Merry-go-Wound -chapitre onzième

Juliet

-Un verre... de fée verte.
Yuu n'a rien laissé transparaître sur son visage. Dans un stoïcisme glacial, il a secoué la tête face à Tsunehito qui s'affalait sur le comptoir, les yeux voilés de sommeil.
-Hors de question. Qu'est-ce que tu viens faire ici ? Un majordome n'est pas censé traîner dans les bars. Regarde-toi. Je ne sais pas ce que tu as fait avant de venir mais tu as l'air complètement saoul. Si je te sers de l'absinthe avec ça, je ne donne plus très cher de ta peau et moi, je ne tiens pas à me faire renvoyer. Je te rappelle que je ne suis qu'un employé, ici.
-Yuu, tu es si méchant...
Il avait dit cela d'une voix fluette, si doucement que Yuu haussa des sourcils étonnés, incertain d'avoir bien compris. Tsunehito semblait ne pas le voir tandis que son visage était tourné vers les fenêtres à travers lesquelles il contemplait mélancoliquement la pluie diluvienne cacher derrière son rideau flou tout l'extérieur duquel il ne restait qu'une atmosphère grise et lourde.
-Je n'ai pas bu. Je suis désolé, mais il semblerait que je n'aie jamais pu me remettre de tout cela.
-De quoi est-ce que tu parles ? s'enquit Yuu dans un rire nerveux.
Tsunehito reporta un regard absent sur lui, avant de sursauter brusquement comme s'il était stupéfait de le voir ici.
-Yuu, tu n'as pas entendu ce que j'ai dit ? Sers-moi un verre d'absinthe.
-Tu ne devrais pas...
-Est-ce que tu as à dire quelque chose là-dessus ? Tu devrais vouloir faire des affaires, non ? Ah, je devrais me plaindre à ton patron... souffla Tsunehito en appuyant son menton au creux de sa main, las.

   Dans un grognement bougon, Yuu déposa à contrecoeur une coupe devant Yuu qu'il remplit du liquide honni à ras bord.
-Tiens, grincha-t-il de sa mauvaise humeur ostentatoire. Je te préviens, si tu fais tomber une seule goutte sur le comptoir, je te fais payer le double.
-Mais tu as rempli à ras bord, gémit Tsunehito.
Et sans crier gare, il se pencha pour venir porter directement ses lèvres au rebord du verre d'où il aspira bruyamment quelques gorgées du liquide. Yuu le regarda faire, saisi.
-Tsunehito... Les gens te regardent.
Le majordome se redressa subitement, un sourire triomphant illuminant son visage.
-Tu vois, clama-t-il joyeusement, je n'ai pas fait tomber la moindre goutte.

Il s'est laissé transporter par un rire euphorique qui retentit à travers la salle bondée sous forme de milliers d'éclats recouvrant tout le brouhaha alentour. Certains regards réprobateurs se tournaient vers Tsunehito qui semblait ne pas se rendre compte de l'attention qu'il attirait.
-Arrête de rire comme ça. Tu as l'air d'un fou.
-Eh, Yuu... Tu n'as pas le droit de me donner des ordres. Tu le sais, ça ? Je suis chez moi, ici.
-Pardon ? Tu as complètement perdu la tête. Tu es dans un bar, ici. Tsunehito, je savais que je n'aurais pas dû te faire boire.
-Oh ! Regarde ! s'écria Tsunehito, effaré, en pointant du doigt le verre encore presque plein devant lui. Quelqu'un a déposé un verre de sirop de menthe devant moi ! Si ce n'est pas adorable, ça !
-Qu'est-ce que tu racontes ? C'est moi qui viens de te donner ce verre et ce n'est pas de la menthe mais... Tsunehito, arrête !
Mais alors que l'homme saisit le poignet de Tsunehito, celui-ci avait déjà vidé son verre d'une seule traite sous les yeux horrifiés de Yuu.
-Oh non.
Tsunehito riait, il riait à gorge déployée et sa voix s'est brisée, étranglée par un subit sanglot. Tsunehito a chu à terre, effondré. Yuu s'est précipité à ses côtés, aidant l'homme chancelant à se redresser en passant son bras autour de ses épaules.
-Qu'est-ce que tu as fait ? Abruti ! Je suis bon pour me faire virer maintenant !
-Yuu...
-Tais-toi. Tout le monde nous regarde, tu vas devenir la risée de la ville. Bon Dieu, tu ne sais pas où tu vas ! Tu as un vrai tempérament cyclothymique, toi ! Tu étais euphorique un instant plus tôt, alors, qu'est-ce que tu as à pleurer comme ça ?
-Yuu, il pleut dehors.
-Je n'avais pas besoin de toi pour le remarquer.
Et à nouveau Tsunehito est parti dans un délire de rires et de larmes, une explosion de sanglots et d'éclats saccadés et aigus qui résonnaient comme les ricanements sardoniques d'un démon s'apprêtant à commettre son forfait.
-Cesse de rire comme un âne bâté ou tu seras un âne battu ! vociféra Yuu avec fureur.
Aussitôt, Tsunehito s'arrêta et riva des yeux embués et emplis d'innocence vers l'homme qui sentit son cœur se serrer à la vue de ce visage égaré.
-Yuu. Il n'y a que le Roi qui a le droit de me donner des ordres. Toi, tu n'es qu'un...méchant. Tu es méchant, c'est ça ? Allez, dis-le que tu es méchant. Faute avouée est à moitié pardonnée. Si tu m'avoues que tu es méchant, je te ferai un bisou.
-Tais-toi. Dès le début, tu étais malade de vouloir boire cette abomination. À quoi est-ce que tu pensais, idiot ?
-Yuu, où est-ce que tu m'amènes ?
-Dehors, pardi ! Je ne tiens pas à me faire renvoyer ! Alors tu dois sortir d'ici avant d'entraîner une catastrophe !
-Yuu, mais il pleut.
-Ce n'est absolument pas mon problème, il te revenait de réfléchir aux conséquences de tes actes. Bon Dieu... Que dirait Sa Majesté Yoshiki s'il te voyait ainsi ?
-Il ne me mettrait pas dehors.
-Arrête de chigner, tu ne fais que me donner l'envie de te frapper !

Sur ces mots, Yuu ouvrit la porte vitrée du café et propulsa brusquement Tsunehito qui s'écrasa sur l'asphalte inondé. Il observa ses mains écorchées un moment, les lèvres entrouvertes qui dégouttaient de l'eau de pluie, et leva sur Yuu un regard implorant qui lui donnait l'air misérable.
-Arrête. J'ai envie de vomir. Qu'est-ce que tu as à te comporter comme ça ?
-Yuu. Laisse-moi rentrer.
-Non. Je te laisse décuver sous la pluie dans l'espoir que tu retiennes la leçon. Et encore, tu devrais me remercier ; tu n'imagines pas l'effort que je fais pour ne pas céder à la tentation de te massacrer.
-Yuu, massacre-moi. En échange, tu me laisses rentrer, d'accord ?

Il était difficile de distinguer les larmes des gouttes de pluie qui inondaient le visage de l'homme. Ce visage qui semblait soudainement avoir rajeuni d'une quinzaine d'années et débordait d'une détresse sans nom. Une détresse inexpliquée et trop douloureuse qui fit flancher le cœur de Yuu qui regretta aussitôt d'avoir traité l'homme de la sorte. Dans un soupir résigné, il s'est agenouillé à hauteur de l'homme qui tremblait de froid.
-Qu'est-ce que tu vas devenir si tu retombes en enfance comme ça ?
Tsunehito n'a pas répondu. Il le fixait de ses yeux brillants, tremblant de tout son être et paralysé tant le froid lui collait à la peau. Un hoquet s'est échappé de sa gorge comme ses yeux se mettaient silencieusement à pleuvoir plus que le ciel encore.
-Yuu, il pleut dehors.
-Je le sais, répondit l'homme dans un rire nerveux. Tu ne vois pas qu'on y est, dehors ? Je le sais.
-Yuu... Avant qu'il ne commence à pleuvoir... Il sont partis. Ils sont partis se promener dans la plaine, Yuu.
-De qui est-ce que tu parles ? s'enquit l'homme qui sentit aussitôt une angoisse mystérieuse tordre son ventre.
-Je ne sais pas, sanglotait Tsunehito qui se recroquevillait. Ils m'ont proposé de les accompagner, et moi je ne voulais pas, je voulais te voir, alors ils sont partis sans moi, ils ont dit qu'ils reviendraient bientôt, mais très vite il a commencé à pleuvoir, comme ça, tu vois, sans transition le ciel s'est alourdi de ces nuages gris et la pluie a tombé, diluvienne, tu sais, alors je me suis dit qu'ils ne reviendraient peut-être pas, alors je suis venu te voir, parce que je voulais te voir, heureusement que toi, tu es là, Yuu, ils vont peut-être mourir.

