kyô.
-Non, mais, ce que je veux dire... Enfin, Kyô, c'est ton frère, tu le connais, il a tendance à...
-Agir sans réfléchir, je le sais. Si colère il doit y avoir de la part du Roi, alors c'est sur Toshiya qu'elle retombera. Mais toi, Miyavi, pourquoi est-ce que tu n'essaies pas de le retenir avec tes arguments ? Après tout, cela se voit comme le nez au milieu de la figure que tu ne supportes pas de le voir s'en aller avec un homme.
Sur ces mots, Kyô saisit brusquement la main de Kai qui échappa un cri de surprise et tous deux s'éloignèrent, laissant là Miyavi qui courba les épaules, sentant un lourd nuage de déréliction s'abattre sur lui.
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
-Vous avez... laissé... Toshiya partir avec un homme ?!
La colère de Yuu grondait avec une force telle que sous son poing rageur, la table trembla. Les échos féroces de ses hurlements se répercutant à travers les murs de la chambre close, cela attira Sono qui apparut sur le seuil, présentant un visage épuisé.
-Daddy, gémit-il d'une voix enfantine. Tu m'as réveillé. Qu'est-ce qui se passe, ici ?
Le regard de Yuu était tel qu'il semblait sur le point d'étrangler Sono qui demeurait immobile contre le chambranle de la porte, les yeux creusés.
-Si tu souhaites seulement rajouter de l'eau dans le gaz, Sono, alors tu ferais mieux de t'en aller avant que je ne me montre aussi violent que la dernière fois.
                        Cette déclaration cloua sur place Sono qui ne put même trouver la force de répondre.
-Yuu, tenta de l'apaiser Miyavi, s'il te plaît, il ne fait rien de mal, alors ne...
-Mais vous, vous avez fait quelque chose de mal ! s'époumona-t-il en pointant un doigt accusateur sur chacun des trois hommes qui se tétanisèrent. Comment avez-vous osé laisser Toshiya partir sans la permission du Roi ?!
-Il n'est pas parti, gémit Kai. Il a seulement désiré passer un peu plus de temps en compagnie de son amant, c'est normal, non ? Dis, Yuu, tu n'étais pas là pour le voir, mais Toshiya semblait vraiment heureux de revoir cet homme...
-Je n'appelle pas ça un homme.
 

La voix de Yuu dégoulinait d'une haine et d'un mépris tels que, devant lui, les trois hommes se concertèrent du regard, inquiets. Même Sono qui demeurait en retrait sentit son cœur se serrer l'espace d'un instant. Il s'est approché, avec hésitation parce qu'il craignait attiser le courroux de Yuu qui rivait sur les coupables un regard qui semblait les geler sur place.
-Daddy, il s'est passé quelque chose avec Toshiya ?
Mais Yuu feignait de l'ignorer, ou bien sa rage était telle que, obnubilé par elle, il n'avait pu entendre les mots de Sono. Il se contentait de dévisager un à un Kyô, Miyavi et Kai qui ne pouvaient que s'incliner face à cette aura écrasante qui émanait de lui.
-C'est un démon, souffla Yuu du bout des lèvres.
-Qu'est-ce que tu racontes, Daddy ? s'enquit Sono d'une voix qui commençait à trembler sous l'angoisse. Yuu, qu'est-ce que Toshiya a fait ? Pourquoi est-ce que tu dis que c'est un démon ?
-Cet homme... continua Yuu qui ne détachait plus son regard de Kyô. Cet homme avec qui tu as laissé partir ton frère, toi... Il est un démon ! Tu as laissé partir ton frère avec un démon !
-Mais, Yuu, je le sais.
Kyô avait dit cela avec calme et douceur, dénué de toute provocation. Il posait sur Yuu un regard tranquille qui rendit muet l'homme de stupeur. À côté de Kyô, Kai et Miyavi le dévisageaient avec horreur.
-Kyô... articula faiblement Kai. Qu'est-ce que tu veux dire par "tu le sais" ?
-Vous êtes idiots, ou quoi ? rit Kyô avec nervosité. Toshiya est mon frère, vous savez ? Pourquoi est-ce que vous étiez si surpris que cet homme soit son amant ? Sans doute que vous étiez surpris simplement de ne l'avoir jamais su. Bien sûr, je l'ignorais également, mais si j'ai été surpris, ce n'est pas de savoir que je l'avais jusque-là ignoré. Ce qui m'a surpris, moi, a été d'apprendre que mon frère ait pu devenir l'amant de cet homme-là.
-Kyô, tu veux dire que tu as laissé délibérément ton frère partir avec un homme dangereux ?

