Merry-go-Wound -chapitre treizième

Juliet

-Alors, tu le lui as dit ?
Un visage poupin et diaphane, une moue bougonne, un nez froncé, et deux yeux noirs qui lancent des éclairs de reproche. Kamijo se met à rire, il se lève de son lit, il rit de plus belle, c'est un rire un peu forcé qui veut se moquer ostensiblement, il s'approche de Sono qui rechigne lorsqu'il le décoiffe d'une main.
-Ne sois pas de si mauvaise humeur. L'on dirait que ça te surprend. Je t'avais pourtant dit que je le ferais, non ?
-Je le sais, imbécile, pesta Sono en détournant le regard. À vrai dire, je ne te pensais pas le courage de le faire réellement. Je pensais que tu bluffais.
-Encore et toujours tes adorables compliments.
-Bon. Au final, tu l'as fait. Tu n'es peut-être pas si ignoble et lâche que tu n'en as l'air.
-Le mot "ignoble" venant de ta bouche paraît presque comique, commenta Kamijo dans un soupir. De plus, si tu m'avais réellement cru incapable de le faire, tu m'aurais accusé de mensonge et tu aurais continué à me soutirer de l'argent.
-Pas forcément... commenta le jeune homme d'un air boudeur, ne sachant que dire de plus.
-Tu ne m'auras pas, cette fois, rit Kamijo.

Et sans plus mot dire, il est venu s'asseoir sur un tabouret de bois laqué et, face à son reflet, il a commencé à peigner lentement sa longue chevelure dorée ramenée en une cascade de boucles le long de sa poitrine. Sono demeurait immobile derrière lui, à contempler sagement cet homme donc le corps blanc et finement sculpté qui lui attribuait le miracle de la grâce et de la virilité se laissait aisément imaginer sous la soie mauve de son kimono japonais brodé de fils d'argent. Sans savoir pourquoi, le cœur de Sono s'est mis à battre étrangement fort. Sur le miroir, les yeux bleus de Kamijo scintillaient de mille éclats et pourtant, ils étaient rêveurs, perdus dans la contemplation expectative de cette chevelure interminable, ce torrent d'or déchaîné dans lequel l'on ne pouvait s'empêcher d'imaginer plonger ses doigts. Sono a baissé la tête, craignant que si Kamijo ne relève subitement le regard vers lui, il ne voie le rouge qui était venu clandestinement monter à ses joues. Le jeune homme a serré les poings, amer.
-De toute façon, je te bluffais dès le départ. Je me suis bien foutu de toi, Kamijo. Tu n'es qu'un imbécile.

Pas de réponse. L'ignorait-il effrontément ? Ou bien était-il tant plongé dans ses pensées qu'il n'avait pas même entendu ses paroles ? Sono a relevé la tête, intrigué, et il a sursauté lorsqu'il a vu que, sur son siège, Kamijo s'était retourné et levait sur lui un visage interrogateur.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Sono sentait une boule de plomb peser dans son ventre. Qu'est-ce que c'était que ce sentiment qu'il sentait croître en lui à chaque seconde qui passait ? De la colère ? Non. C'était autre chose. C'était de la colère mêlée à un autre sentiment, encore plus intense et plus profond et qui ne rendait cette colère que plus insoutenable. Un sentiment de vide... Un manque, c'est cela, la colère et un manque, une sensation de n'avoir pas ce que l'on désire, celle d'échapper à ce que l'on devrait avoir. Sans savoir pourquoi, Sono sentait peser en lui un inénarrable sentiment de frustration.
-Depuis le début, a-t-il craché, je savais que Yoshiki était au courant. Aussi mes menaces, mon chantage, tout cela ne valait rien. Je te faisais marcher parce que dès le départ, je ne pouvais rien te faire. Et pourtant je t'ai eu dans mes filets. Tu es tombé dans le piège. En dix-sept ans tu n'as pas même pu savoir ce que j'ai su dès mon arrivée au château. Tu n'es qu'un faible, Kamijo, et c'est ce que tu resteras toujours. Tout cet argent que je t'ai soutiré... Tu l'as perdu pour du vent.
-Pour du vent ?
Kamijo se redressa. Dans son vif mouvement, la ceinture de son kimono s'est détachée et deux pans se sont ouverts, dévoilant une poitrine nue que Sono ne put quitter des yeux durant un instant avant de rectifier sa ligne de mire, se rendant compte que l'homme le voyait.
-Sono, tu oses dire que je t'ai cédé tout cet argent pour du vent ?
-Quoi ? s'étrangla le garçon qu'un enchaînement sans fin de pensées absurdes et enchevêtrées empêchait de raisonner avec clarté.

Kamijo s'approchait de lui, l'air grave, et plus il s'avançait, plus Sono reculait instinctivement jusqu'à trébucher contre le pied du lit sur lequel il s'affaissa, craintif. Il n'eut pas le temps de prononcer un mot que Kamijo saisit brusquement son visage entre ses deux mains, le forçant à affronter son regard froid et profond.
-Tu veux dire que tout cet argent ne te sert à rien, Sono ?
-Non...Non...
-Non, quoi ?
-Va-t'en, lâche-moi, tu me fais mal...
Le cœur de Sono battait à tout rompre mais cette fois, c'était la peur et elle seule qui était la cause de cette accélération démesurée.
-Sono, dis-moi honnêtement quel intérêt était pour toi de voler tout cet argent.
-Je ne te l'ai pas volé, tu étais d'accord, j'ai juste... Lâche-moi...
-Pas tant que tu ne m'auras répondu, menaça l'homme en approchant plus près son visage du sien.
Sono a tendu la tête en arrière, échappant un râle de douleur.
-Cela ne me sert à rien, Kamijo, si je l'ai fait, c'est juste pour m'amuser.
-N'est-ce pourtant pas vrai que tu as demandé à Riku de venir vivre avec toi ?
 

Il l'a lâché brusquement et Sono s'est recroquevillé, terrorisé par ce regard glacé que rien jamais ne semblait pouvoir faire fondre.
-Pourquoi est-ce que tu ne peux pas simplement dire la vérité, Sono ?
-Quelle vérité ? bredouilla le garçon qui se sentait sur le point de pleurer.
-Ne me dévisage par avec cet air de chien battu comme si j'étais un tyran ! explosa l'homme, défiguré par la colère. Réponds-moi, Sono ! Dis-le tout simplement si tu es honnête avec toi-même ! Dis-le que si tu soutires de l'argent, depuis le début, c'est parce que tu le mets de côté dans l'espoir de pouvoir un jour subsister aux besoins de Riku !

Les lèvres de Sono se sont tordues en une grimace de douleur et, protégeant son visage de ses bras comme s'il craignait recevoir un coup, il a frénétiquement secoué la tête. Dans un cri de colère Kamijo a saisi ses poignets et, une fois de plus, Sono n'eut d'autre choix que de soutenir le regard pétrifiant qui se tenait à quelques centimètres seulement de lui.
-C'est pourtant la vérité, Sono. Tu ne peux pas me le cacher. Alors, dis-le que dès le début, cet argent ne te servait qu'à assurer une vie paisible sinon à toi, au moins à Riku.
Mais Sono continuait à secouer la tête, se mordant les lèvres comme pour les sceller sur un mot interdit.
-Pourquoi ne veux-tu pas l'admettre ?
-Parce que ce n'est pas vrai que je vivrai avec Riku. Parce que Riku ne veut pas vivre avec moi, Riku ne le voudra jamais, Kamijo, parce que ça fait longtemps que je ne suis plus rien pour Riku.

Sono a brusquement éclaté en sanglots, surprenant l'homme qui sur le coup le lâcha vivement, et observa alors avec impuissance le garçon qui enfouissait honteusement son chagrin derrière ses mains.
La détresse, le désarroi, l'incompréhension, le doute, l'inquiétude, la douleur, tous ces sentiments firent surface en Kamijo qui demeurait là, tiraillé par l'hésitation. Agir et risquer de mettre Sono encore plus dans l'embarras, ou ne rien faire et risquer de paraître insensible à sa tristesse.
-Sono... finit doucement par murmurer Kamijo, prudent.
-Va-t'en.
-Je suis quand même dans ma chambre, bredouilla-t-il, désarmé.
Sono a relevé la tête, et Kamijo eut un serrement au cœur à la vue de ce visage noyé de larmes, ce garçon à l'apparence si candide qui était pourtant capable de proférer et commettre des acerbités. Qui des deux était le vrai Sono ? Kamijo n'en était pas sûr pourtant, face à ce chagrin évident, il n'avait plus envie d'hésiter.
-Sono, tu es un monstre. Juste un monstre sans cœur, tu te rappelles ? Ne te montre pas sous ce jour-là, ça ne te va pas. Tu es immonde.

