Merry-go-Wound -chapitre quatrième

Juliet

-Une salle de concert ?
Terukichi s'est mis à sautiller, trépignant de joie avant que, d'une tape sur le crâne, Kai ne vienne le calmer. Kyô et Sono se sont concertés du regard avant de le reposer sur Yuu qui, derrière son comptoir, semblait se faire tout petit.
-Eh, toi, la poupée de cire, pesta Kyô en s'avançant vers Tsunehito qui agrandit les yeux, qu'est-ce que c'est que ces conneries ?
-Tu as entendu, Kai ? Il l'a appelé "poupée de cire". C'est mignon, non ?
-Teru, suis un peu l'histoire au lieu de dire des choses inutiles.
-Il n'y a dans ce que j'ai dit rien qui puisse ressembler à ce que vous appelez si élégamment une "connerie", répondit Tsunehito de son air le plus serein.
-Yuu ! Dis quelque chose, toi ! s'interposa Sono en tapant brutalement sa main contre le comptoir.
 Mais Yuu demeurait renfermé derrière ses lèvres closes, et Sono a vrillé sur Tsunehito un regard noir qui l'eût tué si ses yeux avaient été des fusils.
-Une salle de concert. Vous voulez transformer ce bar et l'hôtel qui s'y trouve à l'étage en salle de concert ?
-C'est là l'intention du Roi dans l'année à venir, Monsieur, répondit pieusement Tsunehito.

Il n'a pas réagi non plus lorsque Sono s'est jeté sur lui et le saisit violemment par le col en le secouant d'avant en arrière.
-Toi, enfoiré ! Tu sais les sacrifices qu'a dû faire Yuu par le passé pour pouvoir obtenir cette salle ? Ce bar, c'est le bar de Yuu, il y a dépensé tout son temps, son argent et son énergie, et rien n'y personne ne le transformera en quoi que ce soit tant que ce ne sera pas son souhait !
-Sono, lâche-le, s'il te plaît.

Sono était raide, les nerfs tendus à vif qui semblaient prêts à lâcher à tout moment. Les yeux exorbités par la hargne, il a relâché Tsunehito qui se mit à vérifier sa coiffure dans un miroir de poche.
-Cette salle a été construite sur un terrain qui appartient au Roi, voyez-vous. Seulement, mon Maître est généreux et est au courant de ce que représente ce bar pour Yuu. C'est pourquoi le Roi demande l'accord de Monsieur, moyennant un dédommagement financier, afin d'effectuer des travaux dans cette salle pour l'aménager en une salle de concert, ainsi que des travaux à l'étage.
-Et que comptez-vous faire, à l'étage ? s'enquit Kyô qui, adossé contre le comptoir, grillait une autre cigarette entre ses lèvres.
Tsunehito l'affubla d'un sourire radieux qui avait un aspect légèrement publicitaire.
-Le bar qui se trouve au rez-de-chaussée sera réaménagé à l'étage. C'est pourquoi nous devrons y détruire tous les murs qui s'y trouvent et installer une baie vitrée qui donnera le loisir aux clients du bar de continuer à siroter leurs boissons et fumer leurs cigarettes dans la plus grande tranquillité tout en pouvant observer le concert depuis là-haut. Bien sûr, il y aura des enceintes et haut-parleurs, et c'est au rez-de-chaussée que sera construite la salle de concert.
-De toute façon, Yuu n'acceptera jamais, trancha impitoyablement Sono.
-Ne décide pas de mes propres choix, s'il te plaît.
Sono s'est figé, interdit.
-Yuu ! Ne me dis pas que tu vas accepter !
-Pourquoi ne le ferais-je pas ?
-C'est évident, non ?! Tu ne peux pas faire ça ! Ce bar, c'est toute ta vie ! Tu perdras ton emploi !
-Ne dis pas de bêtises, il est évident que je continuerai à travailler ici, non ? Le bar restera, le fait qu'il sera à l'étage ne changera rien.
-Daddy, tu ne peux pas accepter.
-Ne m'appelle pas "Daddy" dans le but de me soudoyer !

Yuu avait hurlé si fort que dans le bar, les bruits parasitaires incessants des discussions stoppèrent un instant, le cri ayant attiré l'attention de tous les clients. Dans une grimace agacée, Kyô leur fit signe de se détourner. Peu à peu, le bruit revint, et Yuu reporta un regard plus serein sur Sono.
-Je suis désolé, mais il n'y a rien que tu puisses faire, dit-il d'un ton ferme.
                       Sono n'a pas même eu le temps de pousser son cri de rage et d'indignation que la voix douce de Kai le coupa :
-Il y a une chose que je ne comprends pas, Yuu. Pourquoi est-ce que tu fais ce sacrifice ?
-Tu te trompes. Ce n'est pas un sacrifice.
-Mais, cet endroit... tu l'as obtenu par la sueur de ton front, non ?
-C'est vrai, Kai. Mais depuis combien de temps déjà cet endroit vous a aussi fait dépenser la sueur de vos fronts, à tous ? Et pas que de vos fronts, d'ailleurs.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit innocemment Terukichi.
-Ne joue pas les imbéciles. Vous savez très bien de quoi je parle.
-Cela ne t'a jamais gêné, jusqu'ici, commenta Kyô dans un haussement d'épaules.
-Ce que je voulais, c'était un bar ! Juste un bar de nuit où les gens pouvaient venir s'amuser, se détendre, oublier les soucis du quotidien ! Mais un bordel, ce n'est pas ce que je souhaitais !
-Mais à quoi est-ce que tu joues ?! protesta Sono qui, par-dessus le comptoir, approcha dangereusement son visage du sien. Jusqu'ici, tu n'as jamais rien dit. Avant, il se trouvait un restaurant, ici. À l'étage, cet hôtel. Lorsque le local du rez-de-chaussée fut libéré et que tu as pu enfin y construire ton bar, Yuu, depuis le début, tu aurais dû te douter que ce qui se faisait ici de façon clandestine jadis était voué à se perpétuer pour toujours. Parce que le fait qu'un hôtel se trouve juste au-dessus d'un bar, cela ne pouvait que devenir le repaire idéal des "commerces interdits". Toi, tu nous as embauchés ici, Yuu, mais nous avons toujours été des catins, bien avant cela. Tu aurais dû te douter que nous n'allions pas nous contenter gentiment de porter un costume et une cravate et de venir servir les commandes aux clients, non ? Tu es naïf, ou bien carrément bête ? À quoi est-ce que tu pensais pouvoir t'attendre, dis ? Parce que tu penses que tu aurais assez de clients si, du jour au lendemain, nous arrêtions nos petites affaires ?

Yuu n'a pas répondu. Il a baissé les yeux, morose, et lorsqu'il a jeté un furtif coup d'œil de détresse vers Tsunehito, il a vu que celui-ci le considérait avec une profonde désolation.
-Daddy, je t'aime, mais si tu fais cela alors, tu causeras notre perte. À Terukichi, à Kai, à Kyô, à moi, à tous les autres, Daddy. Tu ne peux pas le faire.
-Je suis désolé.
Cinq paires d'yeux se sont rivées intensément sur Yuu qui gardait la tête baissée. Il avait murmuré ces mots si bas qu'ils n'étaient pas certains d'avoir entendu.
-Je suis désolé, a répété Yuu un peu plus fort. Mais je vais accepter.
 


Ils n'ont pas répondu. En l'espace d'un instant, c'était comme si leurs corps s'étaient vidés d'une substance vitale pour les priver de toutes leurs forces. Devant leurs yeux, les projecteurs de la salle clignotaient et tournoyaient, mais ils ne semblaient pas même les voir. Ils avaient juste le regard dans le vague, vide.
Lentement, Tsunehito est venu saisir la main de Yuu et l'a serrée avec fermeté avant de s'incliner devant lui dans un signe de profonde reconnaissance. Yuu l'a regardé sans rien dire.
 

-D'accord, a fait une voix morne. Il y a plein d'autres endroits pour la prostitution, après tout.

