Merry-go-Wound -chapitre quatorzième

Juliet

-C'est ainsi que j'ai connu l'existence de personnes telles que Sono, Riku, et tous les autres qui se trouvent dans ce château maintenant... Parce qu'à chaque fois que je me rendais dans ce quartier que je connaissais si bien, je les voyais, les observant de loin...

Sur ces mots, Asagi est venu s'asseoir sur le rebord du lit sur lequel Takeru se tenait allongé, lui tournant le dos comme son regard morne fixait indéfiniment le mur.
-Takeru, tu m'écoutes ?
-Va-t'en. Je ne t'ai jamais autorisé à entrer dans ma chambre.
-Tu m'avais demandé de venir te rejoindre la nuit pour ne pas te laisser dormir seul... Maintenant que je le fais enfin pour la première fois, tu me rejettes ?
-Je ne veux plus te voir près de moi. Depuis ce jour où tu as massacré Atsuaki... Je sais que tu n'es pas celui que je pensais. Tu es dangereux. Va-t'en.
-Takeru, n'oublie pas que le Roi t'avait fait venir ici comme mon cadeau d'anniversaire... Ne crois-tu pas que pour cette raison, tu m'appartiens ? Si je veux rester, je reste.
-La ferme !
Takeru s'est redressé d'un seul bond, envoyant son oreiller en plein sur le visage d'Asagi qui ne réagit pas.
-Je ne t'appartiens pas ! haletait Takeru qui sanglotait de rage. Si je devais appartenir corps et âme à quelqu'un alors, seul mon père obtiendrait ce droit ! Mais toi... Je ne veux pas me laisser approcher par un chien enragé comme toi qui en plus avoue sans honte fréquenter les quartiers de prostitués !
-Pour quelle raison penses-tu que j'y venais, d'après toi ? prononça Asagi avec la plus parfaite sérénité.
-C'est évident, non ?! Toi, depuis le début, tu te faisais passer pour un homme intègre et pur... En réalité, tu n'es qu'un débauché qui utilise l'argent du Roi pour aller te payer des catins ! Les gens comme toi qui croient pouvoir tout obtenir avec de l'argent et qui refusent de reconnaître le mal qu'ils font, je les déteste !
-Je les déteste tout autant que toi !
Violence et rancœur. C'était ce qui ressortit de la voix d'Asagi à ce moment-là et Takeru s'est pétrifié, effrayé par la colère vive qui rutilait dans les yeux noirs de l'homme.
-Avant de parler et de m'accuser de crimes que je n'ai pas commis, sale peste, tu ferais mieux d'apprendre à écouter les gens ! "Les gens comme moi qui refusent de reconnaître le mal qu'ils font", hein ? Parce que tu crois vraiment que je ne le sais pas ?! Parce que tu crois que si je venais si souvent dans ce quartier, c'était pour prendre mon pied ?! Si tu penses vraiment cela de moi, Takeru, alors oui, tu as raison, je ne suis pas celui que tu crois ! Parce que lorsque je venais là-bas, Takeru, le simple fait de voir ces pauvres gens comme Terukichi et les autres attendre les clients qu'ils attiraient à eux pour survivre et que pourtant ils redoutaient plus que tout, ça me faisait pleurer ! Tu ne peux pas savoir combien de fois j'ai pleuré seulement en voyant ce spectacle, combien de fois je me suis forcé à paraître de marbre quand je venais les observer mais combien de fois Yoshiki m'a consolé lorsque je me laissais enfin aller dans ses bras ! Parce que seul Yoshiki comprend, lui, seul Yoshiki sait ! Si je n'ai de cesse de retourner dans ces quartiers de décadence et de misère, c'est parce que je n'arrive pas à dire définitivement adieu à celui que j'étais avant !
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu veux dire que...
Yuu n'eut le temps de finir sa phrase qu'une boule de plomb enferma ses mots dans sa gorge serrée. Tristement, Tsunehito hocha la tête et vint coller son corps froid contre celui de l'homme qui machinalement referma ses bras sur lui.
-Asagi...fut un enfant qui n'a pas eu d'enfance. Yuu, tu sais... Asagi vit dans ce château depuis l'âge de douze ans, depuis cette nuit où ce garçon que l'on avait éduqué voleur s'était introduit dans l'enceinte du bâtiment pour voler des bijoux... Cette nuit-là, il s'est fait attraper par le père de Yoshiki qui gouvernait alors, et cet homme tyrannique et sans cœur allait mettre à mort ce pauvre enfant qui implorait le pardon dans le plus grand désespoir quand Yoshiki, qui avait une vingtaine d'années alors, persuada son père de laisser en vie ce garçon qui volait pour ne pas mourir...  Car alors si Asagi en était réduit à vivre comme un criminel, c'est parce qu'il avait été vendu à l'âge de dix ans à des maquereaux par sa famille trop pauvre pour l'élever et pour qui il n'était qu'un fardeau de plus... Non seulement Asagi a connu si jeune l'enfer de devoir assouvir les désirs les plus tordus d'hommes qui ne mériteraient pas même le nom d'êtres humains, mais en plus ses maquereaux avaient fait de lui un chapardeur accompli pour qu'il dépouille ses clients, et les maisons les plus riches de la ville... Mais grâce à la volonté infaillible de Yoshiki, Asagi put rester alors, et fut éduqué par le père de Yoshiki comme un chien de garde, car c'était la seule condition qui pût lui permettre de rester vivre dans ce château. Lui qui avait voulu les voler devait maintenant se charger de protéger le château des voleurs, et ce au péril de sa propre vie. Dès le début, je pense qu'Asagi n'aurait jamais pu survivre aux atrocités quotidiennes que ce Roi tyrannique lui faisait vivre, mais parce que Yoshiki était là et le soutenait de tout son amour, Asagi est devenu celui qu'il est maintenant... Un "chien de garde", un homme droit et intègre et plus que tout dévoué à son maître qu'il n'a de cesse de voir encore que comme son "sauveur".


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Takeru n'a rien dit. Au creux de sa poitrine il sentait son cœur se nouer, sa gorge s'est serrée, mais il a ravalé ses sentiments, se disant que pleurer eût été un affront envers Asagi qui avait bien plus de raisons que lui de le faire. Asagi qui se tenait là, calmement assis sur le rebord du lit, les mains sur les genoux. Il rivait sur lui des yeux brillants comme un sourire triste et pourtant empli de sérénité illuminait ses lèvres.
-La haine que tu ressens envers ces gens, Takeru, je la sais. Je n'étais qu'un enfant quand ils m'ont pris. À l'heure qu'il est, je serais sans doute mort si Yoshiki n'avait pas été toujours là pour moi. Toi... Tu as peut-être été le premier que le Roi a recueilli chez lui parce que tu es le fils de Shinya que Yoshiki savait dans une situation déplorable, mais lorsqu'il t'a fait venir, le Roi a voulu faire de toi mon cadeau d'anniversaire... Bien sûr, ce que j'ai dit tout à l'heure est faux, Takeru. Tu ne m'appartiens pas. Tu n'es pas un "cadeau" à proprement parler. Le cadeau, en réalité, était ce que représente pour moi ta présence ici ; et Yoshiki le sait, Takeru, c'est pour cela qu'il t'a désigné comme "mon cadeau"... Mais pour mon anniversaire, Yoshiki voulait juste me montrer qu'en ce monde, même les plus malheureux peuvent espérer un avenir meilleur. Parce qu'il sait... qu'en ce monde, mon plus grand désespoir est d'assister impuissant à la détresse d'innocents. C'est la raison aussi pour laquelle le Roi a fait venir tous ces prostitués que je voyais travailler dans ce quartier dans lequel j'avais été envoyé enfant, et qui avaient attiré mon attention... Je suis désolé. Ne pense pas que ce soit du mépris. Bien que je me sois tant méprisé moi-même pour avoir eu un corps qui n'a été qu'une marchandise, je ne pense pas le moindre mal d'eux. Le mal, ils en sont victimes. Jamais je n'aurais pensé que le Roi ferait cela pour moi, Takeru, juste parce que Yoshiki ne pouvait plus me voir pleurer ces soirs où je revenais de mes escapades.
-Asagi...
-Oui, Takeru.
-Tu veux dire qu'à l'âge de dix ans, tu n'étais déjà plus vierge ?