La stupéfaction eut raison quelques temps des pleurs de Sono qui demeura muet à fixer niaisement Kamijo, puis de brusques hoquets le submergèrent et ses larmes se remirent à couler.
-Bon, s'exclama Kamijo avec entrain. C'est d'accord, puisque tu insistes, tu n'es pas un monstre. Alors juste pour maintenant, tu peux devenir un petit enfant fragile et insupportable qui ne sait faire que gémir.
-Tu ne sais pas... articulait Sono entre deux hoquets. Je suis désolé... Tu ne sais rien... Je te le rends. Ton argent, je n'en ai plus rien à faire, maintenant... C'est peine perdue, tu ne sais pas...
-Alors, tu ne veux pas me le dire ?
Sono a cessé de pleurer. C'est comme si une énorme boule dans sa gorge empêchait définitivement les sanglots de passer. Il a fixé Kamijo, avec un mélange de surprise et de reproches, avant de se lever.
-Pardon de t'avoir dérangé.
Il s'est précipité vers la porte comme s'il fuyait un danger et s'est figé quand la poigne ferme de Kamijo l'a retenu.
-Pour que tu t'excuses, c'est que tu ne dois pas être dans ton état normal, pas vrai ? fit l'homme avec un sourire en coin.
-Qu'est-ce que tu insinues, espèce d'insolent ? cracha Sono avec mépris.
-Qu'en temps ordinaire tu n'es qu'une espèce d'ordure qui ne connaît pas la politesse. Pour t'excuser comme ça, tu dois avoir l'esprit sacrément chambardé, non ?
-Non.
-Menteur.
-Je ne vous permets pas de me traiter comme ça ! explosa Sono qui sentait son cœur battre d'un affolement qu'il n'expliquait pas.
-Et maintenant tu me vouvoies ! Mais que t'arrive-t-il, mon cher Sono ?
-Je ne suis le "cher Sono" de personne. Je vais bien mieux que vous ne voulez le croire !
-Oh, fit Kamijo avec une moue affectée. Puisque tu le dis... C'est étrange, tu as pourtant encore des traces de larmes sur tes joues. Pour cette raison, je me suis dit que quelque chose n'allait pas...
-Tu te moques de moi, c'est cela ?
-Tout à fait. Il faut parfois échanger les rôles pour s'amuser.
-Très bien. Moque-toi à ta guise, Kamijo ; tu n'en auras plus l'occasion puisque je ne reviendrai pas te voir. Après tout, je n'ai plus besoin de toi.
-Tu n'as jamais eu besoin de moi, Sono.


Ces paroles eurent l'effet escompté dans l'esprit du garçon. Comme un sentiment de vide, un désarroi sans nom qui l'assaillirent, et plus il soutenait le regard perçant de Kamijo, plus la sensation de défaite l'accablait.
-J'avais besoin de toi pour ton argent, a-t-il articulé piteusement.
Kamijo a hoché la tête, un sourire triste flottant sur son visage.
-Oui. Pour l'argent, Sono. Tu avais besoin d'argent pour Riku. C'est alors bien ce que je dis ; dès le début, tu n'as jamais eu besoin de moi. Toi... En ce monde, tu n'as besoin que de Riku, pas vrai ?

Aussitôt qu'il hocha la tête, Sono le regretta. Oui. C'était un fait, et bien qu'il avait honte de l'admettre et ainsi exposer sa plus grande faiblesse aux yeux de Kamijo, il devait reconnaître que sans Riku, peut-être n'aurait-il pas su trouver un sens à sa vie. C'était vrai. Plus que tout au monde, Riku avait toujours compté. Il était même la seule chose et le seul être qui importait réellement pour lui alors. Seulement, alors même qu'il opinait silencieusement, Sono ressentait comme une pointe de contrariété le piquer. Comme si en répondant affirmativement aux paroles de Kamijo, il était en train de se mentir à lui-même. Mais mentir, à propos de quoi ?
Et la réponse semblait se trouver là, l'interpellant, alors qu'elle scintillait au fond des yeux de Kamijo. Sono a baissé le regard, amer.
-Tu me détestes, Kamijo ?
La question déstabilisa l'homme qui, sur le coup, n'osa donner une réponse franche.
-Je ne sais pas trop...
Kamijo retenait toujours Sono qui recula, incapable de soutenir à nouveau son regard.
-Ne pas savoir si l'on déteste quelqu'un, c'est ne pas savoir si on l'aime...
-C'est vrai, je ne sais pas, fit Kamijo dans un haussement d'épaules.

Mais l'attitude renfermée du garçon l'intriguait et il allait passer sa main sous son visage quand la voix de Sono l'arrêta. Une voix qu'il n'aurait qualifiée de triste, mais qui malgré tout paraissait sans force.
-Tu ne sais pas si tu m'aimes ?
Lorsque Sono a levé les yeux vers lui, Kamijo lui a trouvé l'air épuisé, sur le coup.
-Je l'ignore.
-Et si tu m'aimais, ce serait de quelle manière ? s'enquit le garçon avec méfiance.
-Cela te gênerait, si je t'aimais ?
-En y pensant, j'ai envie de vomir.
-Après tout, la question ne se pose pas. Je te déteste.
-Il y a un instant, tu disais...
-J'en suis certain maintenant. Il me suffit de bien te regarder pour ressentir combien je te déteste. Or comme tu le sais si bien, lorsque l'on déteste quelqu'un, l'on prend grand plaisir à incommoder cette personne.
-Tu l'as dit.
Sono avait le ton provocateur et pourtant dénué de méchanceté de l'enfant qui cherche à agacer son ennemi. Quelque part en lui, Kamijo sentit naître un rire qu'il eut la décence de ne pas émettre. Lâchant l'emprise qu'il tenait sur Sono, il s'est retourné et est venu incidemment ouvrir sa fenêtre à laquelle il s'accouda pour observer le paysage, pensif. Observer le paysage, ou bien ne pas observer Sono.
-Alors, Sono, puisque je te déteste, si je devais t'aimer, ce serait de la manière qui t'embêterait le plus.
 
 


Silence.
Kamijo a fermé les yeux, savourant la brise d'automne qui caressait son visage. Il lui semblait que le souffle d'un Ange venait l'apaiser avec amour, et il s'est laissé vagabonder dans des rêveries qui lui firent oublier, l'espace d'un instant, la présence de Sono derrière lui. Présence qui lui valut un sursaut lorsqu'il entendit la voix du garçon tout près de son oreille.
-Si tu tiens tant à m'agacer, Kamijo, alors je te conseille de trouver autre chose.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 



 
 
 
 
 
 

Halètements. Dans un esprit enfiévré, des chuchotements se superposent à la raison, grouillant comme des millions de parasites. Un front transpire, creusé par des rides d'angoisse. Sur un bout de drap, une main se crispe et se resserre de toutes ses forces. De la sueur froide s'écoule le long d'une tempe, et bientôt une larme vient la rejoindre, se mêlant à elle dans une fusion parfaitement intime.
Intime.
Les chuchotements semblent amplifier peu à peu jusqu'à devenir des cris rauques et gutturaux, semblables aux grognements de loups affamés. Affamés sur un corps squelettique dont l'odeur les attire et voilà que le corps se retrouve acculé contre un cul-de-sac. Une voix brisée s'étrangle dans des sanglots implorants, et dans le noir, une main moite cherche désespérément quelque chose sur le drap. Quelque chose, ou quelqu'un. Mais la main se baladant nerveusement de partout ne trouve rien que du vide. La transpiration est glacée et pourtant, le corps se consume dans une braise infernale. Une poitrine se secoue, puis se raidit, quelque chose semble obstruer ses poumons, la respiration devient presque impossible, l'angoisse, et la terreur, tout cela pèse à l'intérieur de sa poitrine et il lui semble que son coeur qui bat comme si il voulait défoncer la cage thoracique pour s'en échapper va exploser.
Les grognements des loups se rapprochent et s'orchestrent de rires provenus du fond des enfers.
À travers un rideau trop lourd pour pouvoir l'ouvrir, une lumière rouge fait son apparition et assaille le noir qui engloutissait tout l'instant d'avant encore. Le front crispé se détend alors dans une expression d'étonnement, mais les yeux demeurent fermés et semblent ne plus vouloir s'ouvrir. Le piège peu à peu se resserre, les loups ne sont plus qu'à quelques centimètres, pire déjà, ils ont pris le corps d'assaut, c'est la lutte désespérée, étouffante et vaine. Sous les draps, la poitrine se soulève et un râle torturé s'échappe de la gorge tendue dont les veines palpitent avec panique.
Un corps. Ce n'est donc que ça qu'il est ? Juste un corps, pire, un morceau de viande que les loups ont déjà commencé à consommer, barbares sans cœur dont les rires démentiels emplissent l'atmosphère d'une lourdeur écrasante. Sa poitrine oppressée, il ne peut plus respirer. Les halètements s'arrêtent.
La main a cessé de chercher, peut-être parce qu'elle est tenue prisonnière aussi.
Mais dès le début, elle n'avait rien à trouver. À côté du corps en sueur, il n'y a que du vide.
Et puis, la douleur. Incommensurable. Une douleur sans nom qui transperce la chair, la dévore, la viole même, et semble venir jusqu'à ses entrailles pour les déchiqueter, vorace et insatiable, c'est une douleur qui se plante et qui se creuse toujours plus profondément encore.
Le cœur se soulève.
Alors le corps, qui veut hurler de toutes ses forces, ne réussit qu'à cracher du sang.
Et avec lui la souillure inexpiable qui y coulait alors.

-Riku !