Yuu est demeuré inerte un instant, l'âme sens dessus-dessous, et a fini par secouer la tête avec véhémence, saisissant entre ses mains fermes le visage de l'homme pour soutenir son regard, grave.
-Tu dois m'écouter, Tsunehito. Tu as bu. D'accord ? Tu as bu un verre d'absinthe d'une seule traite et tu n'es pas dans ton état normal, regarde-toi, tu dis des choses incohérentes, tu ne tiens même pas debout.

   Cette fois, ce fut au tour de Tsunehito de secouer la tête avec colère, mais alors que ses yeux lançaient des éclairs de reproches à l'homme, sa bouche s'est tordue en une grimace de douleur et Tsunehito a articulé des mots fantômes, morts étranglés dans sa gorge nouée. Impuissant, il est venu timidement enfouir son visage au creux du cou de Yuu qui le prit dans ses bras, contrit. Sous la sensation de ce corps délicat secoué de sanglots, l'homme a senti son cœur fondre.
-Ne pleure pas. Tu n'es pas dans ton état normal, Tsunehito. Tu iras mieux quand tu auras décuvé.
Délicatement, Yuu passa ses bras autour de la taille de l'homme et tous deux se redressèrent, l'un servant de béquille à l'autre qui chancelait.
-Je vais te ramener au château, Tsunehito. Ça ira mieux, alors ne pleure plus. Personne ne va mourir, d'accord ? Ça n'a aucun sens, ce que tu dis.
-Yuu, c'est bon. Je suis désolé. Tu vas te faire renvoyer pour partir comme ça, non ?
-Ne t'inquiète pas. Mais Bon Dieu, ce que tu es lourd !
-Yuu, tu es tout trempé.
Tsunehito riva des yeux ahuris qui lui donnaient l'air comique lorsque Yuu éclata de rire.
-Qu'est-ce que j'ai dit ? balbutia l'homme, penaud.
-Rien. Écoute, je crois que je vais nous appeler un taxi.
 


Ils s'arrêtèrent au bord du trottoir et attendirent, blottis l'un contre l'autre, qu'un taxi n'arrive. Quiconque les aurait vus de loin alors aurait vu sous le rideau de pluie deux silhouettes floues qui se confondaient en une seule dans une parfaite harmonie. Yuu s'est précipité vers le taxi lorsqu'enfin il en vit un passer devant eux, si bien que Tsunehito, privé de tout équilibre, s'affala à nouveau au sol. Yuu se précipita, affolé, et ce fut à nouveau une bataille pour relever son ami et l'amener dans la voiture dont le chauffeur ne semblait pas très rassuré à la vue de ce duo étrange.
-Où dois-je vous mener ?
Et Yuu prononça un nom d'adresse que Tsunehito, affalé sur le siège, ne put alors comprendre. La voiture démarrait et déjà, Tsunehito fermait les yeux, se perdant dans les abysses sans fin d'un sommeil comateux.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

C'était doux et délicieux. Une odeur de pain chaud éveilla Tsunehito qui entrouvrit lentement les yeux, l'esprit encore embrumé par son long sommeil sans rêves. Il s'est redressé, hagard, et sous l'épaisse couette pourpre qui le recouvrait, il a vu qu'il était presque nu, seul un caleçon cachant ses intimités. Cela ne l'a ni alarmé, pas même étonné, et il a contemplé hasardeusement tout autour de lui la chambre chaude et accueillante dont les murs, deux blancs et deux rouge vif, égayaient considérablement la grisaille maussade qui transparaissait à travers les rideaux entrouverts.
Tsunehito est demeuré ainsi quelques instants, assis sous la chaleur réconfortante de sa couette, à contempler cette chambre spacieuse mais intime qui eût ravi tous les musiciens et bibliophiles. En effet, des centaines de livres étaient impeccablement alignés par ordre alphabétique dans une grande bibliothèque de bois verni, et toutes sortes de guitares étaient entreposées avec soin ici et là.
Tsunehito s'est redressé, examinant avec une curiosité poussée chacun des instruments qui s'offraient devant lui.
Il était là, en caleçon accroupi devant une guitare qu'il observait de très près, quand la porte s'est ouverte brusquement et Tsunehito a perdu l'équilibre dans un sursaut.
Yuu se trouvait là, sur le seuil, qui le considérait avec hébétude.
-Tu es réveillé, commenta-t-il d'une voix blanche.
Rouge de honte, Tsunehito se redressa et sans répondre vint dissimuler sa quasi-nudité sous la couette.
-Yuu, où est-ce qu'on est, ici ?
-Chez moi, idiot.
Yuu a froncé le nez en signe de désagrément, ce qui lui donna un air légèrement comique qui fit rire Tsunehito, sur le coup.
-Qu'est-ce que tu as ? Tu crois que c'est le moment de rire ?
-Je suis désolé, balbutia l'homme, confus. Yuu... Je peux te poser une question ?
-C'est moi qui devrais en poser, tu ne crois pas ? gronda-t-il. Bien, qu'est-ce que tu veux ?
-Pourquoi est-ce que je suis en caleçon ?
Cette simple question prononcée sur le ton de l'innocence eut l'effet d'une douche froide sur Yuu dont le regard glaça Tsunehito sur place.
-Par hasard, tu ne serais pas en train de me soupçonner de quelque méfait pervers ?
-Bien sûr que non, bafouilla Tsunehito qui paradoxalement hochait la tête.
-Espèce d'idiot ! tonitrua Yuu avec une violence telle que le pauvre homme tressaillit. Tu vas prétendre que tu ne te souviens pas de ce qui s'est passé ?!
                         En entendant ces mots, Tsunehito sentit son cœur se tordre et son teint devant blême.
-Nous avons couché ensemble ?! s'écria-t-il au bord de la crise cardiaque.
Il se reçut pour toute réponse une tape impitoyable sur le crâne.
-Envisage une telle chose encore une fois, et je te fais basculer par la fenêtre.

     Boudeur, Tsunehito massa son crâne endolori avant de murmurer timidement :
-Dis, Yuu, qu'est-ce qui s'est passé ?
Cette fois, toute colère disparut de l'expression de l'homme pour laisser place à un abattement qu'il dissimula derrière un rire moqueur :
-Tu es trop bête pour même te souvenir de ça ?
Tsunehito hocha la tête, penaud. Dans un soupir las, Yuu s'assit sur le rebord du lit et plongea dans ses yeux un regard empli de gravité. Une telle intensité eût mis Tsunehito profondément mal à l'aise s'il n'avait pas décelé alors, dans l'expression de Yuu, cette profonde inquiétude.
-Tu es venu dans le bar où je travaille, tu te souviens ? Tu m'as demandé de l'absinthe, au début, je ne voulais pas, mais tu as insisté et je t'en ai servi pour aussitôt le regretter lorsque tu as bu ton verre d'une traite et as commencé à rire, pleurer et raconter des choses incohérentes...
-Moi, j'ai fait ça ? fit l'homme avec un sincère étonnement.
-Bien sûr ! Alors j'ai... Bien, je suis désolé. À cause de cela, je me suis mis en colère et t'ai jeté dehors alors que tombait une pluie diluvienne comme en ce moment même.
-C'est vrai que ce n'était pas gentil.
-Mets-toi à ma place, abruti ! À cause de toi je vais être accusé de faute professionnelle !
-Mais c'est de ta faute si tu m'as servi de l'absinthe, pleurnicha Tsunehito.
-Ne fais pas le gosse ! C'est toi qui as insisté pour que je... Oh, et puis laisse tomber. Ce n'est pas la question, Tsunehito. Tu étais si lamentable à ce moment-là que j'ai finalement décidé de te ramener au château, puis j'ai changé d'avis : je ne voulais pas que le Roi te voie dans cet état, tu comprends...
-Le Roi ? répéta Tsunehito qui subitement devenait pâle.
-Oui. Tu t'es endormi ivre mort dans le taxi. Alors, lorsque nous sommes arrivés chez moi, je t'ai déshabillé -pas intégralement, bien sûr- je t'ai séché et mis sous le lit pour ne pas que tu attrapes froid. Alors tu devrais me remercier plutôt que de me soupçonner de t'avoir...
-Yuu.
Il s'est tu, intrigué. D'une voix faible qui semblait sur le point de se briser, Tsunehito avait prononcé son nom et il était là, juste en face de lui, qui paraissait se décomposer sur place. Sur son front, des rides d'inquiétude se creusaient tandis que ses yeux brillaient de détresse.
-Il y a un problème ?
-Yuu, je me souviens... Je me souviens... Le Roi... Oh, mon Dieu. Je me souviens pourquoi est-ce que j'ai voulu boire de l'absinthe. La pluie, Yuu. Il pleut atrocement.
-Tsunehito, qu'est-ce que tu as ? Tu as froid ?
-Non...
-Tu trembles.
-Yuu, c'est terrible, sanglotait Tsunehito qui agrippait une main implorante autour du bras de l'homme. Le Roi... Il est parti avec eux, avec Terukichi, avec Asagi, avec Riku, avec Jin, avec Kai et Kyô... Ils sont partis faire une promenade dans la montagne tout à l'heure, j'ai refusé lorsqu'ils m'ont demandé de venir, je n'aime pas les montagnes, tu sais. J'ai bien fait, Yuu, regarde comme il s'est mis à pleuvoir, regarde... Lorsque j'ai vu la pluie tomber, j'ai aussitôt su...
-Su ? Mais quoi ? s'alarma Yuu. Enfin, Tsunehito, qu'est-ce que tu as à pleurer comme ça ?
-Ils vont mourir. Il faut faire quelque chose, Yuu, ils vont mourir, s'ils ne sont pas déjà morts. Yuu...