Le visage de la candeur parfaite. Deux lèvres entrouvertes d'hébétude, deux grands yeux bleus brillant d'interrogation, et un visage rond et pâle qui reflétait toute sa pureté. L'espace d'un instant, Asagi a perdu toute notion de la réalité comme il se perdait dans les méandres alambiquées de son esprit.
De sa gorge s'est échappé un gargouillis étranglé quand il articula :
-De toute façon, je suis redevenu vierge depuis.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit le garçon, intrigué de savoir par quelle miraculeuse magie retrouver sa virginité était possible.
-Depuis que Yoshiki m'a sauvé... je n'ai plus jamais laissé un homme me toucher. Bien sûr, avec Yoshiki, c'est différent, il est mon maître, je l'aime, et il n'a jamais eu de geste déplacé envers moi, il ne fait que me câliner...
-Tu veux dire que tu n'as jamais couché avec personne depuis que tu as douze ans ?
-À la fin, cesse d'être si direct ! gronda Asagi avec colère.
Le garçon se recouvrit du drap, tremblant.
-Je suis désolé. Je ne voulais pas te blesser, Asagi, ne pense pas que je me moque de toi... Je me disais juste que ce serait bien si je pouvais faire comme toi... Redevenir vierge, mais est-ce que je le peux vraiment ? Toi, Asagi, tu as l'excuse d'avoir fait cela parce que l'on t'y forçait et que refuser de te donner revenait à signer ta mort... Mais moi... Est-ce que c'est pareil pour moi qui ai fait ça de mon plein gré sur le dos de mon père en lui faisant croire que je travaillais ?
-Takeru.
Asagi s'est penché, contrit, vers la forme recroquevillée sous le drap qui demeura immobile même lorsqu'il posa une main sur son épaule.
-Takeru, regarde-moi.
Comme le garçon ne répondait pas, Asagi l'a sorti de sa cachette, dévoilant le pauvre garçon qui cacha son visage au creux de ses mains.
-Takeru, toi, tu l'as fait par amour. Par amour pour ton père que tu ne voulais plus voir si désolé de vivre dans la misère.

Takeru a gémi lorsqu'il a senti les doigts d'Asagi se resserrer autour de ses poignets, et a honteusement détourné les yeux lorsqu'il se retrouva confronté nez à nez avec l'homme qui rivait sur lui des yeux trop tendres.
-Alors ne pleure pas, Takeru.
-Je suis désolé... Je sais bien que ce n'est pas à moi de le faire. Je suis si faible comparé à toi, Asagi, je voudrais...
-Oui ? l'encouragea l'homme en penchant un peu plus près son oreille des lèvres du garçon.
-Pardon... En réalité, je crois que toi seul pourrais me rendre ma virginité. Asagi, toi seul pourrais me laver de mes souillures...
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 


-Et pourtant, si tu faisais cela, c'est toi qui te retrouverais souillé par ma faute...
Riku a senti un glissement léger sur sa joue, et la main que Jin avait posée sur lui alors disparut, laissant hébété le garçon qui levait un regard brillant vers lui.
-Tu te souviens, Riku ? Cette fois où j'étais venu te voir dans le bar de Yuu, alors que tu ne savais pas encore que tu serais convié au château... Tu te souviens de ce que je t'ai dit à ce moment-là, Riku, et qui t'a fait frémir d'une manière telle que j'ignore comment est-ce que j'ai pu me retenir de t'effrayer un peu plus encore ?
-Je m'en souviens, murmura Riku en baissant les yeux.
Fixant mélancoliquement cette main avec laquelle Jin avait caressé sa joue un instant plus tôt, il s'est demandé alors quel sens les paroles de l'homme avaient pu avoir ce jour-là. C'est vrai, il avait eu peur. Il avait voulu rester de marbre pourtant, une angoisse sans nom l'avait assailli ce jour-là, car alors il avait perçu ces paroles comme une menace aussi bien physique que psychique. Riku s'était dit que si jamais cet homme parvenait un jour à l'avoir entre ses mains, alors il n'existerait pour lui jamais plus aucune issue possible pour s'échapper de l'Enfer qu'il connaissait depuis si longtemps déjà.

-Donne-moi ta beauté, susurra Jin du bout des lèvres. Riku, c'est ce que je t'avais dit alors. Je t'avais demandé de me donner ton nom, mais ce que je désirais réellement, c'est la beauté qui est rattachée à ce nom, cette beauté, la tienne Riku, que rien ni personne en ce monde n'égale, et sans rien laisser paraître que le plus pur détachement qui laissait deviner une insensibilité terrorisante, je t'avais menacé de manger ta beauté si tu ne me la donnais pas. De te manger toi, Riku.

Le garçon a relevé les yeux, et Jin sentit son cœur se serrer face à l'émotion intense qui transparaissait sur son visage. Un mélange d'angoisse, d'imploration, de détresse, un appel au secours comme si Riku suppliait Jin de le sauver de lui, et pourtant, mais peut-être était-ce une illusion, Jin croyait y voir comme un fond de reconnaissance.
-Je n'ai pas peur de toi, Jin. Quoi que tu dises, quoi que tu penses... Je ne sais ce que tu as en tête lorsque tu me vois, mais je voulais juste que tu saches que je n'ai pas peur de toi.

Ce n'était en rien de la provocation. Il avait prononcé ces mots d'un ton doux, un peu étranglé par les sanglots que Riku retenait, et Jin eut l'impression alors qu'il avait dit ceci dans le seul but de le réconforter. Mais le réconforter de quoi, Jin ne pouvait pas le savoir.
-Mais il n'en a pas toujours été ainsi, Riku. Au temps où je venais te voir dans le bar de Yuu en tant que client, même si nous ne couchions pas ensemble, au temps où je venais essayer de t'enrôler pour te faire venir dans le château de Yoshiki duquel tu refusais l'invitation parce que tu ne voulais pas me voir... En ce temps-là, tu avais peur de moi, parce que tu le sais, Riku... Fondamentalement, je suis dangereux.
-Tu n'es pas fondamentalement dangereux, Jin. Du moins, c'est ce que je n'ai compris que récemment... C'est moi... Tu n'es dangereux que pour moi, Jin. Ce n'est pas de ta faute, ce n'est pas toi ; mais nous ne sommes pas compatibles. Il y a quelque chose qui fait que nous ne pouvons rester ensemble, quelque chose qui fait que je devrais avoir peur de toi, quelque chose qui fait que j'ai déjà eu réellement peur de toi, mais... ce n'est sans doute pas de ta faute. Je suis désolé. C'est ce que Sono m'a dit. Il m'a dit que tu étais trop nocif pour moi, et que si nous restions ensemble, cela ne pourrait que me faire du mal.
-Sais-tu au moins pourquoi, Riku ?
À nouveau, le jeune homme a baissé la tête. Parce qu'à ce moment-là, il a ressenti le regard empli de douleur de Jin bien plus lourd que si cela avait été un regard de menace comme ceux qui lui glaçaient le sang il y a peu encore.
-Non, Jin. Je ne sais pas pourquoi.
-Alors, lorsque tu dis que je suis un danger pour toi... Tu ne fais que répéter les mots de Sono, pas vrai ?
-Je suis désolé. Je ne sais pas bien pourquoi, à vrai dire je n'ai jamais compris ses pensées et ses sentiments, mais je crois que Sono m'aime sincèrement. Il m'a aimé comme un frère dès le jour où nous nous sommes rencontrés chez Yuu... C'est pour cette raison que je pense que Sono ne me veut que du bien, et que je pourrais avoir tort de toujours m'entêter à passer outre ses conseils seulement par fierté.
-Je vois.
Jin a tourné le dos et est lentement venu appuyer ses mains et son front contre la fenêtre. Dehors, un vent puissant faisait ployer les arbres tandis qu'une pluie diluvienne battait lourdement. La grisaille de ce jour d'automne disparaissait pour laisser peu à peu place au gris bleuté du soir tombant. Jin a poussé un soupir, si faible qu'il en était inaudible, et a fermé les yeux pour mieux savourer la sensation de la vitre glacée contre ses mains.
-Il y a une chose dont je suis certain, Jin.
Il a rouvert les yeux. Sur la vitre, il distinguait vaguement le reflet de Riku déformé par les gouttes de pluie qui laissaient derrière elles de minuscules rivières.
Le reflet s'est approché un peu plus en même temps que Jin entendait les pas feutrés de Riku avancer timidement derrière lui.
-Ce dont je suis sûr, Jin, est que cette fois où j'ai fait un cauchemar, j'étais heureux de voir Sono se trouver à mes côtés...
Il s'est arrêté un instant, comme s'il cherchait ses mots, avant de déclarer d'une traite :
-Mais je me suis senti tellement rassuré quand je suis venu te rejoindre, Jin.
 