Sono s'éloignait sans un regard en arrière, le pas martelant. Ses amis le suivirent du regard sans pour autant faire mine de le rejoindre.
Le vacarme retentissait et résonnait dans les esprits pourtant, c'est comme si subitement, un néant avait tout réduit au silence. Un silence que Terukichi a brisé d'une petite voix candide :
-Dis, Yuu, tu sais, je crois juste que Sono ne voulait pas partir loin de toi.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 



Terukichi s'est senti brutalement propulsé en arrière et il s'est étalé sur le sol, sonné.
-Mon Dieu, mais que fais-tu à courir comme un possédé dans les couloirs ?
Dans un rire nerveux, Yuki s'est penché et a tendu la main au garçon qui se laissa tirer, penaud.
-Je suis désolé, Monseigneur, bredouilla-t-il tandis que, le cœur battant, il passait sa main sous sa veste brodée de sequins et palpait ce qui s'y trouvait alors.
-Que caches-tu là-dessous ? s'enquit Yuki dans un sourire taquin.
-Rien, Monseigneur. Il s'agit d'un cadeau que vient de m'offrir mon meilleur ami. Je le garde précieusement caché sur moi.
-Oh, bien. Mais ce n'est pas une raison pour courir ainsi, tu sais. Que fais-tu ?
-Je suis désolé, Monseigneur. J'étais tellement heureux du présent de Kai que je voulais tout de suite en faire part à mes amis.
Yuki a penché la tête de côté dans un air d'étonnement qui, l'espace d'un instant, lui donna cet aspect quelque peu adolescent qui troubla Teru.
-Bien. Fais attention à toi, ne cours pas ainsi dans les escaliers. Si tu as un accident, Terukichi, tu ne pourras plus faire de numéros.
Le garçon a hoché la tête dans un sourire penaud et, délicatement, a saisi la main de Yuki pour y déposer ses lèvres. L'homme demeura pantois, incapable de parler.
-Je vous remercie, Monseigneur.
Et le garçon de courir à toute allure à travers les couloirs sans demander son reste.
-Terukichi, je t'ai de ne pas courir dans les escaliers !
Mais déjà Terukichi était loin et ne l'entendait plus.
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 


-Tu es rouge. Tu es tout essoufflé. Ne halète pas ainsi, c'est obscène.
Dans un rire moqueur, Sono s'est avancé vers Terukichi qui, épuisé d'avoir tant couru et encore envahi par le stress, se laissa glisser le long de la façade du château, à l'ombre.
-Alors ? Tu l'as eue ?
-J'ai failli me faire prendre. Je me suis heurté à Yuki dans les couloirs.
-Il s'est douté de quelque chose ?
-Je ne crois pas, répondit Teru en fermant les yeux. Je pense qu'il est naïf, tu sais.
-Tu as fait du bon boulot, Teru.
-C'est parce que ce boulot-là est le mien, idiot.

Terukichi s'est redressé dans un sourire fier et a tendu ses mains vers le soleil de fin d'après-midi qui caressait doucement son visage.
-Sono, ne lui confie pas ce genre de tâches. Si Terukichi a des ennuis à cause de toi, je ne te le pardonnerai pas.
Sur ces mots, Kai est venu prendre dans ses bras le garçon qui se laissa bercer avec délice.
-Les autres, ne restez pas en retrait. Vous n'avez pas envie de savoir ce qu'il y a dans cette lettre ?
-Depuis le début, c'est toi qui nous parles de ça, Sono. Mais qu'allons-nous faire de cette lettre ?
-Découvrir cette personne, Kyô. Celle que Yoshiki veut faire venir ici.
-Mais à quoi cela t'avancera de le savoir ? se mêla Toshiya qui avançait lentement sous le soleil, protégé par son ombrelle de dentelles noires.
-Cette personne à laquelle Kamijo et Yoshiki ont vaguement fait illusion cette fois où je les ai écoutés... Je veux savoir qui elle est. Comment peut bien être cette personne à laquelle Yoshiki semble tant tenir mais qui, comme l'a dit Kamijo, refuse de "revenir".
-J'en ai assez de tes délires, Sono, lâcha Kyô qui écrasait contre la paroi du bâtiment l'extrémité de sa cigarette. Moi, je m'en vais.
Sur ce, il a tourné les talons et fut vite suivi par Toshiya qui écrasait l'herbe sous ses petits pas précipités.
-Parce que tu penses que je ne ferai rien de cette lettre ?
Kyô s'est retourné. Devant lui, Sono avait ce sourire figé qui laissait froid dans le dos.
Balayant l'air de l'enveloppe qu'il tenait entre ses doigts, il a émis un long sifflement de fierté.
-Tu sais, Kyô, en ce monde, il existe des personnes qui seraient prêtes à tout pour préserver leurs secrets.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Mon Maître m'a envoyé t'apporter ceci.
Takeru n'a pas bougé. Devant les yeux d'Asagi, il était là comme une sentinelle de marbre qui lui tournait le dos, agenouillée sur le lit, et sans le voir Asagi devinait parfaitement que Takeru se perdait dans la contemplation mélancolique du paysage à travers la fenêtre. Étrangement, il avait revêtu ce péplum trop large qu'il portait le jour de son arrivée, et les bretelles du tissu blanc retombaient le long de ses épaules dénudées. Asagi s'est avancé d'un pas, le cœur battant, mais il s'arrêta avec l'impression étrange que le garçon désirait installer en eux une distance qu'il ne pouvait franchir. C'était l'aura que dégageait Takeru, alors. Celle du rejet des autres et de l'enfermement au creux de la solitude.
-Dis, Takeru...
-Vous savez, Monseigneur, je vous ai menti, une fois.
Il avait déclaré cela d'une voix si lasse qu'il semblait sur le point de s'effondrer de sommeil.
-Qu'est-ce que tu racontes ? a fait Asagi dans un rire nerveux.
-C'est la vérité, fit Takeru qui détachait lentement chaque syllabe. Moi, une fois, je vous ai dit que mes parents attendaient que vous me mangiez pour que le Roi Yoshiki leur envoie de l'argent.
-C'est vrai, bredouilla Asagi qui se sentit troublé au souvenir de cet aveu. Tu m'as dit ça.
-Ce n'était pas vrai, Monseigneur.
Dans un soupir éreinté, Asagi s'est approché du garçon et, lorsqu'il a passé son bras autour de ses épaules graciles, Takeru n'a opposé aucune résistance.
-Je suis nu sous ce tissu, vous savez.
-Ne dis pas de choses comme ça ! gronda Asagi, embarrassé. Concernant tes parents...
-Vous savez, c'était sans doute méchant de ma part de les accuser. Et indigne aussi. Moi, depuis toujours, si j'ai vendu mon corps, c'est parce que je le voulais. Mes parents n'étaient pas au courant. Moi, en ce temps-là... je leur disais que j'avais trouvé du travail chez un menuisier, et chaque jour je partais tôt le matin et rentrais tard le soir, mais en réalité, Monseigneur, vous savez, je passais mes journées dehors à attendre que des adultes aisés répondent à mes provocations.

Asagi a détourné les yeux comme si, à cet aveu, voir le visage sinistre de Takeru lui était devenu trop insupportable.
-Je voulais juste aider Papa et Maman, moi. Alors je racontais ces mensonges et puis, je leur donnais une partie de l'argent que je gagnais... Une partie seulement car si je leur avais tout donné, vous voyez, ça leur aurait paru trop pour le travail qu'ils me croyaient faire. Et puis, un jour, ma Maman est morte... En ce temps-là, j'ai décidé d'arrêter de travailler quelques temps pour ne pas laisser Papa tout seul à la maison... Vous comprenez, en réalité, Papa pleurait tellement que j'avais juste peur qu'il ne fasse une bêtise en mon absence. Moi, mon père, c'était tout ce que j'avais alors, j'ai arrêté de travailler, tant pis pour l'argent, me suis-je dit. Je me disais qu'avoir de l'argent ne me servirait à rien si je n'avais plus mon père. Parce qu'il était devenu ma seule sécurité en ce monde.
 


Sur le visage de profil que des mèches semblables à des rayons de soleil dissimulaient, les larmes coulaient, creusant leurs lits de rivières le long des joues pâles de Takeru.
-Un jour, mon Papa les a vues par accident. Les cicatrices.
-Les cicatrices ? a répété Asagi d'une voix étranglée.
-Oui. Il y a des cicatrices. Sur mon ventre et sur mes cuisses. Asagi, vous voulez les voir ?
-Non.
Takeru a hoché la tête avec assentiment comme si, depuis le début, la réponse lui avait paru évidente.
-Alors, Papa, comme ça, s'est affolé et a voulu me faire avouer d'où venaient ces cicatrices. Est-ce que j'aurais pu dire alors la vérité ? Je ne pense pas, dites, je ne pense pas que dire la vérité à ce moment-là aurait pu arranger les choses. Je ne voulais pas blesser mon père encore plus, je ne voulais pas qu'il me renie ni qu'il se sente coupable. J'ai dit, juste comme ça, que c'était mon patron qui me battait lorsque je faisais des bêtises. Ainsi, je n'ai pas eu à lui avouer que je tombais parfois sur des clients qui payaient pour me faire mal.

D'un geste tremblant, Asagi a fait glisser les bretelles le long des bras du garçon pour les remonter jusqu'à ses épaules. Takeru n'a pas bougé. Son regard voilé ne laissait déceler aucune expression.
-Dire que mes parents m'avaient vendu, c'était méchant et indigne, vraiment. C'est le Roi qui a écrit à mon père dans le but de m'acheter. C'est tout. Lorsque mon père m'en a parlé, j'ai accepté. Je crois pourtant qu'il a réellement essayé de me dissuader, vous savez. Il disait que si tel était mon souhait, si j'étais sûr de moi alors, il ne ferait rien pour m'empêcher de réaliser mes vœux, seulement je voyais bien qu'au fond de lui, ça le désespérait de voir son fils partir pour un autre homme, un autre pays, un autre monde. Mais nous avions tous deux à y gagner. Parce que le Roi Yoshiki le paie considérablement, mon père ne mènera plus jamais une vie de misère. Quant à moi, je suis ici dans ce château, et l'on me traite bien, même trop pour ce que je suis.

