Merry-go-Wound -chapitre quinzième

Juliet

-Tu as vraiment fait ça ? s'exclama Yuki qui éclata aussitôt d'un rire irrépressible.

Confus, Teru baissa les yeux. Serrant nerveusement ses doigts autour de la cape de soie bleue ornée de fils d'argent que lui avait offerte Yoshiki, il a effectué sur ses lèvres une moue triste qui semblait arrondir son visage. Alors que sous lui, il sentait les roues du carrosse tourner à vive allure, il fut pris subitement d'un haut le cœur lorsque le véhicule se secoua dans un cassis, et il plaqua sa main sur sa bouche, grimaçant de dégoût. Yuki s'est précipité, présentant un mouchoir sous le nez du garçon qui leva vers lui des yeux brillants.
-Est-ce que tu vas bien ? s'enquit Yuki, soucieux.
-Je suis désolé. Subitement, j'ai tout senti remonter en moi... Ne t'inquiète pas, je ne vais pas mourir. J'ai encore du mal à m'habituer aux secousses du carrosse.
-Bien, j'ai cru que tu étais malade, fit Yuki dans un soupir de soulagement. Tu peux garder mon mouchoir, au cas où.
-Tu rigoles, il est trop joli pour servir à ça. Tiens-le. Tu sais, Yuki, je n'ai pas fait exprès.
-Bien sûr que non, tu n'as pas fait exprès. Tout le monde peut se sentir mal sur une route un peu trop secouée, rit l'homme en se rasseyant sur la banquette en face de lui.
-Ah, non... Je parlais de ça. Tu sais, lorsque j'ai annoncé devant tout le monde que Miyavi est amoureux de Toshiya... Je n'ai pas vraiment voulu ça. Du moins, je l'ai voulu en pensant bien faire, ; mais il semblerait toutefois que je n'ai fait que transformer le désordre ambiant en chaos total. Je me demande si Miyavi me le pardonnera un jour...
-Ce que je peux te dire est que moi, cela me fait bien rire, commenta Yuki qui repartit dans son hilarité de plus belle.
Teru leva sur lui un visage si accablé que l'homme se tut aussitôt.
-Ne dis pas cela... Je crois que j'ai mis tout le monde en colère.
-Pourquoi ? Comme tu l'as dit, tu n'as que voulu bien faire, et je pense que tu as eu raison. Ah, ces hommes... Ils se battaient comme des gosses dans une cour d'école primaire, tu ne trouves pas ? Finalement, toi qui sembles si jeune, tu as été le plus mature d'entre tous. Il eût été sans doute plus simple que dès le début, Miyavi avoue son amour à Toshiya plutôt que de le lui cacher et de piquer des colères sans que personne ne comprenne pourquoi... Je pense que Toshiya a dû souffrir de cette situation aussi. Qui ne souffrirait pas en étant sans cesse grondé et rabaissé par celui que l'on considère comme un ami sans raison apparente ?
-Mais, je ne pense pas que le fait que Miyavi soit amoureux de Toshiya puisse excuser la manière dont il l'a traité. Je comprends sa jalousie, malgré tout, je ne peux pas la pardonner. Lorsque Kyô disait qu'il valait mieux pour Toshiya que celui-ci soit aveugle, alors je pense qu'il avait raison. À la place de Toshiya, je n'aurais pas pu avoir confiance en un homme qui prétend m'aimer et ose pourtant me parler avec tant de mépris. J'aurais été tiraillé entre cet amour et cette maltraitance psychologique sans savoir que faire... Fuir ou bien subir.
-Pour cette raison, Kyô ne voulait pas que Miyavi devienne l'amant de Toshiya. Ciel... Comment un homme peut-il aimer autant son frère ?
-Parce que c'est son frère, justement, avança naïvement Teru en ouvrant des yeux éberlués sur Yuki tant la réponse lui semblait évidente.
Yuki l'a dévisagé un instant, pensif, avant d'émettre un léger rire.
-Les liens du sang sont bien peu comparés aux liens du cœur. Je pense avant tout qu'au contraire, si Toshiya est le frère de Kyô, c'est parce que Kyô l'aime à ce point.
-Tu veux dire que Kyô n'est pas son vrai frère ?
-Ils le sont. Ce que je veux dire est qu'avoir seulement du sang en commun ne signifie pas que l'on puisse forcément s'aimer... Grâce au ciel, tous deux ont eu la chance d'avoir ce lien du cœur en plus de leur lien du sang. Il ne faut pas en vouloir à Kyô s'il semble un peu trop protecteur ; ils sont liés l'un à l'autre corps et âme, tu comprends. Je pense que si un malheur arrivait à Toshiya, alors ce serait Kyô qui en souffrirait le plus.
-Comment est-ce que tu peux ressentir ce genre de choses ?
Teru avait prononcé ces mots d'un ton triste qu'il n'avait pas voulu, et Yuki a senti son cœur se serrer face à ce visage enfantin dont les yeux se voilaient de morosité.
-Terukichi... prononça doucement Yuki. Est-ce que tu...
-Moi, je n'ai pas ce cœur-là. Si tu sembles comprendre si parfaitement que Kyô aime Toshiya plus que sa propre vie, alors c'est que tu es comme lui, pas vrai ? Tu as ce cœur-là aussi... Un cœur immense dans une poitrine si fine qui peut contenir le monde entier, ton monde à toi, le cœur d'un homme qui préfèrerait souffrir lui-même pour l'éternité plutôt que de voir ceux qu'il aime souffrir à la place...
-Teru, regarde-moi.
Mais Teru demeurait de profil, le regard rivé sur le paysage qui défilait à travers la vitre du carrosse, et a essuyé d'un revers de manche la larme qui coulait clandestinement sur sa joue.
-Tant de personnes semblent être comme toi dans ce château... Et à commencer par Yoshiki qui nous a tous recueillis chez lui sans rien nous demander en retour que de cesser de vivre dans l'indignité. Finalement, alors que nous croyions tous au début que vous ne feriez que profiter de nous et nous mépriser, en réalité, vous nous avez traités comme des humains. Mieux que ça, même ; je ne sais pas ce que c'est. Une telle philosophie semble incroyable, tout droit tirée d'un conte de fées... Dans le fond, Yuu est comme ça aussi, et bien que je ne doute pas qu'il aurait désiré nous offrir la même vie que celle que nous menons à présent, lui n'en avait pas les moyens. Je pense qu'il s'en est voulu... Vraiment, je crois que Yuu a beaucoup souffert de notre situation, bien plus qu'il ne voulait en laisser paraître. Pourquoi est-ce que je n'ai rien vu, dites ? Alors que nous aurions pu avec une meilleure volonté nous tirer de là, nous n'avons rien fait et ne nous sommes pas souciés de ce que pouvait ressentir Yuu qui faisait tant pour nous. Son amour n'était-il pas évident ? Ah... Je n'arrive pas à me comprendre. Je n'arrive pas à vous comprendre non plus, tous autant que vous êtes. Tu sais, Yuki... Avant de commencer à vivre dans ce château, jamais je n'aurais pu imaginer que les hommes pouvaient avoir un cœur si pur... Depuis le début, je voyais tous les êtres humains comme de viles créatures souillées par le mal mais en réalité, c'était moi qui étais souillé pour ne voir que le mal partout...

-Il était partout, Terukichi. Le mal que tu voyais n'était pas qu'une illusion. Il existait bel et bien. Ce mal...  Ce n'est pas un être, une chose ou un concept en soi, le mal n'est que ce que l'on nous inflige directement ou non contre notre gré et qui, parce qu'il n'est pas fait pour nous, parce qu'il n'est pas fait pour l'humain, ne peut que nous faire souffrir...
 

Terukichi n'a rien dit. Il a jeté un regard furtif sur Yuki pour aussitôt le rediriger sur le paysage, pensif. Il n'a pas même réagi lorsqu'il a senti l'homme venir s'asseoir à ses côtés. Tout simplement, comme si ce geste était le plus naturel du monde, Yuki a passé son bras autour des épaules du garçon et l'a doucement attiré contre lui. Sa tête reposant sur sa poitrine, Terukichi a fermé les yeux dans un soupir de fatigue.
-Où allons-nous encore, Yuki ? M'emmènes-tu voir les colombes ?

Le garçon releva la tête, présentant un visage interrogateur dont les grands yeux ronds et brillants lui donnaient l'air ahuri, ce qui fit doucement rire Yuki qui passa une main dans les cheveux argentés de Teru.
-Les colombes ne sont plus là-bas. Elles ont été relâchées, comme je te l'avais dit. Tu vois, elles sont parties dès le début de l'automne... Et toi, tu es resté.