Jin s'est raidi, le cœur battant, lorsqu'il a senti par derrière le petit corps de Riku venir se serrer fermement contre lui. Il n'a rien dit pourtant et s'est contenté d'observer pieusement la pluie qui faisait rage à l'extérieur. Il avait le sentiment que s'il se retournait, il n'aurait pas la force de résister à la tentation qui le tenaillait depuis le début.
-Jin, je voudrais que tu me laisses dormir avec toi ce soir.
Silence. Riku a enfoui son visage contre le dos de l'homme, agrippant un peu plus fort ses frêles mains glacées par la chemise de Jin.
-Tu n'écoutes pas la raison, Riku. Auparavant, tu avais peur de moi et m'accusais d'être dangereux tandis que ce n'était rien qu'une supposition de ta part que tu ne pouvais appuyer de nulle preuve concrète. Mais maintenant que même Sono t'affirme que je te suis un danger, alors même que tu viens de dire que tu as décidé de l'écouter, tu me demandes de dormir avec toi. Avoue que cela manque cruellement de sens. Tu n'as pas peur ? Tu ne sais pas ce que je pourrais faire avec un garçon comme toi dans mon lit. Lorsque je venais te voir au bar de Yuu... Tu n'hésitais pas à me faire entendre que je n'étais qu'un vicieux à tes yeux.
-Je me trompais peut-être, Jin.
-Et tes yeux me disent que tu sais pertinemment ne pas t'être trompé. Regarde-toi, a-t-il craché avec dédain. Tu es mort de peur et tu veux faire comme si tu te sentais proche de moi. Tu n'es pas en sécurité, et tu le ressens profondément, non ? Riku, tu sais à quoi je pense. Tu sais ce que je veux, depuis le début. Tu sais que mes belles paroles ne servent à rien, qu'elles ne pourront pas te convaincre, pas plus que moi-même. Couche avec moi, Riku. Laisse-moi te faire l'amour de tout mon soûl, rien qu'une fois, et après cela, je te promets que je deviendrai pour toi seul un agneau plus doux que toi encore.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

« Un agneau plus doux que toi encore ». Ces mots-là embrumèrent tant l'esprit de Riku alors, qu'il lui fallut commettre un effort surhumain pour les comprendre, et lorsqu'il a réalisé, il s'est demandé quel effet pouvait avoir le sens de ces mots dans le cœur de Jin. Et le cœur comme une balance cassée qui ne pouvait plus choisir entre la gauche ou la droite, Riku est venu s'asseoir sur le rebord du lit. Une fatigue intense l'avait subitement assailli pour voûter ses épaules comme il lâchait un soupir presque de détresse.
-Je ne veux pas coucher avec toi, Jin.
Il avait prononcé ces mots comme à regrets mais cela ne pouvait rien contre la colère de Jin qui s'éveilla en lui, brûlant à vif ses entrailles.
-Depuis quand opposes-tu ta volonté à celle d'un client ?
-Tu n'es pas un client, Jin.
-Où vois-tu la différence entre moi ou un autre ? Riku, je te paierai autant que tu le veux. L'argent n'est pas mon problème, tu sais. Alors, allons-y. Ta richesse contre la mienne, ce n'est qu'un échange de valeurs.
-Je suis désolé, Jin. Même les prostitués ont le droit de refuser certains clients, parfois.
-Je viens de te dire que je n'en suis pas un !
Sa voix était un orage de colère qui s'abattait sur la tête de Riku et pourtant, le jeune homme, bien que pétrifié, n'a pas fait mine de s'enfuir. C'est sans transition que Riku a vu un éclair humain filer devant ses yeux et avant même de s'en rendre compte, il était prisonnier sous l'emprise de Jin qui paralysait son corps sous le sien, tendu par la rage.
-Si tu ne veux pas m'accepter en tant que client, Riku, alors, soit, je ne serai pas ton client, mais ton tortionnaire, Riku. Je t'y forcerai... Par la violence ou par la persuasion, Riku, je t'y forcerai. Tôt ou tard. Alors, pourquoi pas maintenant ? Faisons-le maintenant et tu seras débarrassé de ce que tu crois être un calvaire, et après cela, mon amour... Je serai gentil.

Il a avancé son visage vers celui de Riku qui avait cessé de respirer déjà, et lorsque les lèvres de Jin se posèrent sur les siennes, c'est son être tout entier qu'il a senti pénétré d'une chaleur intense. Une chaleur sourde et profonde qui eût pu lui être lénifiante si seulement, cette chaleur ne venait pas de Jin lui-même.
-Je ne peux pas.
Jin a redressé la tête, mettant fin au baiser forcé mais ses mains se resserraient plus fort autour des poignets du jeune homme.
-Je suis désolé, Jin. Qu'importe tout l'argent que tu me donnes, qu'importent tes promesses de douceur et de gentillesse. Envers et contre tout, je me battrai pour ne jamais avoir à me donner à toi.

Elle semblait si sincère, la désolation qui transparaissait à travers sa voix. Si sincère comme si Riku souffrait réellement de ce refus qu'il lui imposait mais pourtant, comment ces regrets pouvaient-ils n'être feints quand la décision de ne jamais lui appartenir semblait à ce point inébranlable ?
Et entre laisser le désarroi le gagner ou se laisser diriger par la rage, Jin ne sut plus quoi faire. Il était là, au-dessus de lui et peut-être plus désarmé encore, mais malgré tout sa volonté ne faillait pas et ses doigts se resserrèrent plus encore autour des poignets blancs. La douleur, Riku l'ignorait mais au-dessus de lui, le regard dominant de Jin était une menace bien plus grande que toute la violence physique encore.
-Donne-moi une seule bonne raison...
Il murmurait du bout des lèvres, elles qui tremblaient et sortaient des mots trébuchés tant la rage prenait le contrôle de ses nerfs.
-Donne-moi une seule bonne raison qui puisse me faire accepter pourquoi toi, vulgaire prostitué, as accepté tout le monde et n'importe qui dans ton lit tandis que moi, je ne peux pas même te toucher !

Il s'est mis à le secouer brusquement, mais en Jin coulait tant de déréliction que sa violence n'était pas plus forte qu'une tape que l'on donne sur l'épaule d'un ami pour attirer son attention. Pourtant il le secouait d'avant en arrière comme une poupée de chiffons, et si Riku n'avait pas fermé les yeux alors, il aurait peut-être vu.
La détresse si immense de Jin dans son seul regard.
-Dis-moi, Riku ! Il y a forcément une raison ! Dis-moi pourquoi n'importe qui et pas moi !
-Peut-être parce que tu n'es pas n'importe qui.

Jin s'est arrêté net, le lâchant brusquement et Riku s'est laissé affaler sur le lit, haletant. Peut-être parce qu'il craignait qu'à nouveau un élan de violence n'assaille Jin, il s'est couvert le visage des mains, prostré.
-Toi, Jin, tu es différent... Depuis le début, tu as toujours eu quelque chose de différent de ces inconnus qui se contentaient d'arriver avec leur argent pour m'avoir. Mais... Qu'est-ce qui te rend si différent, Jin ? À part cette peur presque irrationnelle que j'ai toujours ressentie en ta présence, je ne sais pas. Pourtant, tu es différent, cela j'en suis sûr, mais en bien ou en mal, je ne peux pas le savoir. Alors... Je ne peux pas, Jin. Que tu sois un Ange ou un Démon pour sembler à ce point différent au milieu des êtres humains, je ne peux pas accepter de me donner à toi, car dans les deux cas, cela serait la plus grande erreur de toute ma vie.

Rien. Le néant a pris la place de la haine dans l'esprit de Jin et, lorsqu'il a observé le jeune homme de tout son long cette fois, c'était avec les yeux d'un homme qui ne sait plus à qui ou même à quoi il a affaire. Pour un peu, c'étaient les yeux d'un homme qui avait peur.
-Je suis différent... de tout ce que tu sembles naïvement espérer secrètement de moi, a lâché Jin dans un rire nerveux. Je te suis un danger, Riku, ne l'oublie pas. Tu en as toujours eu l'intuition, et Sono n'a jamais eu de cesse de t'en avertir. Tu ne peux pas envisager un seul instant que je puisse...
-Pourquoi est-ce que tu essayes de m'effrayer ? Tu me prends pour un idiot ? Jin... Le danger que tu représentes pour moi, il ne vient pas de là. Je le sais.
-Alors, d'où vient-il ?
-Je ne sais pas.
-Riku, c'est complètement absurde !
-Mais pourquoi ? L'on dirait que tu cherches à m'éloigner de toi tandis qu'en même temps, tu fais tout pour m'attirer ! Qu'est-ce que tu veux à la fin, Jin ?
-C'est ta beauté que je veux, c'est elle seule et tu le sais, mais je ne peux pas te la prendre, parce que tu finirais souillé par ma faute, et c'est tiraillé par mon désir et ma conscience que je suis torturé.