Pour la première fois, Takeru a bougé. Il a baissé la tête et Asagi a vu alors une larme venue s'écraser contre la main du garçon. Cette petite main fine à la peau laiteuse qui agrippait ses doigts au tissu pour calmer sa nervosité.
-Il y a juste une chose que je ne comprends pas, Asagi.
L'homme a dirigé sur lui un regard intense empli d'intrigue. Face à ce visage vide que Takeru rivait sans cesse vers la fenêtre, il a senti son cœur se serrer, douloureusement.
-Qu'y a-t-il, Takeru ?
Il a mis un temps avant de répondre comme si, l'espace d'un instant, d'autres pensées lui avaient fait totalement oublier le sujet de la conversation.
-Yoshiki, murmura-t-il lentement. J'ai été acheté par le Roi, non ? Lorsque je suis arrivé ici, j'ai bien sûr très vite compris que le Roi m'avait acheté pour vous... Car goûter à la cuisine française était votre rêve, n'est-ce pas ? J'étais votre cadeau d'anniversaire. Seulement, je m'étais trompé, parce que vous, Asagi, vous ne m'avez pas touché. D'ailleurs, aucun d'entre eux ne l'a fait. Alors, si personne ne semble vouloir profiter de mon corps, pour quelle raison le Roi a-t-il bien pu m'acheter ?

Et Asagi a compris, alors. Que la seule chose dont avait peur Takeru était de se voir renvoyé par Yoshiki qui, tôt ou tard, réaliserait avoir fait un achat totalement inutile. Telle était l'angoisse du garçon ; tout simplement être renvoyé chez lui parce qu'alors, il n'aurait servi à rien. Et qu'à cause de cela son père cesserait de gagner de l'argent et retrouverait sa misère.
La peur, dans les traits de Takeru, était lisible comme des ratures noires au milieu de pages blanches.
Les larmes avaient séché sur ses joues et le garçon semblait sur le point de s'effondrer d'épuisement.
-Parce que tu crois que tu n'existes que pour cela, Takeru ?

Ça ressemblait plus à un reproche qu'à une question, étrangement. Le garçon a détourné le regard, ses lèvres affaissées dans une moue maussade.
-Je suis venu t'apporter ce que mon Maître a reçu ce matin, et qui te revient.

Sur ces mots, Asagi s'est redressé et Takeru a écouté les claquements des talons qui s'éloignaient lentement avant de disparaître derrière la porte. À la fin, le garçon a baissé la tête vers le petit paquet ficelé qu'Asagi avait déposé sur le lit.
Il l'a ouvert, intrigué, et avec cette longue lettre dont Takeru aurait reconnu l'écriture entre mille, il y a trouvé la chevalière gravée au nom de son père.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 



 
 


-Qu'est-ce que ceci ?
Yuu a agrandi ses yeux dont les cieux immenses donnèrent l'impression troublante à Tsunehito d'y plonger sans plus jamais pouvoir en revenir. Pour pallier à ce malaise, il a baissé le regard sur l'enveloppe qu'il venait de remettre à l'homme.
-C'est de la part de mon Maître.
-Je le vois bien, cela, j'ai reconnu le sceau mais... Écoutez, si c'est de l'argent, je n'en veux pas.
-Non. Il s'agit-là d'une invitation.
-Une invitation ?
Dans son embarras mêlé de surprise, Yuu a décacheté l'enveloppe, et ses yeux longuement ont parcouru les lignes tracées d'une plume fine et délicate. Il a regardé intensément Tsunehito qui, en face de lui, semblait jubiler d'une satisfaction secrète.
-Qu'est-ce que cela signifie ?
-Vous l'avez bien lu, Monsieur. Durant toute la durée que prendront les travaux qui seront effectués dans votre bar, il est certain que vous perdrez votre emploi, et vos employés avec. C'est la raison pour laquelle Sa Majesté le Roi vous invite également à venir vivre dans son château pendant tout le temps des travaux.
-C'est complètement absurde, rit Yuu avec anxiété. Sauf votre respect, Monsieur, et celui de Sa Majesté le Roi, je ne comprends pas l'utilité de cette invitation. Bien que je perdrai provisoirement mon emploi durant tout ce temps, il est évident que je ne me trouve pas à la rue. Vous savez, j'ai une maison, moi aussi.
-Bien sûr, Monsieur, nous ne voulions pas vous offenser. Seulement, vos employés, eux, vous n'ignorez pas qu'ils continueront leur commerce habituel même durant toute la durée des travaux, n'est-ce pas ? Ce ne sont pas les endroits propices qui manquent.
-En effet, admit Yuu qui, à cette idée, fronça légèrement les sourcils. Mais où est le rapport quant au fait que je vienne au château ?
-Eh bien, il est évident que si vous, Monsieur, venez vivre dans ce château durant la durée des travaux, vos employés y seront également. Je veux dire, ils y vivront chaque jour plutôt que de ne s'y rendre que le week-end.
-Je vois. Et alors ?
-Et alors, Monsieur, il me semble que si vous n'êtes pas là, vos employés ne trouveront nul intérêt à rester dans ce château. Comme vous le savez déjà, ils ont l'intention de continuer leur travail ailleurs, parce que ce travail est le leur comme nul autre travail. Or, Monsieur, le Roi pense sans doute avec raison que si vous acceptez cette invitation, vos employés voudront rester au château également, pour ne pas vous quitter.
-Vous voulez dire que...
-C'est seulement pour les empêcher de recommencer. Vous comprenez ? S'ils restent au château, s'ils sont blanchis, nourris et logés gratuitement alors, où serait l'intérêt pour eux de continuer ?

L'espace d'un instant, Yuu a scruté profondément le visage de Tsunehito comme s'il cherchait à déceler un secret profondément gardé en lui. Il s'est demandé seulement quel genre de personne Tsunehito pouvait-il réellement être derrière ce visage qui semblait de cire. Ce visage aux grands yeux noirs et impressionnants qui donnaient le sentiment dérangeant qu'ils pouvaient tout lire en l'âme des autres.
-Le Roi sait à quel point vous tenez à eux.
Yuu a baissé la tête. Il a senti une boule acide se coincer dans sa gorge et a parcouru du regard la pièce bondée et enfumée comme pour y chercher un quelconque secours, en vain.
-Pourquoi est-ce que le Roi se soucie de ce que je ressens envers mes employés ? finit-il par dire d'une voix tremblante en rivant un regard de détresse sur son interlocuteur.
-Le Roi se soucie de vos employés. Pourquoi donc vous ignorerait-il, vous ?
-C'est foncièrement différent ! Mes employés... il les a embauchés, il les a voulus pour des numéros de divertissement hebdomadaires, mais moi, qu'est-ce que j'ai à voir dans cette affaire ?
-Parce que le Roi vous est reconnaissant de tout ce que vous avez fait pour ces hommes depuis le jour où vous les avez rencontrés.

Yuu n'a rien dit. Il écarquillait un regard brillant, un ciel bleu qui pleut, voilé de nuages gris, et a juste tourné le dos pour dissimuler l'émotion qu'il sentait déborder. Pourtant, même ainsi, il avait l'impression de sentir le regard aiguisé de Tsunehito percer son crâne pour venir y lire ses pensées.
-Parce que d'une manière ou d'une autre, vous vivez mal le fait d'être loin d'eux, n'est-ce pas ?
Il y a eu un silence. Un silence comme une chape de plomb qui écrasait tout le tumulte omniprésent dans les lieux. Yuu demeurait figé derrière son comptoir, le dos tourné à Tsunehito, et au bout d'un moment qui lui parut une éternité, Tsunehito crut que l'homme avait fini par entièrement oublier sa présence. Le majordome allait s'éloigner, laissant sur le comptoir un large pourboire à Yuu, avant qu'un son ne le retienne :
-Pour toujours...
Tsunehito est revenu vers lui, se penchant par-dessus le comptoir, intrigué.
-Excusez-moi ?
Yuu s'est retourné si vivement que l'homme a sursauté dans sa surprise. Et le regard que Yuu rivait sur lui alors, Tsunehito ne l'avait jamais vu. Il n'aurait même jamais pu le concevoir. C'était le regard intense du désespoir qui se mêle à l'amour et à la résignation. Un regard émouvant qui, en même temps, tordait le cœur d'une douleur indicible.
-Je vous en supplie, gardez-les pour toujours.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 