Teru a fait la moue, un peu déçu, un peu honteux aussi, et il s'est collé un peu plus fermement contre Yuki, enfouissant son visage au creux de son cou.
-Je suis désolé pour ne pas t'avoir cru, la dernière fois. Lorsque tu m'avais dit que je ne partirais pas du château en automne, je pensais seulement que tu essayais d'apaiser ma colère... Mais en réalité, il semblerait que ni le Roi ni personne n'ait encore l'intention de nous faire partir.
-Pourquoi le voudrait-on, idiot ?
-Mais parce que nous sommes étrangers, ici. Je veux dire... Nous ne sommes pas à notre place.
-Alors, c'est cela que tu penses, Terukichi, murmura Yuki comme il caressait pensivement la chevelure du garçon. Toi... Est-ce que tu t'imagines que la place d'un être humain au cœur tendre comme toi puisse vraiment être dans ces bas quartiers où règnent décadence et crimes ?
-Mais c'est ainsi que j'ai toujours pensé, Yuki. Du moins... Bien que c'est ce que ma raison m'a toujours dit, puisque c'est ainsi que l'on m'a élevé, malgré tout mon cœur n'a jamais pu réellement se sentir à sa place... Sans doute que je me sentais comme un poisson hors de l'eau, Yuki, mais après tout, je n'avais rien connu d'autre. Ce que j'avais connu, je l'avais oublié, et puis je n'étais pas le seul, tu sais, ils étaient tous dans mon cas, je pensais seulement que c'était le hasard, le destin, je me disais que c'était normal, que je ne méritais pas mieux, et que je n'étais pas censé souffrir d'être ce pour quoi j'étais fait. Malgré tout, tu as raison... Alors même qu'un démon en moi me pousse à continuer, là-bas non plus, je ne me sentais pas à ma place.
-Alors, Terukichi, peux-tu imaginer où puisse être ta place ? Celle qui t'aidera à t'épanouir, te rendra heureux et t'offrira un sentiment de sécurité ? Est-ce que tu as la moindre idée de ce que c'est ? s'enquit Yuki qui sentait une émotion irrépressible tordre son cœur.
-Tu sais, Yuki... Parce que tu es en train de m'en parler, j'ai l'impression de savoir où est ma place. Du moins, je le sais juste maintenant...
-Que veux-tu dire par "juste maintenant" ? s'enquit l'homme en haussant des sourcils curieux.
-Je veux dire que c'est un endroit auquel je ne pense que maintenant, mais auquel je ne penserai déjà plus bientôt... Là, tout de suite, il me semble que je peux avoir trouvé où pourrait être ma place. Mais bientôt, ce sentiment partira car alors, même si maintenant ce sentiment me semble réel, il n'aura été qu'une illusion.
-Qu'est-ce que tu racontes, idiot ? fit Yuki dans un rire nerveux. De quoi est-ce que tu parles ? Si tu penses à un endroit dans lequel tu te sens à ta place, pourquoi ne le serait-il pas tout le temps ?
Terukichi a levé vers lui de grands yeux brillant d'innocence, mais d'inquiétude aussi.
-Eh bien... Tu ne te moqueras pas, si je te le dis ?
-Bien sûr que je me moquerai, fit Yuki sur le ton de l'évidence.
Teru s'est subitement redressé, offrant une mine furibonde à l'homme qui dut se retenir d'éclater de rire.
-Ne me pose pas de question, si tu sais que tu te moqueras ! gronda le garçon, vexé.
-C'est justement pour m'amuser un peu que je te le demande.
-Ce que tu es méchant ! Je ne vais pas te le dire, alors !
Sur ces mots, Teru s'échappa de l'étreinte de Yuki et s'éloigna de lui, rabattant ses genoux contre sa poitrine et appuyant son crâne contre la vitre, boudeur.
-Comment est-ce que tu peux être si irascible et si naïf, à ton âge ? Teru, si je te pose cette question, c'est avec le plus grand sérieux.
Terukichi n'a pas répondu et s'est recroquevillé un peu plus, cachant son visage dans l'ombre de ses bras, amer.
-Ne m'ignore pas si ostensiblement. Dis, Teru, je veux réellement le savoir, tu sais.

Le garçon a relevé la tête et l'a considéré timidement, et il s'est senti hésiter lourdement lorsqu'il a vu le bras de Yuki se tendre comme une invitation à revenir auprès de lui. Il fallut peu de temps pour que son cœur flanche et que Teru, résigné, ne vienne à nouveau se blottir au creux de l'homme qui sourit. Il s'est remis à passer délicieusement ses doigts dans la chevelure d'argent, découvrant une nuque blanche et fine.
-Tu me le promets, alors ? Que tu ne te moqueras pas.

Pour toute réponse, Yuki s'est penché et a déposé un pieux baiser au creux de sa nuque. Fermant les yeux, Terukichi goûta silencieusement à la douceur de ce contact éphémère et se laissa glisser le long de la poitrine de Yuki pour venir reposer sa tête sur ses genoux dans un soupir d'aise.
Ce n'est qu'au bout de quelques instants, apaisé par les caresses lentes et incessantes de Yuki, qu'il a murmuré du bout des lèvres :
-Ce sentiment de bonheur et de sécurité dont tu me parles, Yuki... J'ai l'impression de le ressentir lorsque je suis dans tes bras.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Sous le vent d'automne, un corps tremble légèrement, assis contre la façade de pierres.  Un coup d'œil sur la gauche, inquisiteur mais hésitant aussi, puis un regard qui se détourne, voilé de brume. Le corps se recroqueville un peu plus, cherchant à se réchauffer. À côté de lui, un autre corps s'éloigne à peine, peut-être pour fuir l'embarras qui plane sur tous les deux depuis le début. Le premier pousse un léger soupir, ses yeux mornes rivés sur les brins d'herbes se balançant au gré du vent, puis il ferme les paupières pour se laisser simplement bercer par la présence à côté de lui.
-Je suis désolé, a fait la voix de Miyavi, à peine audible.
-Désolé ? a répété Toshiya d'un ton las.
Miyavi a tourné la tête vers lui, mais son ami ne le voyait pas, trop occupé à laisser vagabonder ses pensées dans la contemplation des brins d'herbe affolés.
-Pour tout ce que je t'ai dit de mal, Toshiya. Je suis désolé. Je ne peux pas prétendre que je ne voulais pas te faire de peine. J'ai fait exprès de te dire tout cela.
-Quelle importance est-ce que ça a, maintenant ? Tu sais, Miyavi, je viens de me rendre compte que je ne t'en veux même pas. Même si tes mots m'ont blessé... Tu voulais seulement me faire réagir avec cette méchanceté. Je t'ai détesté à cause de cela, mais je réalise maintenant que j'avais tort depuis le début. Atsuaki, tu sais... Il me disait des choses qu'il ne pensait pas, et il ne disait pas ce qu'il pensait. Je l'ai aimé comme cela. J'ai été trompé, mais encore une fois, c'est ma faute d'avoir été aussi naïf. Ou plutôt, de m'être forcé à l'être... De toute façon, tu as raison ; je suis une catin.
-Toshiya, je ne pense aucun mal de toi, fit Miyavi dont la voix tremblait. Depuis le début, bien plus que la colère ou le mépris, c'était la jalousie qui animait ma méchanceté...
-Peut-être. Ça ne change rien au fait que tu as raison, de toute façon.
-Toshiya, tu n'es pas une catin.
-Et comment est-ce que tu appelles quelqu'un qui couche à tort et à travers en échange d'argent ? rétorqua l'homme avec amertume.
Miyavi s'est tu, ou plutôt, il a marqué un silence. Un silence comme de ceux qui suivent ces longues symphonies qui engendrent la mélancolie comme la mélancolie a créé les symphonies. Il a dirigé un regard lourd de sens sur Toshiya mais celui-ci ne le regardait pas et semblait déjà parti loin dans ses songes.
-Je me fiche de ton attitude, Toshiya. Ceux qui ne voient qu'elle, ceux qui ne voient que ce que tu montres à l'extérieur penseront que tu es une catin. Mais avant de te connaître de la sorte, moi, j'ai eu la chance de pouvoir te connaître en tant qu'homme. Parce que je suis ton ami, Toshiya, je connais ton cœur, du moins j'en sais tout ce que tu as bien voulu m'en dévoiler depuis ces nombreuses années que nous nous connaissons. Et ce que je sais est que tu n'as pas le cœur d'une catin, Toshiya. Parce que ce genre de coeur-là, il n'existe pas.

Pour la première fois, Toshiya a tourné son attention sur Miyavi, et un sourire pâle de reconnaissance mêlée de douleur s'est étiré sur ses lèvres délicates.
-Tu n'es pas obligé de me consoler. Je ne suis pas triste, tu sais.
-Je veux simplement te dire la vérité, Toshiya.
Pour toute réponse, Toshiya ne put s'empêcher de rire. Miyavi a tourné vers lui un visage défait.
-Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? fit-il avec affliction.
-Rien. Tu veux simplement dire la vérité, c'est cela qui me fait rire.
-Je ne vois pas pourquoi, se défendit l'homme d'un air bougon.
-Disons que tu veux dire certaines vérités, Miyavi. Pas toutes.