       Le cœur serré, l'âme perdue, Yuu accueillit maladroitement Tsunehito qui plongeait étouffer sa détresse dans ses bras, le corps secoué d'irrépressibles sanglots.
-Mais enfin, Tsunehito, tu te rends compte que ce que tu dis n'a aucun sens ?
Mais plus il tentait de le réconforter, plus les pleurs de Tsunehito s'accroissaient et très vite, l'homme fut pris d'une quinte de toux comme il tentait tant bien que mal de reprendre son souffle.
-Il faut aller les chercher, Yuu, nous devons les retrouver. Je te dis qu'ils vont mourir... Ils vont mourir, c'est forcé, ils ne pourront pas survivre longtemps dans la montagne avec une pluie comme ça. Yuu, il faut aller les sauver, mais pas nous, pas toi, n'y va pas sinon tu mourras aussi Yuu, et je...

Son cœur a sauté un battement, terrifié, lorsque brusquement Yuu plaqua une main contre sa bouche. Tsunehito l'a dévisagé de ses yeux larmoyants qui le suppliaient mais Yuu demeurait de glace.
-Maintenant, tu te calmes, tu te tais, et tu m'écoutes. C'est compris ?
Tsunehito hocha la tête, le cœur battant. Après un instant d'hésitation, Yuu retira sa main et saisit fermement les épaules de l'homme, l'air grave.
-Arrête de t'inquiéter, d'accord ? Tes peurs sont irrationnelles. J'ai appelé au château pour prévenir le Roi que tu te trouvais chez moi en ce moment même suite à un problème. Ils sont tous là. Tu entends ? Ils sont tous rentrés au château après que la pluie a commencé à tomber.
Tsunehito l'a dévisagé, le regard hanté par une douleur intérieure, et dans un faible gémissement d'assentiment il a hoché la tête comme à nouveau des larmes se remettaient à couler sans bruit. Il devait se mordre la lèvre pour ne pas laisser échapper le moindre son.
-Je t'ai dit qu'ils vont bien, tous. À la fin, Tsunehito, tu es agaçant à te comporter comme un gosse.
-Je suis désolé, articula l'homme entre deux hoquets.  C'est idiot, j'en suis parfaitement conscient... Mais tu sais, Yuu, quand j'ai vu cette pluie sans fin qui tombait je me suis dit... qu'ils ne s'en sortiraient pas vivants.
-Mais enfin, rit Yuu avec nervosité, pourquoi donc devraient-ils mourir seulement parce qu'il pleut ?
-Je l'ignore. Ils sont allés à la montagne. C'est dangereux, Yuu, tu ne le sais pas ? Tu ne dois jamais aller à la montagne un jour de pluie comme ça...
-Tsunehito.

Ces joues ruisselantes de larmes, Yuu y a délicatement posé ses mains pour essuyer les traces humides sur la peau douce de l'homme. Tsunehito l'a laissé faire, hébété, les lèvres entrouvertes sur des hoquets sporadiques qui fusaient de-ci de-là, arrachant des rires attendris à Yuu.
-Tsunehito, ça leur ferait plaisir de savoir que tu t'inquiétais pour eux comme ça... Mais te rendre ivre mort et inconsolable pour ça ? Non, le Roi ne l'accepterait pas, tu sais. Le Roi t'aime. Je suppose.
-Tu crois que le Roi m'aime, Yuu ? fit la petite voix fébrile de Tsunehito.
-Il a pleuré.
Cette déclaration plongea Tsunehito dans une torpeur expectative à la limite de l'abrutissement. Il dévisageait Yuu comme ça sans sembler le voir, les yeux dans le vague.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit-il dans un sursaut de lucidité.
-Ce que je veux dire est que, lorsque j'ai appelé au château et ai tout raconté au Roi, il a pleuré de savoir combien tu semblais aller mal.
C'était comme si subitement, une brise chaude venait caresser le corps presque nu de Tsunehito pour l'envelopper dans le cocon sécurisant de sa douceur. Il a souri, murmurant timidement un "pardon" presque inaudible.
-Tsunehito, il a dit que tu étais comme son fils. Il a dit cela, vraiment, mais tu sais, il a ajouté aussi qu'il ne pourrait jamais être un père pour toi. Il a dit que jamais... il ne guérirait tes blessures. Et si tu l'avais entendu parler, Tsunehito, tu aurais compris tout l'amour que le Roi te porte dans la tristesse de sa voix.
Alors, laisse-moi te poser une question.

Tsunehito a penché la tête de côté en un adorable signe d'interrogation et a attendu, l'air niais, que la question ne vienne. Yuu a détourné le regard et poussé un long soupir abattu.
-Comment en es-tu venu un jour à vivre au château ?
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Mais qu'est-ce que tu racontes ?
Riku s'était exclamé si fort, sans s'en rendre compte, que toute l'attablée l'entendit et le brouhaha ambiant stoppa net comme des dizaines d'yeux se rivaient sur le garçon avec intensité. Conscient de l'attention qu'il avait attirée sur lui sans le vouloir, Riku se ratatina dans son fauteuil, mal à l'aise. Il adressa un pâle mot d'excuse à tout le monde qui se remit à parler, avant de se tourner vers Sono, réprobateur :
-Enfin, Sono, de quoi est-ce que tu parles ?
-Comment cela, de quoi ? s'agaça le jeune homme en vidant son verre de vin rouge d'une traite. De toi, je parle de toi, Riku.
-Mais enfin, tu n'es pas sérieux, dis ?
-Je suis toujours sérieux, mon cher ami.
-Oui, enfin, me demander une telle chose, de but en blanc, comme cela... Ce n'est pas une chose à laquelle j'aurais pu m'attendre !
-Pourquoi donc ? s'étonna Sono en ouvrant des yeux éberlués.
-Mais, enfin, c'est évident ! Je veux dire... Tu es sûr que tu n'as pas trop bu, Sono ? Une telle question ne se pose en principe pas à la légère comme tu viens de le faire.
-Premièrement, martela sévèrement son ami, j'ai commencé à boire seulement après t'avoir parlé de cela, et j'ai encore toute ma tête, et deuxièmement, ce n'est même pas une question, mais un ordre.
-Tu délires, pas vrai, bredouilla Riku qui perdait soudainement de son assurance.
-Ai-je l'air, à la fin, de plaisanter ?
-Mais Sono, ce n'est pas une chose que tu peux décider seul ! Je savais que tu aimais tout contrôler, mais là, il s'agit tout simplement de ma vie ! Et d'un seul coup, sans explication au préalable, tu me demandes de venir vivre avec toi lorsque l'on sera partis du château, comme ça ?
-Je t'ai dit que ce n'était pas une demande, mais un ordre.
-Tu es ridicule. Crois-tu vraiment que je vais céder ? Ça ressemble comme deux gouttes d'eau à un mariage forcé.
-Qui t'a parlé de mariage, abruti ? Je te dis juste que lorsque nous serons enfin partis de cet endroit, toi et moi irons vivre ensemble.
-C'est complètement absurde.
-Je ne vois pas pourquoi ça le serait.
-Est-ce que j'ai une raison de devoir vivre avec toi ?
-Tu le dois. Parce que je t'aime, Riku.
-Arrête. C'est effrayant. Sachant cela, je peux encore moins envisager de le faire. Réellement, c'est comme un mariage forcé.
-Mais à quoi est-ce que tu penses, abruti ?! Je t'aime. Je ne suis pas amoureux de toi, vraiment, tu me penses capable de m'abaisser au point de tomber amoureux de quelqu'un d'autre que moi-même ?
-Non. Et justement, c'est ce qui me terrorise. À mes yeux, tes "je t'aime" sont des "je te hais".
-Ce que tu peux être borné et irritant. Je suis sincère en disant que je t'aime, seulement je ne suis pas amoureux de toi comme ça. Je veux dire... Je t'aime tout simplement, Riku ! Enfin, tu es pour moi mon petit frère !
-Première nouvelle.
-Il en a toujours été ainsi, tu as oublié ?
-Il faut le croire. À part le fait que tu as toujours essayé de diriger ma vie et contrôler chacun de mes actes en prétendant que c'était pour mon bien, tu n'as jamais été un grand frère pour moi.
-Mais avant cela, Riku, j'étais bien comme ton frère, non ?
-Qu'est-ce que tu veux dire par "avant cela" ?