Depuis combien de temps est-ce qu'il voit cette lumière rouge à travers les rideaux ? Il entend des suffocations, des sanglots, des gémissements, il les entend et les subit jusqu'à comprendre que ce sont les siens et alors, il se fait force pour arrêter, sa poitrine se repose, sa main se resserre sur quelque chose de doux et de chaud, la chaleur est insoutenable et, prisonnier sous les corps des loups possédés par la folie de destruction, Riku cherche de l'air, par n'importe quel moyen.
-Riku, ouvre les yeux, je t'en supplie.
Ouvrir les yeux ? Ces paroles n'ont pas de sens. Et qui parle ? Comment peut-il ouvrir des yeux qui sont déjà ouverts, exorbités de terreur même, sous ces loups sans merci qui l'ont fait leur prisonnier, l'innocent condamné et mis à mort ?
-Riku, c'est moi ! Tu m'appelais... Dans ton sommeil, tu m'as appelé, réveille-toi, je t'en supplie...
Sommeil ? La voix a parlé de sommeil... Mais alors, dès le début, tout n'était qu'un rêve ? Les loups, le cul-de-sac, l'écrasement, les rires et les grognements, et la morsure profonde dont il sent encore la douleur le transpercer et se condenser au creux de son ventre...
Il faut s'échapper de ce cauchemar. Vite, avant que l'étouffement ne soit tel qu'il ne finisse par en mourir. Riku lutte. Dans ses délires enfiévrés ses lèvres se muent et articulent des mots affolés mais aucun son ne sort plus de sa bouche.
-Riku, mon cœur, c'est moi.
"Mon cœur". À qui peut appartenir cette voix si douce ? Jamais personne en ce monde ne l'a appelé "mon cœur". C'est peut-être un piège. Il ne peut pas connaître cette personne. Peut-être... Elle est peut-être un loup, elle aussi.
-Riku, réveille-toi, tu es en train d'halluciner. Tu as appelé mon nom...

Peut-être que c'est la vérité. Par-delà sa conscience, Riku se souvient de ce sentiment de vide, de manque, comme si à côté de lui devait se trouver quelqu'un qui n'était pas là. Cette personne... Il la cherchait. Mais qui pouvait-il penser trouver en ce lieu où il n'y avait ni soutien, ni réconfort à avoir ?
Au milieu des loups, existait-il un être qui pût le sauver alors ?
Riku se sent mourir de chaleur. Peut-être l'a-t-il murmuré inconsciemment car alors, il sent le drap qui le recouvrait s'ôter pour laisser l'air l'envelopper doucement. Petit à petit, la respiration de Riku se fait régulière. Ses paupières papillotent mais il a toujours peur d'ouvrir les yeux. Pourtant, il le sait maintenant, ce n'était qu'un cauchemar. Les loups ne peuvent se tenir là dans sa chambre.
-Je vais te chercher à boire, mon Riku.
À peine entend-il ces paroles qu'à nouveau, son front se plisse d'inquiétude. Il entend les pas s'éloigner, rapides mais feutrés, et alors son cœur se serre.
-Reste avec moi.
Silence. Les bruits de pas se sont stoppés pour reprendre, se rapprochant de lui.
-Tu es réveillé, mon cœur ?
 
Il sent une caresse légère sur sa joue. Il a honte, parce qu'il sait qu'il est moite de sueur. Pourtant, c'est un baiser tendre mais ferme qu'il sent se déposer sur son visage. Riku finit par ouvrir les yeux, et à travers le rideau de larmes, il reconnaît le visage de Sono penché sur lui qui lui sourit avec bienveillance.
-Je ne suis pas ton cœur, murmure Riku, la gorge sèche.
Des doigts délicats viennent essuyer les larmes qui s'étaient mises à couler silencieusement, et c'est alors que Riku voit celles de Sono scintiller dans ses yeux.
-Pourquoi est-ce que tu pleures ?
-Tu as fait un cauchemar, Riku, tu ne te souviens pas ?
-Si...
Pas de réponse. Sono ne sait pas quoi dire, ou plutôt il sait que prononcer la moindre parole serait au mieux inutile, au pire fatal. Il se contente de caresser du pouce la main qu'il serre précieusement dans la sienne.
-C'est pour cela que tu pleures, Sono ?
-Oui, fait l'homme dans un rire embarrassé en chassant ses larmes d'un revers de manche.
-Tu veux dire, à cause de mon cauchemar ?
-Oui.
-Mais, Sono... Ne t'inquiète pas. Tu n'étais pas dans mon cauchemar. Je veux dire... Ce n'est pas de ta faute si cela m'est arrivé, tu sais ?
-Je sais.
-Donc, tu n'as pas à pleurer.
-Tu as appelé mon nom. Tu ne t'en rendais pas compte, peut-être.
-Je l'ai crié fort ?
-Je l'ai entendu depuis ma chambre, rit Sono pour détendre l'atmosphère.
-Alors, j'ai dû réveiller tout le monde...
-Oui. Lorsque je suis sorti de ma chambre, j'ai vu Jin qui se dirigeait vers la tienne en courant.
-Jin ? Pourquoi n'est-il pas là ?
-Je l'ai fait partir. Je ne voulais pas que tu le voies.
-Pourquoi ?
-Parce que Jin est dangereux.
-Tu mens.
-Mais non.
-Jin ne m'a jamais fait de mal.
-Pourtant, tu avais peur de lui, non ?
-Je crois que j'ai encore peur de lui.
-C'est bien la preuve que toi-même, tu le trouves dangereux.
-Quand même, il ne m'a jamais fait de mal.
-Tu ne dois pas le voir. Pas après que tu as fait ce cauchemar.
-Mais, Sono, tu ne sais même pas ce que c'était, mon cauchemar.
 


Sono n'a rien répondu. Qu'il le savait, il ne pouvait pas lui dire cela. Car alors il aurait été pris pour un fieffé menteur, ou bien il aurait dû avouer la vérité et cela, Sono savait qu'il ne devait jamais le faire, au risque d'attenter à la santé mentale de Riku.
Tout comme voir Jin chaque jour un peu plus risquait de raviver en Riku une souffrance sans nom.
-Sono...
-Oui ?
-Je veux le voir. Jin.
-Tu ne peux pas, mon cœur.
-Pour quelle raison ?
-Je t'ai dit qu'il est dangereux.
-Dis plutôt que tu es jaloux.
-Quelle insolence. Ce n'est pas ce que tu crois. Je ne le veux pas.
-Voilà ! "Tu" ne le "veux" pas ! Mais "je" le "peux" !
Sur ces mots, Riku se leva de son lit et marcha d'un pas décidé vers la porte, et poussa un cri de rage quand il sentit la main de Sono se refermer sur son bras.
-Ne m'empêche pas d'y aller ! gronda-t-il, menaçant.
-Quoi ? Dans cette tenue ? Rejoindre Jin dans sa chambre ! Tu n'y penses pas, Riku, ou alors tu es fou !
-M'accuser de folie pour ne pas reconnaître tes propres torts, voilà bien qui te ressemble, Sono ! Pour ta gouverne, sache que je ne risque rien, et que si ma tenue te gêne, je te signale que tu m'as vu ainsi aussi et pourtant, cela ne t'a pas dérangé ! De toute façon, même s'il devait se passer quelque chose... Cela ne te regarde pas, et je fais ce que je veux de mon corps.
Riku se défit brusquement de l'emprise de Sono et, non sans lui avoir lancé un regard assassin, il s'éloigna sans plus attendre, indifférent au fait que seul un caleçon le couvrait alors.
Sono l'a regardé disparaître dans l'obscurité du couloir, apathique.
-Faire ce que tu veux de ton corps... Venant de gens comme toi et moi, Riku, ces paroles n'ont absolument aucun sens, tu sais ?
 
 






Plus que de l'étonnement, c'est du soulagement que Jin montra lorsqu'il ouvrit la porte à Riku. Il donnait l'impression d'avoir attendu sa venue durant tout ce temps, anxieux, sans savoir s'il allait vraiment venir ou pas. Sa venue, ou son absence, c'était comme si cela pouvait déterminer l'état de Riku alors. Mais le garçon se tenait là, devant lui, et même s'il était pâle, même s'il avait des traces de larmes séchées sur ses joues, même si une ombre inquiétante voilait ses yeux, il était là. Jin a souri, s'écartant pour laisser le passage au garçon qui entra sans plus attendre. Après avoir vérifié que personne ne les avait vus, Jin referma la porte et observa le pauvre garçon qui croisait ses bras sur sa poitrine nue, frissonnant. Jin a poussé un soupir, et lorsqu'il couvrit les épaules de Riku d'une cape, celui-ci leva un visage empli de reconnaissance vers lui.
-Couvre-toi au moins correctement, bêta.
Le coeur de Jin a sauté un battement quand, sans crier gare, Riku s'est jeté dans ses bras. Frêle et froid. C'est ce qu'était alors ce petit corps blotti contre lui comme un enfant venant chercher du réconfort auprès de son père.
-Viens me sauver... De mes cauchemars, mais de la réalité aussi.