Sur ces mots, Toshiya s'est lentement laissé glisser le long du mur pour venir reposer sa tête contre l'épaule de Miyavi. Celui-ci est demeuré muet durant un instant, ses idées tournant à mille à l'heure comme les rouages d'une machine folle, avant qu'il ne comprenne le sens des paroles de Toshiya.
-Je suis désolé... de n'avoir pas pu te le dire. C'est une chose pour laquelle je n'ai jamais pu trouver le courage. Il a fallu que Teru s'en charge à ma place, ne suis-je pas pitoyable ? Même à présent que tu le sais, ces mots n'arrivent pas à franchir mes lèvres. Dans le fond, c'est comme si j'avais peur de tout briser... Je suis désolé. Je crois qu'il me faudra du temps avant de te le faire entendre de ma propre voix.

Toshiya a laissé échapper un petit rire. Il y avait de la lassitude, mais un semblant de tendresse aussi qui ressemblait à la tendresse d'un adulte face à un enfant un peu perdu.
-Que veux-tu que ça me fasse ? Depuis toujours, nous avons vécu côte à côte en tant qu'amis, et ta simple présence suffisait à me rendre heureux et me rassurer. Est-ce que tu penses que ça fera une différence pour moi ? Depuis tout ce temps, Miyavi, n'ai-je pas su vivre sans comme si de rien n'était ?
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit l'homme dont le cœur se serra subitement et diffusa une douleur sourde le long de sa poitrine.
Toshiya s'est mis à rire à nouveau. Mais il y avait quelque chose de plus profond dans son rire, quelque chose qui semblait être enfoui au fond de Toshiya depuis longtemps et qui ressortait enfin. Quelque chose qui ressemblait à du soulagement.
-Que j'ai toujours eu la force de vivre sans que tu ne me dises que tu m'aimes de cet amour-là. Alors, Miyavi... Même si tu ne me le dis jamais, puisque je sais maintenant ce que tu ressens, tu crois que j'ai besoin de cela ? Dès le début, j'ai été bien plus fort que ça.
-Tu veux dire...
-Mais quand même, tu aurais dû me le dire beaucoup plus tôt. Au final, Miyavi, je t'en veux. C'est malgré moi si je t'en veux, tu le sais, je ne veux pas puisqu'en même temps, je me sens infiniment reconnaissant, mais je me sens tiraillé... Je t'en veux de m'aimer alors que tu ne me l'as jamais dit... Non, je t'en veux de ne me l'avoir jamais dit alors que tu m'aimais.

La voix de Toshiya tremblait. Hésitant, Miyavi l'a délicatement saisi par les épaules et l'a forcé à relever le visage pour soutenir son regard éprouvé. Une larme creusait son lit sur chaque joue de Toshiya qui a baissé les yeux, honteux.
-Je t'en supplie, ne pleure pas. Toshiya, qu'est-ce que tu veux dire ? Ne me dis pas que...
-Tu crois que j'aurais pu tromper ma solitude auprès d'Atsuaki si j'avais su dès le début que tu voulais me rendre heureux ?
Là-dessus, Toshiya s'est sauvagement défait de l'emprise de Miyavi et s'est éloigné de lui. Les épaules convulsées de sanglots, il a resserré ses doigts autour d'une poignée de brins d'herbe qu'il arracha avec nervosité.
-Pourquoi est-ce que tu es aussi idiot, dis ? C'était si difficile que cela ? À moi, ton meilleur ami ? Quel problème y a-t-il à dire "je t'aime", hein ? De quoi est-ce que tu avais peur ? Tu es trop fier ?
-C'est parce que nous n'avons toujours été que des meilleurs amis que je n'ai jamais pu te le dire, Toshiya. Jamais une seule fois tu ne m'as laissé penser que toi aussi, tu aurais voulu... J'étais certain de tout gâcher en faisant cela. Nous qui étions si bien ensemble, je ne voulais pas t'infliger un malaise qui eût ruiné notre relation. Je ne voulais pas ça, Toshiya, je préférais de loin t'aimer en silence, mais lorsque j'ai su pour Atsuaki, je me suis mis à regretter... Je ne supportais plus de t'aimer en silence, maintenant ; mon amour, je voulais le hurler à pleins poumons pour t'ouvrir les yeux et enfin te faire réagir mais je ne pouvais pas... Je ne voulais pas... Encore une fois, j'avais bien trop peur de ne réussir qu'à tout saboter entre nous. Et tu semblais tant l'aimer ! Qu'est-ce que je pouvais faire, moi ? J'avais beau essayer de me raisonner, me dire que ce n'était pas l'attitude à avoir pour te faire comprendre mes sentiments, mais je n'ai rien pu trouver d'autre que la colère et la provocation comme moyens de défense ! Toshiya, je t'en voulais, tu sais ! Je t'en voulais non seulement de n'avoir rien vu durant toutes ces années mais en plus, je t'en voulais d'aimer et de te confier à un homme qui ne faisait que se servir de toi de manière évidente sans que tu ne remarques rien ! Toshiya, l'amour t'avait rendu aveugle ! Mais peut-être que dans le fond, c'est ta cécité qui t'a rendu amoureux.
-Alors pourquoi à ce moment-là ne m'avoir pas dit la vérité plutôt que de me traiter comme un criminel ?! Tu crois que j'avais besoin de tes blâmes ? Tu crois que j'avais besoin que tu me descendes ?! Tu crois que je n'avais pas assez honte de moi comme ça ?! Comment est-ce que je pouvais deviner que tu m'aimes, ainsi ?! Moi, durant tout ce temps, j'ai cru avoir perdu ton amitié, Miyavi ! J'ai vécu ces jours avec la certitude que la personne qui compte le plus pour moi me méprisait !

Miyavi est resté inerte, retenant son souffle, à observer ce visage noyé de larmes sur lequel se collaient des mèches de cheveux et coulaient des traces de maquillage noir, un visage désespéré et méconnaissable qui semblait lui crier toute sa haine, sa rancœur et sa détresse. Dans un long soupir exténué, Miyavi  s'est lentement massé le front comme pour chasser toutes les mauvaises pensées qui grouillaient derrière.
-Puisque tu me reproches de ne t'avoir rien dit, Toshiya, alors pourquoi ne m'as-tu pas simplement avoué plus tôt que toi, tu m'aimais ? Si j'ai été fautif de ne pas faire le premier pas alors, tu l'es aussi.
-Espèce d'arrogant ! Je n'ai pas dit que je t'aimais !
-C'est pourtant exactement ce que tu laisses entendre !
-Mais je n'ai pas plus que toi envie de le dire !
-Pourquoi ?
-Parce que cela ne sert à rien !
-Si ça ne sert à rien alors, je ne dois pas le faire non plus !
-Bien sûr que tu dois le faire, Miyavi !
-Pourquoi moi et pas toi, petit insolent ?
Toshiya n'a rien dit. À ce moment-là, son visage s'est transmué pour devenir l'expression même d'une tristesse sans nom et il s'est emmuré dans le silence, recroquevillé sur lui-même.
-Ne crois pas que je vais prendre pitié d'un homme qui prend des airs affectés comme cela, cracha Miyavi.
-Tu es content, Miyavi ? Tu n'es pas obligé de me le dire. Je viens de réaliser que ça ne changerait rien. De toute façon, je t'ai toujours aimé sans jamais que tu ne me le dises, et je n'ai pas besoin de cela juste maintenant pour continuer à t'aimer. Alors, ne fais pas cet effort pour moi. Parce que même si tu étais sincère, Miyavi, moi, je n'arrive pas à te croire.
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 


