Merry-go-Wound -chapitre sixième

Juliet

Les aiguilles sculptées de l'horloge indiquaient deux heures et demie du matin lorsque, à sa porte, Kamijo crut entendre des frottements discrets mais rapides, comme les grattements d'un chaton réclamant sa pitance. Il était vêtu d'une longue chemise de nuit blanche à dentelles qui lui tombait gracieusement jusqu'aux chevilles lorsque Kamijo s'est redressé, l'esprit encore embrumé par son sommeil vaporeux, et qu'après avoir allumé sa lampe de chevet s'est dirigé vers la porte derrière laquelle les grattements semblaient s'accroître.
Il l'a ouverte et s'est figé, ses yeux pâles exprimant sa surprise. Sur le coup, il effectua un mouvement de recul, le cœur battant, avant d'articuler d'une voix rauque :
-Sono, que fais-tu ainsi prostré au sol devant ma porte ?
Mais Sono ne répondait pas. Une main sur son ventre plié en deux, il haletait d'une respiration sifflante et pénible. Paniqué, Kamijo s'agenouilla et dut réprimer avec violence un cri d'horreur lorsqu'il vit, sous la main crispée du jeune homme, s'étendre une tache de sang.
-Mon Dieu, que t'est-il arrivé ?
Sono a relevé le visage vers lui et l'homme a vu qu'il pleurait, les lèvres tremblantes.
-Aidez-moi...
Mais la panique était telle que Kamijo ne trouvait rien d'autre à faire qu'essuyer vainement ces larmes sur les joues du jeune homme.
-Que s'est-il passé, Sono ? Qui t'a fait ça ?

Les lèvres du garçon se sont distordues en une grimace de douleur et il a agrippé ses doigts au col de la chemise de Kamijo, suppliant.
-Aidez-moi, cachez-moi... J'ai essayé de parvenir jusqu'à ma chambre, mais je ne peux plus marcher, articulait-il d'une voix entrecoupée.
Sans plus attendre, Kamijo a pris délicatement le jeune homme dans ses bras avant de le reposer sur le lit. Cette fois, Sono n'a pas pu retenir le cri de douleur tandis qu'il appuyait plus fermement sa paume contre sa blessure pour empêcher le sang de couler.
Tout autour de lui, Kamijo s'activait avec maladresse et panique, puis finit par entrer dans sa salle de bain privée avant d'en ressortir avec une trousse à pharmacie. À la vue de celle-ci, Sono poussa des gémissements de crainte, et sous ses yeux horrifiés Kamijo imbibait un épais coton d'alcool.
-Permets-moi de faire cela, s'excusa Kamijo.
Il a timidement tendu ses mains vers la chemise du jeune homme qu'il remonta à hauteur de sa poitrine et, alors qu'il allait appuyer le coton sur le flanc à l'endroit où se trouvait la blessure, Kamijo s'est figé net.
-Qu'est-ce que...
 

Sous lui, le corps de Sono a commencé à s'agiter de convulsions irrépressibles au fur et à mesure que son rire retentissait dans la pièce. À la fin, Sono n'était plus qu'hilarité incontrôlée et il se tordait, se pliait, ondoyait sous ses éclats aigus. Le coton humide s'est échappé des mains tremblantes de Kamijo dont les nerfs se tendaient violemment.
-Qu'est-ce que c'était ?
-Vous me demandez ce que c'était ? rétorqua Sono dont les rires continus embuaient les yeux. Mais ce n'est rien, mon cher ami, absolument rien ! Comme vous le voyez, je ne suis absolument pas blessé ! Ce que vous voyez s'étendre sur ma chemise n'est que du faux sang, bien sûr ! Qui donc aurait pu croire à cette supercherie de bas niveau ?

Il a subitement cessé de rire au moment où Kamijo était venu le recouvrir de tout son long, l'emprisonnant sous son corps. Les mains de l'homme se resserraient avec haine autour de ses poignets et la rage qui défigurait son visage, les flammes infernales qui transfiguraient le paradis bleu de ses yeux, cela faisait naître sur les lèvres de Sono un sourire triomphant.
-Je n'avais d'autres moyens que d'user de votre crédulité pour atterrir dans votre lit, n'est-ce pas ?
 

Et plus la fureur tendait les traits de Kamijo, plus la jubilation de Sono s'accroissait. Sous le corps de Kamijo, il s'est mis à onduler le sien dans un sourire de concupiscence.
-Pourquoi... sifflait Kamijo entre ses lèvres. Pourquoi est-ce que tu as fait ça ?
-C'est simple, Monsieur, répondit-il feignant la plus parfaite innocente. C'est parce que je vous tiens à ma merci, comme ça.
-Tu dis cela, ricana nerveusement Kamijo, mais celui qui te tient prisonnier, c'est moi.
-Oh, oui. Mais vous voyez, moi, je suis un prostitué, et vous un Noble. Pourtant, je ne pense pas que le Roi apprécierait que l'on touche à l'un de ses employés, car ce n'est pas en tant que prostitués que le Roi a voulu de nous. Mais je suis dans votre chambre, et sur votre lit. Vous me violentez : vos mains sont resserrées si fort autour de mes poignets que cela y laissera sans nul doute des marques. Voyez-vous, très cher, si j'avais le malheur de hurler au viol, je ne donnerais plus très cher de votre peau.
L'expression de Kamijo s'est transmuée en une expression mêlant l'angoisse à la haine.
-Tu n'oserais pas faire ça.
-Pourquoi ? bougonna le garçon d'une voix enfantine. Après tout, vous n'avez pas le droit de me dominer comme cela. Cette position est compromettante, vous savez, mais si seulement vous lâchiez mes poignets alors, l'on pourrait s'arranger.

Les mains de Kamijo se sont détachées de lui et il a observé ses paumes, les yeux exorbités comme s'il se rendait seulement compte de ce qu'il faisait. Sur les poignets du garçon s'étendaient déjà des marques violacées. Kamijo demeurait agenouillé sur le lit au-dessus des jambes de Sono qui restait allongé. Le garçon a tendu les bras et très vite, Kamijo s'est senti attiré en avant par une étreinte passée autour de son cou.
-Nous pourrions faire un petit marché, vous et moi, soufflait Sono au creux de l'oreille de sa victime.
Kamijo se sentait tel un papillon battant des ailes pris dans la toile de l'araignée qui contemplait avec délice son agonie avant de pouvoir le dévorer.
-Qu'espères-tu pouvoir obtenir de moi, sale démon ?
-Moi... Je connais votre secret. Alors, dès à présent, vous serez ma marionnette.

Et il avait réellement un sourire innocent en prononçant ces mots. Un sourire si pur et naturel que, l'espace d'un instant, Kamijo s'est surpris en train de se demander si cet homme qui le manipulait pouvait vraiment être un démon. Mais au fond de lui l'aveu de Sono soulevait des vagues d'angoisse dans lesquelles il se sentait se noyer petit à petit.
-Parce que, vous savez, Kamijo, je peux faire ce que vous voulez. Tout, absolument tout. J'ai tout appris dans mon métier. Je connais tous les travers, les revers et les envers de ma spécialité. Alors, je peux vous mener au septième ciel autant de fois que vous le voudrez. Matin, midi, soir, je peux être votre repas et je ferai votre plaisir. Pour vous, Kamijo, je peux redevenir un prostitué, je peux retrouver ma véritable nature au sein même de ce château où cela ne me revient plus de droit. Je me cacherai, je mentirai pour vous, et vous fais la promesse de vous couvrir si jamais un jour l'on se doute de quelque chose. Je le ferai, Kamijo, je vous appartiendrai corps et âme à partir du moment où vous acceptez de me donner une certaine somme d'argent. Me donner à vous, c'est la contrepartie qui vous est due. Mais sachez que si vous refusez ce marché alors, j'ai de quoi faire savoir à tout le monde ce que vous avez fait il y a dix-sept ans.
 