-Toshiya... Pourquoi est-ce que c'est toi qui es venu me chercher ?
-Je suis désolé, Yuu, mais le majordome est tombé malade alors, je me suis proposé pour venir à sa place. Et puis, j'ai toujours rêvé de monter dans un carrosse, de laisser toute ma confiance au cocher.
-Le majordome ? Tu veux dire, Tsunehito ?
-Oui. Il dit que c'est à cause d'Asagi qui vient manger dans les cuisines ; il laisse des microbes. Bien sûr, Tsunehito, il dit ça pour rire, hein, mais c'est vrai qu'Asagi vient souvent voler dans les cuisines.
-Asagi ?
-Oui. C'est l'adopté du Roi.
-L'adopté ? Tu veux dire qu'il est son fils ?
-Mais non, idiot. Il l'a adopté, c'est tout.
-Il est son fils adoptif, donc, soutint Yuu.
-Mais non. Tu ne comprends rien, toi.
Yuu s'est tu, choqué, et a montré ostensiblement sa bouderie en contemplant le paysage nocturne qui défilait à travers la fenêtre du carrosse.
-Enfin, Yuu, c'est comme si moi, j'étais ton fils. Tu comprends ?
-Je ne t'ai pas adopté, moi, bougonna Yuu sans lui jeter un regard.
-Mais si, Yuu. C'est ce que tu as fait. Avec nous tous.
Yuu a poussé un long soupir empreint de lassitude avant de changer de conversation :
-Tout de même, était-il utile que nous venions en pleine nuit ? Cela aurait pu attendre le matin. Enfin, je ne vais pas remettre en question les décisions du Roi...
-Non, Yuu. C'est pour les illuminations.
-Les illuminations ?
-Mais oui, Yuu. Tu sais, la cathédrale qu'il y a en ville... Elle est toujours sublimée de milliers d'illuminations en période de Noël. Eh bien, là, c'est pareil. Le château irradie de tant de lumières que le soleil paraîtrait bien pâle à côté de cette splendeur.
Yuu a haussé les épaules avec indifférence avant de s'étendre sur la banquette de cuir du carrosse dans un long soupir d'aise.
-Tout de même, je ne sais pas comment je pourrai réagir. Je n'ai pas ma place parmi les Nobles.
-Aurais-tu pu imaginer qu'un jour, des prostitués issus de la plus basse misère puissent avoir la leur ?


Au ton qu'avait pris Toshiya, Yuu a immédiatement regretté ses paroles. Il a deviné avec culpabilité qu'il avait pu froisser le jeune homme sans même l'avoir voulu.
-Si, Toshiya. Moi, j'aurais pu l'imaginer.
-Menteur. N'essaie pas de te rattraper si lamentablement.
-Je ne mens pas. Tu sais, Toshiya, si j'avais su qu'un jour une telle chose vous arriverait alors, j'aurais juste pensé que c'était ce que vous méritiez. Tu ne crois pas ?
-Je n'ai jamais rien fait de noble dans ma vie qui puisse me faire mériter de vivre parmi eux.
-Et qu'as-tu fait de si bas dans la vie pour mériter de vivre dans la misère ?
Toshiya n'a pas répondu. Il a fermé les yeux et a doucement appuyé l'extrémité de ses index contre ses paupières, exténué. Ses lèvres bleues s'étiraient en un sourire étrange qui ressemblait à une grimace.
Sur la banquette, l'homme semblait assoupi, pourtant son attention était en éveil, maintenue par les roulements du carrosse qui culbutait de temps à autre sur la route cabossée.
-De toute façon, Yuu, tu te trompes à mon sujet.

C'est comme ça, s'est dit Yuu. Il y aura toujours des secrets bien gardés qui ne nous empêcheront jamais d'aimer les gens.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

                                                                                    
-Daddy !
Un éclair noir et argenté a traversé la salle d'une trombe, et Yuu s'est vu assaillir par Sono qui, une fois l'homme emprisonné dans ses bras, ne le lâcha plus.
-Daddy, je suis si heureux que tu aies accepté de venir ! Si tu n'avais pas été là, je n'aurais jamais pu rester dans ce château, Daddy ! Tu ne sais pas ce qu'ils font !
-Sono, je t'en prie, ne te comporte pas ainsi en public. C'est très inconvenant, murmura Yuu en passant une main tendre dans les cheveux du jeune homme.
           Mais autour de lui Sono trépignait comme un enfant impatient.
-Yuu, il faut que tu m'écoutes ! Ces gens sont cruels ! Surtout lui, là ! Il n'a de cesse de me menacer !
Et Sono de pointer du doigt un homme aux longs cheveux flamboyants qui écarquilla des yeux indignés.
-Moi ?! s'écria Kamijo, en état de choc. Dis donc, petit effronté, il te cuira d'accuser à tort des innocents ! Tu ne manques pas de culot, toi qui n'as de cesse de nous provoquer !
-Je ne vous provoque pas, espèce de pauvre paranoïaque !
Cette fois, ce fut au tour de Yuu d'écarquiller des yeux outrés tandis que Kamijo s'avançait d'un pas martelant vers Sono qui le regardait s'approcher avec un sourire de satisfaction.
-Sono, excuse-toi immédiatement, balbutia Yuu qui devenait blême.
Mais le jeune homme se contentait passivement d'observer Kamijo qui s'approchait résolument.
Il y a eu un cri, un claquement sec, et sur la joue de Sono une brûlure vive s'est fait sentir. Yuu a porté ses mains à sa bouche, regardant avec un mélange d'indignation et respect cet homme en face de lui qui surplombait Sono de toute sa colère.
-Si tu n'es pas content d'être ici après ce que le Roi fait pour toi alors, tu peux toujours t'en aller.
Sa main posée sur sa joue, Sono a levé vers Kamijo un regard empli de noirceur et de défiance. Une amertume sans fond tordait ses lèvres en une grimace effrayante.
-Si je rapporte au Roi ce que vous venez de faire sur l'un de ses employés alors, il vous bannira.
-Vraiment ? fit Kamijo dans un rire ironique. Parce que tu penses que mon meilleur ami pourra croire un pauvre vaurien en ton genre ?
-Vous ferez moins le malin lorsque j'aurai raconté votre secret à tous vos "amis". Vous verrez s'ils le resteront longtemps après qu'ils sachent.        


                         Et la menace avait abattu sur Kamijo un silence forcé qui installa sur chacun d'eux une chape de profond malaise. Bientôt, ce silence pesant fut brisé par un rire qui retentissait depuis l'autre côté des murs. Soudain, une lourde porte rouge et or s'ouvrit pour laisser entrer le Roi, escorté de nombre de ses amis et qui, en voyant Yuu sur le seuil, s'illumina d'un sourire éclatant.
-Mon très cher ! Si vous saviez combien je suis heureux que vous ayez accepté mon invitation !
Et c'est tout naturellement, comme s'ils avaient été les meilleurs amis du monde, que Yoshiki vint prendre Yuu dans une étreinte passionnée, riant à gorge déployée.
Alors qu'il était passé juste devant eux, c'était comme s'il n'avait pas remarqué la présence de Sono et Kamijo qui ne cessaient d'échanger entre eux un regard glacé comme la mort.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
Quelques heures plus tôt.        