Jin s'est levé d'un seul bond, laissant le garçon seul sur le lit qui s'est timidement redressé, encore sous le choc du traitement infligé.
-Puisque c'est ce que tu crois, Jin, tu ne me toucheras jamais, tu le sais, tu ne veux pas me faire de mal, et si tu m'es dangereux, c'est malgré toi. Oh, non, tu ne me toucheras pas, car puisque tu crois souiller ce que tu appelles ma beauté en me touchant, alors de beauté je n'aurai plus, et ainsi tu ne pourras plus l'obtenir. Voilà, Jin, c'est pour cela que je sais que tu ne me toucheras pas, parce qu'en fait, ma beauté, tu ne veux pas me la prendre, pas vrai ? Pourquoi voudrais-tu la prendre de toute façon puisque tu es toi-même bien plus beau que moi ? Allez, Jin, laisse-moi dormir avec toi, je le sais, ce que tu vois comme étant de la beauté, tu veux juste le protéger...

Jin a fait volte-face. À la vue de ces yeux glaciaux qu'il rivait dans les siens, Riku a senti son cœur se nouer d'angoisse. Il a reculé d'un pas, levant un visage craintif vers l'homme qui n'en sembla que plus menaçant alors.
-Regarde, tu sembles avoir peur de moi. Qu'est-ce que tu t'amuses à faire, hein ? C'est moi que tu cherches à torturer, ou bien est-ce toi-même ?
-Jin...
-Puisque tu comprends si bien ce que je veux réellement, alors pourquoi est-ce que tu ne vas pas au bout de ta logique ? Pourquoi ne pars-tu pas ? Rien qu'en te parlant, je peux abîmer ta beauté, Riku. Tu n'imagines pas ce que cela pourrait provoquer si je dormais avec toi.
-Jin, ce jour où tu m'as dit que tu voulais que je te donne ma beauté... Tu m'as embrassé de force, tu ne te souviens pas ?
-Bien sûr que si, je m'en souviens, répondit-il avec agacement.
-Tu n'avais pas peur d'attenter à ma beauté à ce moment-là ?
-J'étais idiot. Je voulais te provoquer, c'est tout.
-Eh bien, provoque-moi encore et dormons ensemble. Je ne te demande rien d'autre, tu sais, ce n'est pas comme si je pensais à des choses perverses...
-Eh bien moi, j'y pense !
Ces mots hurlés avec colère eurent l'effet d'une douche froide sur Riku qui demeura pétrifié, hésitant entre la peur et l'indignation. Au final, il a affiché sur ses lèvres une moue triste comme il lançait un regard réprobateur à Jin.
-Tu mens.
-Oui, je mens ! J'ai dit cela pour te faire fuir... Enfin, non, c'est la vérité. Enfin, non, je veux dire... Eh bien oui, peut-être que j'y pense un peu, même si j'ai l'intention de ne rien te faire. Dans tous les cas, je veux que tu t'en ailles. Je ne peux pas te protéger.
-Alors, tu n'es pas sincère. Tu ne le veux pas, c'est tout. Tu le pourrais si tu le voulais vraiment.
-Je ne le veux pas parce que je ne peux pas !
-Pourquoi ne le pourrais-tu pas si c'est ce que tu veux sincèrement ?!

Jin n'a rien répondu. Il a considéré, impuissant mais glacial, le visage de Riku qui déjà se noyait de larmes de colère et de chagrin. Ses lèvres serrées par l'amertume et ce regard réprobateur qu'il lui lançait montraient à Jin qu'il ne comptait pas démordre, même si la honte de pleurer devant lui et montrer ses faiblesses tout en l'affrontant était pour Riku un calvaire. Jin a poussé un long soupir de lassitude et a posé le bout de ses doigts sur ses paupières qu'il massa lentement pour évacuer la tension qui le raidissait.
Pourquoi ne pouvait-il pas le protéger ? Parce qu'il ne l'avait jamais pu. Parce que même s'il ne le savait pas, Riku n'avait pas voulu de sa protection au moment où il en avait eu besoin. Parce que dès le début, de toute façon, Jin était arrivé trop tard pour pouvoir protéger Riku. Parce que maintenant, la seule chose qu'il lui restait à faire était de l'éloigner de lui pour ne pas que Riku apprenne un jour que c'était trop tard. Et depuis le début, éloigner Riku de lui, c'était la seule chose que Jin pouvait faire. L'éloigner de lui en s'en approchant tellement que Riku prendrait peur.
Il devait prendre peur.

-Pourquoi ne peux-tu me protéger si tu le veux, Jin ? insista cette voix candide.


Jin a ouvert les yeux, et en face de lui l'expression de Riku n'avait pas changé. C'était comme si le froid ambiant l'avait cristallisé dans ses sentiments.
Jin aurait voulu laisser paraître de la colère, pourtant ce n'est qu'un profond regret qu'il a pu exprimer à travers sa voix.
-Parce que je suis apparenté à tes cauchemars.

Il lui semblait que devant lui, ce n'était plus Riku qui lui faisait face. Maintenant, il ne voyait plus en Riku que le fantôme de lui-même, un fantôme au visage creusé et si pâle que l'on pouvait y lire en filigrane le désespoir qui s'ancrait. Et c'est du bout de ses lèvres sèches, dans un murmure éthéré, que Riku a prononcé :
-Alors, pourquoi ne le sais-je pas ? Jin... D'habitude, je me souviens toujours de mes cauchemars.

Riku n'a pas attendu de réponse. Peut-être par colère, peut-être par résignation, peut-être par peur, Riku a tourné les talons et a disparu, laissant derrière lui le froid mortel de son absence.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Tsunehito.
Yuu a observé, impuissant et contrit, le jeune homme assis sur le lit qui tremblait, les bras serrés autour de sa poitrine. Yuu s'est approché et sans crier gare, s'est dévêtu de son pull pour en entourer les épaules frêles de son ami qui le regarda avec des yeux brillants.
-Tu as si froid que ça ?
-Je n'ai pas froid, fit Tsunehito dans un pâle sourire d'excuse.
Sur ces mots, il rendit le pull à Yuu qui s'assit à ses côtés.
-Tu trembles pourtant.
-Cela va te faire rire, Yuu. Mais c'est de la peur. Cet orage... me fait mourir de peur.
-"Les" orages te font mourir de peur, rectifia Yuu.
-Je suis désolé, marmonna honteusement Tsunehito qui rit pour se redonner une contenance. J'ai passé l'âge de ça, pourtant...
-Je ne pense pas, commenta son ami d'un air pensif. Je pense que ça te va bien d'avoir peur. Parce que tu as l'air d'un enfant.

L'étonnement de Tsunehito fut tel que l'espace d'un instant, il oublia sa crainte, fixant son camarade avec ses deux grands yeux sombres et éberlués. Ne sachant s'il devait bien le prendre ou se vexer, il s'est tu, une moue légèrement boudeuse aux lèvres.
-Je veux dire que c'est ce à quoi tu ressembles lorsque tu pleures.
-Je ne pleure pas...
-Mais si, tu pleures.
-Bien, tu ne veux pas cesser de me fixer comme ça ? Cela me met mal à l'aise. Je ne fais pas exprès de pleurer. D'ailleurs, si je m'isole, ce n'est pas sans raison. Tu peux sortir de ma chambre, maintenant ? L'on va finir par s'imaginer des choses si quelqu'un remarque que tu es là depuis tout ce temps. De plus, je voudrais rester seul.
-Mais tu auras encore plus peur si tu restes seul, non ?
-Yuu, tu n'as pas besoin d'être insolent. Va-t'en.
-Je reste.
Coup de tonnerre. Le corps de Tsunehito se raidit et il enfouit son crâne entre ses mains, le cœur battant à tout rompre.
-Je te dis de t'en aller.
-Pourquoi ?
-C'est me tourner en ridicule que tu veux ?!
Défiguré par la rage, Tsunehito s'est relevé d'un bond et s'est éloigné d'un pas martelant, saisissant au passage sur un fauteuil un peignoir qu'il enfila en toute hâte.
-Si tu veux rester, alors, reste. Moi, je vais aller voir Asagi.
-C'est inutile. Lorsque je suis venu te voir, je l'ai vu qui rejoignait Takeru.