L'innocence s'était envolée sans laisser derrière elle la moindre trace. Exactement comme si elle n'avait jamais existé. Les lèvres de Sono se fendaient comme les portes entrebâillées de l'Enfer et dans ses yeux pétillaient les étincelles de la corruption.
Dans l'esprit de Kamijo, les pensées se bousculaient, s'entrechoquaient puis trébuchaient les unes sur les autres pour s'écraser et ne laisser derrière elles plus qu'un champ de dévastation. La sueur dégoulinait le long de sa tempe et, le regard possédé, il s'est lentement penché sur Sono, près, si près que leurs lèvres se frôlaient presque.
-Combien est-ce que tu désires ?
C'était étrange et déstabilisant, la sensation que laissait le rire sardonique de Sono en même temps que ses bras venaient tendrement se refermer autour de son cou. D'un petit coup de langue Sono est venu humidifier les lèvres sèches de Kamijo. Et déjà l'homme était en son pouvoir. Le chamboulement était tel que Kamijo était devenu incapable d'émettre une parole. Le rire de Sono tranchait l'atmosphère comme autant d'éclats de verre.
-Qui se ressemble s'assemble, vous savez ; c'est inévitable. Et dans le fond, Kamijo, vous aussi, vous n'êtes qu'une ordure.
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Vous ne voulez toujours pas nous le dire ?
Comme à son habitude, Kyô avait pris un ton détaché en disant cela. Il détournait le regard d'un air absent comme si rien n'avait d'importance mais bien sûr, son interlocuteur pressentait exactement que derrière cette comédie d'indifférence, Kyô brûlait du désir ardent de savoir. L'homme en face de lui a émis un pâle sourire d'excuse, baissant ses yeux sur ses mains nouées sous la table, avant de les relever vers Kai qui, lui, semblait embarrassé.
-Veuillez excuser la trop grande curiosité de mon ami, fit-il piteusement. Vous savez, il n'a rien contre vous. Seulement, l'on n'est jamais trop prudents de nos jours et...
-Il n'y a aucun problème à cela, fit l'homme en balayant l'air de sa main. Je ne peux que comprendre. Je sais bien que je me comporte comme un ingrat et qu'il est légitime que vous pensiez que je cache de sombres secrets. Vous avez la gentillesse ineffable de m'héberger depuis trois jours sans même accepter l'argent que je vous propose en échange, il est donc normal que vous vouliez savoir au moins mon nom.
-Vous n'êtes pas forcé de nous le dire, si cela vous met dans l'embarras, s'empressa d'ajouter Kai.
-Bien sûr que si, il y est obligé.
Une cigarette fumante coincée entre ses lèvres, Kyô avait vrillé sur Kai un regard réprobateur. Dans un hochement de tête penaud, son ami se mit à se faire tout petit. Il s'est senti intensément observé un moment avant que Kyô ne détourne à nouveau l'attention sur l'inconnu.
-Il est simplement étrange qu'un homme comme vous à l'apparence miséreuse qui vient quémander l'hospitalité auprès de parfaits inconnus transporte avec lui autant d'argent. C'est tout. Que vous le vouliez ou non, moi, je veux savoir votre nom. Je n'ai pas envie d'héberger chez moi un criminel sans le savoir, vous comprenez. Les magouilles des autres, je ne veux pas y être mêlé, j'ai déjà assez des miennes. Et puis, il y a Kai. Si mon ami se trouve impliqué, je ne donne plus très cher de votre peau. Alors, soit vous nous donnez une identité et, avec elle, une explication qui paraisse plausible et justifiable, ou bien je vous renvoie tout simplement de ma demeure.

En face de Kyô, l'homme semblait avoir perdu tous ses moyens. Une mèche blonde dissimulant la moitié de son visage, il fixait un grand œil brillant sur Kai, cherchant désespérément un secours quelconque auprès du garçon qui paraissait presque plus mal à l'aise que lui. L'homme a soupiré, nerveux, et ses doigts noués se tendaient jusqu'à l'extrême. Il y avait Kyô qui étrécissait des yeux inquisiteurs et emplis de jugements sur l'inconnu, lui qui implorait tacitement Kai, et Kai qui regardait Kyô avec déréliction.
-Tu sais bien qu'il n'a pas l'air méchant...
-Il ne faut pas se fier aux apparences. Tu n'es plus un enfant pour croire de telles choses ! Regarde-moi, Kai, pauvre idiot ! Moi-même, j'ai l'air méchant. Est-ce que je le suis ?
-Bien sûr que non, Kyô, répondit Kai après peut-être une seconde d'hésitation.
-Ce blond a cette gueule d'Ange à en faire pâlir un prêtre, mais tu ne penses pas que derrière cette bouille adorable puisse se cacher un sale vicieux ?
-Ne parle pas comme cela devant lui, Kyô ! Monsieur, veuillez excuser mon ami, ce n'était pas...
-Il n'y a pas de problème.
Sur ces mots, l'homme s'était silencieusement levé de sa chaise et, l'extrémité de ses doigts appuyée sur la table, il a lentement passé son regard de Kai à Kyô, et au coin de ses lèvres se frayait un sourire timide qui voulait dissimuler son malaise. Il a lâché un petit rire mi-résigné mi-angoissé avant de clamer :
-Je n'ai rien à me reprocher. Aussi, si seulement vous me promettez de garder cela secret, je peux vous dire la vérité.

Kyô et Kai on attendu, silencieux. Le premier demeurait grave, le second sentait en lui son cœur battre de toutes ses forces, et c'était comme si chaque seconde passée renfonçait un peu plus le poids oppressant de l'attente sur sa poitrine. Devant eux, l'homme debout avait l'air résigné et coupable d'un accusé qui se rend de lui-même au bûcher. Essayant d'apaiser les battements de son cœur inquiets dans sa poitrine, il a respiré longuement et lentement, avant de lâcher :
-Alors je vais vous le dire, mon nom est...
Il y a eu un bruit sec et retentissant si fort que l'homme et Kai sursautèrent en chœur, surpris. Rivant de grands yeux ébahis sur Kyô qui venait de se lever en tapant des mains sur la table, Kai a cru un instant que son ami s'apprêtait à venir attaquer le pauvre homme en face de lui alors qu'il le rivait d'un regard noir comme un gouffre sans fond. Devant lui, l'inconnu a senti un frisson parcourir tout le long de son dos et il se raidit, le souffle entrecoupé.
-Ce n'est pas la peine, a dit Kyô d'un ton implacable. Monsieur, vous n'êtes pas obligé de vous forcer à nous le dire. De toute façon, vous êtes officiellement viré de chez moi.
Kai eut à peine le temps de pousser un cri d'indignation que, déjà, Kyô saisissait l'autre par le poignet et le forçait à se redresser. Il a rivé sur l'homme un regard empli de défiance qui ne laissait aucun espoir.
-Parce que j'ai décidé que mon ami et moi retournions au château.
 
 

 
 
 
 
 
 


C'est sans transition que l'homme s'est vu pousser en dehors de la maison et, faisant rempart sur le seuil, Kyô le fixait les bras croisés.
-Alors, qu'est-ce que vous comptez faire ?
-Pardon ? balbutia l'homme, désarmé.
-Là, tout de suite, trancha Kyô. Je vous dis que mon ami et moi repartons, c'est la raison pour laquelle vous ne pouvez plus rester ici. Alors, qu'est-ce que vous choisissez ? Retourner à la rue et trouver un autre âme charitable qui acceptera de vous aider sans arrière-pensée ? Ou bien tenter le tout pour le tout en venant avec nous ?
-Que voulez-vous dire ?
Il pâlissait à vue d'œil. Par-dessus les épaules de Kyô, Kai jetait des coups d'œil désolés au pauvre homme désemparé.
-Je suis certain que le Roi accepterait de vous venir en aide. Toutefois, si vous le méritez.
-Kyô, qu'est-ce qui te prend ? Tu disais ne pas te trouver à ta place au château, alors pourquoi est-ce que tu...
-Tu n'as pas ton mot à dire là-dedans.
Kai se tut, balançant entre la peine ou la colère, mais il finit par baisser la tête, penaud.
Autour d'eux il y avait un silence de mort, et mort semblait être l'homme qui en face de Kyô avait pris un teint cadavérique.
Kyô était sincère, pourtant. Il suffisait de lire le fond de ses yeux, la sincérité cachée derrière leur noirceur pour comprendre qu'il ne mentait pas. Que sans doute, le Roi eût pu lui venir en aide, s'il l'avait voulu. Pourtant, un secret profondément enfoui en lui le renfermait dans sa peur, et l'homme alors a laissé entendre sa voix, une toute petite voix mal assurée qui pourtant brisa le silence avec violence.
-Je m'en vais retourner dans la rue.

Kyô n'a rien dit. Il l'a juste considéré un moment, silencieux, puis il a décroisé les bras et a souri.
-Je comprends. Après tout, vous non plus, ce n'est pas votre place.
Doucement, il a saisi la main de Kai qui s'est laissé tirer et Kyô a fermé à clé la porte derrière lui avant de se retourner.
-Moi, j'en ai une malgré tout tant que s'y trouvera quelqu'un que j'aime.