-Pourquoi est-ce que tu ne me crois pas ?
En entendant ces mots, Kyô a dirigé un regard noir sur Kai. C'était peut-être la centième fois depuis qu'ils étaient partis que le jeune homme avait droit à ces reproches tacites. Kai a soupiré avant de clamer d'un ton exaspéré :
-Quand même, je ne vois pas pourquoi.
-Regarde la route et tais-toi, plutôt que de m'assommer avec tes bêtises, gronda Kyô. À rouler si nerveusement, tu vas nous faire avoir un accident.
-Je suis nerveux parce que tu refuses de me croire !
-Je n'ai pas dit que je ne te croyais pas !
-Bien sûr que si !
-J'ai dit que ton histoire était à dormir debout !
-Cela revient exactement au même !
-Pourquoi est-ce que je te croirais, Kai ?! C'est de Teru que tu me parles !
-Tu dois me croire tout simplement parce que je ne te mens jamais et de plus, je ne vois pas en quoi le fait que ce soit Teru... Il est mon meilleur ami. La nuit dernière, Terukichi est venu me rejoindre dans ma chambre en pleurant.
-Avait-il une raison de pleurer, cet idiot ?
-Comment est-ce que tu peux à ce point manquer de cœur ? se lamenta Kai.
-N'a-t-il pas lui-même choisi son mode de vie ? N'est-il pas le premier fautif pour ce qui lui arrive ? Plutôt que de venir se plaindre auprès de ceux qui ne peuvent rien pour lui, alors il devrait changer son comportement si celui-ci ne lui convient pas.
-Terukichi ne peut pas arrêter... Il n'a jamais rien connu d'autre, Kyô.
-Nous sommes tous dans le même cas que lui, mais depuis que nous sommes arrivés dans ce château, nous avons tous arrêté de sacrifier notre honneur, puisque nous n'en avons plus besoin. Même si nous ne resterons pas éternellement là-bas... Tant que l'on peut se passer de nous vendre, nous ne le faisons pas.
-C'est parce que Teru sait qu'il partira un jour ou l'autre du château qu'il ne veut pas arrêter de travailler... Tu ne comprends pas.
-Qu'est-ce que je n'arrive pas à comprendre ? Quel est votre problème, à vous tous ?! Pourquoi est-ce que Teru fait ce qu'il n'est pas obligé de faire si ça le fait souffrir ? Est-ce qu'il prend un malin plaisir à se torturer ainsi ? Est-ce qu'il pense de cette manière pouvoir s'attirer la compassion des autres ? Ça me dégoûte. Ce gamin n'est qu'un égoïste. A-t-il seulement pensé à ce que peut ressentir Yuu ? Ici, il est celui qui doit le plus souffrir d'entre nous et pourtant, il est le seul à ne jamais se plaindre. Pourquoi est-ce que des gens comme Teru doivent exposer leurs faiblesses devant Yuu ? Est-ce que c'est l'attitude à avoir auprès de quelqu'un qui a tout sacrifié pour nous ? Au moins pour Yuu, Teru doit arrêter parce que tant que Teru souffrira, Yuu souffrira aussi.
-Mais, Kyô...
La suite des paroles de Kai s'est envolée dans l'atmosphère, et le jeune homme a poussé un long soupir résigné. Kyô a rivé un regard inquisiteur sur lui, intrigué.
-Abandonne, murmura Kai dont les yeux vagues semblaient ne plus suivre la route.
-Je veux savoir ce que tu allais dire.
-Pourquoi ? Tu ne veux même pas comprendre.
-Je le veux. C'est seulement que je suis en colère. Si tu as quelque chose à me dire qui puisse le disculper, alors fais-le.
-C'est justement parce que Yuu semble moins malheureux que Teru continue à travailler.
Kai lui a jeté un coup d'œil furtif avant de reporter son attention sur sa conduite. Kyô observait intensément ce visage de profil, comme s'il cherchait à y déceler un sens à ces paroles, lorsqu'il vit un sourire mystérieux s'étirer sur le coin des lèvres de Kai.
-Pourquoi est-ce que tu ris, imbécile ?
-Parce que cela me fait tout drôle de diriger un carrosse. Avec toi à mes côtés, j'ai un peu l'impression d'être un prince.
-Et moi, je suis quoi ? La princesse ? cracha Kyô dans un semblant de colère.
Kai éclata d'un rire enjoué qui eut le don d'énerver un peu plus l'homme à ses côtés.
-De toute façon, ce ne sont pas les princes qui servent de cocher, renchérit Kyô. Où est-ce que tu as appris à diriger un cheval, toi ?
-Tsunehito. Il m'apprend. En échange d'un peu d'argent qu'il accepte avec modestie, il m'enseigne l'art de diriger un carrosse et de monter à cheval. Il s'y prend la nuit, car le jour, j'aurais trop honte que l'on me voie ; je suis encore un novice.
-Pourquoi est-ce que je dois fréquenter des gens pareils ? marmonna Kyô, grincheux.
-Je ne vois pas quelle honte il y a à aimer l'équitation, se défendit Kai, boudeur. Réfléchis, grâce à moi, tu pourras aller quand tu veux en ville ; je t'y emmènerai avec plaisir.
-Je ne sais pas si j'irai avec autant de plaisir que toi, fit Kyô après un instant d'hésitation.
-Ta confiance me touche énormément.
-Je ne parlais pas de ça, s'excusa Kyô dans un petit rire gêné. Ce que je veux dire est que j'ai l'impression que plus le temps passe, moins la ville me manque...

Kai n'a rien dit. Se contentant d'adresser un pâle sourire à Kyô, il a ensuite totalement ignoré celui-ci pour se concentrer sur sa conduite, encourageant de temps à autre d'une caresse le magnifique animal dont les sabots faisaient résonner une symphonie incessante et régulière au milieu des rues pavées.
-Tu vois, Kyô. Finalement, tu es capable de comprendre Terukichi.
C'est lorsque Kai a prononcé ces mots que le véhicule s'est subitement arrêté, et lorsque Kyô a levé les yeux, devant lui s'étendait un immense bâtiment rouge dont la seule vue, sans savoir vraiment pourquoi, le fit frémir.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Dans l'atmosphère rouge, les ombres se mettaient à danser, se découpant du monde qui les entourait avec tant de netteté que, sur les rétines tremblotantes des yeux rivés sur elles, leur image se collait pour ne plus en réchapper. Lorsque Terukichi a fermé les paupières et y a appuyé le bout de ses doigts, les ombres étaient toujours là et semblaient grossir à vue d'œil, encore et encore elles se mettaient à gonfler pour finir par recouvrir tout entière l'atmosphère rougeoyante de leur noirceur.
La salle empestait la fumée, les haleines empestaient l'alcool, et par-dessus l'ambiance sonore jazzy qu'émettait un tourne-disque, les orchestres des rires gras et rauques faisaient rage et tempêtaient avec violence dans l'esprit embrumé de Terukichi. Le jeune homme n'a pas réagi lorsqu'il a senti cette présence s'installer à ses côtés et doucement cette main venir se faufiler sous sa chemise.
-Tu transpires, mon chéri, a fait une voix suave au creux de son oreille.
Terukichi a frémi et a dirigé son regard sur l'homme qui se collait à lui. Au début, le garçon est demeuré hagard, car le visage de son voisin lui était caché encore par les ombres noires qui dansaient avec obscénité devant ses yeux, puis petit à petit ces visions s'en sont allées, et Teru a reconnu le sourire concupiscent de celui qui le suivait depuis le début de la soirée.
-Tu es sûr que tu n'es pas malade ?
L'homme a passé sa main sur le front de Teru qui sentit son cœur tressauter.
-Tu as de la fièvre, mon Dieu, tu es si brûlant...
Toute force semblait avoir quitté le corps de Teru, et il s'est laissé tomber pareil à une poupée de chiffons lorsque l'homme l'a assailli pour le plaquer sur le sol, approchant des siennes ses lèvres illuminées d'un sourire triomphant.
-Tu brûles d'une fièvre sexuelle, mon amour, au creux de ton ventre la braise du désir rougeoie, ta peau est moite, tes yeux sont vitreux... Devrions-nous nous cacher dans une pièce privée ?

Terukichi n'a pas eu le temps de répondre que la bouche de l'homme scellait la sienne d'un baiser humide, un baiser pénétrant qui explorait les moindres recoins de son intimité buccale, et Terukichi sentait le goût salé de la salive mêlée à l'aigreur du mauvais alcool, il a grimacé, son front s'est creusé de rides de dégoût mais il n'a rien dit et sa langue effectuait un ballet étroit et passionné avec sa sœur incestueuse. Terukichi fermait les yeux, plissait des paupières désespérément pour voir à nouveau ces ombres danser, pour qu'elles ne viennent envahir encore son esprit enfiévré afin qu'il puisse ne plus penser qu'à elles et oublier tout le reste.
Dans la bouche de Terukichi, la saveur de la salive mêlée à celle de l'alcool semblait disparaître petit à petit pour laisser place à un dégoût amer.
C'est sans transition que les lèvres du garçon furent libérées, et au-dessus de lui, l'homme se redressait, gardant en otage le corps allongé de Teru entre ses jambes écartées.
-Combien est-ce que c'est, la nuit avec toi ?
-Je ne sais pas... a balbutié Teru qui ne savait plus très bien ce qu'il disait tant la chaleur l'étouffait et son esprit divaguait dans des mondes aux formes et aux couleurs mouvantes qui semblaient l'attirer telles des sirènes prêtes à le noyer.
-Comment ça, tu ne sais pas ? Tu ne connais pas ton boulot ? a ri l'homme avec âpreté.
-Je ne sais pas, a répété Teru du bout des lèvres.
Au-dessus de lui, la vision de l'homme était remplacée par une forme floue aux contours vaguement humains, mais bientôt cette vision-là fut effacée encore derrière un grouillement d'une infinité de points blancs, gris et noirs, pareils à ceux d'un écran de télé en panne. Terukichi a passé sa main devant ses yeux exorbités.
Il ne s'en rendait pas compte, mais il ne respirait plus depuis quelques secondes déjà.
-Ce n'est pas grave. Je peux te donner autant que tu le veux, mon mignon.