"Mais la réalité, c'est déjà trop tard."
C'est ce que Jin a pensé alors et pourtant, il n'a rien dit. Il s'est contenté de sourire doucement, posant une main bienveillante sur le crâne du garçon et alors, Riku s'est laissé guider jusque sous les draps de Jin contre lequel il se faufila, sans peur ni inquiétude, et c'est même seulement lorsque Jin osa envelopper le garçon dans son étreinte que Riku sentit son cœur s'apaiser et alors, il ferma les yeux, avant de sombrer dans un sommeil profond.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Des rires qui fusent. Ils éclatent, s'envolent et dérapent dans l'atmosphère, ils déraillent même, le train de la raison semble avoir perdu tout contrôle et s'écrase dans le décor dans un crissement infini. Explosion et déflagration. Les sens exacerbés, la conscience qui s'embrase. Dans l'atmosphère rouge des lumières tamisées, le vin coule à flots, les mains se baladent, les corps se dévoilent, juste un peu, un genou, une épaule, un téton apparent sous le bâillement d'une chemise entrouverte, des regards s'échangent, des sourires se glissent sur des lèvres discrètes mais qui n'en pensent pas moins, et des peaux frissonnent.
-Sers-moi encore un verre de celui-là.
Au milieu de ce beau monde, des dizaines de silhouettes réparties en quatre cercles d'hommes assis sur des coussins autour d'une table basse, un garçon aux cheveux argentés tourne la tête vers celui qui vient de lui adresser la parole. Dans la pénombre cramoisie ses yeux pétillent, sous sourire éclate, et dans un rire sous cape il tend la bouteille au-dessus de la coupe que l'homme lui tend. Le liquide pourpre coule à flots, puis un effleurement furtif, une œillade, et le garçon aux cheveux argentés repose son regard en face de lui. Tout le monde peut le voir et pourtant personne ne le voit. Dans la pénombre, les consciences se mêlent, se démêlent puis s'enlisent et s'enfoncent dans les marais abyssaux de l'alcool et de la luxure. Des plaisirs gémis du bout des lèvres accompagnent l'orchestre des rires et le vacarme désordonné des voix graves et rauques qui s'élèvent poussées par l'euphorie, ou seulement pour attirer l'attention.
-Regarde-moi.
Une main se pose sur son visage et le garçon tourne la tête. Deux yeux voilés de langueur lui font face, et bientôt ses lèvres se rapprochent de celles de l'homme. Elles s'effleurent, et le garçon recule dans un petit rire taquin.
-Vous êtes ivre, Monsieur.
Son corps est moite, et l'homme sent l'odeur du désir attiser sa propre faim. Dans un sourire victorieux, il s'approche encore à quatre pattes, grondant comme un loup s'approchant de sa proie et le garçon fait mine de reculer, mais son sourire est une invitation à se faire capturer et dans un rire allègre il se laisse assiéger par le loup qui mordille, lèche et suce un petit bout de chair au creux de son cou.
Les deux corps sont allongés sur les coussins, à moitié dissimulés entre la table et le mur, et bien que des dizaines de personnes se trouvent autour d'eux, ils y sont indifférents, car ici personne ne fait attention à eux, chacun trop absorbé par ses propres affaires.
-Toi aussi tu es ivre, Teru.
Le garçon ferme les yeux. C'est pour mieux savourer les caresses de l'homme qui se baladent partout sous sa chemise, titillent son téton, chatouillent son nombril, effleurent ses reins. L'esprit embrumé par l'alcool et les relents de fumée qui fluctuent dans la pièce, Teru referme ses bras autour du dos de l'homme qui n'en accélère que plus ses caresses.
-Plus bas.
L'homme se redresse assis à califourchon sur Teru qu'il dévisage avec un mélange de surprise et de concupiscence.
-Plus bas, tu sais ce qu'il y a ?
La poitrine de Teru est nue. Il ne sait pas même quand sa chemise a été enlevée.
-S'il te plaît... gémit-il.
-C'est comme tu le veux, mon ange.
Teru sait qu'il a gagné. L'homme se penche, et dans un sourire Teru accueille plus fermement dans ses bras alors l'individu dont les lèvres se collent aux siennes qu'il entrouvre, comme les portes entrebâillées du Paradis, et une langue pénètre dans sa bouche, vient trouver sa sœur et toutes les deux se titillent le bout l'une de l'autre. Une légère pression des dents sur les lèvres, un coup de langue comme pour soigner la blessure que l'on provoque encore aussitôt. Teru se raidit et la main de l'homme en profite pour venir se placer sous son dos moite qu'il palpe intensément. Teru soupire, halète, et de temps en temps de faibles gémissements entrecoupés s'échappent de sa gorge.
L'autre main de l'homme s'attarde à l'intérieur de son pantalon que Terukichi ne tarde pas à défaire, et bientôt il sent les lents mouvements de va-et-vient combler ses attentes et durcir de plus en plus son plaisir. Il se mord les lèvres pour ne pas laisser échapper un son, et son bassin ondoie au rythme des mouvements qui se font de plus en plus rapides.
-Monsieur, je...
Trop tard. Une plainte aigue s'échappe d'entre ses lèvres et le corps de Terukichi se ramollit, humide de sa fièvre.
-C'était rapide.
Après une dernière pression sur son jouet, la main de l'homme s'évade du pantalon, comme pour fuir le lieu d'un crime, et ses doigts viennent trouver la bouche de Teru qui tend la langue.
-Tiens. Il me semble que c'est à toi.
Le garçon tète le bout de chaque doigt et l'homme se redresse dans un sourire triomphant.
-Il paraît que je suis très bon pour ça. Tu le savais ? C'est ce que l'on me dit toujours.
-Je ne le savais pas jusqu'à maintenant, répond doucement Teru.
À son tour il se redresse en position assise, et l'espace d'un instant, tout lui apparaît noir avant que peu à peu les silhouettes ne se découpent à nouveau au milieu du rouge profond de l'atmosphère.
-Cela t'a plu ? murmure une voix à son oreille.
-Monsieur, cela se passe de commentaires.
-Je peux t'offrir d'autres choses bien meilleures encore, si tu veux.
Dans le plus parfait stoïcisme, Teru se penche, saisit la bouteille de vin sur la table et dans son mouvement, son coude heurte maladroitement un homme assis juste à côté de lui. Celui-ci se retourne, Teru s'excuse poliment, puis reporte son attention sur son compagnon qu'il sert à nouveau généreusement du liquide grisant.
-Cela se négocie, Monsieur.
-Combien ?
-Mais cela dépend du temps et des faveurs désirés. Voulez-vous que je vous amène la carte du menu ?
Le sourire de l'homme en dit long sur ses pensées. Il se penche au creux de son oreille dont il titille le lobe du bout de la langue avant de la chatouiller d'un chuchotement :
-C'est inutile. Qu'importent la quantité et le prix, je commande la carte entière.

C'était le mot que Teru attendait. En silence, il se lève, tend la main à l'homme qui accepte son invitation avec ravissement et alors, s'inclinant pour saluer le monde présent autour d'eux qui ne fait même pas attention  à lui, Teru entraîne l'homme à l'extérieur de la pièce, et au bout du couloir long et intimement étroit qu'ils traversent, Teru sait qu'un long voyage lui tend les bras.


 


Lorsque sans trop se souvenir comment, Teru s'est retrouvé dehors au pied du bâtiment, il a vu Yuki qui se tenait là, stoïque. Teru s'est figé, penchant la tête de côté dans une expression d'étonnement qui lui donnait un attachant air enfantin, avant de sourire et de s'avancer d'un pas guilleret vers Yuki, battant l'air de ses mains.
-Yuki, j'ai été sage aujourd'hui. Tu viens pour me récompenser ?
-Le Roi a dit que tu étais sorti en ville ce matin. Il m'a demandé de venir te chercher.
Teru a affiché une moue boudeuse, légèrement déçu, et a levé le visage vers le ciel qui se teintait du joli rose orangé du crépuscule.
-J'ai dû rester longtemps à l'intérieur...
-Tu n'as pas l'air de bien te souvenir, commenta Yuki dans un soupir exaspéré.
Teru s'est rapproché encore un peu plus de lui, bougon, et est venu se coller tout contre sa poitrine, approchant ses lèvres des siennes.
-Je suis désolé, j'ai bu.
-Justement, éloigne-toi. Ton haleine m'écoeure.
Yuki l'a vivement repoussé, si bien que le garçon faillit en perdre l'équilibre.
-Tu ne peux même pas marcher droit !
-Yuki, comment est-ce que tu savais que j'étais dans ce club ?
-Le Roi m'en a donné l'adresse.
-Yoshiki est devin ? C'est fantastique ! Il a pu deviner que j'étais ici, je suis impressionné !
Dans son élan d'euphorie Teru s'est mis à battre des bras comme battant des ailes, tournoyant sur la pointe de ses pieds.
-C'est toi qui lui as dit ce matin où tu te rendais, idiot.
Teru s'est figé, hébété, avant de murmurer avec morosité :
-Je n'avais pourtant pas bu, ce matin...
-Teru, cela suffit. L'on rentre maintenant.
Docile, le garçon est venu attraper cette main que lui tendait Yuki et tous deux se sont éloignés dans les ruelles dont les maisons de pierres semblaient prendre un léger teint rosé sous la lumière du ciel.
-Quelle honte...
-Yuki, je n'ai rien fait de mal.
-Oui, enfin, cela reste à discuter. Il me semble que ce que tu appelles un "club" n'est qu'un salon à orgies, rien de plus.
-Non, Yuki, ce n'est pas vrai, dans la chambre, il n'y avait que cet homme et moi.