-Vas-y, te dis-je. Ce narcissique est confiné depuis une heure dans sa salle de bain privée. C'est le moment ou jamais.
-Dis, Sono, pourquoi est-ce que c'est toujours moi ?
-Tu l'as toi-même dit, non ? C'est ton boulot, Teru. Qui d'autre que toi ici est devenu un voleur aussi habile ?
-Mais, Sono, c'est différent. Avant, je le faisais pour vivre, tu sais. Quel intérêt à présent ai-je de continuer ? Sono, si je me fais prendre, j'en pâtirai trop lourdement. Je ne veux pas faire ça.
-Et tu le feras parce que c'est moi qui te le demande, Terukichi. Sache que dans la vie, il y a ceux qui commandent, et les autres qui obéissent. Est-ce que tu as compris ?
-Mais...
-Ne t'inquiète pas, Terukichi. Toi aussi, tu auras ta récompense.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Alors, tu l'as ?
-Oui. J'ai eu du mal, tu sais. Elle était cachée dans un tiroir fermé à clé. J'ai dû crocheter la serrure.
-Imbécile. Il se rendra vite compte de la supercherie. Pourquoi est-ce que tu es si stupide ?
-Mais non, Sono. Il y avait une bouteille de vin ainsi qu'un verre vides sur son bureau, tu sais.
-Je ne vois pas le rapport.
-Il y en a un, pourtant. Pourquoi penses-tu que j'ai mis autant de temps ? J'ai recopié cette lettre. Je l'ai recopiée, Sono, exactement comme elle l'était, avec son écriture, puis je l'ai froissée et mise à la corbeille. Ainsi, lorsqu'il reviendra dans sa chambre, il pensera que, sur un coup de colère et d'énervement, alors qu'il avait avalé une bouteille entière de vin, il aura lui-même froissé et jeté la lettre qu'il a écrite.
-Terukichi...
-Oui ?
-Pourquoi est-ce que tu es un tel génie ?
-Parce que c'est toi qui me l'as demandé, Sono.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Je suis désolé. Ce sont peut-être les mots que je répète le plus, et ceux que tu n'en peux plus d'entendre. Mais, Shinya, j'ai l'impression qu'en réalité, je suis voué à ne plus jamais obtenir ton pardon. Si c'est le cas alors, pourquoi continué-je de t'écrire ? C'est la question que tu te poses sans doute avec raison, et à laquelle je ne peux pas vraiment répondre. Tout ce que je sais, Shinya, est qu'au fond de moi, derrière ma conscience qui me dit d'abandonner, il y a cette voix qui, elle, me pousse à ne pas lâcher l'affaire. Parce que lâcher l'affaire, Shinya, reviendrait à te lâcher, toi. Je sais ce que tu penses. Je ne suis qu'un égoïste. Un hypocrite. Tu penses aussi peut-être que j'agis ainsi simplement pour me défaire du poids de ma culpabilité. Et cela est sans doute vrai, puisque depuis ce jour, Shinya, depuis ce que j'ai fait il y a dix-sept ans, je n'ai jamais cessé de me sentir coupable. Alors je réécris cette lettre, Shinya, cette lettre que j'avais déjà écrite et que, dans mon enivrement inconsidéré, j'ai déchirée et jetée. À présent, le pouvoir du vin qui coulait dans mes veines s'en est allé et c'est avec la plus nette lucidité que je t'écris ces lignes pourtant enfiévrées. Shinya, je te le redemande encore une fois et je te le redemanderai toujours : veux-tu revenir au château ? Je ne te le demande pas de la part du Roi, mais je te le demande pour lui, tu sais. Pour lui, et peut-être aussi pour moi. D'une certaine manière, Shinya, tu me manques. Est-ce que c'est si difficile à concevoir pour tes yeux que la rancœur a aveuglés ? Je ne te reproche pas d'éprouver cette rancœur à mon égard. Je sais bien qu'à ta place, je n'aurais pas eu la noblesse de le pardonner. Mais toi, Shinya, est-ce qu'il te convient de mener une vie que tu n'as pas choisie ? Une vie que, par la force des choses, tu as été amené à vivre à cause de moi, et simplement de moi ? Si je n'avais pas fait cela il y a dix-sept ans, Shinya, tu serais encore parmi nous. Et tu n'aurais jamais connu le malheur. Je sais ce que tu vas dire ; tu n'aurais pas eu ton fils non plus. Et sans doute qu'avoir ton fils est pour toi la chose la plus merveilleuse qu'il pouvait t'arriver. Alors, dans ce cas Shinya, par-delà ta rancœur et ton chagrin, pourquoi ne me témoignerais-tu pas un peu de reconnaissance ? Non pas que je pense la mériter, Shinya, mais si tu venais à éprouver de tels sentiments alors, peut-être serait-il plus simple pour toi de revenir. Ton fils est avec nous, Shinya. Asagi, dont je t'ai déjà parlé, lui a remis hier la chevalière que tu lui as envoyée. Cette chevalière avec laquelle je t'ai toujours connu. Celle que Yoshiki t'avait offerte. Et peut-être, dans le fond, celle qui est un peu la cause de ce que j'ai eu la bassesse de faire il y a déjà si longtemps. Si tu revenais, Shinya, je te fais la promesse de ne jamais parler du passé. Je te fais la promesse aussi que jamais je ne pourrais réitérer l'erreur que j'ai commise jadis. Bien sûr, ces promesses ne te servent peut-être à rien. Je suppose que depuis toutes ces années, tes sentiments ont bien changé... les miens aussi. Je ne suis plus le même, Shinya. Je n'ai plus le même cœur et par conséquent, il ne se dirige plus vers la même personne. En réalité, je devrais dire que mon cœur ne s'est jamais plus dirigé vers quiconque après cela. Dans le fond, Shinya, je crois bien que j'ai totalement perdu mon cœur. Ce n'est pas grave. Ça ne le serait pas si je pouvais te retrouver, toi. Je ne suis pas le seul à qui tu manques, et ton fils t'attend. Il pense ne jamais te revoir ; ne le laisse pas seul avec de telles pensées, Shinya. Même si nous nous montrons gentils avec lui, même si le Roi est attentionné et le traite bien, il n'y a rien pour Takeru qui compte plus que toi, Shinya. N'est-ce pas toi qui me l'avais demandé ce jour-là, pourtant ? Tu m'as demandé de sauver ton fils, Shinya. Tu me l'as demandé avec cette voix qui semblait sur le point de disparaître dans le néant. Je pensais que tu allais craquer et te mettre à pleurer sans plus pouvoir t'arrêter. Je ne sais pas ce que j'aurais fait alors. Et tout comme toi j'avais peur que ton fils ne revienne et nous surprenne ensemble. Moi, le noble, et toi, le misérable qui n'en est pas un. Bien sûr, ton fils ne se doutera jamais de la vérité tant que tu ne la lui avoueras pas. Mais même si tu lui mens depuis tout ce temps, Shinya, je sais que sauver ton fils est la chose que tu souhaites plus que tout au monde. Mais dans le fond, peux-tu penser sincèrement que vivre loin de toi, même dans le plus vaste et somptueux des châteaux, même parmi les personnes et les compagnies les plus plaisantes, pourra sauver ton fils ?
Je ne le crois pas, Shinya. D'une certaine manière, c'est toi qui le connais si bien qui sauras toujours mieux que quiconque comment le sauver.
Ainsi j'achève ma lettre, Shinya. Elle ressemble à du chantage, elle ressemble à du sentimentalisme et de la manipulation mais au moins, elle exprime ce que je pense et ressens.
Tu devrais revenir. Même pour toi, Shinya. Ne pense pas qu'il est trop tard. Ne pense pas qu'ici rien ni personne ne t'accueillera avec chaleur. Ne pense pas que rien ni personne ne t'attend. Ne pense pas que tu n'as pas là ta place.
Parce que depuis le début, Shinya, cette place était avant tout la tienne.                                                                                                
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 

 
 
 
 
 

-Qu'est-ce que c'est que ce regard assassin ?
Dans un sourire goguenard, Sono a dévisagé cet homme qui se trouvait à quelques centimètres de lui seulement.
-Ne me touche pas ainsi, a craché l'autre dans un sifflement de mépris.
-Je récupère dans ta poche ce qui est mon dû. Y a-t-il un problème ?
Après les avoir comptés un par un, Sono a enfoui les billets dans le revers de sa chemise et a marché d'un pas lent au milieu de l'étroite pièce envahie d'un vieux relent de tabac. Il s'est affalé sur le lit dans un sourire de provocation qui laissa l'homme de marbre.
-Tu n'aimes pas que l'on te touche ?
-Sache, pauvre garçon, qu'un jour ton insolence te mènera plus bas que terre.
-Ne te moque pas de moi, rétorqua Sono avec un flagrant mépris. Il me semble que tu n'es pas dans le bon endroit pour te permettre de jouer les saintes-n'y-touche. Pour commencer, cela ne va pas du tout avec ton visage de satyre. De plus, très cher ami, sache que les prostitués sont là pour toucher et être touchés.
-Je ne suis pas venu dans ce bordel pour toi, espèce de garce !

Dans un élan de rage, Jin envoya balader d'un violent coup de pied la poubelle emplie de boîtes de préservatifs vides et de vieux mégots qui vint s'étaler aux pieds de Sono. Celui-ci a relevé des yeux noirs vers lui, immobile.
-Excuse-moi. J'avais oublié que tu es frustré de ne pas voir ton petit Riku. Oh, n'est-ce pas triste, mon pauvre Jin ? Ton favori est en train de jouer avec un autre client en ce moment. Quel dommage ! Il n'est pas disponible pour être ta marionnette. Mais tu sais, je peux te consoler si tu es à ce point en manque...

Sur ces mots, Sono se redressa et vint se poster face à Jin qui baissait vers lui des yeux glacés. Leurs lèvres à quelques millimètres les unes des autres, ils se dévisageaient avec intensité, l'un sardonique, l'autre renfermé.
-Je peux te donner bien plus de plaisir que tu n'en connaîtras en une vie, murmura Sono à son oreille.
  Lentement, Jin sentit une main moite venir caresser sa cuisse avant de remonter lentement jusqu'à son entrejambe, caressant à travers le tissu. Et au creux de son oreille, le souffle de Sono le chatouillait.
-Là, tu sais, ce que je peux faire avec ça...
Mais il n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'il sentit une subite douleur plier son ventre en deux et Sono a été propulsé en arrière, s'étalant de tout son long sur le sol. Dans sa chute, son épaule avait heurté le lit de bois et il a poussé un cri de douleur.
-Sale chien. Tu me le paieras pour ce que tu as fait, je te jure que tu...
-Qui est le chien, ici ?! hurlait Jin avec des yeux exorbités de haine. Ne prends pas tes grands airs, n'ose pas me regarder de haut car depuis toujours, tu n'as été qu'un chien en chaleur qui a vécu dans la bassesse ! Tu n'es pas même un être humain ! Tout ce dont tu es capable, misérable, est de faire du chantage dans le but de soutirer de l'argent aux autres ! Parce que tu ne sais rien faire d'autre ! Toi, depuis le début, tu n'as toujours été bon que pour le crime et la souillure ! Mais vas-y, continue à me faire des menaces et à me demander de l'argent ! Je te le donnerai toujours avec grand plaisir ! Et tu sais pourquoi ?! Parce que plus je t'en donne, plus tu en dépends, et plus tu t'abaisses, plus je te méprise, et plus je peux te regarder de haut ! Un jour, Sono, tu seras plus bas que terre et ainsi, plus personne ne te verra, plus personne ne fera attention à toi, et l'on te marchera dessus sans même jamais s'en rendre compte, voilà ce qu'il se passera !