Il a ressenti la sensation de se faire agripper violemment et soulever dans les airs, mêlée au soulagement de ne plus avoir sur lui cette source de chaleur oppressante qui se superposait avec celle de l'atmosphère ambiante.
De grosses gouttes de sueur coulaient le long des tempes et de la nuque de Terukichi, et dans sa poitrine son cœur battait sourdement comme s'il cherchait à enfoncer la cage thoracique qui l'enfermait.
"Fais-moi sortir d'ici", semblait hurler son cœur.
"Fais-moi sortir d'ici, fais-moi sortir d'ici". Il battait de plus en plus fort, de plus en plus rapidement. "Assassin, ne m'oblige pas à rester dans cette prison inhumaine, fais-moi sortir de cette poitrine, fais-moi sortir de toi, je ne veux plus être en toi, je veux que tu me libères de toi".

Un plainte aigüe s'échappe inconsciemment de la gorge de Teru qui grimace, sa gorge tendue en arrière. La douleur dans sa poitrine est insoutenable, et il sent la cadence de pas décidés qui l'emportent quelque part à l'extérieur de cette pièce.
Par-devers son esprit embrumé, Terukichi sait que la chaleur dont il vient d'être libéré sera bientôt remplacée par une autre chaleur qui ne se contentera plus d'être au-dessus de lui, mais au-dedans de lui aussi. Ainsi il ne pourra plus s'échapper de ce monde où le mal l'attaquera de l'intérieur.
Ce n'est pas si étonnant, que son cœur veuille sortir avant qu'il ne soit trop tard.

Dans sa fièvre, Terukichi sourit. Il bat. Son cœur bat et se bat avec l'énergie invincible du désespoir. Il sait qu'il vaincra. Définitivement, son cœur s'échappera de la cage pour ne plus subir les sévices qu'il lui fait subir.
 

"-Fais-moi sortir de cet endroit pourri.
-Ne t'inquiète pas. Je vais bientôt te relâcher."
 

Je suis l'endroit pourri, se dit Terukichi. Un haut-le-cœur l'assaille et alors qu'il pensait se mettre à vomir, il n'a pu que cracher du vide et s'étouffer dans une toux violente qui secoua son corps de toutes parts.
-Bordel, qu'est-ce que tu me fais, le gosse ?
Teru halète. Il entrouvre les yeux mais ne voit rien qu'une lumière rouge par-dessus laquelle se projettent de parts et d'autres des ronds noirs, comme une toile peinte que des éclaboussures d'encre viennent tacher. Le cœur de Teru s'apaise légèrement, et il sourit sans trop savoir pourquoi. Il sait juste qu'il doit sourire alors, il le fait machinalement.
-Si tu continues à être ainsi, je ne vais pas te payer autant que tu le voudras, fait une voix d'homme.
-Ne me payez pas... murmure Teru d'un souffle à peine audible.
-Quoi ? Qu'est-ce que tu racontes ?
-En réalité, je ne peux pas...
Il n'a plus conscience de ce qu'il dit. Parce que ce qu'il dit sort directement de son inconscient sans passer par le chemin de la raison, Terukichi murmure les mots qui crèchent au plus profond de son esprit et qu'il ne dirait jamais si seulement il réalisait.
-Qu'est-ce que tu veux dire, gamin ? Qu'est-ce que tu ne peux pas ?
-Coucher avec vous... Je ne peux pas... Ramenez-moi là-bas, reposez mon corps, nous ne pouvons pas...
-Tu te moques de moi ?!
Sans savoir comment, Terukichi s'est retrouvé sans transition debout ou plutôt, maintenu debout par deux mains fermes qui le plaquaient contre le mur et le secouaient d'avant en arrière. Terukichi rit. Il croit qu'il est une marionnette. Dans son esprit, l'image de la poupée qui lui tend les mains derrière la vitrine de la boutique apparaît. Il ne peut pas s'empêcher de rire.
-Qu'est-ce que tu as à pleurer, abruti ?! Tu penses avoir le droit de pleurer face à un client honnête comme moi qui avait l'intention de te payer généreusement ?!

Il rit de plus belle, il se sent comme un robot mal formaté en train de faire un court-circuit, il ne voit plus, ne comprend plus et ne réfléchit plus, seule la vision constante de la poupée demeure, c'est un arrêt sur image, et il rit, toujours, il ne sait pas qu'il pleure, et son cœur lui fait mal, atrocement mal, mais il ne fait pas attention, il se dit que c'est le cœur d'un robot, car déjà, il a arrêté de comprendre que c'est le sien.
Et à la douleur atroce qui traverse sa poitrine une autre s'ajoute, une douleur subite et percutante qui le frappe de plein fouet, sur la joue d'abord, puis sur le nez, puis le front, sur sa bouche aussi, des douleurs par dizaines peut-être viennent l'assaillir les unes après les autres, et une voix traverse les conduits auditifs de Terukichi, une voix grave et tonitruante qui semble provenir du fond de l'enfer, mais des syllabes sans queue ni tête se détachent de cette voix et il ne peut plus discerner chaque son des autres pour les assembler en une suite logique de paroles. C'est comme une langue étrangère qui lui hurle dessus mais ces hurlements sont recouverts par les rires démentiels qui s'échappent de sa gorge.
Irrépressibles.
Irréversibles.
Terukichi se sent léger, si léger qu'alors il se croit sur le point de voler pourtant, lorsque ces mains le lâchent enfin, c'est au sol que Teru atterrit aussitôt.
 
 
 
 
 
 
 


Les douleurs qui fusaient sur son visage s'assemblent et ne forme qu'une seule et même douleur qui envahit tout son crâne.
Terukichi a les yeux fermés. Il est heureux car alors, le noir complet est venu recouvrir cette lumière rouge qui, derrière la couleur de la passion, cachait celle des flammes de l'enfer.
Il lui semble que d'autres voix se superposent. Ce sont des voix graves, elles aussi, et pourtant elles semblent infiniment plus douces que celle-là qui l'écrasait sous le poids d'une agressivité apparentée à la folie.
Terukichi veut dormir.

"Laisse-moi sortir, assassin. Assassin de moi, assassin de toi, laisse-moi sortir de cet endroit pourri."

"Oui, mon cœur. Ne t'inquiète pas. Je te promets que tu en sortiras. Mais d'abord, je dois dormir."

Dans sa poitrine, il lui semble que la douleur s'efface peu à peu. Est-ce qu'il a réussi à apaiser son coeur ? Est-ce qu'il a cru ses paroles intérieures ? Ou bien est-ce qu'il s'est lassé, ou est simplement trop exténué pour continuer à lutter ?
Terukichi aussi se sent exténué, et lui aussi a arrêté de lutter. Il dort, le sol est dur mais il l'endure, il est trop heureux du noir qui l'assaille et des voix, au loin, qui ont pris la place de celle qui l'agressait un instant plus tôt.
Par-delà sa conscience, Terukichi a souri.
Derrière la vitrine, la poupée lui tend toujours les bras.
C'est comme si elle avait reconnu l'enfant qu'elle avait quitté des années plus tôt.
Avec son sourire, elle semblait heureuse de le revoir après tant de temps.
Une larme s'écoule sur sa joue, silencieuse.
Terukichi dort.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Lorsqu'il a ouvert les yeux, au début, Terukichi avait encore l'esprit trop embrumé pour réaliser. Il a juste instinctivement froncé les sourcils, car alors il s'est rendu compte que la chambre dans laquelle il se trouvait était bien trop propre et luxueuse pour être l'une de ces chambres de la maison close. Et là où devait se trouver une atmosphère baignée dans le rouge ou bien le noir absolu, il régnait une pénombre douce et intime au milieu de laquelle trônait un chandelier dont les ombres des flammes rougeoyantes dansaient sur les murs. Teru s'est redressé, hagard, les yeux endormis, la bouche empâtée dans un goût macéré d'alcool. Il a grimacé, s'est essuyé les lèvres d'un revers de manche comme pour chasser la cause de son dégoût et il s'est assis sur le rebord du lit, inspectant silencieusement des yeux la pièce autour de lui.

Décidément, ce n'était pas une chose qu'il connaissait. Ou plutôt, ce n'était pas une chambre dans laquelle il était censé se trouver alors. Un subit doute a assailli son esprit et Teru s'est retourné, observant le lit comme s'il s'attendait à y trouver quelqu'un allongé mais bien sûr, le lit était vide et il n'y avait assurément que lui dans cette pièce.
Alors, Teru est demeuré immobile et a attendu.
Il ne le savait pas, mais il n'était pas seul dans la pièce en réalité. Cachée entre les deux oreillers, une poupée se trouvait là, allongée, et attendait peut-être seulement qu'il vienne la prendre dans ses bras.
 