Teru s'est figé parce que Yuki s'était figé, le dévisageant avec des yeux rutilant d'une colère sans nom. Teru s'est pétrifié, les yeux brillant d'inquiétude comme il réalisait trop tard le danger de ses paroles, et Yuki a repris subitement sa marche, tirant violemment le garçon qui se laissa faire sans broncher. Il marchait la tête baissée, en silence, incapable de relever la tête tant le ressentiment de Yuki lui pesait sur la conscience, lourd et irréversible.
Mais son abattement fut bientôt envolé par quelque chose qui attira vivement son attention.
-Regarde cela, Yuki !
Sans crier gare, le garçon se détacha de l'emprise de l'homme et vint plaquer ses mains contre la vitrine d'un magasin, jubilant.
-Yuki, regarde comme cette poupée est ravissante !
-Idiot ! Ne t'appuie pas contre la vitre comme ça ! Mais quelle inconvenance, l'on dirait un gosse qui ne peut plus se tenir devant des jouets de Noël !

Teru sentit une main agripper fermement son col et le tirer en arrière, mais il ne se laissa pas démonter. Saisissant les deux mains de l'homme, il leva vers lui un visage radieux et illuminé d'un tendre sourire.
-Oh, Yuki, je t'en prie ! Achète-moi cette poupée !
-Tu plaisantes ?
Yuki vint se poster face à la vitre, observant avec un mélange de fascination et de décontenance la poupée masculine assise sur le présentoir qui semblait lui tendre les bras, un sourire charmeur se dessinant sur le coin de ses lèvres.
-Huit-cent euros... Mille dollars... Quatre-vingt mille yens... Six cent cinquante-cinq livres... Trente-deux milles roubles... Pourquoi doivent-ils mettre le prix dans toutes ces devises ? Quoi qu'il en soit, Teru, c'est hors de question. Ne va pas t'imaginer que je dépenserais une telle somme pour une ridicule poupée de cinquante centimètres.
-Oh, mais Yuki, cette somme, ce n'est rien pour toi, pas vrai ?
-Cette poupée n'est rien non plus. Allez, cesse de faire le pitre, maintenant, le vendeur nous regarde à travers la vitre.
-Mais, Yuki, cette poupée n'est pas une poupée ordinaire, tu sais. C'est une poupée que je peux modeler à n'importe quelle effigie, je peux lui donner le visage, le nez, les lèvres, les vêtements que je veux. Je peux même choisir la couleur de sa peau, de ses cheveux, la couleur et la forme de ses yeux, sa coiffure, et... Je pourrais la faire à ton effigie, tu sais.
-Merci, mais je ne suis pas si squelettique.
-Il n'y a pas vraiment de différence... marmonna le garçon, boudeur.
-Tu n'as pas fini ! Je ne sais si c'est l'alcool qui te rend insolent comme ça, mais tu sembles avoir rajeuni de dix années d'un seul coup ! Il faut dire déjà qu'avant, ce n'était pas terrible...
-Et Yuki, tu me l'achèteras, si je te dis que je coucherai avec toi tant que tu en auras envie ?

Le ton était empli de candeur, mais de chagrin aussi. Yuki a senti son cœur sauter un battement et il a considéré, muet, le garçon qui dirigeait vers lui un visage embarrassé dont les yeux brillaient d'imploration.
-Pourquoi est-ce que tu tiens tant à cette poupée, Teru ?
-Parce qu'elle est belle, murmura-t-il en détournant le regard.
-Il existe des infinités de choses belles en ce monde, et pourtant, elles ne sont pas toutes utiles.
-Je voudrais posséder tout ce qui est beau, pourtant.
-Alors, cette poupée ne te servirait à rien, puisqu'elle est loin d'être "tout" et de pouvoir ainsi combler tes attentes...
Sur ces mots, Yuki saisit le bras du jeune homme et s'éloigna d'un pas ferme.
-Je t'en prie !
Yuki sursauta, et ressentit un mélange de stupeur et d'inquiétude lorsque le garçon, qui s'était libéré de son emprise, le supplia de ses yeux qui commençaient à devenir trop humides peut-être.
-Je t'ai dit que je coucherai avec toi en échange, Yuki, tu pourras me faire ce que tu veux, je ne refuse jamais rien, tu verras, je serai sage -tu aimes les garçons sages, non ? Je serai gentil, je te le jure, mais je t'en prie, je te demande, juste cette fois, de m'offrir cette poupée. Je te promets... de ne plus jamais rien te demander après cela si tu deviens mon maître.
 
 

Yuki n'a rien dit. Il s'est avancé lentement vers Teru, étrécissant les yeux comme s'il cherchait à déceler un mystère caché au fond du regard du garçon, et il s'est arrêté tout contre lui, le considérant de haut, imposant. Teru eut un instinctif mouvement de recul face à l'assurance intimidante de cet homme.
-Donne-moi une seule bonne raison qui justifie que tu puisses tant tenir à cette poupée, et je le ferai.

Pas de réponse. À l'intérieur de la poitrine de Teru, son cœur cognait avec violence et le garçon s'est mordu la lèvre comme pour les sceller sur des mots qui serraient sa gorge.
-Alors ? J'attends.

Teru a hésité. Il a regretté alors que l'effet de l'alcool ne soit pas plus puissant. Sans toute cette lucidité qui lui restait, alors il aurait pu le dire sans problème. Il détourna les yeux mais le regard intense que Yuki portait sur lui était insoutenable. Ne pas le lui dire revenait à renoncer définitivement à cette poupée, mais le lui dire l'amènerait à révéler une partie de sa vie que Teru aurait voulu ne jamais faire connaître. Surtout pas au seul être en ce monde qui semblait tenir un peu sincèrement à lui.
-Réponds-moi, Teru, et je te l'achèterai. C'est une promesse.
Le garçon a reporté des yeux scintillants sur lui. Yuki se tenait là, raide et immobile, semblant attendre patiemment mais avec une ferme résolution. Teru eut le sentiment, à ce moment-là, que ne rien dire pouvait presque revenir à lui mentir.
Bien sûr, c'était absurde, mais c'est le sentiment qui l'a traversé alors, et derrière lui, la poupée encore semblait lui tendre les bras. "Emmène-moi avec toi". C'est ce qu'il avait l'impression d'entendre de la délicate bouche fermée de la poupée.
Yuki s'avança d'un pas, insistant.
-Teru, j'attends...
-Parce que j'avais la même quand j'étais petit mais elle a disparu dans l'incendie avec ma maman.
 


Il n'y a eu aucune réaction de la part de Yuki. Aucune, si ce n'était alors que, après l'avoir dévisagé longuement avec le plus parfait stoïcisme, il s'est dirigé d'un pas raide en direction du magasin.
Terukichi est demeuré planté là, penaud, une sueur froide coulant le long de sa nuque. Ces paroles lui avaient échappé et s'étaient envolées à toute vitesse en-dehors de lui contre sa volonté.
Tout ce à quoi il pensait alors était qu'il ne fallait pas perdre la face. Ne pas se mettre à pleurer subitement devant lui lorsqu'il reviendra. Derrière le dos tourné de Terukichi, le carillon du magasin sonnait comme le réveil annonçant un matin nouveau.

Au-dessus de lui pourtant, le ciel se teintait toujours plus du bleu de l'obscurité.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Elle était là, juste sous ses yeux. Présentée au bout d'une main tendue, la poupée que Teru retrouvait comme si jamais les années ne l'avaient séparé d'elle. Bien sûr, il savait bien que ce n'était pas exactement la même, mais un nouvel exemplaire d'un même modèle.
Pourtant elle était là, toujours avec son même sourire doux et tendre qui semblait lui dire "je t'aime, prends soin de moi", et qui le lui avait dit chaque jour de son enfance dès qu'il posait ses yeux aimants sur elle. Terukichi l'a saisie délicatement, le cœur serré, et a pressé contre sa poitrine la poupée immobile dont les yeux semblaient illuminés d'une conscience propre.
-Merci, Yuki, réussit-il à peine à articuler sans oser affronter son regard.
-Je n'ai pas dit que je n'allais rien demander en échange.
Teru a ri. C'était un mélange de gêne et de reconnaissance. Il a relevé le regard vers lui, essuyant les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.
-Ne t'inquiète pas, Yuki. Je tiens mes promesses. Maintenant, je suis à toi.
-Je n'ai pas dit non plus que j'allais accepter de coucher avec toi, espèce de sale arrogant. Si tu penses que tu peux corrompre tout le monde avec tes charmes de faux innocent, tu te trompes.
-Yuki, en réalité... Tu ne m'aimes pas, c'est ça ?
-Non, répondit l'homme sur un ton d'évidence.
Le visage de Terukichi se décomposa sur place. Yuki afficha une mine déconcertée.
-Eh bien ? Quelle importance, puisque tu ne t'aimes pas non plus ? Et cela, au point de penser que tu n'as que ton corps à donner pour plaire aux autres ! Moi, je n'aime pas ce toi qui pense comme ça. Je pensais que tu le savais déjà.
-Mais, alors... Cette poupée, Yuki... Tu ferais mieux de la rendre si je ne peux pas te remercier comme il se doit. Après tout, je n'ai rien fait pour mériter...
-Je t'ai dit que je n'allais tout de même pas te pourrir gâter sans rien te demander en échange.
Teru sembla retrouver des couleurs, et dans un élan d'espoir il se redressa, empli d'assurance.
-Je ferai tout ce que tu voudras, Yuki.
L'homme hocha la tête d'un air satisfait, comme un professeur encourageant un enfant qui a bien répondu à la question, puis il se pencha légèrement sur Teru, tapotant sa propre joue du bout de son doigt.
-Fais-moi un bisou.