Et puis, c'est avec la plus grande simplicité du monde, comme s'il ne délaissait pas derrière lui la solitude et la misère, que Kyô a entraîné Kai et s'est éloigné.
Sur les iris de l'homme, leurs silhouettes de dos se reflétaient et ressemblaient presque à un rêve.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Pourquoi est-ce que tu fais ça ?
Kyô n'a pas répondu ou plutôt, sa réponse fut celle d'un ostensible mouvement d'ignorance et d'indifférence. Le menton posé sur sa main et le coude appuyé sur le rebord de la fenêtre du carrosse, il perdait son regard à travers le paysage homogène qui défilait sous ses yeux. Lassé de cette verdure sans fin, il a poussé un soupir et clos les paupières. En face de lui, Kai a froncé des sourcils réprobateurs.
-Tsunehito avait fait venir un carrosse qui nous attendait sur la place de la cathédrale. Depuis le début, tu avais prévu de revenir, non ?
-Tes questions m'oppressent.
-Tu ne manques pas de toupet pour me dire cela.
-Pardon ?
-Ce pauvre homme. Tu ne vois pas quelle pression tu lui mettais ? Durant ces derniers jours, tu n'as eu de cesse de l'accabler de questions. Pour un peu, l'on aurait cru un interrogatoire. À quoi est-ce que tu penses, à la fin ?
-Je ne suis pas le seul à accabler les innocents de questions.
-Kyô, ne te fâche pas, fit Kai d'un ton qui ressemblait plus à un ordre qu'à une imploration. Tu sais, je trouve ton attitude louche depuis ces derniers jours.
-Je ne comprends pas. Tu n'éprouves aucun soupçon envers cet homme qui sort de nulle part et se refusait à nous donner son identité et moi, ton ami, tu me reproches d'agir de manière douteuse ?
-Ce n'est pas ce que je veux dire mais, Kyô, ce carrosse était déjà là au moment où tu as subitement décidé de partir et où tu m'as entraîné avec toi. Dis, ce n'est pas un hasard. Tu voulais revenir dès le début et avais tout prévu, ce n'est pas vrai ?
-Ce n'est pas vrai.
-Ne me traite pas comme un enfant.
Les roues filaient à toute allure sur la terre battue du sol. Déjà, le paysage verdoyant commençait à se recouvrir d'un timide ciel rose orangé. L'heure avançait et Kai, lui, avait le sentiment de reculer tant et plus.
-Cela ne me dérange pas de retourner au château. Il y a Terukichi là-bas. Toi, je suppose que tu y retournes pour ton frère et puis, je te suivrai où que tu ailles. Seulement, je veux comprendre l'utilité de cela. Si depuis le début tu ne comptais pas rester chez toi alors, dans quel but es-tu parti du château ?
-Kai, tu es agaçant.
-Je t'ai dit que je ne suis pas un enfant. Il y a des choses que je suis en droit de comprendre, non ?
-Penses-tu être mêlé à quoi que ce soit qui me concerne ?
Ces mots eurent pour Kai l'effet d'un coup de poignard en plein cœur et, en un instant, Kyô vit son visage changer totalement d'expression. Défait, son ami a baissé la tête avec résignation.
-Écoute, soupira Kyô avec une pointe de désolation dans la voix. Tu as tendance à trop t'impliquer dans des affaires qui ne te concernent pas et qui, de plus, n'ont pas vraiment d'importance. Tu ne dois pas tout prendre à cœur comme cela. À la fin, tu es vraiment énervant.
-Je pense que j'avais compris, rétorqua son ami avec amertume sans lever les yeux.
-Tu répètes que tu n'es plus un enfant pourtant, tu te comportes comme tel. Sale boudeur.
-En réalité, je ne pense pas que tu avais prévu de revenir. Je suppose que la présence de cet étranger chez toi a fini par tant t'importuner que tu as contacté secrètement Tsunehito en urgence et lui as demandé de faire venir un carrosse pour te ramener. N'est-ce pas ?
-Tu te trompes.
-Je sais que ce n'est pas le cas, affirma Kai d'un ton péremptoire avec entêtement.  
-Je te dis que ça l'est.
Kai allait protester, courroucé, quand le regard que Kyô rivait sur lui et qui l'aimantait à son âme le força à garder le silence. Il s'est résigné, le cœur serré, avant de pousser un soupir.
-Tu as le droit d'être en colère, lâcha Kyô. Mais je te dis que tu te trompes.
-Je ne suis pas en colère.
-Bien sûr que tu l'es. Tu as peut-être l'impression que je me moque de toi, tu te sens balancé à droite et à gauche sans avoir le droit de prendre des décisions. Écoute, pour l'instant, nous devons retourner au château. Tu n'es pas obligé d'y rester si tu ne veux pas.
-Toi, Kyô, tu y resteras ?
-Je ne pense pas.
-Alors pourquoi diable est-ce que tu y retournes ?!
-Parce que Tsunehito me l'a demandé.

Kai a rivé sur son ami de grands yeux interrogateurs mais déjà, Kyô avait le visage tourné vers le paysage, signifiant par-là même que la discussion était close. Ravalant sa rancœur, Kai s'est couché sur la banquette, tournant le dos à Kyô, et a attendu longtemps, longtemps, avant que les roulements du véhicule ne le bercent et l'endorment enfin.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Il faisait nuit déjà lorsque Kai ouvrit enfin les yeux sur le visage de Kyô penché sur lui. Le garçon a tressailli, surpris, avant de regarder avec stupéfaction les étoiles scintillant à travers les fenêtres du carrosse.
-Je suis désolé, a murmuré Kyô.
Kai l'a dévisagé, les yeux brillants, et sans rien dire est venu poser sa main au creux de la paume que Kyô lui tendait. Il s'est relevé, s'appuyant à son ami comme un tournis l'assaillait, et tous deux se sont vus ouvrir la portière du carrosse par un majordome qui, sous la nuit, irradiait.
-Veuillez me pardonner pour tout ce contretemps que je vous ai causé, Monsieur, dit-il à l'adresse de Kyô en s'inclinant.
Le concerné répondit d'un vague sourire en balayant l'air du bras.
-C'est moi qui le suis. J'ai entraîné Kai dans cette histoire, et je vous ai fait perdre votre temps. Excusez-moi. Cela n'a servi à rien, mais je n'ai pas pu reculer. Jusqu'au dernier instant, j'ai espéré que cet homme nous rattraperait.  

Tsunehito a ri avant de tendre la main vers Kai pour l'aider à descendre les marches du carrosse.
-Vous n'êtes pas au courant ?
Kai secoua la tête, timide.
-J'avoue que je suis un peu perdu depuis tout à l'heure, marmonna-t-il.
-Pourquoi ne le lui avez-vous pas avoué ? interrogea Tsunehito à l'attention de Kyô.
-Je ne savais pas si j'en avais l'autorisation.
Le majordome hocha la tête d'un air assenti puis, après qu'il a adressé un mot au cocher, le carrosse s'éloigna.
-Puisque vous êtes là, passez au moins la nuit ici pour vous reposer.
-Je vous remercie, mais je ne sais pas si...
Kyô se tut comme il semblait chercher ses mots, embarrassé.
-Oui ? l'encouragea Tsunehito.
-Le Roi... Je ne sais comment me présenter face au Roi à présent. Pour commencer, je m'en suis allé tel un voleur et, en plus de ça, je n'ai pas même réussi à exaucer son vœu. Je dois l'avoir tant déçu...
-Le Roi n'attendait rien de vous, Monsieur, s'empressa de dire Tsunehito.
-Qu'entendez-vous par là ?
Sous la nuit à peine éclairée par les lumières du château provenant d'au loin, Tsunehito sourit, d'un sourire espiègle et enfantin qui accentuait chez lui ce côté innocent.
-Le Roi n'est pas au courant de ce que je vous ai demandé de faire. Ce n'était qu'une initiative de ma part.
-Vous aviez pourtant dit...
-Au téléphone, bien sûr, j'ai prétendu que c'était là une demande du Roi. Si je n'avais pas menti, vous n'auriez pas accepté.