           Tsunehito a fait volte-face, figé. Il était si pâle que sur le coup, Yuu ressentit un choc, comme si l'homme en face de lui allait s'effondrer d'un instant à l'autre. Il s'est relevé et marchait lentement vers lui quand un éclair frappa à nouveau et, dans un hurlement de terreur, Tsunehito fondit dans les bras de Yuu, en larmes.
-Mais je ne veux pas rester seul...
-C'est parce que je le sais que je veux rester, Tsunehito, répondit doucement son ami.
-Non, tu ne comprends pas... Je ne veux pas de toi. Je voulais voir Asagi parce qu'Asagi seul sait, lui seul comprend, lui seul me connaît, mais toi, Yuu... Face à toi, j'ai honte...
-Tu ne me fais pas confiance, Tsunehito.
-Je suis désolé.
-Pourtant, ce soir-là où tu es venu me voir au bar dans lequel je travaillais, Tsunehito, plutôt que de te rendre ivre mort pas l'absinthe, ne te serais-tu pas senti mieux si tu m'avais parlé simplement ?
-Parlé ? Mais de quoi ?
-Mais de la raison pour laquelle tu as peur. Si tu me l'avais dite, Tsunehito, peut-être aurais-je pu te rassurer.
-Il n'y a rien à dire. Je suis comme ça, l'orage m'a toujours terrorisé.
-Moi, je crois que ce n'est pas que de la terreur.
Sous les mains tendres de Yuu, le corps de Tsunehito a arrêté de trembler. Le jeune homme a levé son visage plein de larmes vers lui, inquisiteur, et c'est avec une infinie délicatesse que son ami vint prendre ses joues au creux de ses paumes. Ils se sont dévisagés, front contre front, l'un hébété et l'autre envahi de douleur, et Tsunehito reniflait doucement, sentant ses larmes s'en aller sous les caresses furtives de Yuu.
-La terreur, ce n'est qu'un déguisement qui cache un autre sentiment bien plus profond, bien plus insoutenable encore. Tsunehito... Il suffit de te regarder pour voir que la première chose qui t'anime, ce qui te fait te recroqueviller seul dans le noir dans ces moments-là, c'est une peine qui ne trouve pas de repos.
 


Pas de réponse. Les lèvres de Tsunehito sont à quelques centimètres des siennes. Elles sont juste là, toutes proches, entrouvertes sur des mots qui ne sortent pas et Tsunehito baisse les yeux, déconfit. Il sourit en signe d'embarras, essuie ses larmes d'un revers de manche et vient timidement se blottir plus fermement au creux de Yuu qui l'étreint comme sa propre vie.
-Tu ressembles à un pauvre petit orphelin égaré.
-Ne dis pas ce genre de choses gênantes, fit la voix étouffée de Tsunehito. À la fin, je vais croire que c'est du harcèlement. Ce n'est pas vrai, ce que tu dis.
-Mais si, tu y ressembles, affirma Yuu d'un ton péremptoire.
-Je te dis que ce n'est pas vrai.

Nouveau coup de tonnerre. Dans un sursaut, Tsunehito agrippe ses mains aux épaules de Yuu qui resserre encore plus son étreinte, à un point tel que le jeune homme a du mal à respirer. Pourtant, il s'en moque. Tout contre lui il sent secrètement battre le cœur de Yuu et, sans trop savoir pourquoi, ces battements l'apaisent. Ils sont la preuve concrète d'une vie qu'il sent devenir de plus en plus précieuse à ses yeux. Tsunehito ferme les yeux et se laisse bercer par la chaleur de l'étreinte, par la musique des battements de cœur sourds dans cette poitrine accueillante et si sereine. Bientôt même le clapotis de la pluie contre les fenêtres vient s'ajouter à la symphonie de la berceuse.
Il voudrait pouvoir s'endormir ainsi, même debout, s'endormir dans cette douceur qui le recouvre de tout son être pour le cacher de l'orage, et ne plus faire de cauchemars.
-Tu ne ressembles pas à un pauvre petit orphelin égaré, Tsunehito. La réalité est que tu en es un. C'est aussi simple que cela.

Tsunehito ne dit rien. Il s'est contenté de savourer en silence le baiser tiède mais furtif qui s'est déposé au creux de son cou, puis il a fermé les yeux et s'est enivré de l'effluve naturel qui émanait de la peau de Yuu.
 
 


Lorsqu'un coup de tonnerre l'a réveillé, Tsunehito était allongé sous les draps de son lit sans savoir comment. Il s'est redressé dans le noir, haletant, et a sursauté lorsqu'à côté de lui, il a senti une présence se mouvoir dans un froissement de tissus.
-Ne t'inquiète pas, a susurré la voix de Yuu. Tu n'es pas en danger, Tsunehito, car si tu vis dans ce château depuis si longtemps, c'est parce que l'on ne t'y a toujours voulu que du bien.
La main tiède de Yuu s'est posée sur la sienne, moite.
Sentant son cœur peu à peu s'apaiser, Tsunehito s'est rallongé et, dans le noir, il est venu se recroqueviller plus près de Yuu.
-Merci, murmura-t-il dans un souffle épuisé.
Il n'y a pas eu de réponse, si ce n'est la caresse tendre qui effleura sa joue avant de disparaître.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
-Un orphelin ?
Shinya a écarquillé de grands yeux comme une moue dubitative se formait sur ses lèvres. Comme il s'est redressé, ses bras appuyés d'une part et d'autre de Yoshiki sur lequel il était agenouillé à califourchon, il a posé son front sur le sien, inquisiteur.
-Tu es papa d'un orphelin ? avança innocemment Shinya.
-Je ne me suis jamais considéré comme son père, rit Yoshiki dans un mélange d'hilarité et d'embarras. Enfin, je sais que je commence à me faire vieux, mais je ne le suis pas assez pour être son père. Si ?
-Eh bien, puisque tu l'as adopté, tu es son père, affirma Shinya, imperturbable.
-Je ne l'ai pas adopté, moi ; je l'ai recueilli.
-Si tu t'étais contenté de le recueillir, il serait déjà parti faire sa vie ailleurs depuis longtemps, tu sais.
Dans un soupir las, Yoshiki a appuyé ses mains sur les épaules de Shinya, obligeant celui-ci à reculer. Yoshiki s'est redressé et l'a regardé droit dans les yeux.
-Penses-tu que pour Tsunehito, je sois un père ?
-Eh bien... marmonna Shinya avec hésitation. Pourquoi ne le serais-tu pas ?
-Parce que le vrai père de Tsunehito n'est pas moi, voilà pourquoi. Il n'y a pas besoin d'autre explication.
-On dirait que ça te met en colère.
-Parler de cela me désole.
-Mais, pourquoi ?
-Parce que si j'avais pu devenir le vrai père de Tsunehito, alors il ne ferait pas encore des cauchemars lors des nuits d'orage après toutes ces années...
-Yoshiki...
-Lorsque Tsunehito est arrivé au château, il avait douze ans alors... C'est l'âge auquel Asagi est arrivé aussi, dix années avant lui... Dès lors que Tsunehito est arrivé, il s'est lié d'amitié avec Asagi, ou plutôt, c'était une fraternité telle que l'on n'en voit plus de nos jours qui les a unis, et grâce à Asagi qui de par sa maturité et ses propres expériences pouvait épauler le jeune Tsunehito, je pensais alors qu'il pourrait guérir, lentement se remettre de son traumatisme. Mais contre les orages, contre la terreur et le désespoir que le moindre éclair lui inflige, même la tendresse et la sagesse d'Asagi ne pouvaient rien faire. Et bien qu'il soit devenu un adulte de confiance et responsable, dans le fond, je crois que Tsunehito n'a jamais pu grandir...
-Yoshiki.
-Mais comment est-ce que l'on peut consoler et faire oublier à un enfant de douze ans qu'il a perdu sa maison, son frère et ses parents ensevelis sous un glissement de terrain qu'un orage a provoqué ? Tsunehito... Lorsque je fus averti de ce qu'il s'était passé dans ce village, j'ai aussitôt accouru avec mes hommes et du renfort pour déblayer le terrain et apporter les soins urgents. Lorsque je suis arrivé sur place, au milieu du champ de lamentations, des cris, de la dévastation, des montagnes de boue, des arbres arrachés et de la pluie torrentielle, la première chose que j'ai vue a été ce garçon... Un petit garçon frêle, blafard et désespéré qui hurlait des noms en tentant de dégager de ses pauvres petites mains seules la montagne de terre sous laquelle se trouvait sa famille...Pourquoi lui ? Pourquoi Tsunehito et pas un autre ? Il n'était pas le seul enfant victime du désastre. Il n'était pas le seul à avoir perdu un père, une mère ou des frères et soeurs et pourtant, à la vue de ce petit garçon à peine vêtu qui luttait vaillamment contre le froid et tentait au péril de sa vie de sauver les êtres qu'il aimait, je crois que je n'ai pas eu le choix... Je n'ai pas réfléchi, et mon attitude l'a terrorisé sur le coup ; il s'est mis à hurler, se débattre et me supplier de le laisser avec ses parents quand je suis venu le prendre dans mes bras et l'ai recouvert d'une couverture. Il était mort de froid, le pauvre, mais il se débattait comme un Diable, m'injuriant de tous les noms, se moquant bien que je fusse le Roi ou non, lui, tout ce qu'il voulait, c'était sauver sa famille... Mais il n'y avait aucun espoir, ils étaient là-dessous depuis plus de deux heures, et il fallait encore beaucoup de temps pour tout déblayer...
-Comment est-ce que tu as fait pour le faire venir ici ? Tu l'y as forcé, c'est ça ? Je suis certain que dans  son désespoir, ce garçon préférait mourir plutôt que de quitter ses parents.
-Tu as raison, Shinya, admit Yoshiki dans un sourire autant de regrets que de honte. Lorsque je lui ai fait comprendre qu'il n'y avait plus rien à faire mais qu'il pouvait regagner une sécurité dans ma demeure, je n'ai eu droit qu'à des hurlements et des coups de poings... Mais il faisait vraiment froid, Shinya. Tu sais, il faisait froid à en mourir, et puis, ce pauvre enfant maigre et pâle s'était tant démené...
-Tu veux dire que...
-C'est vrai, je suis lâche. J'ai profité du fait qu'il se soit évanoui d'épuisement pour l'amener chez moi où j'ai fait venir des médecins pour rester à ses côtés autant de temps qu'il le faudrait. Il souffrait d'une fièvre atroce et de malnutrition... Les premiers jours, nous ne savions s'il allait s'en sortir.
-Et lorsqu'il fut remis sur pieds... Quelle a été sa réaction ?
-Il n'y a pas eu de réaction.