Ça semblait tellement simple que Teru est demeuré inerte, incertain d'avoir bien compris, ou bien se demandant s'il n'y avait pas de piège là-dedans.
-Décidément, même les choses les plus simples, tu ne les comprends pas. Je soutiens que tu es un parfait idiot, commenta Yuki dans un soupir exaspéré.

Alors, comme l'homme s'était redressé et s'éloignait déjà à travers les ruelles, Teru l'a rattrapé et dans sa surprise, Yuki fit volte-face, et il n'eut pas le temps de réagir qu'il se vit assaillir par une tendresse sans bornes qui, dans un élan un peu trop passionné, emprisonnait ses lèvres contre les siennes.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 




-Voilà. Maintenant, je sais.
Il y a eu un silence général, l'on eût entendu une aile de papillon tomber sur le sol, et chacun de ceux qui étaient réunis autour de la table stoppa son geste, fixant avec hébétude l'homme qui avait subitement clamé ces mots haut et fort. Conscient de s'être un peu trop fait remarquer, Yuu s'est rapetissé au fond de sa chaise, mal à l'aise.
-Je suis désolé... Je crois que j'ai pensé tout haut.
-Eh bien, tant que tu y es, Yuu, l'encouragea Yoshiki avec entrain, fais-nous savoir le fond de ta pensée. Que sais-tu si subitement ?
Il avait suffi que le Roi prononce ces mots pour qu'un brouhaha incessant ne pousse le pauvre Yuu a se résigner. Le concerné observait chacun de ses camarades de table, ahuri tant la situation lui paraissait grotesque. Une assemblée de Nobles et de prostitués qui se mettaient à s'agiter comme une classe de jeunes élèves turbulents.
-Allons, allons, un peu de silence, objecta Yoshiki en élevant la voix pour se faire entendre. À vous agiter ainsi comme des enfants, vous empêchez notre cher Yuu de s'exprimer.
À nouveau le silence total, et tous les yeux se rivent avec intensité sur l'homme qui ne sait plus où se mettre.
-Vous savez, ce n'est pas très important...
-Oh, allez, Yuu, dis-nous ce que tu sais ! l'encouragea Toshiya avec un sourire qui devait frôler le plafond.
-Oui, je suis d'accord avec la sale bête, renchérit Kai en désignant Toshiya de sa fourchette. Pour une fois que tu dis quelque chose, toi qui es toujours si réservé, fais-nous savoir à quoi tu penses.
Et le brouhaha de recommencer, toujours plus vif et assourdissant, si bien que Yuu finit par plaquer violemment ses mains sur la table, figeant tout le monde, et de clamer à la cantonade :
-Ce que je sais, c'est pourquoi je ressentais cette étrange impression de manque dès le début du repas.
-Une impression de manque ? s'enquit Kyô, intrigué.
-Oui. Maintenant, je sais pourquoi.
Mais Yuu se renfonça dans son fauteuil, semblant se fermer à la parole.
-Eh bien, soit tu en as trop dit, soit pas assez, affirma Yoshiki. Allez, dis-nous donc...
-C'est que j'ai peur que vous vous mépreniez sur certaines choses, concéda Yuu dans un rire embarrassé.
-Moi, de toute façon, je crois savoir, se mêla Sono d'un ton espiègle.
Il s'apprêtait à dire autre chose quand le regard assassin de Yuu le fit revenir sur sa décision. Sono se tut, penaud.
-Bien, il n'y a après tout pas de honte à dire cela, soupira Yuu qui ne sentait que trop les regards peser sur lui. Si je ressentais cette impression de vide depuis le début, c'est que... Je viens de réaliser que Tsunehito ne se trouve pas parmi nous.

Le manque de réaction fut tel que Yuu se mit à regretter aussitôt d'avoir parlé qui eût encore préféré des réflexions taquines et moqueuses.
-Ah... fit le Roi pour briser le silence en portant une coupe de vin à ses lèvres. Oui, Tsunehito, c'est vrai, il n'est pas avec nous ce soir.
-Ne l'aviez-vous pas remarqué ? s'étonna Yuu, indigné que Tsunehito ait pu être oublié.
-Bien sûr, je le sais, mais... Mes amis et moi avons l'habitude de cela.
-Que voulez-vous dire ?
-C'est vrai, ajouta Yuki. Il n'y a pas à s'étonner de cela, Yuu. Ce n'est pas la première fois, ni la dernière, que Tsunehito ne participe pas à un repas avec nous.
-Est-il atteint d'une maladie chronique ? s'enquit Yuu qui imaginait déjà le pire.
-Bien sûr que non, enfin ! le rassura Yuki.
-Mais si, Tsunehito est malade, renchérit Yoshiki.
-Qu'est-ce que tu racontes ? Tu sais bien que ce n'est pas vrai !
-Enfin, c'est tout comme, non ?
-Ne dis pas cela, protesta Yuki, tu vas inquiéter notre ami !
-Excusez-moi, intervint Yuu avec autorité, mais s'il y a quoi que ce soit concernant Tsunehito... Non, bien sûr, ça ne me regarde pas, mais je voudrais tout de même le savoir s'il y avait quelque chose de grave...
-Ne t'inquiète pas, s'empressa de clamer Yuki avant que Yoshiki ne prononce un mot. Il n'est absolument pas malade.
-Est-ce la vérité ?
-Yuki a raison, dut admettre Yoshiki. Il n'est pas malade, mais disons que le fait est que...
-Quoi donc ? s'enquit Yuu qui sentait son cœur se serrer.
-Il pleut.