Kyô est demeuré interdit un moment, pensif, avant de hausser les épaules.
-Je suis désolé. Je devrais peut-être retourner chez moi, tenter de le retrouver. Par ma faute, il est à la rue...
-Ne vous faites pas de souci pour cela.
D'un même mouvement, Kai et Kyô firent volte-face et se retrouvèrent confrontés à l'apparition presque surnaturelle de Kamijo dont les cheveux roux détonnaient encore dans la nuit.
-Je vous remercie pour tout ce que vous avez fait.
-Kyô, dis-moi ce qu'il se passe, à la fin, je ne comprends rien, gémit Kai qui vint se cramponner au bras de son ami.
Pour toute réponse, Kyô passa un bras autour de la taille du jeune homme et dévisagea Kamijo, inquiet.
-Vous dites que je ne dois pas me faire de souci pour cet homme ?
Dans un sourire tranquille, Kamijo s'avança lentement vers Kyô, les bras croisés.
-Il a de l'argent, n'est-ce pas ? Il n'en tient qu'à lui de vivre décemment plutôt que de rester à la rue. Mais je suppose que le fait est qu'il veut à tout prix éviter de communiquer son nom à qui que ce soit. Bien sûr, à cause de cela il est ennuyeux pour lui de devoir loger dans un hôtel ou une auberge. C'est la raison pour laquelle il a fait appel à des inconnus comme vous.
-Dis, Kyô, tu ne m'as toujours pas expliqué pourquoi...
-Toi, petit curieux.
Kamijo avait scandé ces mots d'un ton amusé comme il s'approchait de Kai qui le regardait de ses grands yeux écarquillés, lui donnant cet air niais quelque peu touchant. Kamijo pointa son index sur le bout de son nez, taquin.
-Rentrons d'abord. Vous devez avoir faim, après tout ce long voyage.
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

De temps à autre, Kai jetait de furtifs coups d'oeils à côté de lui, ébahi de voir Kyô manger avec autant d'avidité en public. Kai, lui, demeurait les mains nouées sous la table et attendait seulement que Tsunehito ou Kamijo, tous deux patiemment assis en face d'eux, ne commence à parler. Mais Kyô ne cessait de manger tant et plus sous les yeux admiratifs des trois hommes et la tension de Kai allait croissant dans ses veines. Il a passé ses mains sur son visage, nerveux. À la fin, n'y tenant plus, il s'est subitement redressé :
-Qu'est-ce que vous lui voulez ?
Kamijo a haussé les sourcils, inquisiteur, tandis que Tsunehito demeurait d'une expression de marbre quelque peu déstabilisante.
-Cet homme, reprit Kai sans se laisser démonter. Je suppose que tout cela a fort à voir avec lui, n'est-ce pas ? À la fin, que voulez-vous à ce pauvre homme ?
-Nous ne voulions rien de plus que son nom, commenta Kamijo dont les lèvres se fendaient en un sourire mystérieux.
-Son nom ? Mais pour quelle raison ? Et d'ailleurs, comment saviez-vous que Kyô avait hébergé chez lui un pauvre miséreux ?
-Miséreux ? répéta Kamijo dans un rire ironique. Ne me fais pas rire, es-tu naïf ? Comment un homme qui cache autant d'argent sur lui peut-il être un "miséreux" ?
-Je ne sais pas... balbutia Kai, déstabilisé. Peut-être qu'il... Peut-être que cet argent n'était pas le sien et que là est la raison pour laquelle il voulait se cacher...
-Tu es donc en train de dire qu'il est un voleur. Or, s'il est un criminel, n'est-il pas normal que nous le recherchions ? s'enquit posément Tsunehito.
Le visage défait, Kai a jeté un regard de détresse en direction de Kyô qui était encore bien trop occupé à manger pour lui prêter la moindre attention.
-Il ne peut pas être un criminel, bafouilla Kai qui blêmissait à vue d'œil.
-Et qu'est-ce qui t'en rend si certain ? fit Kamijo, indétrônable.
-Il allait nous le dire... son nom. Il allait nous le dire et à ce moment-là, Kyô a déballé de but en blanc que ce n'était plus la peine car il ne pouvait plus rester chez lui !
Kamijo a pris une profonde inspiration, las, et Tsunehito rivait sur Kyô un regard étréci qui scintillait de mille feux.
-Kyô pensait alors que cet homme accepterait sa proposition ; celle de venir réclamer l'hospitalité auprès du Roi qui le lui aurait aussitôt accordée. Seulement, cet homme a préféré retourner à la rue plutôt que d'accepter. N'est-ce pas étrange ?
-Je suppose que cette attitude ne peut que nous conforter dans nos soupçons, commenta Kamijo dans un haussement d'épaules.
-Alors, il faut agir, non ?
-Agir ?
-Le retrouver, bien sûr !
Tsunehito s'était redressé d'un seul bond et avait plaqué ses mains fermement sur la table, scrutant Kamijo avec sévérité.
-Tu dois aller le chercher.
-Moi ? Pourquoi est-ce que tu me donnes des ordres ? bafouilla Kamijo, trop surpris pour s'indigner.
-Parce qu'il ne me connaît pas, moi.
-Le problème est que moi, il me connaît, et qu'à cause de cela j'aurai sans doute bien plus de mal que toi à le ramener.
-Kamijo, ne dis pas de bêtises.
-Ne me parle pas sur ce ton condescendant !
-Comment veux-tu que nous nous y prenions ? Nous laissons peut-être passer notre seule chance. C'est à tout prix que nous devons retrouver cet homme.
-Attends, pria Kamijo en faisant signe à Tsunehito de s'apaiser. Pour commencer, rien ne nous affirme qu'il s'agit bien de lui. Et si jamais nous nous trompions ? Tu comptes réellement m'envoyer seul à la recherche d'un homme que je ne trouverais peut-être jamais pour la simple et bonne raison qu'il n'est peut-être pas là ?
-Si nous devions attendre d'être sûrs alors, nous devrions abandonner immédiatement. Est-ce que c'est ce que tu comptes faire, Kamijo ? Tu es l'ami du Roi, non ?
-Je te signale qu'il s'agissait tout de même de ton idée et que tu m'as impliqué dedans seulement depuis très récemment.
-Tu es pourtant le premier à avoir pris l'initiative folle de faire revenir cet homme ici, rétorqua Tsunehito. Je me trompe ?

Kamijo se tut, résigné. Une frustration lisible tendait son visage et il observait de ses yeux de glace Kyô qui, en face de lui, semblait ne plus se soucier de rien.
-Je voudrais finir par comprendre de quoi est-ce qu'il s'agit, s'impatientait Kai.
-Je vais te le dire, alors, capitula Tsunehito. J'ai appris récemment par Yuu que Kyô et toi aviez rencontré cet homme étrange qui vous avait demandé l'hospitalité. Un homme doté de cheveux blonds ondulés, d'une peau mate et qui, sous des apparences miséreuses, cachait sur lui une somme considérable d'argent. Pour faire simple, et pour ne pas te raconter de détails qui ne concernent que le Roi, il se trouve que j'ai quelques raisons de penser que cet homme pourrait être celui que le Roi cherche à faire revenir au château depuis longtemps déjà.
-Le faire "revenir" ? s'enquit Kai, troublé.
Tsunehito hocha tristement la tête.
-Il vivait en France jusqu'à il y a peu. Seulement, j'ai récemment découvert qu'il ne vivait plus chez lui et avait disparu sans laisser de traces. J'ai pensé que, peut-être, il était revenu ici, sans rien d'autre sur lui que cet argent dont il disposait pour s'assurer seulement de quoi vivre. Mais... Il n'est pas revenu au château. Si Kyô est brusquement reparti de chez lui, c'était dans l'espoir que cet homme accepte de vous suivre. Même après que cet homme ait refusé sa proposition, Kyô est monté dans le carrosse en ta compagnie dans le fol espoir que, dans un subit changement d'avis, cet homme ne se mette à vous poursuivre. Mais bien sûr, cela ne s'est pas déroulé ainsi. Vous êtes revenus pour rien, au final.
-Tout cette histoire me paraît absconse.
-Elle est plus compliquée qu'il n'y paraît, commenta Kamijo.
-Cet homme qui vivait en France et a subitement déserté de chez lui... Est-ce qu'il était un proche du Roi par le passé ?
-C'est bien le cas, affirma Tsunehito.
-En réalité, plus que d'avoir perdu sa trace, plus que la volonté de le ramener à tout prix, c'est le fait qu'il est peut-être mort qui vous inquiète, n'est-ce pas ?

Leur silence était éloquence. L'on aurait entendu une plume tomber et seules les mastications insatiables de Kyô rythmaient le malaise qui planait sur eux. Kai allait présenter ses excuses, penaud, quand une voix sèche le coupa :
-Une catin n'a après tout aucune raison de se mêler de cela.
 