L'amertume a noué la gorge de Yoshiki, si bien que pendant un long moment, il se tut, imposant un silence des plus insoutenables à Shinya qui osait à peine le regarder. Yoshiki, assis sur le lit défait, un genoux replié contre sa poitrine, rivait d'un regard sans vie le mur blanc et or en face de lui.
C'est à peine s'il sentit alors la caresse timide de Shinya sur son bras nu.
-Il semblait être vide. Alors que je m'attendais à des crises de larmes, de colères et d'angoisse, il restait confiné dans un silence de mort. Il semblait vidé de tout sentiment, même la tristesse semblait ne pas faire partie de son âme. Il ne parlait jamais, même si l'on passait des heures à tenter de lui arracher un mot. Plusieurs mois durant, des psychologues se sont succédés mais jamais aucun d'eux n'a réussi à le faire parler. Il n'était pas muet, pourtant, et les médecins affirmaient qu'il n'était en rien amnésique. Pourtant, lorsque l'on lui demandait s'il se rappelait de ce qui s'était passé, il se contentait de nous fixer d'un regard morne sans répondre. Une petite poupée sans vie. Il avait été nourri par intraveineuses durant plusieurs semaines, et lorsqu'il a été jugé assez en forme pour se remettre à se nourrir normalement, il n'a plus rien avalé. Rien. Lorsque l'on essayait de le faire manger par la force, il se contentait de nous repousser, sans violence, lorsqu'il ne se mettait pas subitement à courir. En d'autres termes, il se laissait juste mourir. Et une nuit, alors que je venais lui rendre visite dans sa chambre comme j'avais pris l'habitude de le faire pour m'assurer que rien ne lui soit arrivé, j'ai vu qu'il avait disparu.
-J'imagine la panique générale que tu as semée dans le château, commenta Shinya dans un pâle sourire.
-Mais c'est lui qui l'a provoquée ! Dans ces cas-là, comment ne pas penser à un suicide ? Partout, nous avons fouillé le château de fond en comble sans le trouver, et nous allions entamer des recherches nocturnes aux alentours lorsque l'on l'a vu.
-Où était-il ?
-Dehors. Devant l'enceinte du château. À côté d'Asagi qui montait la garde comme d'habitude.
-Ce n'est pas vrai... Toutes cette agitation et cette angoisse pour rien...
-Quand il m'a vu arriver avec mes hommes, il s'est blotti contre Asagi qui a levé vers moi un regard qui voulait tout dire.
-Et que voulait-il dire ?
-Que depuis le début, je n'avais rien compris. Absolument rien. Et qu'il pourrait me tuer si je venais à me mettre en colère contre ce garçon.
-Alors, qu'est-ce que tu as fait ?
-Je l'ai ignoré. Pour la première fois de ma vie, j'ai eu peur d'Asagi. Je me disais qu'il pourrait peut-être vraiment mettre ses menaces à exécution si je venais à faire fi de ses conseils tacites et pourtant, j'ai arraché Tsunehito à son étreinte pour l'enfermer dans la mienne.
-Qu'a fait Asagi ?
-Rien. Parce qu'à ce moment-là, Tsunehito s'est mis à me frapper de toutes ses forces, à me griffer, à me mordre comme un lionceau en furie et moi, je le gardais dans mes bras, je le laissais faire sans rien dire, je l'écoutais me crier dessus, m'assommer d'injures, m'accabler de coups et, à la fin, lorsqu'il fut trop épuisé pour continuer, je me suis mis à pleurer et je lui ai demandé pardon.
-Pardon, mais pourquoi ? Tu as tant fait pour lui... Bien sûr, je comprends la détresse infinie de ce garçon qui avait tout perdu alors... Mais tu n'étais pour rien dans ses malheurs et tu avais tout fait pour lui venir en aide.
-Non, Shinya. Au contraire, je n'avais rien fait.
-Mais qu'est-ce que tu...
-Un toit, une chambre, à manger, des médecins et des psychologues... Et après ? Je me suis occupé de lui comme l'on s'occuperait d'un animal abandonné que l'on se contente de nourrir et d'amener chez le vétérinaire... Mais plus qu'une maison, plus qu'une alimentation suffisante et saine... C'étaient des parents qui manquaient à Tsunehito. Et ça, Asagi l'a compris dès le début à ma place. Tout ce dont avait le plus besoin Tsunehito dès le début, bien plus que de soins intensifs et de séances vaines de thérapies, c'était d'amour. Juste ça, Shinya. Il voulait retrouver quelqu'un qui puisse remplacer l'amour inconditionnel de ses parents et cela, seul Asagi a su le lui offrir. Parce que sans le sentiment d'être aimé envers et contre tout, Tsunehito vivait toujours dans la peur de se voir abandonné d'un instant à l'autre... Peut-être est-ce la raison pour laquelle il ne mangeait pas alors. Il ne voulait pas guérir pour ne pas partir. C'était un sentiment paradoxal. Il était malheureux d'être ici et pourtant, il n'avait plus que pour seule hantise que de se voir abandonné comme un vulgaire animal dont on ne veut plus, alors, il refusait de guérir par peur que je ne me débarrasse de lui avec le sentiment du devoir accompli...
-Dis-moi, Yoshiki, il y a une chose que je voudrais savoir...

Yoshiki ouvrit les lèvres mais aucun son n'en sortit alors. Penaud, il se contenta de hocher la tête dans un encouragement à l'interroger. Shinya a inspiré longuement avant de lâcher d'une traite :
-Je ne comprends pas pourquoi. Pourquoi est-ce que tu sembles considérer et aimer comme tes propres enfants tous ces hommes que tu as accueillis dans ton château ?
Shinya a hésité, inquiet à l'idée d'avoir pu offenser le Roi, avant d'ajouter :
-Bien... Je dis cela comme si c'était un reproche, mais en réalité, ce n'est pas comme si je n'aimais pas ce côté chez toi... C'est juste que je n'arrive pas à le comprendre. Il semblerait que toi et moi n'ayons pas le même cœur.