Riku avait rivé des yeux étrécis par la contrariété sur Sono qui, brusquement, devenait blême. Le jeune homme a bafouillé des syllabes sans queue ni tête avant de détourner le regard, résigné. Riku a porté sa coupe de vin à ses lèvres, a bu une gorgée, a grimacé, mais le goût du breuvage n'était pour rien dans cette expression.
-Je n'ai jamais connu de "avant cela". Toi, depuis que tu es arrivé chez Yuu, tu n'as jamais cessé de me coller et te comporter de manière familière avec moi. Tu as toujours été là, à me suivre, me surveiller, me donner des ordres que tu dissimulais en conseils... Tu agissais comme si tu avais tous les droits et les devoirs sur moi seulement, l'on ne se connaissait pas.
-Alors, tu veux dire que tu me détestes, c'est cela ?
Sono semblait avoir perdu toute sa confiance. Il était là, les épaules voûtées, l'air abattu, et n'osait plus tourner son regard en la direction de Riku. Son ami a poussé un long soupir empreint de lassitude.
-Non, Sono. C'est juste que je ne comprends pas, et je ne peux pas te croire qui me dis je t'aime tandis que tu veux me forcer à venir vivre avec toi. Si tu m'aimes alors, ne veux-tu pas me laisser ma liberté et mon bonheur ?
-Riku, tu penses que je ne te rendrai pas heureux ?
-Enfin, Sono, tu ne veux pas me dire ce qui te prend d'un coup ?
-Rien. Absolument rien, tu vois, répondit fébrilement le jeune homme dont une détresse inexplicable brillait dans ses yeux. Cela fait longtemps que je songe à vivre avec toi, parce que tu es comme mon frère, parce que je t'aime, parce que mon souhait est de prendre soin de toi et de te rendre heureux mais tu vois, Riku, toi tu ne vois en moi que l'ordure que je suis. Oui, je suis une ordure, et je le serai toujours, mais jamais avec toi, Riku, je ne ferai jamais le moindre mal à toi parce que tu es le seul être qui ait une réelle valeur à mes yeux, et je sais que ce sentiment-là ne changera jamais. Seulement je n'aurais jamais pensé que tu puisses refuser pour la simple raison que tu penses que je délire complètement, que je ne suis pas sérieux ou que je te veux du mal. Mais ce n'est pas vrai, Riku, tu vois, ce n'est pas vrai car dans cette vie, je veux du mal à tout le monde, mais pas à toi.
-Mon pauvre, regarde-toi. Tu es devenu complètement fou, murmura Riku qui semblait de plus en plus inquiet face à la mine pâle de Sono dont les mains commençaient nerveusement à trembler.
-Pourquoi ? Est-ce si inconcevable que je puisse avoir un cœur pour une personne en ce monde ? Riku, c'est toi qui es fou. Tu ne sais pas ce qui se passera si tu refuses. Moi, je te promets tout. Tout, Riku, tout ce que tu veux tu l'auras, et si tu viens vivre avec moi alors, je travaillerai pour nous deux, tu seras libre, Riku. Plus jamais tu n'auras besoin d'aller te prostituer pour vivre, plus jamais tu ne connaîtras la peur et la douleur constante du sacrifice. Jamais plus tu ne te donneras à des monstres égoïstes qui ne te veulent que pour ton corps. Moi, je te libérerai de ce fardeau, je te protégerai, je te défendrai, je te chérirai, tu vas voir, Riku, je vais te rendre heureux. Même Jin... Même cet homme ne pourra plus jamais t'approcher.
-Sono ! Cesse ce manège. Cela ne te ressemble pas, tu... Tu perds la tête. Depuis quand es-tu assez naïf pour croire que tu pourras gagner assez d'argent pour nous deux ? D'ailleurs, pourquoi est-ce que tu ferais une chose pareille pour moi, dis ? Il n'y a aucune raison que ça se passe ainsi. Et même si tu le voulais sincèrement, ça ne marcherait jamais. Vois comme nous vivons, Sono. Si le Roi ne nous avait recueillis chez lui, nous serions encore réduits à vendre nos corps pour subsister. Cela a toujours été ainsi et ça recommencera de la même manière lorsque nous partirons d'ici. Tu agis et raisonnes comme un enfant. Subitement, on dirait que tu t'es complètement déconnecté de la réalité. Comment est-ce que tu pourrais faire en sorte de gagner assez d'argent pour ne pas que j'aie à travailler ? Je ne crois pas en tes promesses, Sono, tu caches quelque chose.
 

Sono n'a pas répondu. "Déconnecté de la réalité". Il le semblait tant de par son regard perdu dans le vague qu'il paraissait ne pas même avoir entendu les paroles de Riku. Pourtant elles résonnaient dans son esprit comme autant de coups de feu à l'âme qui, à chaque impact, laissaient dans son esprit un champ dévasté d'idées en ruines. Tout n'était que ciel gris et brume et dans sa tête le chaos s'élargissait encore et encore pour finir par dépasser sa raison, et sa raison il sembla perdre alors comme son teint à vue d'œil pâlissait. Il a tressailli, pris par un brusque frisson, et Sono a croisé ses bras sur sa poitrine en tremblant de tout son être.
-Sono ? Qu'est-ce que tu as ? faisait la voix inquiète de Riku à côté.

Instinctivement Sono a frénétiquement secoué la tête sans même avoir compris le sens de la question de son ami, et il continuait à grelotter, le corps couvert de frissons.
-Sono ! Où est-ce que tu vas comme ça ?
Sa chaise s'est écrasée au sol dans un fracas et Sono a commencé à s'éloigner, chancelant, sous les regards ahuris de chacun. L'esprit grouillant de milliers de pensées trébuchant les unes sur les autres comme autant de parasites, il se sentait perdre l'équilibre mais ne pouvait rien faire pour le retrouver, et devant lui Sono ne voyait rien de plus que des formes troubles dont les couleurs se mélangeaient les unes aux autres pour finir en une bouillie indistincte d'éléments méconnaissables.
Il sentait la chaleur de l'alcool se diffuser partout dans ses veines pourtant c'était un froid intense qui l'écrasait et Sono s'est laissé tomber à genoux, incapable de se relever.
Le hurlement de désespoir qu'il poussa à ce moment-là a retenti longtemps, longtemps à l'intérieur de son esprit torturé jusqu'à ce que Sono sente une étreinte chaude envelopper son corps de glace.
 

Sono a relevé la tête, tremblant, mais il ne voyait rien à travers ses larmes d'autres qu'une forme flamboyante et alors, Sono a fermé les yeux et il s'est recroquevillé au creux de cette étreinte. Mais la chaleur ne parvenait à le réconforter, comme si le froid intense qui l'assaillait provenait de l'intérieur de lui-même, et Sono a continué à grelotter, pleurer, sangloter dans ces bras dont il ignorait l'identité, jusqu'à ce qu'une voix douce ne l'apaise.
-Arrête, au nom du Ciel, mais arrête de pleurer. Sono, ça ne te ressemble pas d'être triste, ça ne te ressemble pas d'être comme un enfant, ça ne te ressemble pas d'avoir un cœur, ça ne te ressemble pas d'attendrir les autres alors, Sono, pourquoi est-ce que tu pleures ?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu es heureux comme cela ?
Sono avait lâché ces mots d'un ton amer et, sans crier gare, il s'est levé du lit sur lequel Kamijo l'avait allongé pour venir s'appuyer contre le rebord de la fenêtre, tournant le dos à l'homme qui poussa un soupir ostensiblement exaspéré. Sono rivait un regard sans vie sur le ciel bleu gris de ce début d'automne.
-Quelle douce revanche que tu détiens là, Kamijo. Comme tu dois prendre du plaisir. Tu jubiles, n'est-ce pas ? Dis-le franchement, que tu es heureux, tu crois que je ne le sais pas ? Je ne me mettrai même pas en colère pour ça. Après tout, moi aussi, je me réjouis du malheur des autres.
-La vengeance est un plat qui se mange froid, Sono. À mes yeux, cela ne fait pas assez longtemps que nous nous connaissons pour vouloir me venger maintenant.
-Un plat qui se mange froid... a répété pensivement Sono qui se  penchait un peu plus avant par la fenêtre. Je vois... Kamijo, je suis mort de froid. Je ne sais pas très bien pourquoi, après tout l'air est moite et chaud. Mais tu vois, j'ai l'impression d'être glacé de l'intérieur. Je suis froid, voilà. J'étais froid de coeur et à présent, c'est mon corps qui devient froid à son tour. Ne dit-on pas que le physique et le psychisme sont reliés ? Kamijo, tu peux me manger maintenant. Je suis assez glacé pour cela. Je suis... le plat de ta vengeance.
-Mon pauvre ami, fit le rire de Kamijo derrière son dos qui se couvrit de frissons. Boire de l'alcool, même du vin, ne te réussit décidément pas. Tu ne fais que te ridiculiser.
-Alors, je devrais continuer, non ? Je crois qu'il va pleuvoir, l'horizon s'assombrit de lourds nuages gris... Je disais, si je continue à boire, Kamijo, alors je continuerai à me couvrir de honte et alors, ton bonheur n'en sera que plus grand, pas vrai ?
-Peut-être.
-Toi... Parce que Riku m'a repoussé, tu es heureux. Alors, c'est comme ça...
-Bien sûr. À quoi t'attendais-tu, Sono ?
-Je ne sais pas. Pour être honnête, je n'avais jamais envisagé que Riku puisse me repousser... Depuis toujours, j'ai après tout tendance à perdre conscience que les liens qui nous rattachent ne se ressemblent pas...
-Je parlais de moi. De ma réaction. Tu t'attendais peut-être à ce que je te plaigne ?
-Non, Kamijo. À vrai dire, je ne m'attendais à rien, non, je n'attends rien de toi. Eh bien, il y a peu encore j'attendais de toi de l'argent mais vois-tu, comme tu ne m'en donnes plus puisque mon chantage n'a plus d'effet sur toi alors, je n'attends plus rien de toi. Rien. Je n'attendais ni tes moqueries acerbes, ni tes paroles compatissantes. Parce que tu es indifférent à moi. Tu es censé l'être. Bien sûr, j'aurais dû me douter que tu deviendrais fou de bonheur de me voir si... Comment on dit ?
-Pathétique.
-C'est cela, Kamijo. Pathétique comme la nature si belle qui s'enlaidit sous le ciel morne de l'orage. Non, vraiment je n'attendais rien de toi. Je ne pensais même pas que tu te réjouirais comme tu le fais maintenant... Mais je ne m'attendais pas non plus à ce que tu interviennes au moment où je me suis effondré au sol sous les yeux de tout le monde.
-Ne te fais pas d'idées. Je l'ai fait pour te ramener dans ma chambre à l'abri des regards. Je l'ai fait pour me moquer de toi en toute liberté.
-Oui, fit la voix blanche du garçon dont le regard se perdait mélancoliquement vers cet horizon brumeux.
-Sono ?
-Oui.
-Qu'est-ce que ça voulait dire ?
-Quoi donc ?
-Ce que tu as dit... Que les liens qui vous rattachent, Riku et toi, ne se ressemblent pas.
-J'ai dit cela ?
-Mais oui !
-Je suis désolé. À vrai dire, j'ai oublié.
-Ne me prends pas pour un idiot.
-Ah, non... Je confonds. En réalité, c'est Riku qui a oublié.
-Qu'est-ce que tu entends par-là ?