Il ne s'est rien passé, au début. Kai ouvrait les lèvres sur des mots qui ne sortaient pas tandis que Tsunehito rivait sur Kamijo un regard qui trahissait sa stupeur. Mais Kamijo, lui, demeurait confortablement assis, les bras croisés, et glaçait de son regard le pauvre Kai qui n'osait même plus respirer. Au début, il ne s'est rien passé. Mais bientôt, ils se rendirent compte que le seul signe de vie qui se manifestait jusque-là avait cessé. Kyô avait arrêté de manger et levait sur Kamijo un regard lourd de sens.
-Excusez-moi, vous venez de dire quelque chose ?
C'est Tsunehito qui a répondu :
-Je t'en prie, il n'a pas voulu...
Et puis, tout s'est passé en un instant. Il y a eu des éclats, le verre et la porcelaine qui se brisent, le bruit sourd de la lourde chaise de bois qui se renverse puis, en l'espace d'un battement d'ailes, Kyô s'était jeté sur Kamijo et dans son élan de rage il l'entraîna avec lui dans la dégringolade, ils se sont étalés tous les deux sur le sol, et la rage exhorbitait les yeux noirs de Kyô qui resserrait ses doigts autour de la gorge blanche de l'homme.
-Je t'en prie, arrête ça ! suppliait Kai dans une crise de larmes.
Mais Kyô semblait ne pas l'entendre, et possédé il murmurait des mots que seul Kamijo pouvait percevoir. Ses lèvres à quelques millimètres des siennes, il faisait sentir à son otage le souffle tiède et haletant de la haine.
-Qui oses-tu traiter de catin, toi qui n'as jamais connu que le luxe et la facilité, comment oses-tu à ce point mépriser un innocent qui n'a fait qu'essayer de vivre, comment peux-tu, toi pauvre ignorant suffisant mais sans défense, juger une personne sur ce qu'elle a été forcée de faire plutôt que sur ce qu'elle est ? Est-ce parce que tu n'as pas envie de te voir comme tu es toi-même, est-ce que tu préfères te mentir et ne voir que ce toi qui agit comme un Noble mais qui n'a pourtant rien de tel ?
-Kyô, lâche-le, tu vas le tuer !


Il y a eu un rire rauque, un cri de douleur, et Kyô s'est senti violemment propulsé en arrière et il s'est laissé rouler sur le sol, le ventre plié, haletant. Affolé, Kai s'est précipité sur lui et l'a pris dans ses bras avant qu'à nouveau le pied de Kamijo ne vienne blesser l'homme.
-Cela suffit ! Il a seulement voulu prendre ma défense ! Alors si c'est après moi que vous en avez depuis le début, ce n'est pas à lui qu'il faut vous attaquer !

Debout devant eux, les dominant de toute sa splendeur dépareillée, Kamijo bouillonnait de rage et, pourtant, c'était bien de la glace qui scintillait dans ses yeux.
-Toi, Kyô, pauvre petit présomptueux, tu ignores ce que le Roi te ferait si jamais il apprenait ce que tu viens d'oser commettre.
-Non ! hurlait Kai d'une voix déchirée, sanglotant.
-Arrête, Kamijo. Tu sais parfaitement que jamais le Roi ne lui ferait quoi que ce soit. De plus, c'est toi qui es en tort.
Tsunehito avait barré la route à Kamijo et son visage d'ordinaire si calme et stoïque laissait déceler toute sa rancœur. L'homme l'a dévisagé, réprobateur.
-Pousse-toi ou bien je...
-Si c'est seulement la vérité que Kyô a dite qui te blesse alors, plutôt que de faire subir tes sentiments aux autres, occupe-toi de changer la réalité autant que tu le peux.
Ils se sont dévisagés intensément, un regard noir et un regard bleu qui s'affrontaient, et Kamijo a fini par baisser les yeux, oppressé.
-Que ce fou disparaisse de ma vue.
Sans plus attendre, Kai a aidé Kyô à se redresser et a filé en dehors de la salle à manger.

Une fois qu'ils furent seuls, Tsunehito a infligé une gifle phénoménale à l'homme avant de s'en aller d'un pas martelant, laissant derrière lui Kamijo seul avec son amertume.
 
 

 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je t'en supplie, Miyavi. N'en rajoute pas. Il est en état de choc...
-En état de choc ?! hurlait l'homme qui pointait un doigt accusateur sur le corps de Kyô étendu sur le lit. Ne me fais pas rire, Toshiya ! Tu es en train de prendre la défense d'un inconscient à cause de qui nous pourrions tous avoir des ennuis !
-Ce n'est pas vrai, se lamentait Toshiya en plaquant ses mains sur la poitrine de Miyavi dans le but de l'apaiser. Kai nous l'a dit, il a seulement pris sa défense. Dis... Kamijo n'avait pas à dire cela, pas vrai ?
-Mais où est-ce que tu pensais être ?! Toshiya, regarde-toi ! Toi aussi, tu n'es qu'une catin, et tu n'as pas cessé de l'être pour la seule raison que tu vis momentanément dans ce château ! Tu as peut-être cessé de te prostituer parce que le Roi nous le défend mais dès que celui-ci décidera de faire de nous des jouets sexuels alors, tu redeviendras ce que tu as toujours été, Toshiya, nous redeviendrons tous ce que nous sommes ! Ne crois pas à ces promesses hypocrites et ces regards condescendants qui se veulent humbles et bienveillants ! Ici, nous ne sommes que des jouets, des bouffons, des fous du Roi, nous n'accomplissons que sa volonté et ce n'est qu'une question de temps avant que le Roi ne décide de tous nous abandonner comme des chiens ou bien de faire de nous les joujoux de ces monstres !
-Miyavi, arrête, tu délires, ne t'approche pas... Ne t'approche pas de mon frère !
-Mais il aurait pu se faire tuer ! Kamijo l'aurait tué sans aucun scrupules si Kai n'avait pas imploré le pardon, et tu sais pourquoi ?! Parce que quelle que soit la raison pour laquelle nous sommes ici, ces Nobles bien nés continueront toujours à nous voir comme des sauvages, des êtres humains bas de gamme, des animaux, des moins que rien même ! Et parce que ton frère si présomptueux a oublié qu'il n'était qu'un dépravé, nous risquons tous à présent de subir les foudres de la colère de Kamijo ! Il serait capable de diriger tout le château contre nous !
-Miyavi, qu'est-ce qui t'arrive ?! Tu n'es pas dans ton état normal, je t'en prie, cesse de hurler, va-t'en...

Toshiya repoussait tant bien que mal son ami qui contenait difficilement sa rage. Les yeux exorbités, les lèvres serrées et les mains crispées, il observait par-dessus les épaules de Toshiya Kyô qui, le dos tourné, semblait dormir. Au bord du lit se tenait Kai, silencieux, qui rivait son visage souillé de traces de larmes sèches sur Miyavi. Il ouvrait les lèvres sur des mots fantômes qui mourraient avant leur naissance. Et Toshiya pleurait, repoussant de toutes ses forces Miyavi que la haine tendait de tout son long.
-Il n'a rien fait. Maintenant, laisse-le.
-Toshiya, tu ne réfléchis donc pas ?! Tu es son frère ! Si Kamijo décide de se venger de Kyô alors, c'est à toi qu'il pourrait directement s'en prendre !
-Mais comment est-ce que tu peux croire qu'il ferait une chose pareille ?!

Toshiya avait hurlé ces mots d'une voix étranglée par les sanglots et, les épaules secouées, il a enfoui son visage au creux de la poitrine de Miyavi.
-Toi... Pourquoi est-ce que tu accuses un homme dont tu ne sais rien de nous juger sur nos origines tandis que tu es le premier à accuser ces gens de n'être que des hypocrites qui cherchent à nous utiliser pour la seule raison qu'ils ont toujours vécu dans le luxe et la sécurité ? Pourquoi est-ce que tu penses qu'une vie facile doit obligatoirement enlaidir l'âme d'un homme tandis que la vie que nous avons menée ferait de nous des saints-martyrs ?
-Idiot... soufflait Miyavi du bout des lèvres. Idiot ! Kamijo l'a dit lui-même ! Une catin n'a après tout pas son mot à dire sur leurs affaires ! Il l'a dit de vive voix et sans aucune honte ! Comment est-ce que tu peux prendre la défense de ce sale infatué pourri jusqu'à la moelle ?!
-Arrête ! Il n'a peut-être dit cela que sur le coup de la colère ! Mais il reste un être humain, lui aussi ! Comment peux-tu te permettre de juger une personne sur une seule parole ?!
-Tu es en train de me dire que cette ordure avait le droit de traiter Kai de la sorte ?!
-Non ! Ce que je veux dire est que tu n'as pas le droit de penser du mal de lui comme ça ! Tu penses vraiment que depuis le début, leur seule intention était de nous enrôler pour mieux nous utiliser ?!
-Mais c'est à cela que nous avons toujours servi, Toshiya. À être utilisés.
-Pas pour Yuu.
 

 
 
 
 
 
 
Miyavi a baissé la tête, déstabilisé. Trois mots. Ce sont seulement trois mots que Toshiya avait prononcés avec une telle fermeté qu'ils avaient mis Miyavi dans cet état de doute et de trouble. Il a considéré, intrigué, son ami qui plantait en lui un regard implacable. Les pleurs de Toshiya s'en étaient allés comme s'ils n'avaient jamais existé et il semblait défier Miyavi avec la plus grande assurance.
Cet homme faible qui pleurait et suppliait de manière si pitoyable un instant plus tôt venait de laisser place à son double opposé.
-Pas Yuu, Miyavi. Tu le sais, non ? Yuu n'a jamais été comme nous et depuis qu'il est ici, le Roi ne lui demande pas même de travailler en échange. À ton avis, quelle est la raison pour laquelle alors le Roi a fait venir Yuu ici ?
          Miyavi l'a considéré un moment, les sourcils froncés en un arc d'intrigue, avant de lâcher un rire nerveux.
-Pousse-toi, maintenant. Tu commences à être agaçant.
Il a saisi Toshiya par les épaules et l'a circulé de son chemin avant de s'éloigner quand une voix le força à s'immobiliser :
-C'est parce que Yoshiki devait se sentir coupable de le laisser seul.
 