Sono s'est appuyé sur ses coudes et a levé tant bien que mal la tête vers Jin que la rage décomposait.
-Comment... toi... a-t-il articulé, haletant.
D'un pas menaçant, Jin est venu s'agenouiller face à lui et l'a forcé à redresser le buste en le tirant par une poignée de cheveux. L'humiliation et la douleur humidifiaient les yeux de Sono qui mordait ses lèvres pour se retenir de crier.
-Qu'est-ce que tu allais dire, parasite ? Parle, je t'écoute.
-Comment... Comment est-ce que tu oses parler d'honneur et dénigrer ce que nous sommes ?!
Et son poing est venu cogner le visage de Jin qui lâcha prise, des filets de sang dégouttant de son nez.
-Espèce d'enfoiré...
-Comment est-ce que tu oses dire ça ?! Comment est-ce que tu peux avoir le droit d'incriminer et rabaisser à ce point les prostitués ?! Toi qui as toujours tout eu pour vivre sans soucis, est-ce que tu penses pouvoir comprendre et juger ce que nous sommes ?! Toi, ne me fais pas rire en parlant d'honneur, parce que si les prostitués vendent leurs corps pour de l'argent alors toi, sale noble, tu donnes de l'argent pour avoir des corps ! Qui est le plus méprisable dans tout cela ?!
-Parce que tu penses que tes cris et tes larmes vont me faire changer d'avis sur toi, pauvre vermine ?! Tu m'amuses, sais-tu, parce que si tu le voulais, toi, tu pourrais vivre d'une autre manière ! Mais ne vends-tu pas ton corps tout simplement parce que cela est ton plaisir, toi qui es si lubrique et vulgaire ?! N'ose pas parler comme si tu étais en droit d'obtenir la moindre considération des autres !
-Je ne te parlais pas de moi !

Sono haletait. Il s'est laissé cogner contre le mur, essoufflé, et a porté une main crispée à son cœur comme si les battements trop rapides de ceux-ci étaient devenus douloureux. Affalé par terre, Jin a levé vers lui un regard qui mélangeait le mépris à l'intrigue.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Riku...
Sono a baissé la tête. Il a fermé les yeux et grimaçait, comme tordu par une réelle douleur intérieure qu'il ne pouvait calmer. Derrière les mèches argentées de ses cheveux, son front suait.
-Riku... Il n'est pas comme moi, lui. Je t'interdis de mettre tous les prostitués dans le même sac. Lui... Riku, il n'est pas une vulgaire catin. Alors je t'interdis de penser de lui ce que tu penses de moi.
-Pauvre imbécile.
Sono a relevé les yeux et a vu Jin qui, s'étant redressé, semblait lui hurler toute sa haine. Pourtant, bien que son visage était défiguré par les expressions de ses plus mauvais sentiments, c'est d'un ton ferme mais posé qu'il répondit :
-C'est toi, et seulement toi que je méprise en tant que personne. Mais sache, petit arrogant de bas niveau, que jamais, au grand jamais, l'estime que j'ai pour Riku ne se dégradera jusqu'à ton niveau.

   Derrière les mèches de Sono qui dissimulaient ses yeux baissés, des larmes ont commencé à apparaître sans qu'il ne sache vraiment pourquoi. Il s'est dit que c'était peut-être la douleur dans sa poitrine, peut-être la frustration d'avoir été humilié mais aussi, lorsqu'il a pensé à Riku, il s'est dit qu'il aimerait bien le voir, à cet instant.
-Sache, Sono, que ton chantage affectif est basé sur un fait qui n'est pas prouvé. Autrement dit, tu t'abaisses encore plus à gagner de l'argent sur ce qui n'est qu'un mensonge.
Sono n'a pas répondu. Il lui semblait étrangement que la voix de Jin lui parvenait de très loin tandis qu'il pouvait même sentir le souffle de l'homme.
-Parce que, contrairement à ce que tu es si fier de croire en me menaçant de le répéter au Roi, Sono, moi, je n'ai jamais couché avec Riku.

Et lorsque Jin a tourné les talons, lorsqu'il s'est éloigné d'un pas sec et précipité, lorsqu'il a refermé la porte de la chambre derrière lui dans un grincement aigu, Sono a mis longtemps, longtemps avant de se rendre compte qu'il était seul.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Kyô.
Des petits bruits de pas étouffés dans l'herbe se sont fait entendre sous le ciel nocturne et, en se retournant, Kyô a reconnu sous le halo de la pleine lune le visage de Kai qui le suivait avec panique.
-Qu'est-ce que tu fais ? a chuchoté Kyô qui avait peur de se faire entendre.   
-Mais, rien, a marmonné le jeune homme d'un air déconfit. Mais c'est toi, Kyô, qui devrais me dire ce que tu fais. Où vas-tu ainsi en pleine nuit et les bras chargés ?
-Va-t'en, Kai.
-Ne me dis pas que tu t'échappes ! s'exclama le garçon qui, dans un élan de panique, agrippa vivement la manche de son ami.
-Lâche-moi, grinça celui-ci en se détachant. Es-tu idiot pour ainsi crier ? Si tu me fais repérer, je ne te le pardonnerai pas. Et puis, je ne m'échappe pas. Tu dis cela comme si j'étais un prisonnier... Je m'en vais seulement.
-Mais Kyô, où penses-tu aller ?
-Chez moi, Kai. Tu connais un autre endroit où aller ?
-Mais, Kyô, je pensais que dès à présent, chez toi était dans ce château.
-Comment est-ce que tu peux penser une chose pareille ?
Kai n'a pas répondu. Parce que le regard que Kyô plantait en lui à ce moment-là paraissait si froid et amer qu'il a préféré couper sa respiration plutôt que de se risquer à prononcer une nouvelle parole.
Il a baissé la tête, abattu, et a écouté les pas de Kyô qui s'éloignaient avec discrétion et rapidité dans la nuit.
Derrière lui, les lumières du château scintillaient de mille feux comme autant de promesses d'un avenir radieux. Kai l'a observé longuement, les yeux embrumés d'un voile de mélancolie, et puis dans sa tête l'image de la silhouette de Kyô s'effaçant dans la nuit le hantait.
Le halo de la lune a fait scintiller une larme translucide coulant sur sa joue. Kai a fermé les yeux, le cœur battant.