 
 
 
 
 


Lorsqu'il s'est réveillé à nouveau, la pièce était baignée dans la lumière aveuglante des lustres, et Teru a dû s'imposer un temps d'adaptation avant de pouvoir rouvrir les yeux. Lorsqu'il le fit enfin, il sursauta.
En face de lui Jin était là et l'affublait d'un sourire presque surnaturel.
-Je suppose que tu te demandes pourquoi est-ce que tu te trouves dans ma chambre, a fait Jin dans un rire embarrassé.
Terukichi n'a pas répondu, et a reporté ses yeux vers la porte d'entrée. Sur le seuil se tenaient Kai et Kyô qui hésitaient à entrer.
-Ne faites pas les timides, venez, a lancé Jin qui ne quittait pas Teru des yeux.
             Les deux hommes se sont exécutés, prenant le soin de refermer silencieusement la porte derrière eux comme s'ils avaient peur d'attirer l'attention, et ils se sont approchés de Teru qui demeura hébété, mais nullement effrayé.
-Pour tout te dire, il se trouve...
-Il faut que nous t'expliquions...
-Ce n'est pas que je voulais me mêler...
C'est lorsqu'ils se sont mis à parler tous les trois en même temps que Teru fut traversé par une illumination qui lui arracha une exclamation de surprise :
-C'étaient vous ! Dans mon rêve ! hurla-t-il en les pointant du doigt.
-Dans ton rêve ? répéta Kyô dans une grimace de désagrément, comme il avait horreur qu'on le montre.
-Oui. Les voix que j'entendais dans mon rêve et qui se superposaient à celle de ce... De cet homme, c'était mon client... En réalité, c'étaient vous dans mon rêve !
-Oui, mais ce n'était pas un rêve, fit Kai dans un sourire embarrassé.
Le visage de Teru que la fatigue et l'alcool avaient rendu pâle a brusquement viré au blafard. Il s'est laissé tomber en arrière sur le lit dans un long soupir angoissé.
-Vous m'avez vu dans cet état...
-Je dois admettre que c'était assez choquant, trancha Kyô. Dans les bras de ce type, tu semblais avoir autant de force et de conscience qu'un paquet de chiffons.
-Pourquoi est-ce que vous avez dû faire ça ? Est-ce que vous voulez ma perte ? Moi... Pourquoi m'avoir suivi dans mon travail ? Vous comptez le lui dire, n'est-ce pas ?
-Non, Teru, s'empressa de répondre Kai en venant s'asseoir auprès de son ami dont il prit délicatement la main. Ne crois pas que nous avons agi avec de mauvaises intentions.
-Vous ne devez en aucun cas lui dire ce que vous avez vu ! s'écria le garçon en se redressant brusquement, défiguré par la panique. Je vous en conjure, demandez-moi ce que vous voulez en échange, mais ne le lui dites pas...
-Teru, nous n'avons jamais eu l'intention de rapporter au Roi ce que tu fais, le rassura Kai en passant sa main sur sa joue.
Terukichi se tut un instant et dévisagea de ses grands yeux brillants Kai qui lui offrait un sourire empli de désolation.
-Mais, je parlais de Yuki... balbutia-t-il. Je vous en prie, ne dites rien à Yuki...
-Pourquoi cet homme en particulier ? se mêla Kyô. Tu as une redevance envers lui ?
-Quoi qu'il en soit, ajouta Jin non sans jeter un regard réprobateur à Kyô, nous ne dirons rien à personne. Nous ne sommes pas venus te chercher dans ce but, Teru.
-Me chercher ?
-Mais, oui. Si nous sommes venus, ce n'était pas pour t'espionner, tu sais ! Nous voulions simplement venir te chercher.
-Enfin, pour quelle raison ?
-Cela... commença Kai d'un ton hésitant. C'est parce que tu es venu me voir la nuit dernière, Teru... Tu te souviens ? Tu es arrivé dans ma chambre, tu étais ivre, et tu es venu pleurer subitement dans mes bras en me racontant la souffrance que tu éprouvais tous ces soirs où tu venais te faire de l'argent dans cette maison close... Tu disais que tu voulais arrêter définitivement mais que tu ne pouvais t'y résoudre car cet argent t'est nécessaire et que tu ne connais pas d'autre moyen de t'en faire. Je t'ai dit que tu devais arrêter, que ça ne pouvait plus continuer ainsi sinon tu allais perdre définitivement ton âme, Teru. Je t'ai même dit que j'étais prêt à t'aider et faire tout ce qu'il fallait pour toi, et que tu n'avais besoin de rien tant que tu vivais dans le château, mais tu n'as rien voulu entendre, tu as dit que tu ne pouvais pas mettre fin à ta condition mais tu continuais à pleurer... Alors, Terukichi... J'ai pris la décision de te suivre. Ce matin, lorsque je t'ai entendu quitter ma chambre, j'ai su que tu allais partir là-bas. J'ai donc réveillé Kyô pour le supplier de venir avec moi, je t'avoue que j'avais peur d'y aller seul, et alors nous y sommes allés dans le but de te ramener.

Terukichi est demeuré pantois un instant, plongé dans ses réflexions, avant de hocher la tête d'un air assenti.
-Mais, fit-il brusquement en pointant Jin du doigt. Que faisiez-vous là-bas, vous ?
-Moi ? C'est que... Je n'ai pas fait exprès, bien entendu, mais hier soir lorsque tu es sorti de ta chambre en larmes pour venir rejoindre Kai, je t'ai croisé par hasard sans que tu ne me voies et alors, je t'ai suivi, un peu par mégarde, et j'ai entendu toute votre conversation... Bon, d'accord, je te présente mes excuses. Toujours en est-il que lorsque j'ai entendu ça, je me suis dit que je devais prévenir Yuki.
-Prévenir Yuki ? s'affola Teru dont le cœur sauta un battement.
-Oui. Ce matin, c'est ce que j'avais l'intention de faire car je t'ai vu partir au lever du soleil depuis la fenêtre de ma chambre... J'ai aussitôt su où tu allais. Seulement, lorsque je suis venu réveiller Yuki, je me suis aperçu qu'il était déjà parti chasser avec le Roi. Alors, j'ai décidé de te suivre pour t'en empêcher, car je me suis dit que Yuki serait sans doute malheureux s'il savait ce que tu fais, et lorsque j'ai su que Kai et Kyô avaient eu la même intention que moi, je leur ai demandé s'ils pouvaient m'emmener avec eux dans le carrosse... Et voilà.

C'est avec une déconfiture manifeste que le jeune Terukichi a dévisagé Jin, comme si les paroles de celui-ci l'avaient accablé de déception.
Sans crier gare le garçon s'est levé et a saisi par le bras l'homme qu'il entraîna à l'extérieur de sa chambre, ignorant ses protestations et l'ébahissement de Kai et Kyô qui les regardaient partir sans rien faire.
-Qu'est-ce que tu me veux, sale mioche ? protesta Jin lorsqu'il se trouva enfermé en compagnie de Teru dans l'une des innombrables salles de bains du château. Je te préviens que si quiconque nous a vus entrer ensemble... Surtout Riku... Ah, mince, qu'est-ce que tu as à me regarder ainsi ?
-Dites, vous n'êtes pas réticent à cela, n'est-ce pas ?
Jin a considéré, stupéfait, le garçon en face de lui qui semblait l'implorer de ses grands yeux inquiets.
-Réticent à quoi ? s'enquit l'homme qui recula instinctivement.
-Eh bien, à ça... Je veux dire, j'ai compris que vous êtes venu me chercher car vous n'étiez pas d'accord quant à mes agissements, mais si vous avez fait cela, c'est pour Yuki dont vous êtes l'ami. Vous savez que Yuki n'apprécierait pas de savoir que je continue à me prostituer, alors vous êtes venu m'en empêcher, bien, disons que c'est de la solidarité fraternelle... Mais fondamentalement, vous-même n'êtes pas réticent à aller voir des prostitués, n'est-ce pas ?
-Qu'est-ce que tu racontes, le mioche ? pesta Jin comme il s'approchait de Teru, menaçant. Est-ce que j'ai l'air d'un de ces pervers immoraux et sans cœur ? Est-ce que j'ai l'air d'un dépravé qui s'éclate à payer des catins pour prendre son pied ?
-Ne vous fâchez pas, supplia le garçon qui prenait peur face à l'air révolté de son interlocuteur. Je ne disais pas cela comme un reproche, vous savez, je voulais simplement savoir... Après tout, n'êtes-vous pas celui qui venait très régulièrement voir Riku à l'époque où nous travaillions encore dans le bar de Yuu ?
-Oui, c'est moi. Et alors ? Tu comptes le crier sous les toits du château ?
-Non ! Ce que je veux dire c'est que si vous veniez voir Riku alors, vous n'êtes pas contre le fait de...
-Que ce soit bien clair entre nous deux, gamin, afin qu'il n'y ait plus de malentendu, cracha Jin en pointant le bout de son index contre la poitrine de Teru qui recula. C'est vrai, je ne peux pas nier qu'alors, je venais voir très souvent Riku dans ce bar où vous faisiez votre petit commerce ni vu ni connu. Mais jamais je ne suis venu voir quelqu'un d'autre que Riku, c'est entendu ? Si je venais, c'était pour Riku et lui seul. Je n'ai jamais été intéressé par les catins.
-Mais Riku est une catin, avança innocemment Teru.
-Surveille tes paroles !