Miyavi s'est retourné. Devant lui, il y avait Toshiya qui se tenait fermement debout, raide, et Kai assis le dos courbé sur le lit qui fixait sans discontinuer Kyô d'un œil terne. Miyavi les a considérés tous trois, tour à tour, avant de reporter définitivement son regard moqueur sur Toshiya.
-Coupable ? De laisser Yuu seul ?
-Dans le fond, tu ne crois pas que le Roi sait mieux que quiconque ce que ça fait ? La solitude.

Il n'a pas répondu. Miyavi gardait les lèvres aussi closes que son cœur sans détacher son regard brillant d'ironie de Toshiya. Il a fini par lentement secouer la tête de gauche à droite, avec au coin de ses lèvres le fœtus d'un sourire amer.
-Résigne-toi, Toshiya. À dessiller tes yeux morts.
Sur ces mots, Miyavi a tourné les talons et s'est dirigé d'un pas précipité vers la porte de la chambre. Il ne s'est pas même arrêté lorsque, sur le seuil, il a heurté Sono de plein fouet.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Il y a eu un bruit de tissu qui se froisse, un drap blanc qui recouvre deux silhouettes fondues dans un même contour, des mains qui se perdent dans de longs cheveux de feu, un visage enfoui au creux d'un cou blanc, le bruit humide de la succion, une morsure, une grimace, légère, deux mains qui se crispent autour d'un corps fin, la succion, encore, et puis subitement une propulsion, le corps de Sono est renvoyé en arrière, il atterrit assis sur le lit, jambes écartées, et dévisage avec un mélange de fureur et de stupeur Kamijo qui, jusqu'alors prisonnier, se redresse et le dévisage d'un air courroucé.
-Même si je te laisse venir dans mon lit, démon, je ne te laisserai jamais me toucher de la manière obscène dont tu le fais.
Sono lâche un profond soupir, se laisse renverser en arrière, son crâne touche le rebord en bois sculpté du lit, il rive ses yeux sur le lustre éteint du plafond, c'est encore le jour, il ferme les paupières, les rouvre.
-Vous vous êtes fait un ennemi, vous savez.
-Cela ne changera rien pour moi. Je t'ai toujours considéré comme un ennemi et ne signerai jamais ton pacte effroyable.
-Vous êtes impitoyable, minauda Sono en feignant le chagrin. Je ne vous parlais même pas de moi.
-Je vois. Tu parles de Kyô, commenta Kamijo dans un rire amer. Qu'il en soit ainsi. Je ne viendrai pas m'excuser auprès de ce sauvage, de toute façon.
-Parce que vous savez que vous avez tort, vous regrettez vos actes et n'avez pas envie de l'admettre car vous auriez le sentiment de perdre la face contre cet homme qui a voulu défendre son ami que vous avez injustement agressé, n'est-ce pas ?
Kamijo lui lança un regard glacial qui, sur le coup, le fit sourire.
-Vous êtes mignon.
À quatre pattes, Sono s'avança lentement vers Kamijo qui le regardait s'approcher d'un œil torve. Sono est venu l'enjamber et bientôt, ses lèvres à nouveau s'appuyaient contre la peau douce et blanche de son cou. Se laissant enivrer par l'effluve masculin, Sono a fermé les yeux, le cœur battant.
-Si tu me mords à nouveau, je te tue, prévint Kamijo.
-Vous paraissez bien trop distingué pour parler comme un barbare. Cessez ce jeu.
-Ne joue pas la catin avec moi ; j'ai horreur de ce manège décadent.
-Ce n'est pas un manège, Monsieur, et je ne joue pas. Réellement, je suis une catin. Bien que cela vous déplaise, si j'en juge par ce que vous avez dit à Kai, je le suis et le resterai. Je me fiche de ce que vous pensez. Après tout, cela devrait bien vous arranger, non ? Je suis une catin, donc je suis un être inférieur qui ne mérite nulle considération. Ce qui veut dire que je vous dois naturellement obéissance et respect. Or, qui n'a jamais rêvé d'avoir quelqu'un de tel à ses pieds ?
-Tu te trompes. Éloigne-toi. Tu m'écoeures. Ne dépose pas ta souillure sur moi.
-Je ne la dépose pas sur vous, Monsieur, répondit calmement Sono en plongeant ses yeux profonds dans ceux de l'homme. Il en revient à vous de venir chercher ma souillure au plus profond de moi. Pénétrez en moi, Monsieur. C'est ce que nous étions convenus de faire.
-Sale chien. Un animal dégueulasse comme toi devrait être immédiatement jeté à la fourrière, tu sais ?

Il disait cela, Kamijo, mais la glace dans ses yeux semblait fondre sous la chaleur d'une lumière tendre, et il a passé ses doigts dans les mèches argentées de Sono qui se laissait faire, docile.
-Comment pourrais-je avoir envie de coucher avec une saleté comme toi ?

Sono a souri, et ce sourire exprimait un triomphe que Kamijo ne put comprendre alors.
-Vous finirez par coucher avec moi. Parce que c'est là ce que je vous offre en échange de cet argent que vous me donnez. Même si aujourd'hui je vous dégoûte, ou plutôt même si aujourd'hui vous n'avez pas la force de ravaler cette fierté malsaine qui vous pourrit, un jour ou l'autre vous finirez par céder à la tentation irrépressible que j'exerce sur vous et alors, vous coucherez avec moi. Sans cela vous deviendriez fou car au fond de vous, vous ne supportez pas l'idée que je puisse vous soutirer de l'argent sans que vous n'en tiriez nul bénéfice. Vous coucherez avec moi par peur de perdre la dernière once d'honneur qu'il vous reste, vous coucherez avec moi par orgueil. Voilà tout.

Un rire acerbe est venu tordre les lèvres de Kamijo et a déchiré l'atmosphère de ses éclats tranchants.
Le visage de Sono, penché au-dessus de lui, se rapprochait de plus en plus du sien et les doigts de Kamijo s'emmêlaient dans ses cheveux partis en broussaille. La gorge tendue de l'homme laissait voir cette pomme d'Adam qui faisait de convulsifs allers-retours d'avant en arrière et Sono observait, mi-intrigué mi-moqueur, Kamijo que l'hilarité défigurait.
-Pauvre ignorant.
Il s'était arrêté de rire aussi subitement qu'il avait commencé et rivait sur Sono un regard qui n'avait plus rien de rieur. Instinctivement, le garçon a effectué un mouvement de recul mais déjà Kamijo le saisissait par les poignets et le forçait à soutenir ses yeux de glace.
-Et c'est pour sauver mon honneur que je ferais ce sacrifice ?
Dans un râle de désagrément, Sono a tenté de se libérer de ses mains mais l'emprise de Kamijo était telle que, plus il luttait, plus il sentait les doigts crispés se resserrer autour de ses poignets.
-Lâchez-moi...
-Comment peux-tu penser qu'un homme comme moi puisse avoir un seul instant l'envie de coucher avec un dépravé en ton genre ? Tu penses que c'est mon genre de fantasme ? Tu penses que je préfère la corruption à l'honneur ? Tu penses que toi, avec ton âme souillée et débauchée, avec ton corps tant de fois manipulé et infecté, tu m'attires ? Mais regarde-toi, Sono. Regarde-toi tel que tu te reflètes dans mes yeux, vois le regard que je pose sur toi et la vision lucide qui en découle. Tu n'es qu'une souillure de plus dans ce monde, une souillure inutile et nocive qui cherche à répandre sa gangrène comme un poison. Tu penses qu'avec ton visage diaphane, tes grands yeux noirs et brillants, ta voix mielleuse et ton sourire enjôleur, tu pourras faire de moi ta marionnette ? Que cela soit bien clair entre nous, Sono : si j'accepte de te donner de l'argent, ce n'est pas parce que j'ai peur de ton chantage. Ce n'est pas non plus parce qu'en contrepartie tu me proposes ce corps maculé. Si j'accepte, seulement, c'est parce qu'au fond de mon cœur, ce moi qui te hait et te méprise t'a pris en pitié. Tu entends ? Ce n'est que de la pitié, Sono, et rien d'autre qu'elle ne me motive face à toi, et si tu n'étais pas l'un des protégés du Roi alors, je n'aurais pas un seul instant hésité à te faire jeter en prison pour avoir pratiqué le commerce impur du plaisir.
 