 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Kyô.
L'homme à nouveau s'est retourné et a dévisagé avec un parfait saisissement le jeune homme qui lui faisait face.
-À la fin, dis-moi qu'est-ce que tu veux !
-Je veux venir avec toi, Kyô.
-Pardon ?
"Pardon ?". La voix de Kyô a résonné dans la nuit, emplissant l'atmosphère d'un relent de malaise.
Kai a dégluti.
-Je suis désolé, Kyô. Est-ce que je peux venir avec toi ?
-Qu'est-ce que tu racontes ? Va-t'en. Tu n'es pas sérieux.
Il lui a tourné le dos et s'est éloigné, d'un pas plus rapide et nerveux, cette fois. Mais Kai n'a pas lâché l'affaire, et c'est d'un geste empli de détresse qu'il posa une main sur son épaule.
-Je suis sérieux, Kyô ! Je ne veux pas que tu partes !
-Ne décide pas de ce que je fais, abruti, grinça l'homme sans lui jeter un regard.
-Non, Kyô, je ne décide pas, et si tu veux partir, bien que je n'en comprenne pas la raison, alors je ne t'en empêcherai pas. C'est la raison pour laquelle je veux te suivre.
-N'agis pas sur un coup de tête. Tu ne sais pas quelle chance tu gâches en agissant ainsi. Une telle opportunité, Kai, tu penses que cela se reproduira pour quelqu'un comme toi ?
Et Kai s'est demandé ce que voulait dire "quelqu'un comme toi" aux yeux de Kyô qui ne les posait même pas sur lui.
-Mais Kyô, dit-il d'une voix tremblante, toi aussi, tu es en train de gâcher cette chance.
-Tu te trompes. Je n'ai rien à gagner à rester là-bas.
-Mais pourquoi ? Et ton frère, Kyô ?! Ne me dis pas que tu vas laisser Toshiya seul là-bas !
-Mon frère n'a pas besoin de moi pour vivre dans ce château. Tu ne vois pas comme il est heureux depuis qu'il vit là-bas ?
-Alors pourquoi est-ce que, toi, tu pars ?
-Je ne le sens pas. Cet endroit, tout ce luxe, tous ces gens qui semblent trop parfaits, je ne supporte pas l'ambiance qui en découle. Je me sens oppressé. Là-bas n'est pas ma place, Kai, tu connais mes origines. Je ne serai jamais comme eux.
-Comment peux-tu dire ça, Kyô ? Te déprécier ainsi, n'as-tu pas honte ? Cela signifie que tu devrais penser la même chose de ton frère !
Pour la première fois, Kyô s'est immobilisé et, dans l'obscurité, Kai a su deviner la profondeur des sentiments qui se lisaient dans ses yeux. Pour ne plus voir ces yeux encore plus sombres que la nuit, Kai a baissé la tête, morose.
-Toshiya a Miyavi pour le soutenir. Il ne sera jamais seul, jamais.
-Alors, tu veux dire que tu es seul, Kyô ?
Kai avait marmonné ces mots si bassement que son ami ne fut pas très certain d'avoir entendu. Il a relevé la tête et, cette fois, son visage laissait transparaître une colère sans fond qui déstabilisa Kyô, sur le coup.
-Cela veut dire que pour toi, tes amis ne comptent pas ? Cela veut dire qu'à tes yeux, Kyô, nous ne sommes rien ?
Kyô l'a considéré un moment, l'air grave, avant de lâcher un rire nerveux.
-Ne confonds pas tout. Tu es ridicule.
À nouveau il a tourné les talons, attendant avec anxiété le moment où son ami le rattraperait à nouveau. Mais il n'en fut rien. Kai demeurait debout au milieu de l'étendue d'herbe, immobile, et le regardait s'éloigner sans rien dire.
Le silence était tel dans la nuit que nulle vie, même animale, ne semblait courir en ces lieux.
-Moi, Kyô, je veux te protéger de ta solitude.
Au début rien, rien d'autre que le vide total lui répondit, et le sentiment écrasant de n'avoir rien pu faire.
Kai s'est laissé choir à genoux, abattu. Par-delà le silence pesant, des bruits de pas qui se rapprochaient de plus en plus.
-Si tu veux venir alors, ce n'est qu'à une seule condition.
Kai a levé le visage et alors, Kyô a vu qu'il pleurait. Pourtant, il n'a laissé transparaître aucun sentiment. À la place de cela il a tendu un de ses bras chargés sous les yeux du jeune homme.
-Aide-moi à porter mes affaires.
Kai s'est redressé sans un mot. Lentement, il a saisi le sac que Kyô lui tendait et, une fois qu'il fut dans sa main, il l'a laissé s'affaler sur le sol et alors, Kai est venu étreindre Kyô de ses bras.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Dis, tu penses que lorsque le Roi s'apercevra de notre fuite, il nous fera capturer et assassiner ?
-Ne dis pas de bêtises. Yoshiki n'est pas ainsi.
-Tu dis cela comme s'il était ton meilleur ami. Si tu lui fais tant confiance, je ne comprends vraiment pas pourquoi tu es parti.
-Parce que c'est en moi que je n'ai pas confiance.
Kai n'a rien dit. Il a continué à marcher, ignorant du mieux qu'il le pouvait alors les douleurs qui tiraillaient ses bras, la faim qui creusait son ventre. Doucement, il haletait. Combien d'heures cela faisait-il qu'ils marchaient déjà ? Il n'en savait rien. Après qu'ils fussent partis tous les deux, l'aube avait tardé à se lever et pourtant, déjà, le soleil était bas dans le ciel qui se teintait d'un magnifique rouge orangé.
-Kyô, tu m'héberges chez toi ?
-Quoi ?
-S'il te plaît. Je ne peux pas retourner chez Yuu.
-Tu ne le peux pas ? Tu veux dire que Yuu t'interdit de retourner chez lui en son absence ? Je ne te crois pas.
-Bien sûr que non, Yuu ne ferait jamais une chose pareille. Mais d'habitude, tu sais, lorsque je suis chez Yuu eh bien... Yuu est présent également. Mais lui, il est au château. Alors cette fois, je serai seul. C'est pourquoi je voudrais venir chez toi. Pour ne pas être seul.
-Tu n'as pas le sentiment d'être un boulet, quelquefois ?
Kai a arrondi de grands yeux brillants sur Kyô qui dut se faire force pour réprimer un rire.
-Si, Kyô. Je me sens souvent ainsi, je crois.
-Si tu savais depuis le début que tu aurais peur seul chez Yuu alors, pourquoi es-tu venu alors même que tu n'étais pas certain que j'allais accepter de t'héberger ?
-Parce que j'en étais justement certain, Kyô, répondit Kai avec le plus grand sérieux.
-Petit effronté, va.
-Même si tu n'avais pas accepté, je n'aurais pas regretté d'être venu, tu sais.

Et c'est au moment où le clocher d'une église retentit au lointain que Kai réalisa quelque chose.
-Kyô ! Nous sommes arrivés en ville !
-Cela fait un moment. Idiot, ne rêve pas en chemin !
-Je me demandais pour combien de temps nous en avions encore, mais nous voilà pour ainsi dire arrivés ! jubilait Kai en levant les yeux au ciel, un sourire rayonnant de joie sublimant ses lèvres.
-Je n'y crois pas...
-Et dis, Kyô...
-Que veux-tu encore ?
-Est-ce que tu le connais, toi ?
-Qui donc ? s'étonna son ami en le fixant d'un air éberlué.
-Mais cet homme, Kyô.
Et Kyô a étréci des yeux intrigués comme Kai baissait les siens sur le sol d'un air tendu.
-Je pensais que tu l'avais vu. Il y a un homme qui nous suit depuis tout à l'heure.
 


Avec un serrement au cœur, Kyô a jeté un furtif coup d'œil en arrière. Et c'est alors qu'il l'a vu. Cet homme maigre et décharné qui ne les quittait pas des yeux. Un peu comme s'ils étaient son seul repère.

 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 

-Que ce soit clair. Si c'est de l'argent que vous voulez, nous n'en avons pas pour vous.
Kai et Kyô avaient été enfin arrivés chez ce dernier et n'avaient pas même eu le temps de prendre leur repos bien mérité que, quelques minutes plus tard, des coups se faisaient entendre contre la lourde porte de bois. C'est Kyô qui était venu ouvrir, et il n'a manifesté aucune surprise lorsqu'il a reconnu sur le seuil cet homme bronzé, maigre et dégoulinant de sueur qui les avait suivis. Un vrai mendiant, s'était dit Kyô. Le genre à faire n'importe quoi pour une pièce dans le seul but de manger le pain qui lui permettra de ne pas encore mourir.
Pourtant, lorsque cet homme entrouvrit ses lèvres pulpeuses, Kyô fut frappé par sa voix claire et posée.
-Je suis désolé. Je ne viens pas vous demander de l'argent.
Kyô l'a considéré de haut en bas d'un œil méfiant, si bien que l'homme se sentit fortement mal à l'aise et croisa les bras contre sa poitrine. À travers le débardeur blanc qui le recouvrait, Kyô pouvait presque deviner les côtes qui saillaient.
-Je vois. Alors c'est lui, que vous voulez ?
Et d'un geste évasif de la main il a désigné Kai qui demeurait prostré contre le mur à l'arrière. L'inconnu face à Kyô a écarquillé des yeux interdits tandis que Kai sentait les battements de son cœur cogner avec panique contre sa poitrine serrée.
-Bien sûr que non, a balbutié l'inconnu qui ne savait plus où se mettre.
-Il est évident que de toute façon, cela était hors de question, ricana Kyô. Que voulez-vous, à la fin ? Êtes-vous un pervers ? Vous pensez que nous n'avions pas remarqué que vous nous suiviez ?
En entendant ces mots, le visage hâlé de l'homme pâlit subitement et ses lèvres tremblèrent sur des mots qui avaient du mal à sortir.
-Je suis désolé. Je ne savais plus quoi faire.
-Quoi faire pour quoi ? râla Kyô. Écoutez, si vous osez une seule fois tenter de nous causer des ennuis alors, je ne donne plus très cher de votre peau dont il ne reste déjà pas grand-chose.

Sur ces mots, Kyô s'est avancé d'un air menaçant vers l'homme et le saisit violemment par le col, approchant son visage à une distance infime du sien pour mieux lui transmettre son regard empli de mépris. L'homme semblait tétanisé et incapable de se défendre.
-Laisse-le. Tu ne vois pas qu'il a l'air innocent ?
Kai s'était avancé et, d'un geste apaisant, posa sa main sur l'épaule de Kyô qui relâcha l'homme non sans un dernier regard noir à son égard.
-Je suis désolé pour le comportement de mon ami, Monsieur. Ne lui en voulez pas, il est nerveux, nous sommes fatigués. Y a-t-il quelque chose que nous puissions faire pour vous aider ?
L'homme a jeté un furtif coup d'œil angoissé vers Kyô qui, déjà, tournait le dos et s'éloignait sans demander son reste, puis il a vaguement hoché la tête vers Kai dans un sourire timide.
-Je sais que je fais peine à voir mais... vous savez, j'ai de l'argent.
Là-dessus, il souleva sans transition son débardeur sous les yeux ahuris de Kai, mais celui-ci n'eut pas le temps de fuir qu'il vit alors un bandage qui barrait la poitrine frêle de l'individu. Il s'est demandé quel genre de blessure pouvait bien se trouver derrière ce bandage, mais il n'a pas tardé à comprendre la vérité une fois que, de sous le tissu bien serré, l'homme extirpa une liasse de billets qu'il tendit au garçon.
-Je vous en supplie. Je n'ai nulle part où aller.
Kai n'a pas eu le temps de répondre, trop occupé à se demander quel genre d'homme pouvait bien cacher tant d'argent derrière un faux bandage et des aspects de mendiant, quand subitement une tape sur l'épaule le fit se pencher en avant. Kai a levé les yeux vers Kyô qui se tenait à côté de lui, souriant radieusement à l'adresse de l'inconnu.
-Vous auriez pu le dire plus tôt, très cher.