C'était la voix de Sono qui se manifestait derrière lui et Kyô eut à peine le temps de se retourner qu'une brûlure vive vint traverser sa joue. Le cri de Kai a retenti et il s'est précipité sur Kyô qui demeurait apathique, comme vidé de toute conscience. Il dirigeait des yeux morts sur Sono pourtant, c'était exactement comme s'il ne pouvait pas le voir. Et Sono larmoyait malgré lui d'une rancœur irrépressible qui l'assaillait et tendait ses nerfs qui s'apprêtaient à lâcher comme une corde raide.
-Même à moi, Kyô, tu ne confierais jamais ton frère. Jamais. Parce qu'à tes yeux je suis un démon seulement, moi, je ne ferai jamais de mal à Toshiya. Et toi, tu oses le laisser partir avec un homme que tu sais dangereux ?
-N'est-ce pas le danger qui pousse les êtres humains à fuir ?
 


Sono s'est tu comme il a vu Kyô qui se dirigeait comme un automate vers lui avant de le saisir délicatement par le col et d'attirer doucement son visage à quelques centimètres du sien. Sans rien dire, Sono a senti le souffle tiède de l'homme chatouiller ses lèvres et Kyô a murmuré, comme d'un souffle provenant du fond de ses entrailles.
-Cet homme est dangereux de par sa nature, Sono. Mais face à la nature de Toshiya, la sienne ne pourra rien. Leurs deux natures conciliées alors, celle de ce dénommé Atsuaki ne deviendra plus qu'un outil pour Toshiya. Un outil qui permettra à mon frère de se détruire.
-Qu'est-ce que tu...
Sono l'a violemment repoussé et a reculé, rivant des yeux horrifiés sur le visage de marbre de Kyô.
-Alors, c'est cela que tu veux ? Que ton frère se détruise ?
-Il semblerait que vous soyez tous trop idiots pour comprendre.
Sans plus attendre, Kyô s'est dirigé d'un pas ferme vers la porte quand la voix de Kai le retint :
-Pourquoi ?
Kyô s'est retourné. Kai était là et le suppliait d'un regard brillant qui témoignait de toute sa détresse. La douleur qu'il ressentit dans son cœur à ce moment-là, Kyô la refoula avec le plus parfait brio.
-Parce que lorsque le prostitué Toshiya sera enfin détruit, alors comme un phénix, il renaîtra de ses cendres en tant qu'être humain. Et cette fois-là, enfin, ce sera de lui, et de lui seul, que Toshiya se construira.

Sur ce, Kyô s'en est allé, fermant la porte sur ses amis et sur la voix de Kai qui ne l'atteignait plus.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 