"Il pleut". Yoshiki avait déclaré ces mots dans un haussement d'épaules comme si "il pleut" était la seule explication possible et logique qui expliquât le fait. Yuu a affiché une telle hébétude que Yoshiki n'eut d'autre choix que d'argumenter.
-Quand il pleut, Tsunehito se sent malade. Dans ces moments-là, il est inutile d'essayer de lui faire faire quoi que ce soit. Il ne travaille plus, il s'isole, mais aussi, il ne mange plus. Eh bien, ça peut paraître suicidaire dit ainsi, mais s'il venait à pleuvoir durant cinq jours, il est indéniable que Tsunehito finirait à l'hôpital.
-Enfin... Vous voulez dire qu'il cesse complètement de vivre pour la seule raison qu'il pleut ? C'est absurde ! Et avec l'automne qui vient juste de commencer, il n'est pas prêt de retrouver une vie normale !
-Je sais bien, mais personne n'y peut rien. Nous avons toujours connu Tsunehito ainsi, tu sais. Même lorsqu'il était adolescent...
-Vous le connaissiez déjà à son adolescence ?
Yoshiki s'est tu. Conscient qu'il avait déjà trop parlé, il s'est contenté de hocher succinctement la tête et, dans un sourire désolé à l'attention de Yuu, il s'est remis à manger, signifiant par-là même la fin de la discussion. Yuu allait repartir à l'attaque mais un geste de la main de la part de Kamijo l'incita à s'abstenir. Yuu se tut, résigné, et la fin du repas se passa pour lui dans la solitude, comme il se plongeait dans ses pensées, loin, très loin du brouhaha qui avait repris et l'entourait de toutes parts.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Il paraît que tu es malade.
Tsunehito était là, étendu sur son lit, au milieu d'une chambre dont la seule lumière était celle de ce jour gris filtrant à travers les volets à demi clos. Il s'est redressé d'un seul bond, effrayé, avant de s'apaiser quand il reconnut Yuu qui se tenait timidement là sur le seuil de sa porte.
-C'est vrai ? s'enquit le majordome, dérouté.
-Je ne sais pas, moi, fit Yuu dans un petit rire nerveux. Si tu es malade, tu devrais le savoir, non ?
-Mais je vais bien, tu sais.
-"C'est ainsi qu'il faut voir les choses,
sans les épines de la rose."
-Pardon ?
Tsunehito a fixé, hébété, Yuu qui refermait la porte derrière lui et s'avançait dans un petit rire tendre.
-C'est un proverbe de Kyô. Je ne sais pourquoi, t'entendre dire cela m'y a fait penser.
-C'est une preuve d'optimisme, non ?
-Toi, Tsunehito, tu es optimiste. Affirmer que tu n'es pas malade alors que tu l'es sans nul doute...
Yuu a dirigé un regard interrogateur sur Tsunehito qui lui répondit d'un signe de tête. Yuu s'assit délicatement sur le rebord du lit, assez loin de l'homme pour ne pas installer de gêne entre eux.
-Je te le jure, Yuu. Je ne sais pourquoi tu dis cela mais, je ne suis pas malade.
-Bien sûr que tu l'es.
Cette conviction était telle que Tsunehito s'en est senti totalement désarmé. Il a sondé longuement Yuu, espérant y trouver la cause de ses affirmations avant de s'illuminer d'un sourire espiègle.
-Tu veux m'ausculter, pour être sûr ?
-Non.
Ton sec et froid. Tsunehito s'est demandé si Yuu avait seulement compris l'allusion qui n'avait été destinée qu'à alléger un peu l'ambiance tandis qu'elle l'avait plutôt frigorifiée. Dans un soupir de lassitude, Tsunehito s'est rallongé, se recroquevillant sous ses draps.
-Le fait est que tu es malade lorsqu'il pleut.
Ce n'est qu'un faible gémissement endormi qui lui a répondu. Yuu s'est retourné, fixant la forme prostrée qui se découpait dans la pénombre.
-Tsunehito, tu veux du sirop de menthe ?
-Pourquoi est-ce que je voudrais du sirop de menthe ?
-Parce que c'est l'absinthe des gens comme toi qui ne doivent surtout pas boire d'alcool.
Pas de réponse. Sur la petite bosse arrondie que Yuu devine être l'épaule de Tsunehito, celui-ci y pose sa main. L'homme en dessous ne bouge pas. Il semble mort.
-Tsunehito, depuis combien de temps vis-tu dans ce château ?
-Je ne sais pas...
-Bien sûr que si, mais tu ne veux pas me répondre.
-Yuu, je suis fatigué, tu sais. Je suis très malade.
-Tiens donc, tu l'es soudainement quand ça t'arrange.
-J'ai vingt-sept ans.
-Je ne vois pas le rapport, fit Yuu dans un haussement de sourcils ahuri.
-J'avais douze ans lorsque je suis arrivé au Château. Fais le calcul toi-même.
-Dis, Tsunehito...
À nouveau, ce fut encore un son étouffé qui lui répondit.
-Douze ans... Pour venir travailler comme cuisinier dans un château, c'est jeune, non ?
-Je ne suis pas le cuisinier officiel du Roi, tu sais bien. C'est seulement moi qui ai décidé de faire cela en tant que passe-temps. Moi, je suis le majordome du Roi.
-Devenir majordome à douze ans, c'est une chose encore plus impossible, rit Yuu.
                                 Il y a eu un froissement de tissu et sans transition, Yuu s'est retrouvé nez à nez avec Tsunehito qui le dévisageait avec colère.
-Vous êtes quelqu'un de vraiment intrusif. Moi qui vous pensais discret, froid et solitaire...
-Froid ? répéta Yuu, penaud.
-Qu'est-ce que vous me voulez, à la fin ?
-Mais rien, j'étais simplement venu prendre de tes nouvelles...
-Je ne crois pas. Tu me parles de choses étranges et qui plus est, ne te regardent pas.
-Bien sûr que si, ça me regarde, puisque ce sont des choses qui te concernent directement et que tu es en ce moment même en train de me regarder...
-Tu te moques de moi ? s'indigna Tsunehito qui, furieux, se leva du lit et marcha pieds nus jusqu'à l'interrupteur qu'il alluma.
La violence de la luminosité fut telle que Yuu mit longtemps avant de s'y habituer, et c'est avec un mélange de surprise et d'émerveillement qu'il vit l'homme vêtu d'une longue chemise de nuit blanche qui rendait le corps, un peu perdu dans ce vêtement légèrement trop grand, plus gracile encore.
-Tu n'es sans doute pas venu me voir pour rien.
Tsunehito s'avança d'un pas ferme et vint s'asseoir juste à côté de Yuu qui eut un mouvement de recul.
-Eh bien, non, je t'ai dit que je suis venu pour prendre de tes...
-Yuu, tu t'intéresses à moi, n'est-ce pas ?
Moment d'égarement. L'espace d'un instant, Yuu a senti un blanc se creuser dans son esprit avant que le regard intense que l'homme posait sur lui ne le fasse bredouiller :
-Oui, bien sûr. Enfin, ça dépend du sens dans lequel tu l'entends. Ne crois pas que...
-Je suis rassuré, Yuu.
Tsunehito a baissé les yeux. Déconcerté, son ami a suivi sa ligne de mire et le regard de Yuu s'est fixé sur ses longues mains fines qui trituraient nerveusement le pan de sa chemise.
-Au début, quand je ne te connaissais pas encore... Je pensais que tu étais quelqu'un de distant qui n'aimait pas s'approcher des gens... J'avais l'impression que tu voulais toujours rester en retrait et te contenter d'observer les autres de loin pour les juger, mais sans jamais te mêler de leurs affaires... En somme, je te pensais une personne hautaine et indifférente.
-Mais... Qu'est-ce qui te faisait penser cela ? s'enquit Yuu qui ne savait s'il devait se vexer ou non. Je sais bien que je ne suis pas très bavard mais...
-Parce que c'est l'impression que tu donnais lorsque tu les observais de derrière ton comptoir. Je parle de Sono, de Terukichi, Riku, Toshiya et tous les autres, Yuu, tous ceux qui se considèrent comme tes protégés. Tu les observais seulement, tu semblais les surveille en réalité, pour voir s'ils ne faisaient pas de bêtises... Mais des bêtises, ils ne faisaient que ça, tout le temps, mais tu te contentais de les regarder sans rien dire... J'avais du mal à imaginer que c'était de l'amour.
-Ou de l'impuissance, lâcha Yuu dans un rire amer.
-Yuu, tu sais, je ne voulais pas être méchant, marmonna Tsunehito sur un ton de regrets.
-Je le sais ; tu as voulu être sincère. Ne t'inquiète pas. Quand tu parles d'amour... Même moi, tu sais, je me suis toujours dit que si j'étais vraiment capable d'aimer, alors je ne me serais pas contenter de les surveiller en disant oui à tout ce qu'ils entreprenaient. D'une autre part... Qui suis-je pour vouloir diriger leur vie ? Tu sais, dès le début, bien qu'eux débordent de reconnaissance à mon égard, bien que Sono m'appelle "Daddy", moi, je sais que je n'ai servi à rien.
-Si, Yuu. Tu les as rendus libres.

Yuu s'est tu. Les mains fines de Tsunehito qui se nouaient nerveusement sur ses genoux, sans même vraiment s'en rendre compte tant ce geste était naturel, il est venu les recouvrir de la sienne. Elles étaient froides, et il a resserré sa main un peu plus fort autour d'elles. Tsunehito a tourné la tête et l'a fixé, les yeux brillants.
-Ce qu'ils faisaient avant de te connaître, Yuu, ils le faisaient par obligation, ils le faisaient pour survivre, mais ça les faisait mourir à petit feu aussi. Ils le faisaient parce qu'ils savaient que s'ils ne le faisaient pas, un sort encore pire les attendait. Mais avec toi, Yuu... Ils le faisaient tout en sachant que s'ils le voulaient vraiment, alors ils avaient la liberté d'arrêter quand ils le voulaient. Parce qu'ils savaient que tu étais là et que pour rien au monde tu ne les aurais abandonnés. S'ils continuaient malgré tout, Yuu, ce n'est pas de ta faute, mais tu sais, je pense qu'après avoir vécu durant tant d'années en tant que jouets sans cesse malmenés, l'on a du mal à se reconstruire une vie dans laquelle l'on repasse brusquement au statut d'humain. Tu vois, c'est peut-être cruel, mais c'est la vérité. Après tout ce temps, ils se disent peut-être qu'ils n'ont pas le droit de recommencer une vie et de devenir heureux comme si de rien n'était. Une vie que l'on n'a jamais connue nous semble un rêve irréel, Yuu, et alors qu'ils sont victimes... ils se sentent coupables. De plus, je pense que leur reconnaissance envers toi est telle qu'ils ne désirent pas te causer d'ennuis. Alors, pour ne jamais avoir à dépendre de toi plus encore, ils continuent... Histoire de se dire que peut-être, ils méritent un peu cet amour que tu leur portes sans qu'ils n'aient jamais trop compris pourquoi.
 
 

Contre les volets clos, la pluie battait sourdement. Yuu ne cessait de serrer plus fort les mains de Tsunehito dans la sienne, mais peut-être était-ce pour pallier le froid qu'il sentait l'assaillir. Ne rien dire parce qu'il n'y avait rien à répondre. Qu'importe si les paroles de Tsunehito étaient la vérité ou pas. Tout ce que Yuu savait était que penser à eux maintenant n'était pas la chose à faire. Lui qui était venu dans le but de réconforter Tsunehito, qu'allait-il se passer s'il se mettait à faiblir devant lui ?
-Tsunehito, j'étais venu pour parler de toi, alors...
Une détonation. L'espace d'un battement de cils, le monde entier vire au négatif. Une lumière incomparable à celle du jour, le clair qui s'ombrage, l'obscur qui s'illumine. Un hurlement. Avant de réaliser quoi que ce soit, Yuu bascule en arrière sur le matelas, un boulet de canon a percuté sa poitrine. Yuu halète, l'éclair est passé, c'est la lumière artificielle qui a repris le dessus, le boulet de canon, c'est Tsunehito qui s'accroche à lui, frêle et tremblant, et sous la main hésitante de Yuu le corps semble gelé.
-Pardon.


