Merry-go-wound -chapitre troisième

Juliet

-Le voilà !
Tsunehito s'est exclamé avec une ferveur proche de l'euphorie lorsque, dans son observation ennuyée de la grande salle grouillante de monde, il avait reconnu le jeune homme aux cheveux blonds embroussaillés qui descendait les escaliers d'un pas mou. Yuu l'a observé qui s'approchait et lorsque le garçon fut en face de lui, il passa une caresse furtive sur sa joue.
-Riku, où est passé ton client ?
-Il dort encore dans la chambre, patron. Cela ne pose pas problème, il reste encore deux heures avant la fin de la réservation.
-Je t'ai déjà dit de m'appeler par mon prénom, fit Yuu en hochant la tête en signe d'assentiment. Riku, cet homme souhaitait te rencontrer. Il t'a attendu durant plusieurs heures.

 

Riku se retourna vers la direction que Yuu désignait et a affiché un air ahuri qui accentuait ce côté enfantin chez lui lorsqu'il a vu cet inconnu qui lui tendait la main dans un franc sourire.
-Bonjour. Je me présente : mon nom est Tsunehito et je suis venu à votre rencontre sous les ordres de mon Maître le Roi Yoshiki qui m'envoie dans le but de vous faire part de ses vœux.
            Riku, suspicieux, a lancé un regard inquisiteur vers Yuu qui lui répondit d'un sourire rassurant.
-Que puis-je faire pour vous, Monsieur ? s'enquit Riku qui dissimulait mal sa surprise.
-Mon maître aimerait à ce que vous rejoigniez vos amis et collègues de travail qui ont été embauchés dans son château pour effectuer des numéros de divertissements chaque samedi soir. Je suppose que vous êtes au courant de cela ?
-Oui, mais... Pourquoi moi ?
-Parce qu'il s'avère que vous remplissez les mêmes critères que ceux de vos amis, voilà pourquoi.
Riku fronça les sourcils, sont front lisse se creusant de rides de réflexion. Sur le coup, il a paru inquiet et a hésité quant à quoi répondre.
Comme s'il avait lu dans son esprit, Tsunehito sortit de sous sa chemise une large enveloppe qu'il tendit au garçon.
-Tenez. Cela contient toute votre paye réglée à l'avance, dans le but de vous rassurer quant à notre intégrité. Au nom de mon maître, Monsieur Riku, je vous prie de bien vouloir nous rejoindre dans notre château dès ce soir.

Sur ces mots, Tsunehito s'inclina bassement sous les yeux effarés du jeune blond et de Yuu qui demeura bouche bée. Riku a évalué avec circonspection la somme d'argent contenue dans l'enveloppe et, lorsqu'il eut compté, son visage devint blême.
-C'est énormément... Je n'ai jamais vu autant d'argent d'un coup de toute ma vie.

Tsunehito s'est redressé et a émis un sourire embarrassé, craignant que tant d'argent sorti à la vue des autres clients n'entraîne quelque dégât. Heureusement, Riku s'empressa de remballer les billets dans l'enveloppe avant de la tendre à Tsunehito qui demeura pantois.
-Je vous remercie, mais je ne peux pas accepter.
En entendant ces mots, Yuu faillit laisser échapper le plateau à verres qu'il tenait en équilibre sur sa main.
-Pourquoi donc ? balbutia Tsunehito qui ne fut pas certain d'avoir bien entendu.
-Je suis désolé, s'excusa Riku qui ressentait parfaitement la déception de son interlocuteur. Mais il se trouve que, bien que mes camarades m'en aient rapporté du bien, je ne désire pas venir travailler dans ce château. Sachez que c'est là un véritable honneur que Sa Majesté le Roi Yoshiki me fait et que je lui en suis extrêmement reconnaissant, mais malgré votre gentillesse et tout cet argent que vous m'offrez... Je ne peux m'y résoudre.

Sous la lumière pâle des néons, le teint de Tsunehito semblait devenir cadavérique. Il a contemplé Riku un moment, déstabilisé, avant de comprendre que l'assurance et la détermination qui se lisaient dans le regard du jeune homme étaient juste inflexibles. Penaud, Tsunehito s'est incliné.
-Je comprends. Je suis désolé pour le dérangement. Veillez à ne pas manquer de nous le faire savoir si jamais un jour vous venez à changer d'avis. Quoi qu'il en soit, je vous souhaite une agréable journée, Monsieur.
Là-dessus il se redressa, adressa un vague salut à Yuu et s'en retourna sans mot dire.
Yuu et Riku le regardèrent s'éloigner, le premier qui se sentait désolé, l'autre soulagé.
-Pourquoi as-tu refusé ? Je commence à croire que cet homme est vraiment honnête, tu sais.
Riku s'est accoudé sur le comptoir et a hoché la tête avec assentiment. Il a saisi machinalement un verre que Yuu lui tendait et a vidé le whisky d'une traite.
-Tu as sans doute raison, dit-il d'une voix claire et puissante. Mais tu sais, Yuu, je ne peux pas y aller. Parce que dans ce château se trouve un démon.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 


-Oubliez vos peines, Messieurs, je vais vous montrer les Cieux.