Un râle étranglé s'est échappé de la gorge de Teru comme il s'est senti soulevé dans les airs, une douleur vive parcourant son crâne lorsque celui-ci a heurté le mur, et Teru a fait face, suffocant, à Jin dont les yeux s'exorbitaient de colère.
-Lâchez...moi.
Jin l'a lâché subitement alors, comme s'il se rendait seulement compte de ce qu'il faisait, et le garçon s'est laissé tomber à genoux sur le sol, pris dans une quinte de toux irrépressible.
-Je suis désolé... murmura Jin qui n'en revenait pas de sa propre attitude. Je ne voulais pas te faire de mal, je n'ai pas réfléchi... Si Yuki le savait...
-Yuki n'a aucun moyen de le savoir.
Terukichi s'est redressé et Jin a eu un instant de stupeur lorsqu'il a vu la lueur de défi briller dans les yeux du garçon.
-D'accord. Je crois que j'ai compris que pour vous, Riku n'est pas une catin. Je vous présente mes excuses pour ce que j'ai dit. Seulement, moi, je suis une catin, vous savez.
-Non... bredouilla Jin, troublé.
-Bien sûr que si, j'en suis une ! protesta Teru avec impatience. Et vous le savez pertinemment !
-Peut-être, mais qu'est-ce que j'en ai à faire ?
-Eh bien, vous accepteriez de venir me voir à la maison close ?
 
 


Instant de solitude. Terukichi a considéré Jin, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.
Pourquoi est-ce qu'il ne disait rien ? Pourquoi ce silence insoutenable ? Terukichi a avancé d'un pas, hésitant.
-Dites...
-Et est-ce que j'ai une raison de vouloir venir te voir à la maison close ? lâcha l'homme dans un ricanement amer.
-Ne vous inquiétez pas, je peux vous jurer que cela restera entre nous. Je n'ai jamais failli au devoir du secret professionnel, vous savez.
-Je me moque de ça. Je te demande pourquoi est-ce que, moi, je voudrais. Est-ce que j'ai à ce point l'air d'un pervers ? Est-ce que je semble à ce point immoral ? Ou bien est-ce que tu manques de clients au point de venir les mendier au sein même du château de celui qui t'a recueilli, toi mais tes camarades aussi, afin justement que vous n'ayez plus à vous dénigrer de la sorte ?
-Le premier à nous avoir recueillis dans le désir de ne plus nous voir nous "dénigrer de la sorte", sachez que ce n'est autre que Yuu. Et même si je suis infiniment reconnaissant à Yoshiki d'avoir libéré la plupart d'entre nous de ces galères, dans mon cœur il n'y a que Yuu qui restera notre véritable sauveur. Parce Yuu est le premier à nous avoir aimés, vous savez, il est le premier à avoir voulu notre bonheur et même s'il ne pouvait rien faire pour nous empêcher d'être ce que nous sommes fondamentalement, il est celui qui a souffert plus que nous de notre condition. C'est pourquoi, bien que je compte un jour remercier dignement le Roi pour ce qu'il a fait... Je veux remercier Yuu avant tout.
 
 
 
 
 

Il y avait une telle force et une telle détermination dans l'intonation de Terukichi que Jin n'a pas su quoi dire, sur le coup. Il était juste déstabilisé par cette soudaine gravité dans son attitude, si bien que toute sa colère s'en est allée. Il a longuement soupiré d'un air exténué avant de demander :
-Mais qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans, moi ?
Le regard de Teru s'est assombri d'une voile de tristesse. Il a baissé les yeux et a émis un sourire désolé.
-Il semblerait que je me sois trompé sur toute la ligne. Comme un idiot, j'avais compté sur vous pour devenir mon nouveau client le plus régulier. Comme vous êtes riche, j'ai pensé qu'il n'y aurait aucun problème pour vous de me payer généreusement, mais j'ai eu tort. C'est vrai, je vous prenais pour l'un de ces pervers sans cœur et sans morale. Parce que vous veniez voir Riku, j'ai pensé que c'était votre genre mais après ce que vous avez dit, et après ce que vous avez fait aussi, car après tout, vous étiez prêt à venir seul me récupérer à la maison close, j'ai compris que je me suis trompé de personne. Finalement... Je suis désolé. J'ai été aveuglé par l'espoir.
-L'espoir ? Mais de quoi ? De te trouver un client bien fortuné qui puisse satisfaire ta soif d'argent ?
-Il ne s'agit pas de soif d'argent, Monsieur. Mais c'est une nécessité pour moi... Nous qui ne sommes pas des Nobles n'allons pas rester jusqu'à la fin de notre vie dans ce château, n'est-ce pas ? C'est en prévision de notre départ que j'escompte économiser beaucoup d'argent. Ce n'est là qu'une nécessité, et non de l'avidité.
-Tu me prends pour un idiot ? N'est-ce pas ce que tu avais dit exactement à Yuki ce soir où vous étiez sortis en ville ensemble et où il t'a surpris en train de faire tes magouilles ?

Teru se mit tant à blêmir que sur le coup, Jin s'est demandé s'il n'était pas sur le point de s'évanouir.
-Yuki vous a raconté cela ? balbutia-t-il comme il sentait ses jambes flageoler.
-Yuki me raconte beaucoup de choses sur toi, si tu veux savoir, commenta Jin dans un sourire moqueur.
-Mais... Pourquoi ? Il n'a pas le droit ! Pourquoi vous raconte-t-il tout cela, à vous ?!
-Ne t'inquiète pas. Il sait que je ne dirai rien à personne.
-Là n'est pas la question ! Je ne veux pas que quiconque ici sache ce que je fais !
-Pourquoi ? Tu as honte ?
Il y avait de la raillerie, mais aussi une réelle amertume dans le ton de Jin qui rivait sur Teru un regard empli de courroux.
-Je n'ai pas honte, se défendit le garçon qui se faisait force pour ne pas exploser de rage sous le sentiment de la trahison. Si je fais tout cela, moi, c'est pour Yuu. Alors je n'ai pas honte.
-Ah ? Désolé, je ne vois pas en quoi est-ce que tu fais cela pour Yuu. Si tu voulais son bien alors, tu respecterais sa volonté ; et il me semble que tu la connais encore mieux que moi.
-Mais ce que je sais est que la volonté de Yuu est de rester dans ce château !
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
 


-Enfin, je ne fais que vous rapporter ce qu'il m'a dit.
Penché sur son assiette, Tsunehito avalait goulûment un plat de spaghettis à la bolognaise sous les yeux ébahis de Yuu qui se demandait comment un homme pouvait-il manger autant et si vite en trouvant le temps de respirer. Ses lèvres se sont tordues en une grimace qui ont fait s'immobiliser Tsunehito aussitôt qu'il l'a vue.
-Il est, tenta-t-il d'articuler la bouche pleine, que j'ai souvent tendance à manger de manière trop précipitée. Je suis désolé si cela vous incommode.
-Ce n'est pas pour cela que je grimaçais, fit Yuu qui se sentait quand même un peu inquiet pour l'estomac de son ami. C'est juste que ce comportement m'agace.
-Je suis désolé, répéta Tsunehito, penaud.
-Je parlais de Teru, imbécile.
Il a dit "imbécile" d'un ton colérique et pourtant, il a ri. Tsunehito s'est remis à manger, enroulant soigneusement ses spaghettis autour de sa fourchette.
-Est-ce que tu vas le laisser faire ? prononça-t-il comme il mâchait.
-Jamais plus de la vie ! protesta Yuu qui se leva brusquement de sa chaise, assassinant Tsunehito d'un regard aiguisé. Ne parle plus jamais la bouche pleine, regarde ce que tu as fait à ma chemise !
-Je suis...
-Désolé, je sais, fit Yuu en se rasseyant.
Il poussa un long soupir empreint d'inquiétude avant de se masser lentement le front du bout des doigts.
Tsunehito l'a dévisagé, se sentant impuissant face à la désolation manifeste de son ami.
-D'abord, comment est-ce que Jin le sait, ça ?
-Mais c'est Teru qui le lui a dit, marmonna Tsunehito en baissant les yeux.
-Pourquoi est-ce que Teru irait dire une chose pareille à Jin ? Ah, non, ce n'est pas ce que je veux savoir, je m'en moque. Ce que je veux le plus savoir, c'est pourquoi est-ce que Terukichi s'est mis en tête de gagner encore plus d'argent.
-Mais je vous l'ai déjà expliqué ; c'est parce que Terukichi pense que vous ne voulez pas partir de ce château. Seulement, comme il pense aussi que le Roi vous forcera tous à vous en aller tôt ou tard, Teru souhaite disposer d'assez d'argent pour pouvoir convaincre Yoshiki de vous garder, vous seul, au sein du château, en échange d'un loyer.
-Oui, j'avais bien compris cela. Seulement... S'il pense à mon bonheur, pourquoi ne commence-t-il tout simplement pas par arrêter ce genre d'agissements ?
-Eh bien, il faut dire que vous n'êtes pas censé savoir ce qu'il fait, fit Tsunehito dans un rire gêné.
-L'imbécile ! Lui qui parfois s'absente toute la journée et refuse que quiconque l'accompagne, lui qui part au lever du soleil pour revenir le lendemain, il ne croit tout de même pas que nous ne nous doutons de rien ? Seulement, comme il sait que nous n'avons aucune preuve, il pense pouvoir s'en tirer comme ça !
-Mais dites, Yuu, est-ce bien vrai que vous désirez rester au château ?
Yuu a détourné le regard. Se renfonçant dans sa chaise, les bras croisés sur sa poitrine, il a mis un moment avant de murmurer :
-J'en ai autant envie que d'une nuit sans lune.
Cette déclaration laissa perplexe Tsunehito qui en oublia même de manger.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
-J'en ai envie autant que d'une nuit durant laquelle je peux me reposer sans qu'un oeil malveillant ne me voie.
-J'ai du mal à saisir, je crois.
-Ce que je veux dire est que je voudrais me reposer et oublier tout cela sans que personne ne me voie pour ne pas remarquer mes faiblesses. Je n'en ai peut-être pas l'air comme ça, mais j'en ai aussi. Mes faiblesses, ce sont eux. Tu penses que j'étais à l'aise tous ces jours où je voyais des hommes les louer comme si de rien n'était ? Tu penses que je pouvais garder l'esprit serein, avec ça ? Pas du tout. J'étais constamment aux aguets. J'étais toujours terrorisé à l'idée qu'on leur fasse du mal plus que ce pour quoi ils payaient. Les crimes contre les prostitués, ce n'est pas ce qui manque. C'est vrai, je suis bien au château ; depuis que nous nous y trouvons, je dors mieux la nuit. Je voudrais y rester seulement, ça n'a aucun sens que j'y reste si eux n'y restent pas. Tant qu'ils ne mèneront pas une vie saine et normale, je me ferai du souci pour eux, où qu'ils soient. Même loin de moi, je ne pense qu'à eux. Je voudrais pouvoir me reposer, oui. Je voudrais rester dans ce château tranquillement et peu à peu retrouver ma sérénité sans que personne ne sache ce qu'il se passe à l'intérieur de moi. Mais rester au château n'est pas mon souhait s'ils s'en vont et continuent à l'extérieur de mener cette vie faite de mort.