-Il ne s'est rien passé de particulier. Nous avons discuté.
Une succession de petits bruits secs orchestrait nerveusement la tension palpable qui planait sur eux. Se faisaient face Miyavi et Toshiya attablés autour de deux verres d'alcool qu'ils n'avaient encore touchés. Ils se dévisageaient, l'un suspicieux, l'autre coupable.
-Ne me regarde pas comme cela, finit par bougonner Toshiya en détournant le regard. Après tout, je suis revenu, non ?
-Cet homme t'a-t-il posé des questions ? s'enquit aussitôt Miyavi.
-Eh bien, cela faisait longtemps que nous ne nous étions vus... Il m'a demandé la raison pour laquelle le bar de Yuu était à présent fermé, et ce que j'étais devenu alors.
-Tu lui as dit ?
-Quoi donc ?
-Mais la vérité, imbécile.
-Imbécile toi-même. Tu sais bien que je dis toujours la vérité.
-Je n'y crois pas...
-Qu'est-ce que ça pourrait bien faire ?
-Je n'ai pas confiance en ce gars.
-Tu ne le connais pas.
-Ce n'est pas moi. Yuu et Kyô semblent bien le connaître, bien que je ne sache comment. D'après eux, ce dénommé Atsuaki est un démon.
-Et même s'il l'était ?
-Tu n'aurais jamais dû lui dire que tu vis chez le Roi.
-Pourquoi cela ?
-Parce qu'un prostitué n'est pas censé être hébergé, et gratuitement de surcroît, chez le Roi lui-même.
-Je ne vois pas où tu veux en venir.
-Il pourrait penser que tu es devenu l'amant du Roi en échange de ses faveurs.
-C'est absurde, voyons.
-C'est de la pure logique. Quiconque ne connaît pas Yoshiki ignorerait qu'un tel homme puisse exister.
-Après tout, être un prostitué est mon rôle depuis toujours. Ce n'est pas comme si Atsuaki l'ignorait.
-Tu veux dire... Non, c'est une plaisanterie, n'est-ce pas ?
-Qu'est-ce que c'est que ce ton acide ?
-Toshiya, tu veux dire qu'il a été l'un de tes clients ?
-Voyons, mais c'est évident !
-Bien sûr que non ! Tu le disais ton amant !
-Il l'est devenu il y a bien longtemps.
-Comment l'un de tes clients pourrait-il devenir ton amant ?!
-Miyavi, cet homme était déjà mon amant avant même que je ne devienne un prostitué.
-Et tu dis qu'il a toujours su ce que tu faisais ?
-Bien sûr !
-Comment est-ce possible que ton propre amant t'ait laissé devenir ce que tu es ?!
-Ne me parle pas comme si mon métier me valait d'être méprisé. Je te signale que tu es comme moi.
-Ce n'est qu'une question de bon sens ! Si cet homme t'aime, comment peut-il seulement supporter que tu vendes ton corps ?! Bien au-delà de la jalousie, je parle de l'amour et du respect qu'il te porte et qu'il voudrait par conséquent que tu te portes à toi-même !
-Tu ne comprends rien, il me semble.

Sur cette déclaration sèche, les lèvres de Toshiya se sont closes en même temps qu'il a clos son cœur et fermé son visage.
-Regarde-moi, ordonna Miyavi.
Mais Toshiya l'ignorait superbement et porta le verre d'alcool à ses lèvres pourpres avant d'avaler le liquide d'une traite. Même l'amertume qui coula le long de sa langue et de sa gorge ne réussit à lui soutirer une grimace. Son visage demeurait de marbre et son regard fixé sur la fenêtre. À travers elle, c'est un ciel gris de septembre qui apparaissait.
-Alors, ton frère et Yuu ont raison : cet homme est vraiment un démon.
Pour toute réponse, Miyavi eut droit à un regard assassin accompagné d'un silence lourd de mépris.
Au coin des lèvres de Miyavi un sourire torve naquit.
-Est-ce par amour ou par peur que tu l'as laissé faire de toi une catin ?

Toshiya a dégluti. À travers sa gorge blanche des veines bleues et tendues comme une corde raide saillaient. Ses traits se crispaient, ses lèvres s'entrouvraient sur une rage qu'il n'osait hurler et ses yeux noirs se sont ravivés de flammes infernales qui brûlaient en lui.
-Je suis désolé, a craché Miyavi. Je n'appelle pas ça de l'amour.

 Aussitôt, son visage et sa chemise furent trempés du liquide âpre que Toshiya avait vidé sur lui. Celui-ci tendait devant lui son verre vide et dévisageait Miyavi comme il eût dévisagé un monstre répugnant soudainement surgi en face de lui. Il y avait l'horreur, le dégoût et le mépris dans son regard, et ses mains tremblaient compulsivement, comme en proie à des instincts bestiaux que l'homme réprimait avec peine.
-Tu n'es pas en droit d'évaluer ce que peut être l'amour, Miyavi.
-Alors, j'ai touché juste, n'est-ce pas ? clama ce dernier dans un sourire triomphant qui dégoulinait d'aversion.
-Qu'est-ce que ça peut bien te faire ?! ragea Toshiya qui, dans sa haine, s'était brusquement redressé pour dominer l'homme de toute sa longueur.
-Alors, il n'est pas légitime pour moi de me soucier de toi ?! Contrairement à ce que tu sembles penser, je ne veux que ton bien, Toshiya ! Ce qui n'est pas le cas de cet homme qui prétend t'aimer et qui ose te vendre à des pervers ! À cause de lui, Toshiya, combien d'hommes t'ont-ils touché, sali et manipulé comme une vulgaire poupée qu'ils jettent après usage ?! Combien d'homme avilis et sans cœur ont pris ton corps et ton honneur avec pour satisfaire leurs vices et rejeter en toi tout ce qu'ils ont de plus sale ?!
-Alors c'est cela que tu penses,  Miyavi ?! Que je n'ai plus d'honneur ?!
-De quoi est-ce que tu m'accuses ?! Toi, tu ne me donnes pas même le droit qui m'est légitime de te dire seulement ce que tu es, mais tu as laissé cette ordure diriger ton corps et ta vie sans rien dire ?!
-Tu n'as rien à dire ! Tu es comme moi, Miyavi, tu n'as ni honneur, ni droit de décision, ni morale, ni cœur ou conscience à avoir, toi, tout ce à quoi tu sers, c'est de satisfaire les travers de n'importe qui ! Alors comment oses-tu seulement me dire que j'ai tort ?!
-Parce que tu continues à fermer les yeux et à aimer un homme qui ne s'occupe de toi que pour tes prouesses dans son lit et pour l'argent que tu lui rapportes !