Il ne disait rien, Sono. Il écoutait simplement, et sur son visage aucune expression ne tendait ses traits, dans son regard aucune lueur ne trahissait ses émotions. Il avait le visage indolent de l'indifférence, l'air serein du détachement, et il écoutait, simplement, supportant sans rien dire ce face à face de plus en plus rapproché et oppressant qui lui était influé.
-Est-ce que tu m'écoutes lorsque je te parle ? siffla Kamijo entre ses lèvres.
-Oui, Monsieur.
-Alors, dis quelque chose ! Es-tu à ce point ingrat pour ignorer ce que les autres te disent ?!
Sono a baissé la tête. Au fond de lui, l'humiliation et la rage faisaient bouillir des instincts violents qu'il réprimait avec la plus grande peine. Pourtant, alors qu'il aurait voulu hurler, protester, le battre et le vilipender, il n'a rien pu faire de tout cela. Et de ses lèvres se sont échappés des mots qu'il n'avait pas voulu prononcer :
-Est-ce que c'est vrai que nous sommes les protégés du Roi ?


Kamijo s'est trouvé déstabilisé, sur le coup. Sa surprise était telle qu'il avait oublié de retenir le garçon prisonnier et ses doigts machinalement se sont desserrés des poignets rougis de Sono. Il l'a dévisagé, hagard.
-Quoi ?
-Je ne sais pas, a répondu Sono d'une voix rauque en détournant les yeux. Là, comme ça, vous venez de dire "si tu n'étais pas l'un des protégés du Roi"... Est-ce que ça signifie que mes amis et moi le sommes tous ?

Toute colère, toute agressivité semblaient avoir déserté le cœur de Kamijo dont le visage n'était plus qu'un tableau de stupeur. Il a ri, nerveux.
-Idiot. Ce n'étaient pas ces mots qui étaient censés te faire réagir.
Cette fois, ce fut au tour de Sono de hausser des sourcils interrogateurs mais il ne dit rien, troublé.
En face de lui, Kamijo avait cet air désolé de celui qui se retrouve confronté à sa propre impuissance. Lentement, ses mains se sont avancées vers les joues de Sono qui se raidit mais attendit, le cœur battant, que ces mains ne viennent se poser sur son visage. Doucement.
-Si tu poses cette question c'est que dans le fond tu as peur, pas vrai ?
         Sono commençait à voir trouble, et il n'a pas réalisé que dans ses yeux des larmes commençaient à le trahir.
-Alors, pourquoi est-ce que tu ne le dis pas simplement plutôt que d'essayer de paraître insensible ?

 Et c'est seulement au son de cette voix que Sono comprit alors. Que pour avoir prononcé précédemment toutes ces paroles acerbes et méprisantes, Kamijo avait dû sans doute renier ses véritables sentiments. Et parce qu'il ne savait que répondre, Sono a simplement hoché la tête. Un sourire penaud étirait ses lèvres humides.
-Tant que tu es ici, Sono, tant que tu vis sous la tutelle du Roi alors, tu n'es plus un prostitué, et ce que tu l'acceptes ou non. Alors, si tu veux mériter l'argent que je te donne, Sono, trouve un autre moyen que celui-ci, tu ne crois pas ?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 
 

 
 


À travers l'appartement, le rire de Riku a retenti comme une symphonie joyeuse qui entraînait avec elle la raison du jeune homme, et lui qui ne pouvait se défaire de son hilarité si bien que les larmes brouillaient sa vue, il s'est appuyé contre le mur à côté de la table où était posé le téléphone. Il se sentait comme ivre, ne tenait plus très bien debout et cela sans savoir pourquoi, car alors il n'avait rien bu qui eût pu le mettre dans cet état. À travers le combiné, la voix inquiète de Yuu multipliait ses éclats de rire.
-Riku, je ne plaisante pas, tu sais.
-Bien sûr que tu mens.
Riku se laissait glisser contre le mur, a fini accroupi au sol, et peu à peu son rire s'éteignait comme il entendait le soupir de Yuu souffler dans son oreille.
-Allez, Yuu, ce n'est pas vrai.
-Riku, je ne t'appellerais pas pour te le dire, sinon.
-Mais, Yuu, pourquoi ?
-Je suis désolé.
-Mais non. Je sais que tu plaisantes.
-Arrête ce manège. Tu le sais très bien, il n'est pas de mon genre de plaisanter.
-Yuu, reviens, s'il te plaît.
-Riku, est-ce que tu pleures ?
-J'ai peur. Reviens à la maison.
-Je ne peux pas... J'ai accepté l'invitation du Roi. Je vivrai au château tant que les travaux pour la construction de la salle de concert ne seront pas terminés.
-Qu'est-ce que cela change, pour toi ?
-Tu le sais, ce que ça change. Tant que mon bar restera fermé pour cause de travaux, tous les autres demeureront au château en guise de dédommagement. À part Kyô, je suis le seul parmi vous à avoir un véritable chez-moi... Mais je ne peux pas y retourner. Tu comprends, Riku, j'ai besoin de veiller sur eux.
-Mais moi, tu ne veilles pas sur moi. Je ne peux pas venir vivre au château alors je suis tout seul chez toi, Yuu. Et maintenant, j'ai peur.
-C'est la raison pour laquelle je te demande d'accepter de venir vivre au château, Riku.
-Tu sais bien que je ne le peux pas ! Cela sera encore pire !
Il avait hurlé ces mots d'une voix rauque et entrecoupée par la détresse. À travers le combiné, c'était comme si Yuu pouvait voir le visage décomposé et en larmes du garçon qui se recroquevillait contre le mur, tel un fœtus trop effrayé pour naître.
-Reviens, Yuu. Je t'en supplie. Ne me laisse pas seul. Si ce que tu m'as dit est vrai, alors j'ai peur.
-Je suis désolé. Tu sais, je ne le voulais pas, mais il est allé demander mon adresse à Tsunehito...
-Je n'ai que faire de tes excuses ! Ce que je veux est que tu viennes me protéger, Yuu ! Car c'est ce que tu as toujours fait, non ?! Abandonne un peu les autres, juste une fois, je t'en prie. Ils sont en sécurité au château ! Moi, je ne le suis pas ici.
-Riku...
-Reviens.
-Pourquoi est-ce que tu as si peur ?


À travers le combiné, le silence était si pesant que Yuu dut presque remercier le Ciel lorsqu'il a entendu les petits sanglots entrecoupés de son ami. Prostré, Riku levait vers le plafond des yeux noyés de larmes.
-Je ne sais pas, a-t-il fini par articuler dans une grimace de douleur.
-Même s'il vient, il ne te fera aucun mal, tu sais.
-Comment est-ce que tu peux en être si sûr, toi ? se défendit Riku dont les sanglots oppressaient de plus en plus la poitrine.
-Je ne le sais pas non plus, admit Yuu avec désolation. C'est une intuition que j'ai.
-Ne me fais pas rire. Cet homme est dangereux. Au bar, c'est toujours moi qu'il venait voir. Il n'a eu de cesse de me harceler ensuite lorsque le Roi a demandé ma venue au château et que j'ai refusé. Maintenant qu'il sait que je vis seul chez toi qui n'es plus là, il va venir me voir et peut-être va-t-il profiter du fait qu'il n'y a personne pour me faire du mal.
-Riku...
À travers le combiné, les reniflement du jeune homme étaient si attendrissants que Yuu sentait son cœur se serrer douloureusement à la pensée de son ami seul avec ses affres et sa détresse.
-Riku, pardonne-moi de te demander cela mais... Combien de fois est-ce que tu as couché avec ce client ?

Cette fois, le silence imposé par Riku n'avait plus rien de lourd, car ce n'était là qu'un silence étonné et dubitatif pendant lequel le garçon, peu à peu, s'enlisait dans de troubles réflexions.
Les mots ne sortaient pas de sa gorge. Il hésitait à les dire, comme si alors il eût pu se compromettre, mais en réalité à ce moment-là son esprit était dans un tel brouillard qu'il n'arrivait plus très bien à mettre ses pensées en ordre pour les exprimer en mots. Mais c'est d'une voix faible et éraillée que Riku a fini par murmurer :
-Jamais...