-Tu veux le savoir ? a prononcé Yoshiki après un long instant de silence.
Le ton était grave, et si triste aussi que Shinya a hésité. Sans trop savoir pourquoi, il se sentait coupable d'une faute qu'il aurait pu commettre involontairement. À côté de lui, Yoshiki se tenait là, sans le regarder, et son profil semblait si serein que Shinya eut le sentiment alors que c'était pour y cacher une lourde colère.
-Oui, a-t-il fini par murmurer, penaud.
-Peut-être que c'est parce que tu es parti.
Il a ri. Sans crier gare, Yoshiki s'est laissé transporter par un rire incontrôlable qui tendait les traits de son visage, faisait résonner un son rauque et saccadé en provenance de sa gorge qu'il renversait en arrière. Il riait et pourtant, il semblait n'y avoir aucune hilarité dans ce rire teinté de nervosité.
Il s'est arrêté subitement pour reprendre longuement sa respiration comme il massait son front du bout des doigts, un sourire amer aux lèvres.
-Tu es parti il y a dix-sept ans, Shinya, tu te souviens ? Tu es parti sans laisser de traces, sans même me laisser la promesse de ne pas m'oublier, tu es parti à cause de la jalousie de notre plus proche ami que je n'ai pas même eu le cœur de punir...
-Je ne vois pas quel rapport peut-il y avoir entre mon départ et toutes ces personnes que tu...
-Tu étais la personne la plus importante à mes yeux en ce monde, Shinya. Je t'aimais bien plus que tu ne le croyais peut-être alors à l'époque. Pour moi, tu étais tout. Ou plutôt, tout pouvait disparaître, ça ne faisait rien si toi tu restais mais tout pouvait bien rester, si toi tu devais disparaître, alors ce serait comme s'il ne restait plus rien. Et tu es parti. Contre ton gré et contre le mien aussi. Tu es parti, me laissant seul avec ce trop-plein d'amour dont je ne savais que faire et qui me rendait chaque jour de plus en plus fou. Je pensais ne pouvoir jamais te revoir. Nous ne nous étions même pas dit adieu. Tu es parti et à cause, ou peut-être grâce à cela, j'ai ressenti un besoin vital de m'attacher à autre chose que toi. De t'oublier, mais aussi et surtout de me trouver une nouvelle raison d'être qui ferait que je pourrais résister à toutes les épreuves qui m'attendaient. Il me fallait un espoir, un rêve, ou même un bonheur concret pour ne pas lâcher prise. Et tu sais quelle est la première chose à laquelle j'ai pensé lorsque je me suis dit ça ?
-Non ? interrogea Shinya, mi-inquiet, mi-impatient.
-Un enfant. Sans trop savoir pourquoi, j'ai subitement réalisé alors que depuis très longtemps, et sans jamais avoir osé me l'avouer, je désirais être le père d'un enfant. Mais quel paradoxe ! Avoir un tel rêve pour moi qui ai toujours préféré les hommes, c'était complètement absurde, carrément suicidaire ! Et pourtant, bien malgré moi, ce désir ne m'a jamais quitté... Bien que je t'aie retrouvé, toi le plus grand amour de ma vie, bien que je mène une vie calme et presque trop insouciante, j'ai toujours ce sentiment qu'il manque un élément à mon bonheur. Cet élément, c'est celui-là. C'est pourquoi... Tu vas me trouver horrible de dire une telle chose, Shinya, et je le suis sans doute, mais lorsque j'ai rencontré Tsunehito en ce jour semblable à un cauchemar... je me suis senti heureux. Alors même que ce pauvre enfant innocent avait tout perdu et sous mes yeux se démenait avec un désespoir sans fond, je me sentais heureux... À cette époque, mon père était décédé depuis peu, et je venais de succéder au trône. J'en suis venu même à me demander si tout cela n'était pas une bénédiction du Ciel. Cet orphelin secoué de vie et de rage sous mes yeux, et l'absence de mon père... Si mon père avait été encore là, tu comprends, jamais il ne m'aurait laissé faire une chose pareille. Cet enfant aurait fini dans un orphelinat comme tous les autres, ou pire, il aurait pu être vendu à des hommes qui n'auraient eu aucun scrupule à faire commerce de son corps... Mais il était là, désespéré et pourtant mû par une rage de vivre presque inhumaine chez un enfant. J'en perdais presque la raison. J'aurais été prêt à tout pour le garder auprès de moi, et qu'importe ce que les autres pouvaient penser... à commencer par Tsunehito lui-même. Lorsque j'y repense, j'essaie de me discréditer en me disant que de toute façon, il n'aurait pas pu espérer un plus beau destin mais, dans le fond, je sais que je suis une ordure d'avoir profité de sa faiblesse pour mon propre bonheur...
-Et, depuis... Cette sensation, je veux dire, ce besoin de t'accrocher aux autres, d'avoir une raison d'être, et peut-être aussi ce besoin d'être aimé dont tu ne parles pas... Tout cela n'a jamais disparu, pas vrai ? C'est pourquoi encore aujourd'hui, dix-sept ans après mon départ, tu as fait venir tous ces gens défavorisés chez toi...
-Je l'ai peut-être aussi fait pour moi, admit Yoshiki d'un air pensif. Mais avant tout, c'est pour Asagi que je l'ai fait. Et pour eux. Je ne pouvais plus voir pleurer Asagi et de toute façon, je me sentais heureux à l'idée de mettre fin, même momentanément, aux supplices d'innocents que leur vie condamnait à la mort...

Là-dessus, Yoshiki a poussé un long soupir empreint de solitude, peut-être de soulagement aussi de s'être confié aussi facilement, et il s'est laissé tomber sur le matelas, levant les bras vers le lustre qui scintillait au plafond comme un soleil de cristal.
-De toute façon, que ce soit Tsunehito ou les autres, aucun d'eux n'est un enfant... Voilà bien longtemps qu'ils sont des hommes adultes et responsables qui peuvent bien se débrouiller sans un père ou une mère.
-Tu oublies Takeru, fit remarquer Shinya d'un air boudeur. Tu as oublié que mon fils n'a que dix-sept ans.
-C'est vrai, admit Yoshiki. Mais vois-tu, Shinya, ton fils est ton fils, et moi, je ne suis pas grand-chose pour lui.
-Et dis, Yoshiki...