Pas de réponse. La silhouette immobile de Sono appuyée sur le rebord de la fenêtre semblait être devenue une sentinelle de cire. Même le vent qui le caressait semblait ne pas pouvoir faire ondoyer ses cheveux d'argent. Intrigué, Kamijo s'est avancé et a délicatement posé sa main sur le bras nu du garçon. Il a sursauté lorsqu'il sentit le contact étrangement froid de la peau de Sono contre sa paume. Après un instant d'hésitation, il a à nouveau saisi le garçon par le poignet sans que celui-ci ne réagisse.
-Allez, viens. Ferme cette fenêtre. Ce n'est pas normal d'avoir froid comme cela.

Sans souffler mot, Sono a résisté, encore et encore sans se retourner, mais bientôt la force de Kamijo finit par avoir raison de sa volonté et Sono fut obligé de se retrouver face à l'homme. Celui-ci n'a rien dit mais a senti son cœur se serrer lorsqu'il vit les larmes silencieuses qui perlaient le long de ses joues diaphanes. Sono a baissé les yeux, honteux et les sourcils froncés de colère.
-Tu ne veux pas rire ? À la fin, fais-le une bonne fois pour toute. J'en ai marre. Je veux retourner dans ma chambre.
Sono appuya ses mains contre la poitrine de l'homme, forçant pour tenter de le faire reculer, mais Kamijo emprisonna ses poignets et força le garçon à soutenir son regard.
-Sono, ne fais pas l'enfant, je...
-Tu penses que si j'avais encore l'esprit à faire l'enfant, je serais celui que je suis ?

Sur ces mots acides, Sono a réprimé ses larmes dans une grimace de douleur et il a violemment repoussé Kamijo pour s'enfuir à tire-d'aile vers la porte. Son cœur sauta un battement lorsqu'il réalisa qu'elle était fermée à clé et il s'acharna désespérément sur la poignée avant de pousser un cri strident lorsqu'il sentit l'emprise de Kamijo se refermer autour de sa poitrine.
-Lâche-moi, ordure ! vociférait-il en se débattant avec hargne. Lâche-moi ou je hurle au viol !
-C'est déjà ce que tu es en train de faire, et sache qu'ils sont tous encore attablés dans le hall et donc trop bas pour t'entendre.
-Qu'est-ce qui te prend ? Tu es fou ?! Alors, c'est cela, ta vengeance ?! C'est pour cette seule raison que tu m'as amené dans ta chambre ?! En fait, cela ne te suffit pas de te moquer de moi, il fallait que tu me souilles ?!
-Mais Sono, tu es déjà souillé depuis longtemps.
Dans les bras de fer de Kamijo, Sono s'est immobilisé, abattu par le poids d'une déréliction intense.
Dans sa poitrine, il a senti un vide béant se creuser profondément. Son cœur battait à tout rompre et il craignait que les mains de Kamijo resserrées autour de lui ne lui fassent sentir les battements de cette panique. Même lorsque l'homme pourtant enleva un bras, Sono n'a pas tenté de s'échapper. Il était là, immobile, les yeux exorbités avec horreur sur des pensées macabres. Il y a eu un bruit de métal s'entrechoquant, et Kamijo a saisi la main du garçon pour déposer au creux de sa paume des pièces d'or que Sono regarda d'un œil vide. Il paraissait ne pas comprendre.
-N'est-ce pas ce que tu voulais, Sono ? De l'argent contre ton corps. Ton corps contre de l'argent. Ça t'est égal, non ? Tu as l'habitude, et l'argent est tout ce qui t'intéresse. En ce monde, rien d'autre n'a de la valeur pour toi. Pas même ton corps et ce que l'on peut en faire. Alors, vas-y. N'aie pas peur. Je suis certain que jamais personne ne t'a donné ne serait-ce que le dixième de ce que je viens de t'offrir. Alors, tu seras bien docile, d'accord ?

La main ouverte de Sono tremblait si fort qu'au creux de sa paume, les pièces d'or s'entrechoquaient dans une série de tintements rapides. Il a vivement porté son autre main à sa gorge, comme s'il tentait désespérément de retrouver un souffle perdu.
-Je t'en supplie... lâcha-t-il dans un murmure éthéré.
Kamijo pencha lentement sa tête, venant coller ses lèvres au creux de l'oreille du garçon qui frémit.
-Qu'est-ce que tu dis ? Je n'ai pas bien entendu.
-Je t'en supplie, répéta Sono qui semblait au bord de la crise de larmes. Ne le fais pas. Je te les rends... Mais ne le fais pas.
-Pourquoi ? C'est bien toi qui tant de fois as insisté pour que j'accepte ton offre. À présent que je dis oui, tu te dégonfles ? Je croyais que tu étais un professionnel ; je dois dire que je suis déçu. Est-ce que je suis bien plus répugnant que tous ceux qui ont pu venir te voir jusqu'alors ?
-Mais, eux, ils n'avaient jamais pris la peine de me connaître un peu avant...

La voix de Sono s'est amenuisée pour finir par s'éteindre complètement. Bientôt, des larmes vinrent s'écraser sur le sol comme son visage baissé se tordait par une indicible douleur intérieure.
-Arrête de pleurer. Aujourd'hui, tu dois l'avoir fait plus que tu ne l'avais fait en une vie, n'est-ce pas ? C'est agaçant. Tu n'es pas séduisant, comme ça. J'ai l'impression de torturer un enfant mais moi, c'est un homme que je veux. C'est pour un homme que je paie. Sono, je te dis d'être docile, sans quoi, cela pourrait être dommage...
-Je t'en prie... Je suis désolé. Je ne veux pas, hoquetait le jeune homme.
-Est-ce que je m'occupe de savoir si tu veux ou pas ? Je paie, je prends. Je suppose que tu n'as jamais dit "je ne veux pas" aux clients qui venaient te voir, non ? Je ne suis pas différent d'eux, Sono ; je suis juste beaucoup plus riche. Et parce que j'ai de l'argent à ne plus savoir qu'en faire, j'exige le droit de pouvoir profiter au maximum de toi. Qu'importe le prix qu'il faut y mettre.
-Kamijo, je ne veux pas...
Le monde semblait se dérober sous les pieds de Sono. Il aurait voulu hurler mais sa voix était écrasée sous les sanglots, il aurait voulu se débattre mais la terreur le paralysait, il aurait voulu s'effondrer au sol mais l'emprise de Kamijo le retenait trop fermement.
-Je m'en moque, je te l'ai déjà dit. Maintenant, Sono, tu vas être docile. D'accord ? C'est la seule et unique chose que je te demande. Tu vas être docile.
-Et si je refusais ? réussit-il à articuler entre deux hoquets.
-Alors, tu risquerais de perdre beaucoup de choses.
 