"Pourquoi est-ce que tu pleures ?" Ce sont les paroles qui ont traversé l'esprit de Yuu sans avoir pu franchir ses lèvres. Sous sa main, le corps de Tsunehito était agité de faibles soubresauts alors que Yuu sentait les larmes de l'homme couler le long de son cou.
-Pardonne-moi, Yuu, pardonne-moi...
-Non, tu sais, ça va... Cela me va si tu veux pleurer comme ça, tu peux rester ainsi jusqu'à ce que tes larmes se tarissent, répondit Yuu qui sentait la déréliction s'abattre lourdement sur son âme, mais je t'en prie, Tsunehito, ne me demande pas pardon pour cela... Tu as la phobie de l'orage, pas vrai ? Oui, j'aurais dû m'en douter depuis le début, tu as la phobie de l'orage, ce n'est pas de ta faute, ne me demande pas pardon.
-Non, ce n'est pas ça, tu ne comprends pas. Tu sais, cela me hante depuis des jours, Yuu, mais je n'ai pas osé te dire... Je suis désolé pour ce que j'ai fait la dernière fois, et ce que tu as dû endurer... L'absinthe, mes délires, mes bêtises, j'ai complètement déraillé, pourtant je savais à quoi m'attendre, j'ai été un fardeau pour toi, tu as failli à ton devoir professionnel et par ma faute, tu as été renvoyé, pas vrai ? Oui, je le sais, tu ne me l'as pas dit, sans doute que tu ne voulais pas me culpabiliser, parce qu'au final, tu n'es pas l'indifférent sans cœur que je croyais, mais Yoshiki me l'a dit, alors je...

Tsunehito n'a pas pu finir sa phrase car alors un violent hoquet l'assaillit, un hoquet irrépressible et aigu face auquel Yuu ne put s'empêcher de rire.
-Voilà ce qui arrive quand on ne sait pas se calmer.
Sous les longs cheveux auburns de Tsunehito que Yuu caressait d'une main presque paternelle, celui-ci découvrit les frissons qui recouvraient sa nuque et alors, Tsunehito se vit recouvrir tout entier d'une couette blanche. Il a redressé le buste et a dévisagé avec hébétement Yuu qui le dévisageait, sévère.
-Tu ne manges pas, tu t'enfermes dans le noir, et si en plus de cela, tu te laisses attraper froid, je vais finir par croire qu'il y a un sérieux problème avec toi.
-Yuu, fit Tsunehito avec gravité.
-Oui ?
-Est-ce que tu m'aimes bien ou alors tu es juste gentil avec tout le monde ?

                                            Moment de malaise.
-Je ne sais pas, marmonna Yuu en détournant le regard.
-Tu ne sais pas si tu es gentil ou tu ne sais pas si tu m'aimes bien ?
-Quant à moi, je pense n'être ni gentil, ni méchant. Je ne sais pas si je t'aime bien.
-Ne pas savoir si l'on aime quelqu'un, c'est ne pas savoir si l'on le déteste...
-L'on peut être indifférent à une personne et n'éprouver envers elle ni la moindre affection, ni la moindre animosité.
-Mais toi, tu n'es pas indifférent puisque tu es attentionné avec moi... Il m'apparaît clairement que tu ne me détestes pas, du moins c'est l'explication la plus logique, mais puisque tu ne sais pas si tu m'aimes, alors c'est que tu ne m'aimes pas ; mais tu ne me détestes pas non plus sinon, tu ne me traiterais pas avec autant d'attention. Alors j'en déduis que si tu agis de la sorte, c'est parce que tu es incapable de demeurer indifférent envers qui que ce soit, donc, tu es juste fondamentalement gentil ?

Tsunehito avait prononcé ces mots sur un ton d'interrogation, ouvrant de grands yeux inquisiteurs, pourtant Yuu pouvait sentir, sans trop savoir pourquoi, qu'il pensait ces paroles du fond du cœur.
-Je suis gentil, alors.
-Oui, après tout, il ne pouvait y avoir d'autre explication. Si tu n'avais pas été gentil, d'ailleurs, pourquoi aurais-tu pris sous ton aile tous ces malheureux prostitués que tu ne connaissais même pas ? Puisque tu ne les connaissais pas, nous sommes d'accord, tu n'avais aucune raison d'éprouver pour eux la moindre affection et pourtant, tu n'as jamais hésité, dès lors que leur route a croisé la tienne, à t'occuper d'eux comme s'ils étaient tes enfants, alors que certains mêmes sont plus vieux que toi... Yuu, tu es gentil, tu es très bizarre.
-Si tu voyais ta tête, tu y réfléchirais à deux fois avant d'affirmer une telle chose, rit Yuu pour se donner une contenance.
-Qu'est-ce qu'elle a, ma tête ?
-Tu as un air niais et illuminé, c'est tout. Et puis, si mon attitude est étrange, alors celle de Yoshiki ne l'est-elle pas d'autant plus ? Ce qu'il a fait pour mes protégés, pour Takeru aussi, et pour moi... Cela semble aussi absurde qu'émouvant, non ?
-Mais Yoshiki, tu sais, ce qu'il a fait, en réalité, il ne peut pas s'en vanter. Il ne l'a pas fait pour des raisons nobles.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit Yuu, inquiet.
-Yoshiki, tout ce qu'il a fait pour tes protégés et toi, et puis avant tout ce qu'il a fait pour Takeru, il l'a fait juste par amour.
Il y a eu un instant de silence durant lequel Yuu rivait sur Tsunehito des yeux vides qui intriguèrent le garçon.
-Par amour, a répété Yuu tout bas.
Tsunehito a hoché la tête. Sans trop savoir pourquoi, il s'est un peu éloigné de Yuu qui aussitôt se rapprocha de lui.
-Et tu trouves que ce n'est pas une noble raison ?
-Eh bien, avant tout, il ne l'a pas fait pour vous, mais pour son amour.
-L'amour de Yoshiki ? N'est-ce pas le père de Takeru ? Oh, mais oui. C'est évident. Yoshiki a fait venir Takeru dans son château pour s'attirer la reconnaissance de Shinya, et en même temps persuader celui-ci de revenir ici. Je connais l'histoire. Ce qu'il s'est passé jadis entre Yoshiki et Shinya, ce qu'a fait Kamijo... Sono m'a tout raconté. Pour Takeru, je comprends, puisqu'il est le fils de Shinya, mais je ne vois pas ce que mes protégés ont à faire là-dedans.
-Je te parlais de son autre amour.
-Son autre...
Yuu s'est tu, le choc d'imaginer Yoshiki infidèle étant tel qu'il n'osait plus parler.
-Ce n'est pas ce que tu crois, Yuu.
-Le Roi qui n'a de cesse de prôner les valeurs éthiques et la morale aurait deux amants ?
-Deux amants, non. Mais il a deux amours.
-Je ne te suis plus.
-Eh bien, le Roi est amoureux de Shinya. Il n'a jamais cessé de l'être en dix-sept ans, tu sais ; Yoshiki jamais ne pourrait le trahir. Mais Yoshiki a un autre amour.
-Je ne te suis plus.
-Comment ne pas penser à Asagi ?

Tsunehito avait prononcé ces mots sur le ton de l'évidence, et rivait sur Yuu des yeux écarquillés tant le fait que celui-ci n'eût pas deviné tout seul lui paraissait invraisemblable.
-Yoshiki, il aime Asagi bien plus que quiconque ne pourrait le penser. Bien sûr, il ne l'aime pas de la même manière que Shinya... Mais enfin, il l'aime tant qu'il n'hésiterait sans doute pas à mourir pour lui.
-C'est absurde, trancha Yuu avec sécheur.
-Oh, non. Mourir pour une personne que l'on considère plus précieuse que soi-même, je trouve cela beau, marmonna l'homme avec chagrin.
-Non. Ce qui est absurde est que de toute façon, je ne vois pas en quoi l'attachement qui lie Asagi et le Roi a amené ce dernier à tous nous accueillir dans son château. Décidément, je ne comprends pas ce que nous venons faire là-dedans.
-Pour l'anniversaire d'Asagi, le Roi voulait lui faire un beau cadeau.

Tsunehito avait à peine prononcé ces mots qu'il le regretta aussitôt. Le visage de Yuu avait viré au blafard tandis qu'une rage sans nom défigurait ses traits.
-Le Roi nous a amenés ici comme les "cadeaux" d'Asagi ?!
Yuu se relevait déjà et s'éloignait en direction de la porte, ses talons martelant sur le sol, que Tsunehito le rattrapa, affolé :
-Ce n'est pas ce que tu dois comprendre !
Yuu a fait volte-face et sur le coup, Tsunehito a cru qu'ainsi il allait en finir de sa vie tant la haine rendait méconnaissable l'homme qui lui faisait face.
-Je ne vois pas ce qu'il y a d'autre à comprendre.
-Je te dis que tu te trompes, Yuu... Le cadeau d'anniversaire d'Asagi, c'était... C'était de le faire arrêter de pleurer.
-Pardon ?
-Asagi... Il avait l'habitude de venir dans les quartiers de prostitués...
 

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