 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je suis désolé de vous avoir effrayés.
-Il n'y a pas de souci. À bien y regarder, si l'on vous enlève ces vêtements encrassés et ces cheveux gras et embroussaillés, vous avez plutôt un beau visage.
L'homme attablé en face de Kyô a rougi, mal à l'aise.
-Kyô ! Ne dis pas ce genre de choses si familièrement ! Et puis ça n'a absolument aucun rapport !
-Quoi ?
-Ce n'est pas parce que l'on est beau que l'on n'est pas dangereux ! Cet homme-là malgré tout -sauf votre respect, Monsieur- aurait pu être un satyre !
-C'est pourtant toi qui as dit qu'il avait l'air innocent, commenta Kyô.
-Je ne le disais pas parce qu'il est beau !
-Enfin, Kai, tu ne vas pas oser me nier qu'il est beau ?!
-Ce n'est pas du tout ce que je dis ! Seulement que cela n'avait rien à voir avec le fait que...
-Excusez-moi, mais si vous pouviez changer de sujet...
Kai et Kyô se sont figés en même temps, rivant l'homme en face d'eux avec stupeur comme s'ils réalisaient seulement sa présence. Le pauvre individu semblait perdu.
-Eh, vous, a raillé Kyô en allumant une cigarette au coin de ses lèvres. Je ne voudrais pas vous faire de peine mais, plutôt que de boire de la bière, ne feriez-vous pas mieux d'aller prendre un bain ?
Kai poussait un long soupir exaspéré tandis que l'homme se levait en sursaut, si bien qu'il manqua renverser son verre.
-Je suis désolé. Je peux vraiment utiliser votre salle de bains ?
-Dites, si l'on vous héberge, ce n'est pas pour vous laisser puer et crever sans rien faire, non ? Vous trouverez tout ce dont vous aurez besoin dans les tiroirs de la commode à votre droite.
L'homme l'a remercié d'un vague sourire gêné et s'est éloigné précipitamment, comme pour fuir son propre malaise.

-Je ne te savais pas si éhonté, Kyô.
-Tu plaisantes. Je veux juste le taquiner.
-Oh, vraiment.
-Qu'est-ce que c'est que cette mine rabougrie ?
-Je ne sais pas. Tu es tombé amoureux de lui, ou quelque chose dans le genre ?
          Kyô fut si étonné que, durant un instant, il en oublia la cigarette qu'il avait dans la bouche, si bien que la cendre s'accumulant finit par s'écraser sur la table.
-Que m'inventes-tu là, Kai ?
-D'habitude, lorsque l'on taquine quelqu'un, c'est un peu parce que l'on est amoureux de lui.
Le rire de Kyô fut si subit et hilare que Kai se sentit affreusement ridicule, sur le coup.
-Non mais, tu rêves. Si je devais tomber amoureux de tous les hommes que je trouve beaux alors, j'en aurais déjà perdu la raison depuis bien longtemps.
-Alors, pourquoi est-ce que tu le taquines ? bougonna Kai qui se sentait légèrement vexé.
-Je ne sais pas. J'ai un peu envie de tester ses réactions. Tu ne le trouves pas étrange, toi ?
-Pas vraiment, fit Kai dans une moue songeuse.
-Il l'est, pourtant. Est-ce que tu as vu tout cet argent qu'il cachait sous son bandage ? Tu trouves ce comportement net, toi ? À coup sûr, il a volé cela quelque part et est tellement paniqué à l'idée de se faire attraper qu'il est désespérément venu demander l'hospitalité à des inconnus pour se cacher. Regarde-le, Kai. Il semble n'avoir rien mangé depuis dix jours et porte des vêtements maculés et déchirés. Un pauvre, même après des semaines de mendicité, ça ne collecte jamais autant d'argent. Cette quantité d'argent cache des intentions et un passé des plus douteux. Un vagabond comme lui qui essaie de se faire passer pour un riche... Comme si j'allais tomber dans le piège.
-Et s'il était au contraire un riche qui se fait passer pour un pauvre ?

Kyô n'a pas répondu. Les yeux levés au plafond, il a lentement recraché la fumée en de fins sillons ondoyants avec suavité. Arrachant la cigarette de ses lèvres, il l'a écrasée contre le cendrier et, les coudes appuyés sur la table, a tourné son visage dépité sur Kai.
-Que me chantes-tu là ?
-Mais, tu ne penses pas que cela puisse être vrai ? bougonna le garçon qui perdait de son assurance. Après tout, cet homme me semble bien trop honnête pour avoir volé de l'argent... Dis, Kyô, après tout, nous ne savons rien de lui. Les vicissitudes de la vie peuvent amener à agir de manière insolite parfois, et peut-être que cet homme est vraiment riche.
-Ne déconne pas, petite tête, soupira Kyô en passant une main amicale dans les cheveux du jeune homme. À ton avis, quel riche au monde serait prêt à mettre de côté sa fierté mal placée et à se rabaisser au point de se faire passer pour un mendiant plus crédible que crédible ?
-Kyô, semonça gentiment Kai dans une moue réprobatrice. Ne me dis pas que tu crois encore que tous les riches sont des pourris bourrés de narcissisme jusqu'à la moelle ? Ne les mets pas tous dans le même sac, s'il te plaît ! Riches ou pauvres, les humains ont un cœur et...
-Tu es mignon.

Kyô avait dit cela d'un ton profondément las, pourtant il dirigeait sur Kai ce sourire mêlant tristesse et tendresse qui décontenança le jeune homme.
-Kyô, qu'est-ce que tu...
-Mais tu es naïf.
Kai s'est tu a baissé des yeux vagues sur le verre posé devant lui sans sembler le voir. Un fœtus de sourire trônait au coin de ses lèvres sans jamais sembler vouloir se décider à naître.
-Pauvre de toi.
Et Kai a vu Kyô qui se penchait pour délicatement le prendre dans ses bras. Il s'est laissé attirer dans son étreinte, le visage enfoui au creux de son cou, et n'a pas réagi lorsqu'il a senti les mains de Kyô parcourir lentement ses cheveux d'un noir corbeau.
-Les plus forts que toi te dévoreront si tu restes si ingénu et confiant, Kai. Et les plus forts que toi, en ce monde, ce sont les riches.
Kai a simplement hoché la tête, cachant au fond de lui l'amertume qui le rongeait.
Kyô a passé un index sous son menton, forçant par-là même le garçon à redresser le visage, et ce sont des yeux brillants qu'il a agrandis sur son ami. Et quelque chose au fond du regard de Kyô lui donnait ce sentiment insoutenable d'irréversibilité.
-Je suis désolé, Kai. Mais je l'aurais fait sans hésitation non plus si j'avais été à leur place. Te dévorer.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 

-Qu'est-ce que vous faites ?
Kai s'est figé, haletant, les yeux exorbités sur l'inconnu qui venait de sortir de la salle de bain. Sur le coup, Kyô fut tant surpris de sa beauté que la propreté et la fraîcheur avaient magnifiée qu'il ne put que rester inerte sans rien dire.
-Quelque chose ne va pas ? s'enquit l'homme d'un air soucieux.
Kai secoua frénétiquement la tête, les lèvres serrées, avant de s'enfuir à toute allure à travers le couloir pour venir se barricader dans une pièce sous les yeux ahuris de l'individu.
-Je crois que votre ami ne se sent pas très bien, fit l'inconnu, penaud, comme il arrivait dans le salon.
   Devant lui, Kyô a émis un sourire empreint de mystère avant de se relever et lentement, venir marcher jusqu'à son hôte qui se figea à son approche. Leurs lèvres se frôlaient presque, et dans les yeux de Kyô brillait une lueur de malice indéchiffrable.
-Vous savez, lui, il est peut-être pur comme un agneau mais moi, je ne suis pas toujours un exemple d'honnêteté. Si vous voulez savoir, Monsieur, je suis un homme qui a le cœur sur la main. Et un démon à la place du cœur. Est-ce que ça vous va vraiment de rester dormir chez moi tandis que vous avez sur vous autant d'argent ?
La partie était gagnée. Déjà, Kyô étirait sur ses lèvres un sourire sardonique criant victoire. L'homme a baissé la tête, impuissant. Et les pas de Kyô s'éloignaient, traînant avec lenteur sur le parquet de bois, avant qu'une voix basse ne l'arrête.
-De toute façon, cet argent n'a jamais été le mien.

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