"Mais, je n'ai rien à perdre". Ce sont les mots qui ont traversé l'esprit de Sono à ce moment-là mais qui n'ont pu franchir ses lèvres. Puis progressivement le visage de Riku est apparu devant ses yeux, illusion troublante de réalité, et alors, Sono a senti au fond de lui qu'il perdrait peut-être quelque chose d'infiniment précieux. Alors, résigné, Sono a lâché un "d'accord" torturé, et il s'est laissé faire, docile, lorsque Kamijo l'a entraîné sur le lit.


Docilité. C'est le mot que Sono se répéta intérieurement sans cesse dès lors qu'il fut allongé sous la dominance de Kamijo. Docilité. Il valait mieux ne pas résister parce que ceux qui ordonnent la docilité sont violents face à l'effarouchement. Cela, Sono le sait mieux que quiconque. Au-dessus de lui, Kamijo se penche, Kamijo sourit, ses longs cheveux flamboyants tombent en cascades et viennent effleurer doucement le visage blafard du garçon.
-Ce sera notre secret. D'accord ?
Sono hoche la tête. Il se force même à sourire, mais l'homme au-dessus de lui n'est pas dupe. Pourtant Kamijo ne dit rien, se penche plus encore et dépose un baiser au creux du cou du garçon.
En même temps, ses doigts viennent détacher un à un les boutons de sa chemise et bientôt, Sono se retrouve torse nu sous le regard brillant de Kamijo. Ses mains viennent caresser doucement le ventre, les hanches, les reins -là, Sono se raidit-, pour venir s'attarder sur sa poitrine sous laquelle bat un cœur affolé.
-Vraiment, tu es glacé.
À nouveau, Sono hoche la tête. Il déglutit et rive ses yeux au plafond pour ne pas affronter son cauchemar de face. Un cauchemar qui prend insidieusement l'apparence d'un homme à la beauté trop pure pour pouvoir commettre une chose pareille. Sono ferme les yeux. Il a peur de se mettre à pleurer dans un tel moment. Il sent un nouveau baiser se déposer là, au coin pudique de ses lèvres. C'est étrange. Trop étrange comme les choses semblent se dérouler tendrement. Comme si ce n'était pas juste un échange, un marché du corps. En réalité, ce n'est peut-être seulement qu'un rêve.

-N'aie pas peur, Sono. Je te fais la promesse que tu ne souffriras pas.

Il hoche la tête, les yeux toujours clos sur la vérité. Il attend, encore et encore, il attend mais rien ne se passe, si ce n'est ces deux mains qui toujours se baladent de parts et d'autres de son ventre et de sa poitrine de manière insolite. Des caresses, des chatouillements, des pressions ici et là du bout des doigts, et peu à peu Sono sent sous sa poitrine son cœur affolé se calmer. C'est doux, tellement que ce n'est pas normal. De tels préliminaires n'existent pas dans les rapports intimes. Sono rassemble tout son courage et finit par entrouvrir les yeux. Kamijo est toujours là, entièrement vêtu et agenouillé à califourchon sur lui, qui semble infiniment concentré. Ses deux pouces se pressent à un point précis situé sous ses côtes. Sono a un peu mal mais très vite, il sent un soulagement intense se diffuser en lui.
-C'est un massage thérapeutique.
Sono s'est demandé si c'était à lui qu'il parlait. Il ne lui avait pas même jeté un regard en disant cela.
Et Kamijo continue attentivement son travail, pressions, caresses, chatouillis, le corps de Sono se tend et il frissonne. Il voit légèrement trouble, peut-être parce qu'il a l'impression que le contact des mains de Kamijo a quelque chose de lénifiant, comme si à travers ces caresses il lui diffusait un médicament délicieusement soporifique. La découverte d'une berceuse sensorielle. Il entrouvre les lèvres, c'est une question qu'il aurait voulu poser mais seul un faible gémissement en sort.
Sans s'arrêter, Kamijo lève les yeux et le dévisage avec une moue boudeuse, son front plissé de colère.
-Tu croyais vraiment que j'allais te faire l'amour ? Espèce d'imbécile petit pédant. Tu as encore du boulot avant que je ne tombe amoureux de toi.


Sur le coup, Sono n'a pas été bien certain de comprendre le sens des paroles de Kamijo. Mais il a seulement fallu que l'homme qui avait éveillé tant de peurs en lui un instant plus tôt lui sourie, d'un sourire aussi radieux que discret, pour que Sono comprenne. Alors, il a souri à son tour et a fermé les yeux, s'abandonnant au plaisir sécurisant d'un contact physique qui ne lui voulait que du bien.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 

 
 
 
 
 


-En quoi est-ce que cela vous regarde ?
Il avait à peine prononcé ces mots que Riku leva un regard craintif vers Jin, s'attendant à ce que celui-ci ne se mette en colère de son arrogance. Il n'en fut rien. En face de lui Jin l'observait d'un œil luisant, aspirant longuement la fumée de la cigarette qu'il tenait entre ses doigts avant de la recracher lentement.
-Ne fumez pas devant moi, bougonna Riku en couvrant son nez de ses deux mains.
                                   Dans un soupir las, Jin est venu écraser sa cigarette contre le cendrier posé sur sa table de chevet et s'est retourné vers Riku, l'observant minutieusement de haut en bas comme s'il cherchait à déceler quelque chose.
-Tu devrais avoir l'habitude, non ? Lorsque tu travaillais dans le bar de Yuu, tu étais chaque jour confronté à la fumée des cigarettes des clients. Et pas que des cigarettes, je présume.
-Peut-être, mais nous sommes au château. Et puis, même si je ne pouvais rien dire, je n'aimais pas ça.
-Parce que tu penses que tu as le droit de dire quoi que ce soit avec moi ?
Riku n'a pas répondu. Les bras croisés sur sa poitrine, il a reculé, tête baissée, comme Jin s'approchait dangereusement de lui. À la fin, Riku s'est retrouvé acculé contre la fenêtre.
-Si tu n'aimais pas ce que tu faisais dans le bar de Yuu, pourquoi est-ce que tu as refusé la proposition de Sono ?
-J'ai dit que cela ne vous regardait pas.
-Bien sûr que ça me regarde. Puisque ça te concerne.
Jin eut une expression de surprise lorsqu'il vit le regard empli de courroux que Riku leva sur lui.
-Qu'est-ce que vous avez tous, à la fin ? Vous, et Sono... Vous agissez comme si vous aviez tous les droits sur moi. L'on dirait deux pères qui refusent toute liberté à leur enfant. N'y a-t-il pas un sérieux problème avec vous ? Sono, passe encore ; nous avons vécu ensemble chez Yuu. Mais vous, je vous rappelle que vous n'êtes qu'un inconnu pour moi.
-Qu'est-ce que ça peut bien te faire ? Tu m'intéresses, Riku, je pensais que tu avais fini par le comprendre. Si tu ne m'intéressais pas, tu crois que je t'aurais harcelé durant tout ce temps depuis que je t'ai vu pour la première fois dans le bar de Yuu ?
-Mais vous n'étiez qu'un client ! Maintenant, une bien malheureuse fortune a fait que je me retrouve dans le même château que celui dans lequel vous vivez ! Vous dites vous intéresser à moi, mais pensez-vous donc que je m'intéresse à vous ? Tout ce que je demande est une vie tranquille.
-Et nous en revenons au même point : tu aurais dû accepter la proposition de Sono.
-Je ne comprends pas... articula Riku, désemparé. À la fin, je n'en peux plus. Dites-moi bien qu'est-ce que cela peut vous faire ! D'ailleurs, ne seriez-vous pas jaloux si je vivais chez Sono ? Vous ne savez pas ce qu'il ressent pour moi et ce qu'il serait capable de faire.
-Ne joue pas l'idio ; si j'étais jaloux, je ne t'encouragerais pas à le faire. Mais Sono ne t'aime pas, Riku. Du moins, il ne t'aime pas de cet amour-là que l'on ressent lorsque l'on dit être "tombé amoureux"... Sono, il t'aime comme un frère. Tu ne le conçois pas ?
-Pourquoi le concevrais-je ? Sono n'a jamais été mon frère.
-L'un n'empêche pas l'autre. Je n'ai jamais été ton père et pourtant, ne me comporté-je pas comme si je l'étais ?
-Vous êtes ridicule, ricana Riku en détournant le regard, mal à l'aise.
-Belle argumentation. Mais puisque tu rêves d'une vie tranquille, puisque tu rêves aussi, j'en suis certain, de te libérer des chaînes tranchantes de la prostitution alors, tu devrais accepter. Il te protégerait. Cela, j'en suis certain. Tu as peur de Sono parce qu'il est dangereux de nature, mais sa nature n'est plus la même lorsque ta présence mêle ton essence à la sienne.
-Vous divaguez complètement, cracha Riku avec un mépris qui ne lui ressemblait pas. Qu'est-ce que vous savez de ce que Sono ressent pour moi ?