Il y a eu un froissement de tissu, Shinya à quatre pattes qui penche son visage sur Yoshiki qui, dans un sourire tendre, passe une main caressante dans la chevelure de l'homme. Le visage de Shinya se rapproche un peu plus comme ses yeux sombres s'illuminent d'émotion, et Yoshiki ferme les yeux, se laissant délicieusement bercer par la sensation humide et emplie de douceur sur ses lèvres. Au bout d'une longue minute de rêve, le contact prend fin, et Yoshiki entend un murmure chatouiller son oreille.
-Tu sais, Yoshiki, si jamais Takeru t'acceptait en tant que tel... Moi, j'aimerais bien...
Mais Shinya n'a pas pu prononcer la fin car alors, il s'est vu immobilisé par la fougue d'un homme trop heureux et bientôt, ses lèvres furent scellées d'un baiser qui, derrière sa passion effrénée, recelait une tendresse que même ses rêves n'avaient jamais imaginée.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je n'aime pas cette ambiance...
En face de lui, Kai a levé un regard sombre sur Kyô qui ne put retenir un sourire amer.
Dans un ricanement à peine perceptible, il a déposé un as de cœur sur la table et s'est renfoncé dans son fauteuil, triomphant.
-De toute façon, j'ai gagné, clama Kyô.
-Tu dois sûrement tricher pour gagner à chaque coup, commenta Miyavi qui dirigea sur lui un œil torve.
-Il se trouve que je suis plus fort que vous ; ton amour-propre a un problème avec ça ?
-Toi...
Miyavi s'est redressé et s'est avancé vers Kyô, menaçant.
-Je ne sais ce que tu as depuis ce matin, mais j'ai l'impression que tu cherches à m'énerver.
Il allait saisir Kyô par le col lorsque Toshiya surgit devant lui, paniqué.
-Tu ne veux pas te battre pour si peu, Miyavi. Mon frère est blessé, ne l'oublie pas.
-C'est parce qu'il est blessé que ce malin croit pouvoir se permettre de nous manquer de respect ! vociféra Miyavi, hors de lui. Toshiya, pousse-toi de là. Tu n'as rien à voir là-dedans.
-Moi, j'ai l'impression qu'il a beaucoup à voir, au contraire, commenta Kyô dans un semblant de moquerie.
-Qu'est-ce que tu racontes ? minauda son frère en fronçant des sourcils réprobateurs. Kyô, ne mets pas de l'eau dans le gaz.
-J'essayais simplement de faire tout le contraire, moi. Ce n'est pas de ma faute si Miyavi se sent agressé quand on ne cherche qu'à l'aider.
-Ne me fais pas rire, cracha Miyavi avec mépris. Toi, tu n'as jamais cherché à aider qui que ce soit d'autre que ton frère. On dirait que tu veux le garder pour toi tout seul comme un maître enferme son petit chien.
-C'est moi le chien, dans l'histoire ? s'indigna Toshiya.
-Toi, ne te mêle pas de ça, rétorqua Miyavi en le bousculant pour s'approcher de Kyô.
-Est-ce que je t'ai permis de parler de mon frère de la sorte ? gronda Kyô en se redressant, nullement intimidé par l'homme qui le dépassait largement. D'ailleurs, je ne t'ai pas même permis de considérer notre relation. Elle ne concerne que nous.
-Parlons-en justement, de votre relation. Tu n'aurais pas un problème dans ta tête ? Kyô, tu n'es qu'un dégueulasse, tu sais. Ton frère, tu es amoureux de lui ou quoi ?
-Ridicule, souffla Kyô dans un rire acerbe. Si tu ne veux pas assumer tes propres sentiments, soit, mais au moins ne les refile pas à quelqu'un d'autre.
-Qu'est-ce que tu veux insinuer, sale nain ?
-Oui, Kyô, qu'est-ce que tu insinues ? se mêla Toshiya qui ouvrait de grands yeux interloqués.
-Eh, toi, tu as même failli crever pour ton frère. Je regrette presque que tu n'y aies pas réussi, tiens.
-Miyavi ! s'interposa Kai, scandalisé. Tu ne réalises pas ce que tu dis.
-Qu'est-ce qui te prend à jouer au Saint, toi ?! Tu étais le premier à dire que Kyô avait eu tort de se sacrifier pour Toshiya !
-Oui, je l'ai dit, justement parce que je ne veux pas que Kyô mette sa vie en danger ! Mais toi, tu es en train de dire que tu aurais voulu qu'il meure !
-Et pourquoi ne mourrait-il pas ?! Cet enfoiré, il essaie toujours de se donner le bon rôle !
-Je n'y peux rien si tu ne peux jamais l'obtenir. On dirait que tu te destines à demeurer éternellement qu'un pauvre figurant invisible, trancha Kyô dans un rire moqueur.
-Dites... marmonna Terukichi qui depuis le début, observait la scène en silence. Vous ne croyez pas qu'il serait plus simple de...
-De toute façon, Miyavi, je ne veux pas que tu fasses quoi que ce soit à mon frère. Je ne sais pas ce qui te prend, mais tu n'as aucune raison de t'énerver. Il n'a rien fait.
-Pourquoi est-ce que tu prends toujours sa défense, à ce crétin ?
-Mais là c'est toi qui es en tort ! protesta Toshiya en saisissant le bras de Miyavi comme celui-ci allait empoigner Kyô.
-Toi, la catin, tu n'as pas à te mêler de cela.
-C'est moi que tu appelles comme ça ?! Miyavi, espèce de... Je ne suis pas une catin !
-La bonne blague. Lâche-moi.
-Tu es une catin aussi, Miyavi !
-Ah ? Je suis désolé, mais je crois que c'est foncièrement différent ! "J'étais" une catin. Tu en es toujours une alors même que tu pourrais arrêter puisque tu vis aux crochets du Roi. Je l'étais par obligation mais toi, tu l'es pas pur plaisir. Excuse-moi, mais nous ne sommes pas de la même race.
  Brûlure vive. Miyavi a fixé Kyô, tremblant de rage mais incapable de bouger pourtant.
-Toi...
-Est-ce que ça te plaît de descendre les autres pour essayer de les ramener à ta propre bassesse ?! hurlait Kyô qu'une haine sans fond défigurait. Toi, est-ce que tu as seulement le droit de faire la moindre remarque à mon frère ? Est-ce que tu penses ton attitude digne ?! Est-ce que tu penses mériter le moindre respect ?! Ah, tu n'inspires que mon dégoût, Miyavi, et je suis bien heureux que mon frère soit aveugle !
-Aveugle ? s'enquit Toshiya, troublé. Kyô, de quoi est-ce que tu parles ?
-Laisse tomber. Éloigne-toi de lui. Un homme qui pense avoir tous les droits et ne sait que mépriser les autres sans accepter ses propres défauts ne mérite pas même de te regarder. Je mourrais plutôt que de le laisser parvenir à ses fins.
-Miyavi, tu devrais t'excuser pour ce que tu as dit, avança Kai en s'approchant prudemment de lui.
-Pourquoi le devrais-je ? N'est-ce pas la vérité ?
-Tu es d'une race pire que la sienne si tu es ainsi. Miyavi... Un homme comme toi qui prétend certaines choses et ose pourtant parler ainsi à Toshiya... Peut-être que Kyô a raison.
-Kai, depuis quand est-ce que tu prends la défense de Kyô ?
-Ne le devrais-je pas ? Si j'étais à la place de Kyô, si j'aimais quelqu'un aussi fort que Kyô aime Toshiya alors, je ne permettrais jamais que l'on parle de la sorte à cette personne. Ce que tu as fait est indigne de toi et ne peut être réparé si tu ne mets pas ta fierté de côté. Toi qui te plains de la cécité de Toshiya, qu'espères-tu donc pouvoir obtenir en te comportant ainsi ? Nul ne peut envisager qu'une personne nous aime quand cette personne se conduit comme si elle n'avait pas de cœur...

En entendant ces mots, Toshiya sentit son cœur sauter un battement. Il a tour à tour observé Kai, Kyô et Miyavi qui évitèrent son regard, avant qu'il ne repose son attention finale sur Teru qui, blotti contre son fauteuil, lui adressa un sourire désolé.
-Bien que je pense que ce serait plus simple, ce n'est pas à moi de le dire, Toshiya, prononça Teru à regrets.
-Mais me dire quoi, enfin ? Kyô, tu sais quelque chose, toi ? Tu dois me le dire si tu m'aimes !
-C'est parce que je t'aime que je ne veux pas te le dire ! Si tu veux te suicider, libre à toi, mais ne compte pas sur moi pour te tuer !
-Vous voyez comment est-ce qu'il parle de moi ?! explosa Miyavi.
-Pauvre fou, je n'ai pas même prononcé ton nom.
-Je comprends parfaitement ce que tu veux sous-entendre !
-Dommage pour toi que Toshiya ne le comprenne pas, mais tant mieux pour lui, ironisa Kyô avec acidité.
-Je ne vous suis plus du tout, se lamenta Toshiya en s'affalant sur un fauteuil, accablé.
-Tu n'as jamais rien suivi, rétorqua Miyavi avec colère.
-Mais à la fin, quel est ton problème ?! Si j'ai fait quelque chose de mal, dis-le-moi en face plutôt que de parler en énigmes ! De toute façon, je sais bien que tu m'en veux mortellement depuis que tu m'as su partir rejoindre Atsuaki !
-Ne mêle pas son nom à l'histoire, cela a le don de m'irriter plus encore.
-Oui, enfin, il faut admettre qu'Atsuaki est en parti responsable de ta colère... Mais il n'en est que le déclencheur, je dirais. Tu t'es servi de lui comme excuse pour libérer cette frustration que tu contiens depuis trop longtemps, commenta Kai.
-Si tu ne veux pas perdre un précieux ami, menaça Miyavi, je te conseille de te taire.
-Eh bien, lorsque l'on voit l'ami, on n'ose pas l'imaginer en tant qu'amant... commenta Kyô.
-Je ne te demande pas de m'imaginer en amant ! Rien que cette seule idée m'écoeure !
-Tu n'en dirais pas autant pour tout le monde ici...
-C'est ma mort, que tu veux ?
-Si je n'avais pas de bonne conscience, oui, je la voudrais.
-Kyô, tu vas trop loin, intervint Toshiya en saisissant la main de son frère. S'il vous plaît, calmez-vous à présent.
-Ne fais pas l'imbécile, gronda Kyô en se libérant de l'emprise de Toshiya pour s'approcher de Miyavi à une distance qui franchissait les limites de la décence. Toshiya, si tu savais ce que tu risquais, tu voudrais même sa mort. Cet homme... Je n'arrive pas à croire qu'il arrive à prétendre...
-Dites, se mêla craintivement Terukichi, je voulais vous dire que...
-Pourquoi est-ce que ce mioche se mêle de ce qui ne le regarde pas ? explosa Miyavi en dirigeant un regard rutilant des flammes de l'enfer sur Teru qui se renfonça dans son fauteuil.
-Excuse-moi, Miyavi, je voulais simplement arranger les choses. Mais je voulais seulement vous faire remarquer... Plutôt que de vous disputer sur des problèmes qui n'en sont pas et de vous accuser de fautes qui n'en sont pas non plus, pourquoi ne pas avouer simplement la vérité ?
-Mais quelle vérité, abruti ?! explosa Miyavi dont les yeux se révulsaient tant il était au bord de la crise de nerfs.
-Mais, que si tu t'es montré si irascible et blessant ces derniers temps, ce n'est pas par méchanceté... C'est juste que tu ne sais plus comment faire comprendre à Toshiya que tu l'aimes.

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