Toshiya n'a rien dit. Miyavi était là qui l'accusait d'un regard d'un noir intense, et en face de lui l'homme semblait vaciller, en proie à un déséquilibre psychique.
-Comment est-ce que tu peux prétendre qu'il ne m'aime pas ? réussit-il à articuler d'une voix tremblante.
-Tu t'es laissé avoir vulgairement dans ses filets, Toshiya. Jamais je n'aurais pu penser que tu étais si naïf. Moi qui te croyais innocent, je sais à présent que ce n'était que de la bêtise. Ou bien de la lâcheté ? Tu n'as simplement pas la force de voir la vérité.
-Tu n'es pas dans sa tête, toi, ni dans son cœur. Comment est-ce que tu peux prétendre qu'il ne m'aime pas ? Lui et moi... Nous étions ensemble bien avant qu'il ne commence à me faire prostitué !
-Il lui fallait le temps d'être sûr que tu étais enrôlé. Tu as été acculé dans une impasse, Toshiya. À présent, tu ne peux plus fuir. Il t'a encerclé. Lui, mais aussi tous les hommes qui grâce à lui ont pu se servir de toi à volonté.
-N'aurait-il pas le droit de profiter de moi, après tout ? De l'argent... Ce n'est que de l'argent, il ne fait rien de sale ! Si c'est cela qui peut le rendre heureux, alors c'est bon, non ? Je lui dois bien ça, moi, je dois tout à cet homme, parce qu'il a été le premier à m'aimer !
-Non ; il a été le premier à te mentir. Avant lui, d'autres personnes t'ont aimé sans doute bien plus que tu ne peux le croire.
-Tu parles... M'aimer, moi ? Il n'y a que lui qui en a été capable. Il n'y a que lui qui a fermé les yeux sur mes défauts et qui contient dans son cœur tant de pureté qu'elle m'en a lavé. Toi, Miyavi, tu ne sais rien. Dans le fond, nous ne nous connaissons pas, dis. Seulement depuis... Depuis ce jour où j'ai atterri dans le bar de Yuu, nous nous sommes rencontrés, mais as-tu une seule fois pu apprendre qui j'étais alors ? Toi, tu n'as toujours connu que le moi superficiel qui se contentait de répondre aux désirs des clients avec bonne humeur et politesse. Tu n'as vu qu'un moi superficiel et corrompu qui cachait tout derrière un masque pour ne pas faire fuir les clients. Tu n'as connu que ce moi-là, Miyavi, qui jouait un rôle à merveille sans jamais révéler ce qu'il a au fond du cœur. Mais Atsuaki, lui, a appris à me connaître bien avant que je ne me fabrique ce masque sans lequel je n'aurais pu vivre. Lui, il sait qui je suis réellement, qui j'ai toujours été, il sait mes doutes, mes pleurs, mes peurs, mes faiblesses, mes colères, mes révoltes, ma haine, mon désespoir, ma solitude, mes désirs, mes rêves... Tout cela, il a appris à le connaître par cœur tout simplement parce qu'il en avait le désir ! Parce qu'il m'aime, Miyavi, est-ce si inconcevable pour toi ?! Je suis désolé, mais tu te trompes, tout comme je me trompais jadis : en ce monde, il peut exister au moins une personne capable de m'aimer pour ce que je suis réellement et non parce que je suis une catin qui ne refuse jamais rien. Mais toi, Miyavi, tu ne sais rien de moi, et jamais tu n'as réussi à faire en sorte que je ne t'ouvre mon cœur !
-N'est-ce pas pourtant ce que tu es en train de faire ?