Jin n'a pas répondu. Dominant Riku de toute sa hauteur, il semblait le dévisager avec lassitude, comme si subitement un profond chagrin avait pris possession de lui. Il a avancé sa main vers le visage de Riku qui se raidit, le cœur battant, et a posé sa paume contre la joue tiède du garçon.
-Pauvre de toi.
Elle était chaude et tendre, la main que Jin passait sur son visage pourtant, Riku y sentait une menace latente qui affolait les battements sourds dans sa poitrine. Il s'est laissé faire, craignant qu'une lutte entraîne la colère de l'homme, et il baissait les yeux au sol pour ne pas voir le regard empli de cette étrange compassion proche de la pitié que Jin rivait sur lui.
-Tu es si mignon, Riku.
Sur ces mots, la main qui caressait sa joue alors passa sous son menton et, forçant le visage du jeune homme à se redresser, Jin s'est penché pour déposer un baiser furtif sur ses lèvres. Riku a tressauté, les yeux exorbités en une expression de terreur, comme l'homme se redressait dans un franc éclat de rire.
-Si tu es tant déstabilisé pour si peu alors, comment faisais-tu lorsque des inconnus venaient explorer jusqu'au plus profond de toi ?
Ces paroles eurent l'effet d'un poignard en plein cœur pour Riku. Il n'a rien dit, pourtant, et s'est contenté de dévisager de ses yeux scintillants Jin qui affichait un visage glacial.
-Je vais...
Riku n'eut le temps de terminer sa phrase que déjà des hoquets de sanglots emportaient sa voix au loin. Il a baissé la tête, cachant sa détresse au creux de ses mains, mais bientôt il sentit des doigts se resserrer délicatement autour de ses poignets et il dut alors surmonter sa honte pour se confronter au regard de Jin. Un regard apitoyé, et peut-être un peu trop tendre aussi.
-Qu'est-ce que tu disais, Riku ?

Riku a fermé les yeux. Ils étaient là, nés dans son esprit mais loin de son cœur, coincés dans sa gorge, ils étaient là. Les mots qui allaient signer sa sentence. Il lui suffisait juste d'oublier sa peur et de les prononcer. Parce que Jin avait raison ; comment avait-il fait depuis le début pour survivre à sa condition de jouet sexuel ? Riku pleurait tant et bien qu'il ne pouvait plus distinguer le visage de Jin à travers ses larmes. C'était tant mieux. Ne rien voir était moins effrayant. Alors, Riku a entrouvert des lèvres tremblantes et a murmuré :
-Je vais accepter la proposition de Sono.
Silence. Les mains de Jin lâchent ses poignets et sous le poids d'un accablement indicible, Riku se laisse glisser le long du mur pour finir agenouillé au sol, le corps secoué de sanglots qu'il ne pouvait plus essayer de réprimer. Sans le voir, il a senti qu'en face de lui une présence se faisait proche. La voix de Jin lui est parvenue, belle et tranchante comme une épée.
-Tu pourrais rester au château aussi, tu sais. Le Roi te protégerait toujours. Seulement, Riku... Il y a moi, au château. Et c'est moi ton plus grand danger.

Riku n'a rien répondu. Il n'y avait rien à répondre à cela. En ce moment même, il avait l'impression d'avoir perdu toute notion de la réalité. Ses pensées s'embrouillaient et grésillaient comme des millions de points blancs et noirs sur l'écran d'une télévision. Plus aucune image ne lui parvenait, mais par-delà cette invasion de chaos et de non-sens, il sentait toujours la présence si proche de Jin. Trop proche peut-être. Oui. La présence de Jin était si proche que Riku pouvait entendre les battements de cœur de l'homme battre à l'intérieur de sa poitrine.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Où est-ce que tu vas ?
Toshiya a sursauté, refermant la porte avec brusquerie et s'est retourné, effaré, avant d'émettre un sourire soulagé lorsqu'il vit Miyavi qui lui faisait face.
-Je vais m'en aller durant quelques jours.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit son ami qui étrécit des yeux méfiants.
-Ne me regarde pas comme ça, j'ai l'impression d'être un criminel. Eh bien, j'ai eu l'autorisation du Roi, rassure-toi.
-Est-ce que tu aurais toujours l'autorisation du Roi s'il savait que tu vas voir cet homme ?
Toshiya a étiré ses lèvres peintes de rouge en une grimace réprobatrice.
-Ne me parle pas sur ce ton. Tu n'as rien à dire à ce sujet.
-Tu ne peux pas continuer de le voir.
-Et pourquoi ? Je te signale qu'il est mon amant, tu as oublié ?
-Je n'appelle pas "amant" une ordure qui t'a amené à devenir ce que tu es devenu !
-Ne me donne pas de leçons ! Il ne me force à rien, c'est moi qui avais accepté !
-Parce qu'il a réussi à t'aveugler avec de faux bons sentiments !
-Pour qui est-ce que tu me prends, Miyavi ? Je ne suis plus un gosse. Le temps où tu pensais pouvoir me dire ce que je devais faire est révolu !
-Toshiya, tu n'as pas le droit de te prostituer.
-Comment ça ? Je te signale que je n'ai fait que ça depuis des années, et tu n'as jamais rien dit jusque-là ! Qu'est-ce qui te prend, tout à coup ?
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, s'impatienta Miyavi, nerveux. Non, je veux dire... Je n'ai jamais été favorable au fait que tu t'avilisses de la sorte, Toshiya, parce que je voudrais un sort bien plus heureux pour toi, mais je voulais seulement te rappeler que tant que tu vis chez le Roi, tu es démis de tes fonctions habituelles.
-Alors pour toi, aller voir mon amant revient à de la prostitution ?
-Non, bien sûr que non, bredouilla Miyavi, confus et désemparé. Seulement, je pensais...
-Quoi ? Tu pensais qu'il allait profiter que je sois là pour me dire de faire les trottoirs ? Je suis désolé, Miyavi. Atsuaki n'est pas l'ordure que tu penses, mais il désire simplement me voir. Cela faisait longtemps que nous nous étions pas retrouvés, tu sais.
-D'accord, je comprends... Mais il y a un problème malgré tout.
-Quel problème ? cracha Toshiya avec amertume.
Miyavi le dévisagea un instant, hésitant face au visage fermé de Toshiya, avant de soupirer :
-Je n'arrive pas à avoir confiance.
-En ce cas, le problème n'est que toi-même, rétorqua sèchement l'homme. Bien, maintenant, j'y vais. Embrasse mon frère pour moi.
Sur ce, Toshiya ouvrit la porte et s'éloigna sous le ciel gris de décembre, ses talons compensés martelant sur le sol pavé de la cour. La voix de Miyavi lui est parvenue au loin, comme une attaque par derrière.
-C'est cela. Et toi, Toshiya, baise bien les clients de ma part.

Au milieu de la cour, la silhouette bleue et noire de Toshiya est demeurée immobile, figée dans sa stupeur. Lentement, l'homme s'est retourné et Miyavi a vu alors une rage indicible qui creusait une noirceur sans fond dans les yeux que Toshiya rivait sur lui. Il s'est avancé, lentement d'abord, un rictus glacé sur ses lèvres, et plus il s'approchait, plus Miyavi se raidissait contre le mur. Le visage de Toshiya s'est arrêté à quelques centimètres du sien, crispé par la haine.
-Toshiya, je...
Il y a eu un choc, un craquement résonnant à l'intérieur de sa tête et Miyavi a poussé un cri de douleur comme son crâne a heurté violemment le mur de la façade. Il s'est laissé tomber à genoux, étourdi par la douleur qui semblait se diffuser à travers chaque nerf de son cerveau et Toshiya était là, debout, qui le toisait de toute sa hauteur avec mépris.
-Ne t'en fais pas, Miyavi. Tu me connais, je suis un expert en la matière, et puisque c'est un ami digne comme toi qui me le demande si gentiment, je ne peux pas refuser, n'est-ce pas ? Alors, tu n'as pas à t'inquiéter. Je baiserai et me ferai baiser avec plus de passion que jamais pour te faire honneur. Sur ces belles promesses, Miyavi, je te dis au revoir.

Sur ce, il a tourné les talons et s'est précipité en direction du carrosse qui l'attendait, laissant derrière lui Miyavi prostré au sol avec sa douleur et ses larmes.
 