Tsunehito l'a dévisagé de ses grands yeux ronds, effectuant une moue pensive sur ses lèvres au coin desquelles se trouvait une petite tache de sauce tomate. Yuu a laissé échapper un petit rire, mais la seule pensée de Teru l'empêchait d'être joyeux.
-Yuu, tu sais quoi ?
-Qu'est-ce qu'il y a ? s'enquit l'homme en levant les yeux.
-Je trouve que tu es mignon.
Tsunehito avait dit cela d'un ton léger, en haussant les épaules presque avec indifférence. Il s'est remis à manger comme si de rien n'était, ignorant le regard hagard que son ami fixait sur lui.
-Ah, bon, a fait Yuu d'un ton évasif.
-Je pensais que tu te mettrais en colère, s'étonna son ami.
-Pourquoi est-ce que tu me l'as dit si tu pensais cela, idiot ?
-Mais parce que c'est vrai, enfin je le pense, donc il fallait que je le dise, protesta Tsunehito dans une moue boudeuse.
-Essuie-toi la bouche. Tu ne sais pas encore manger, à ton âge ?
-Est-ce que j'en serais à ma deuxième assiette, si je ne savais pas manger ? protesta l'homme.
-Ce n'est pas ce que je voulais dire, fit Yuu dans un soupir exaspéré.
-Mais, Yuu, je t'avoue que je ne comprends pas comment tu fais. Toi qui es encore jeune... Tu les traites et les aimes comme s'ils étaient tes propres enfants. Certains sont plus vieux que toi pourtant !
-Ah, mais tu sais, fit Yuu d'un ton hésitant, mal à l'aise. Je ne les vois pas vraiment comme mes enfants. Même si Sono a tendance à m'appeler "Daddy"... Enfin, c'est lui qui me voit comme un père, mais tu sais, pour moi, ils ne sont rien d'autre que des êtres humains.
-Mais...
-Il n'y a pas d'autres raisons pour lesquelles j'agis ainsi envers eux. Je pense juste que c'est normal.
-Pourquoi est-ce que tu penses ça ? Je veux dire... Au début, ils t'étaient étrangers, non ? Pourquoi t'être sacrifié pour eux ?
-Ma mère était profondément chrétienne. Elle m'a élevé dans les principes du partage et de l'hospitalité. Depuis tout jeune, j'ai appris à m'occuper des autres plus que de moi-même. Ma mère faisait partie de nombreux groupes de bénévolats et d'œuvres caritatives.
-Tu dis qu'elle était profondément chrétienne... Ta mère est morte, Yuu ?
-Oui. Elle est morte quand j'avais seize ans.
-Je suis désolé...
-Ce n'est rien. Au moins, je me dis qu'elle a vécu comme elle le voulait. Même si bien sûr, elle est morte à un âge où l'on n'est pas censé mourir, je me dis que son âme peut être en paix.
-Si ce n'est pas indiscret, que lui est-il arrivé ?
Tsunehito était si déconfit que Yuu n'a pas pu s'empêcher de rire. La compassion de Tsunehito, et son chagrin aussi, étaient si sincères qu'il s'est un peu senti coupable, sur le coup.
-Elle est morte un jour où son groupe de bénévoles et elle sont allés distribuer de la nourriture dans un quartier défavorisé. Ce jour-là, il y avait beaucoup plus de monde que d'habitude, c'était une période de crise, et tout le monde avait peur d'arriver trop tard et de ne plus avoir de nourriture... Cela a viré à la bataille générale, une ruée d'une violence sans nom. Ma mère est morte piétinée. Elle s'est éteinte sur le trajet de l'hôpital.

Penaud, impuissant face à sa propre désolation, Tsunehito n'a rien pu faire que tendre la main sur la table, invitant son ami à la prendre. Dans un sourire tendre, Yuu est venu délicatement saisir la main du jeune homme dont il caressa la paume de son pouce.
-Pour cette raison, je veux toujours vivre en exauçant le souhait de ma mère. À ses yeux, un homme n'avait pas pleinement le droit de vivre s'il ne remerciait pas le Seigneur en s'occupant de ses prochains. Personnellement... Ce n'est pas le Seigneur que je veux remercier mais grâce à elle, j'ai pu très tôt me rendre compte de la valeur de la vie. Je suis reconnaissant d'être vivant et en bonne santé. Ma mère m'a toujours appris à prendre soin des autres, mais de moi-même aussi. Pour cela, je n'ai jamais pu tolérer de voir quelqu'un malheureux. Parce que je sais que nul être humain ne peut vivre sans les autres, chaque vie est précieuse.
-La mienne aussi ? voulut s'assurer Tsunehito, timide.
Yuu a semblé un peu déconcerté par cette question, avant qu'il ne se mette à rire.
-Oui. La tienne aussi.
-Mais comment ?
-Comment, quoi ?
-Comment est-ce qu'elle est précieuse ma vie ? Je veux dire... Elle est précieuse parce que c'est la vie d'un être humain, ou bien elle est précieuse parce que c'est aussi ma vie à moi ?

Yuu a lâché la main de Tsunehito et s'est renfoncé dans son siège, les bras croisés autour de sa poitrine. Le bout de son nez s'est froncé comme il a grimacé, un sourire moqueur au coin des lèvres, avant de prononcer dans un haussement d'épaules :
-Un peu des deux, sans doute.
Les yeux de Tsunehito se sont remis à pétiller et il s'est penché par-dessus la table, comme pour murmurer un secret :
-Et qu'est-ce que tu vas en faire, alors, de la vie de Teru ?
-Tu me demandes cela comme si j'avais le pouvoir de haute justice sur lui, répondit son ami d'un ton amusé.
-Non, mais, je veux dire... Tu ne veux pas qu'il continue à se vendre, n'est-ce pas ? Yuu, tu sais... Je pense que Terukichi se fait du souci pour rien. Non seulement à ton sujet, mais au sien et à ceux de tous ses camarades, je suis persuadé qu'il n'y a aucun souci à se faire. Alors, est-ce que tu prévois de faire quelque chose pour l'arrêter ?
-Tu as une idée de ce que je pourrais faire, toi ?
-Moi ?
Il y avait un sincère étonnement dans la voix de Tsunehito. Il s'est redressé, se tenant droit comme un i et observant Yuu avec la plus grande incrédulité.
-Quelle question idiote, Yuu. N'est-ce pas mon métier d'avoir des idées ?


Yuu n'a pas répondu. Mais si ses lèvres ont souri, son coeur au même moment a tressailli.
 

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