Comme si une réalité lui passait subitement à l'esprit, Riku a plaqué sa main contre sa bouche, réprimant un cri. Ses épaules de plus en plus se secouaient sous les irrépressibles sanglots et, tout autour de lui, tout n'était qu'un mélange de couleurs pâles et troubles.
-Riku, pourquoi est-ce que tu penses qu'il te veut du mal ?
-Non... Je te dis que tu te trompes ! se défendait Riku, au bord de la crise de nerfs. Cet homme a les yeux de glace qui scintillent des flammes de malveillance ! Il ne cherche qu'à nuire et derrière ses sourires torves, par-delà sa voix doucereuse, il ne dégouline que des menaces et du mépris ! Il me hait ! J'ignore même pourquoi mais cet homme, dès le jour où il m'a vu pour la première fois, a jeté son dévolu sur moi et un jour, Yuu, un jour, je te jure qu'il me détruira ! Il me honnit et me porte en horreur, il m'a toujours voulu dans ses filets pour faire de moi une marionnette qu'il pourra ensuite disloquer comme bon lui semble ! Je le sais, Yuu ! Depuis le début, il a toujours cherché à me menacer ou bien à me soudoyer pour m'avoir ! Mais je ne peux pas céder à ses demandes, parce que... Parce que même s'il n'a jamais couché avec moi, c'est seulement que je le dégoûte. Et un jour, il détruira la souillure que je suis à ses yeux étrécis de mépris. Si tu ne rentres pas, il essaiera de...


À l'autre bout du couloir, des coups ont retenti. Riku s'est tu, tétanisé, et ouvrait de grands yeux exorbités en direction de la lourde porte contre laquelle les coups ne finissaient pas de battre, comme les roulements incessants d'un tambour annonçant le début d'une tragédie.
-Riku ? faisait la voix de Yuu à l'autre bout du fil.
-Il est là... Yuu, je l'entends, c'est lui...
-Riku, je t'en prie, ne panique pas.
-Je ne veux pas ! Yuu, reviens immédiatement, je t'en prie !
-Même si je partais maintenant, il me faudrait des heures pour arriver !
         À nouveau, les coups retentirent et dans la poitrine de Riku son cœur sautait des battements avant de reprendre sa course à un rythme effréné.
-J'ai peur, Yuu, que dois-je faire ?
-Idiot. Il te suffit de ne pas aller ouvrir ! Ne fais pas de bruit, il finira par s'en aller. Il ne va tout de même pas défoncer la porte !
-Il le fera, Yuu. Il sait que je suis là. J'en suis certain, cet homme est un démon, je suis sûr qu'il connaît les moindres de mes faits et gestes. Il le sait, que je suis là...
-Riku, est-ce que tu te rends compte que tu pars complètement en plein délire ?
-Yuu, il est là, il est juste derrière, le Diable frappe à ma porte, à ta porte Yuu, il veut me...
-Riku, calme-toi. Si tu n'étais pas dans cet état, je rirais de cette situation, c'est totalement ridicule...
-Sauve-moi !

Dans son hurlement de détresse, il s'était penché si brutalement en avant que le fil du téléphone s'est tendu à l'extrême et il a entraîné dans sa chute le combiné et le guéridon qui s'écrasèrent au sol dans un grand fatras.
-Riku ?
Il a raccroché sans plus attendre. Enfouissant son crâne entre ses mains, il s'est mordu les lèvres pour étouffer ses gémissements si fort que le sang ne tarda pas à perler. Et les coups retentissaient de plus belle.
-Riku ?! C'est moi, Jin ! Ouvre immédiatement ! Je sais que tu es là, je t'ai entendu hurler ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ?! Ouvre, je te dis, c'est un ordre !
-Va-t'en... Va-t'en, murmurait-il en portant une main à sa gorge qui, sous les sanglots, se resserrait de plus en plus.
-Riku, si tu n'ouvres pas immédiatement, je défonce la porte !
-Va-t'en d'ici, sale démon ! hurlait-il à plein poumons, son visage blême totalement défiguré par la panique. N'approche pas de l'appartement de Yuu, ne t'approche pas de moi !
-Pauvre fou, si tu n'ouvres pas tout de suite je m'en irai mais alors, sois certain que ce n'est pas à toi que je m'en prendrai !
Les hoquets convulsifs de Riku se sont stoppés immédiatement.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? trembla-t-il si faiblement qu'il était certain de n'avoir pas été entendu.
Pourtant, la voix de Jin menaçait à travers la porte de son souffle pernicieux.
-Ouvre-moi, et je te promets que je ne leur ferai rien.
Riku s'est redressé tant bien que mal et d'un pas chancelant s'est dirigé vers la porte contre laquelle il a posé ses paumes à plat.
-Qu'est-ce que tu vas leur faire ?
-Je ne peux pas encore le savoir. Cela dépendra de l'intensité avec laquelle tu auras su me contrarier.
-Pourquoi... Pourquoi est-ce que tu me fais ça ?
-Je continuerai tant que tu ne feras pas ce que je te demande.
-Pourquoi est-ce que c'est sur moi que tu choisis de jeter ta haine ? Pourquoi est-ce que c'est sur moi que ta bestialité a jeté son dévolu ? Alors que tu ne me connaissais pas, tu es venu me voir pour la première fois et, depuis ce jour, tu n'as de cesse de me torturer !
-Riku, ouvre si tu ne veux pas que je mette mes menaces à exécution.


C'est sur un visage blanc et creusé que Jin s'est vu ouvrir la porte. Il a regardé Riku, muet en face de lui qui le dévisageait avec un mélange de défiance et de crainte, et lentement la paume de Jin est venue s'attarder sur la joue encore humide.
-Tu vois, Riku. Tu finiras par m'obéir.
-Si c'est encore cela que vous voulez, sachez que pour rien au monde je ne viendrai vivre dans ce château. Pas même un seul jour, cracha Riku avec mépris.
-Ce que tu es mignon, rit Jin dans un sourire goguenard. Tu ressembles à un petit chaton affamé qui défend sa maigre pitance face au lion que je suis.
-Ne me touchez pas !
Il a voulu le repousser violemment mais sans transition le garçon se retrouva prisonnier sous l'emprise de Jin qui le tenait fermement par ses poignets. Son visage se rapprochait du sien au-delà de la limite de la décence, et le souffle chaud de Jin se faisait sentir tout proche de lui.
-Parce que tu penses que je te laisserai refuser indéfiniment sans jamais rien faire ?
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
-Tu sais parfaitement ce que je veux dire. Sache qu'un Noble comme moi a tous les pouvoirs face à de pauvres créatures miséreuses comme vous. Dans ce château, si je le souhaite, tous tes amis peuvent être à ma merci.
-Vous ne le feriez pas.
-Oh, vraiment, minauda Jin d'un ton sardonique. Et pourquoi ne le ferais-je pas ?
-Parce qu'ils n'ont rien à voir avec moi ! Ils n'ont pas à être mêlés à cela !
-Alors, dans ce cas, je suppose que tu m'obéiras, n'est-ce pas ? En effet, tu es un bon garçon, je te sais si sensible, et tu ne pourras jamais supporter l'idée qu'ils aient dû souffrir par ta faute.
-Vous n'êtes qu'une...
-Ordure ?
Les lèvres de Jin se fendaient et se tordaient en un sourire ouvert semblable aux deux portes entrebâillées de l'Enfer. Riku a dégluti, ses grands yeux bleus rivés avec effroi sur ce visage menaçant.
-Tu me considères peut-être comme une ordure, Riku, mais es-tu sûr de n'avoir toi-même jamais fait partie des ordures ?

Riku ne savait pas pourquoi. Cette phrase avait provoqué en lui une réaction automatique que son esprit abandonné au chaos n'a pas pu contrôler alors. Riku ne disait rien. Dans sa tête, tout n'était plus qu'un champ dévasté et en ruines, une conscience incendiée au milieu de laquelle il se sentait marcher aveuglément, cherchant en vain un appui, une main secourable qui eût pu le tenir debout.
Il n'était plus capable de penser à rien, sinon à ce regard si proche de son visage qui semblait sonder en lui de profonds secrets que lui-même ignorait. Et Riku a entrouvert ses lèvres sèches, pâle comme la mort.
-Si je couche gratuitement avec vous, est-ce que vous me laisserez rester ici ?

Un tournis l'assaillait. Tout était flou autour de lui, le monde semblait tanguer et se distordre et, si seulement les mains de Jin ne le retenaient pas par les poignets, sans doute que Riku se serait écroulé.
Il ne voyait plus rien que des images troubles et brouillées par des millions de points noirs grouillant comme des parasites et alors, la lueur humide qui passa à travers les yeux de Jin à ce moment-là, il n'en a seulement pas soupçonné l'existence. Il inspirait profondément, mais l'air semblait tout brûler à l'intérieur de ses poumons.
-Si tu viens au château, Riku, je ne coucherai pas avec toi.

Riku a senti que la force de Jin l'entraînait quelque part, en dehors de l'appartement. Riku a voulu lutter, protester, se débattre et se libérer mais, alors qu'il allait prononcer un mot, il s'est senti dégringoler en avant. Et puis plus rien.

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