 

 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
-Asagi ?
Une silhouette noire encapuchonnée, appuyée sur le mur détérioré d'un immeuble presque en ruines, s'est retournée. Le visage blafard qui apparut alors détonnait avec violence au milieu de son enveloppe de ténèbres. En face de lui, un adolescent levait des yeux inquiets.
-Asagi, je te cherchais. Tu as disparu subitement, je pensais que tu me suivais mais, lorsque je me suis retourné, tu n'étais plus là.
L'homme a émis un pâle sourire d'excuse, mais ses yeux évasifs ne semblaient pas voir le garçon qui s'approcha un peu plus, craintif.
-Asagi. Viens, on y va.
-Lâche-moi, sale môme.
Il l'a brusquement repoussé, si bien que le garçon perdit l'équilibre et s'affala sur le sol boueux, meurtri. Il s'est redressé sans un mot, tête baissée.
-Je suis désolé, Takeru.
Asagi a attrapé sa main et, sans plus attendre, il l'a entraîné avec lui, se précipitant au milieu des rues sales aux maisons délabrée, aux toits dévastés, aux trottoirs inexistants et aux routes qui n'étaient que boues.
-Asagi, gémissait le garçon en observant la robuste silhouette de dos de l'homme. Asagi, dis, pourquoi est-ce que tu pleures ?
-Je suis désolé, je n'aurais pas dû t'amener ici. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Mes pas... m'ont guidé là instinctivement. Tu n'aurais pas dû voir ça. Nous allons ailleurs. Tu as faim ? Viens. Il y a si longtemps que tu n'as pas respiré l'air du dehors. Le Roi m'a donné de l'argent. J'en ai donné la moitié à des enfants qui mendiaient par-là pendant que tu t'éloignais sans moi, mais il nous en reste bien assez pour faire un bon repas.
-Asagi, je ne veux pas d'un bon repas, je veux...
-Ne discute pas. Viens.
Takeru l'a suivi en silence, amer. Il se laissait traîner, se dépêchant pour pouvoir suivre les pas grands et précipités d'Asagi qui le tenait toujours prisonnier par la main. Tout autour de lui, des miséreux de tous les âges levaient à leur passage des yeux suppliants qui faisaient naître dans les siens des larmes de détresse. Pourquoi Asagi pleurait ? Une question idiote pour une réponse évidente. Le cœur serré, Takeru détournait le regard de ces âmes brisées pour en croiser d'autres qui ne faisaient qu'accroître son sentiment douloureux d'impuissance. Des enfants. Il y avait même des enfants et des nouveaux-nés dans les bras de leurs mères, de leurs sœurs ou de leurs frères qui, à peine venus au monde, n'en découvraient que l'enfer.
-Asagi, je veux rentrer au château. Et lâche-moi, tu me fais mal...

Takeru a poussé un cri comme subitement, au tournant d'une rue, il se heurta de plein fouet à un inconnu. Étourdi, Takeru manqua s'affaler à terre, ce qui se serait passé si Asagi ne l'avait pas retenu. Massant son front endolori, le garçon a levé un regard reconnaissant vers Asagi qui, lui, tournait son visage encapuchonné vers l'individu qui se présentait devant eux. Le, ou plutôt les individus qui n'étaient pas si inconnus que ça. Durant quelques instants de torpeur, ce fut un concert de silence et de malaise qui salua leur rencontre. En face d'Asagi et Takeru, Miyavi et Kyô se tenaient là, hébétés.
-Quelle charmante rencontre, fit la voix grave et ironique d'Asagi.
Au ton qu'il avait pris, Takeru sentit l'agressivité qu'il semblait réprimer et instinctivement, la main du jeune garçon se resserra autour de celle de l'homme, comme pour l'inciter à rester tranquille.
-Ce n'est pas ce que tu crois, balbutia Miyavi. Enfin, ce n'est pas ce que vous croyez...
-Je ne crois rien, moi, avança innocemment Takeru.
Miyavi lui jeta un regard empli de reconnaissance et il poussa un long soupir de soulagement. Saisissant joyeusement le bras de Kyô qui demeurait muet, il entonna :
-Nous nous sommes rendus ici pour...
-Ce que je vois, ce ne sont que deux catins dans le quartier même de la dépravation, trancha Asagi d'un ton impitoyable. Je suis désolé, mais je n'ai pas besoin de vous entendre dire ce que vous faites ici, je peux aisément le deviner. Mais sachez, pauvres ingrats, que le Roi risque de ne plus vous accorder son hospitalité très longtemps si vous ne vivez pas conformément à son éthique. Yoshiki est peut-être infiniment bon, mais il a des principes desquels nul ne peut passer outre.
-Espèce d'enfoiré ! vociféra Kyô. Ose insinuer que nous...
Il s'est tu, aussitôt arrêté par Miyavi qui plaqua une main sur sa bouche. Il s'inclina profondément, entraînant dans son mouvement Kyô qui se débattait avec hargne.
-Je suis désolé. Veuillez l'excuser. Il n'aurait pas dû s'énerver ainsi, Asagi, mais Kyô dit la vérité. Nous ne sommes pas ici pour quelque mauvais commerce.
-Deux hommes comme vous n'ont d'autres raisons de se rendre ici que pour se dévoyer, rétorqua Asagi dont la main tremblait de colère autour de celle de Takeru.
-Asagi... supplia celui-ci d'une voix faible.
-Et pouvons-nous savoir ce que vous faites ici ? s'enquit insidieusement Kyô dans un rire amer. Avec le môme, de surcroît. N'avez-vous pas honte de l'amener dans de tels quartiers ? Vêtu de la sorte, en plus, l'on croirait que vous cherchez à vous cacher...
-Donnez-moi une bonne raison, une seule qui puisse justifier de votre présence ici sans vous donner de tort, et je vous laisserai tranquilles, enchaîna Asagi qui ne se laissait pas démonter.
-Asagi, je t'en prie, gémit Takeru en secouant la main de l'homme. Ils ne font rien de mal, laisse-les.
Asagi fit brusquement volte-face, attrapant le garçon par les épaules pour le secouer violemment.
-Est-ce que tu es en mesure de prendre leur défense ?! explosa l'homme dont les yeux rutilaient de rage. Toi, espèce de dépravé ignorant, tu ne peux pas avoir le sens de l'honneur et de la fierté ! Ces hommes, s'ils vont à l'encontre de l'éthique du Roi alors, ils ne méritent nullement la considération et la compassion qui leur sont octroyées ! Et si tu prends leur défense alors, c'est que tu es comme eux ! Tu mériterais d'être jeté à la rue sur le champ !
-Asagi, sanglotait le pauvre garçon terrorisé. Lâche-moi, tu me fais mal.

                            Mais plus Takeru pleurait et implorait, plus la colère d'Asagi se décuplait sous les yeux incrédules des deux témoins.
-Après tout, Sono n'a-t-il pas raison ? Tu es comme eux ! Tu n'es qu'une catin, tu ne peux pas comprendre ! Toi qui as déjà perdu tout honneur depuis bien longtemps, tu ne peux pas même concevoir que la considération et l'amour d'un homme pur comme Yoshiki se méritent ! Vous n'avez pas le droit de trahir sa confiance et si vous le faites alors, mourrez sur-le-champ !
-Maintenant, lâche cet enfant.
Miyavi attrapa fermement les poignets d'Asagi, faisant appel à toutes ses forces pour détacher l'emprise de celui-ci sur Takeru, tandis que Kyô venait serrer dans ses bras le garçon sanglotant de terreur.
Asagi haletait, les muscles encore tendus par la fureur, mais il finit par se résigner et se détendre peu à peu lorsqu'il vit le corps secoué de Takeru blotti dans l'étreinte de Kyô. Celui-ci lui jeta un regard assassin.
-Tu es fou, complètement fou et sans cœur pour t'en prendre à lui comme ça. Si tu es en colère contre nous pour des erreurs que nous n'avons pas commises alors, aie au moins la décence de ne pas t'en prendre à un innocent plus faible que toi.
Asagi déglutit, essayant en vain d'évacuer cette boule de plomb dans sa gorge.
-Dites-moi ce que vous faites ici, ordonna-t-il.
-Je suis désolé, fit Miyavi qui paraissait sincère. Mais nous ne le pouvons pas.
-Comment puis-je croire en votre innocence si vous ne voulez pas me le dire ? gronda-t-il.
-Parce que nous prostituer ferait de nous des criminels ?

Kyô avait lâché ces mots avec froideur comme d'un regard noir il noyait Asagi dans des ténèbres abyssales. Relâchant Takeru après avoir déposé un baiser de réconfort sur sa joue mouillée, Kyô s'avança vers Asagi, menaçant.
-Alors, dis-le que dès le début, c'est la seule chose qui te dérange. Cohabiter avec d'ignobles souillures en notre genre. Dis-le, que tu n'en as absolument rien à foutre du Roi ; ce qui déplaît à ta fierté n'est que de devoir vivre avec des débauchés en notre genre.
Pour toute réponse, Kyô eut droit à un regard torve empli de mépris, et dans une grimace dégoûtée, Asagi vint saisir le bras de Takeru.
-Viens, on s'en va.
Le garçon voulut protester, terrifié, mais la peur de se voir vilipendé à nouveau était telle qu'il suivit docilement l'homme qui déjà éloignait sa silhouette sombre au milieu du chaos ambiant. Takeru jeta un dernier regard de reconnaissance vers Miyavi et Kyô avant de se retourner et suivre les pas d'Asagi, tête baissée.
-C'est parce que tu as une mentalité corrompue comme celle-ci que nous ne pouvons te dire la vérité, fit la voix de Kyô derrière eux.

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