Toshiya n'a pas répondu. La déchirure en lui qui se faisait transparaître par la détresse de ses yeux, tout cela a serré le cœur de Miyavi qui, pourtant, gardait un visage froid et sévère.
-Toshiya, est-ce que cela aussi fait partie de ton masque, lorsque tu pleures ?
             C'est un rire nerveux, à travers ses sanglots qui secouaient son corps, que Toshiya a laissé échapper.
-Ne te moque pas de moi.
-Est-ce que j'ai l'air de rire ?
-Mais je sais ce que tu penses.
-Tu ne sais rien.

Miyavi s'est avancé. Sa voix avalée par tous les sanglots irrépressibles, Toshiya a reculé, rivant sur l'homme un regard suppliant qui semblait crier "ne m'approche pas". Mais Miyavi s'approchait tant et plus, et plus il avançait plus Toshiya reculait, et celui-ci a fini acculé contre le mur, en proie à Miyavi qui plaqua ses mains à proximité de son visage. Toshiya a baissé la tête, le cœur battant, avant que l'homme ne l'oblige à soutenir son regard en passant sa main sous son menton. Toshiya a serré les lèvres et a retenu ses larmes, réprimant les hoquets qui l'assaillirent alors, comme il rivait sur Miyavi un regard assassin.
-Pleure encore, a ordonné Miyavi d'une voix sèche.
Toshiya a détourné le visage, les muscles contractés, les nerfs tendus par une haine inconsidérée.
Il aurait voulu lui sauter dessus, lui hurler ses quatre vérités, le frapper, le mettre en sang, le briser, l'étrangler, Toshiya aurait voulu infliger tout cela à Miyavi comme un exutoire de tous les mauvais sentiments qui l'étouffaient alors, mais tout ce qu'il était capable de faire était de lutter pour ne pas soutenir le regard intense qu'il sentait le percer.
-Pleure, a répété Miyavi, impitoyable.
-Tu n'es qu'une ordure, cracha Toshiya sans lever le visage vers lui.
-Mais tu les aimes, les ordures, non ? Au fond de ta haine, je suis sûr que tu te fais force pour ne pas m'aimer. Allez, Toshiya. Pleure comme tu le faisais un instant plus tôt.

Il a caché ses yeux derrière ses mains. Non. Non. Ne jamais pleurer, jamais. Et pas devant cet être abominable qui ne semble qu'attendre de pouvoir jouir de ses larmes. Ne pas pleurer devant Miyavi. Ne pas lui faire ce plaisir. Ne pas lui montrer son désespoir.
-Pleure, Toshiya. Parce que même si c'est triste à voir, cela reste bien plus beau quand tu baisses ton masque pour montrer le vrai toi.

Toshiya n'a pas répondu. Il n'était pas sûr d'avoir réellement compris le sens des paroles de Miyavi. Alors, il a continué à se taire et à se fermer, résigné et le cœur en proie à une douleur insoutenable.
-Je suis peut-être une catin comme toi, Toshiya. Cela ne m'enlève pas le droit, même le devoir, de te blâmer. Jusqu'au bout je penserai que tu as tort. Parce qu'en continuant à t'accrocher à celui qui t'a rendu ainsi alors, c'est comme si tu t'accrochais à ta condition de prostitué. En agissant de la sorte tu ne te donnes aucune chance de t'en sortir. Aucune, Toshiya. Si tu continues à vivre ainsi, c'est comme si tu montrais ta volonté de mourir.

Et ce n'est que lorsqu'il a senti que, délicatement, les bras de Miyavi venaient le prendre contre lui, ce n'est que lorsqu'il a été enivré par l'effluve naturel et apaisant qui émanait de la peau de l'homme, ce n'est que lorsqu'il a enfoui son visage au creux de son cou, que lorsqu'il se sentit à la fois prisonnier et libéré dans l'étreinte puissante et pourtant si douce de l'homme, que Toshiya a laissé couler toute sa tristesse, longtemps, longtemps, avant qu'il ne s'apaise enfin.
 

Peut-être, a songé Miyavi, peut-être que les étoiles pleurent de la lumière.
 
 
 

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