Et sans transition, Sono a couru sur la table, filant dans une grâce presque angélique au milieu de tous les objets entreposés sur la nappe sans jamais en frôler un comme il les évitait, comme il lévitait, et subitement, il s'est retrouvé à voler dans les airs et son corps transporté par l'élan a effectué dans la légèreté la plus naturelle une cabriole aérienne avant de retomber délicatement sur le sol. Chacun des spectateurs attablés là applaudirent, admiratifs, et Sono dans toute sa fierté leur adressa une élégante révérence.
-Ce garçon m'énerve, fit une voix au milieu du tambourinement d'acclamations.
-Jin, pourquoi est-ce que tu te montres si contrariant ? Il ne t'a rien fait, commenta Kamijo assis juste à côté de lui.
-Tu ne vois pas ? Ce n'est qu'un hypocrite. Il joue le fou du Roi dévoué et fidèle mais ce n'est qu'un bouffon fat et hautain qui, derrière ses sourires radieux, nous lance des grimaces de dégoût. Tu ne peux même pas lire ça en lui ?
-Tu fabules, Jin. Ce garçon se contente de faire des numéros d'acrobaties dans le but de nous divertir. Je le trouve vraiment doué. A-t-on déjà vu une telle grâce ?
-Ne me fais pas rire. Toi, Kamijo, tu es tellement plus gracieux ! Sa grâce à lui est froide et lui a été péniblement acquise par des années de répétition quand la tienne est innée. Je ne vois pas ce que l'on lui trouve quand il ne se contente que de faire le pitre dans le but d'impressionner la cour.
-Et maintenant, mes chers Messieurs, si vous le voulez bien, nous allons entamer un moment d'onirisme qui nous entraînera hors du temps avec de la magie. Ouvrez grands vos yeux et vos cœurs, et observez des rêves devenir réalité.
-C'est ridicule.
-Jin, je vois bien que quelque chose te fâche depuis tout à l'heure. Je ne comprends pourtant pas ; ce matin, tu étais de fort bonne humeur mais voilà que depuis que Tsunehito est revenu, tu te montres désagréable et morose. Tu peux me dire ce qui ne va pas ?
-Tout va très bien pour moi. Je ne supporte simplement pas ce... Quel abruti. Penser pouvoir émerveiller un public en faisant apparaître des roses rouges ! S'il avait au moins pu éviter de les balancer sur nous, j'en aurais été fort aise.
-Que tu es aigri, Jin.
-Pourquoi lui ? Il y en a tant qui valent mieux, pourquoi est-ce que Yoshiki a donc dû engager cet énergumène ?
-Toi, tu hais Sono car il a osé te répondre la dernière fois. Tu n'apprécies pas lorsque l'on ose contester ta parole, n'est-ce pas ?
-Je n'apprécie pas lorsque c'est un dépravé qui n'a de leçon à donner à personne qui se permet de le faire.
-Ne juge pas les gens sans les connaître, surtout si c'est pour le faire si négativement.
-Tu ne vas pas te mettre à me faire la morale, Kamijo. Ce garçon est une putain. Tu ne le sais pas ?
-Ce que je sais est qu'il se prostitue.
-C'est bien ce que je te dis !
-Cela fait donc de lui un prostitué ; non une putain.
-Ne joue pas avec les mots. Il n'y a aucune différence à cela, que l'on emploie la manière courtoise ou vulgaire.
-Quelque chose te dérange dans le fait qu'il vende son corps ?
-Ne joue pas ainsi aux Saints, cela ne peut marcher avec moi. Kamijo, ce genre de personne est juste méprisable et bon à mettre aux ordures, non ?
-Pourtant, Jin, déclara calmement Kamijo qui s'amusait à faire tourner un anneau d'argent autour de son doigt, il me semble que tu es une personne qui fréquente justement les prostitués.
-Moi ?! s'exclama son camarade qui vira soudainement au blafard. Tu me penses le genre de personne à...
-Tsunehito t'a vu.
Jin a cru sentir le monde s'effondrer sous ses pieds. Il avait été sur le point de crier avant de se raviser, bien trop tourneboulé pour trouver une phrase cohérente à prononcer pour sa défense.
-Un soir où il s'était rendu dans ce bar pour le recrutement. Il t'a vu. Avec l'un d'eux.
 
 

Kamijo a pris une profonde inspiration et s'est renfoncé dans le dossier de velours de sa chaise, levant ses yeux bleus vers le plafond comme s'il réfléchissait.
-Voyons... Si je me souviens bien, Tsunehito avait décri ce garçon comme le teint blanc, les yeux bleu pâle, et les cheveux décolorés en blond platine... Oh, tiens. Ne serait-ce qu'une coïncidence ?  Cette description correspond totalement à celle de ce garçon dont j'ai vu la photo sur le dossier. Ce garçon que Tsunehito est venu chercher aujourd'hui et qui a refusé de travailler pour le Roi... Jin ! Ne me dis pas que ce pourrait être à cause de cela si tu es de si mauvaise humeur !
 

Kamijo s'était exclamé cela avec une expression de stupéfaction grandiloquente, portant une main choquée à sa bouche pour cacher ce sourire taquin qui ornait ses lèvres.
-Ne hurle pas ainsi au milieu de tout le monde, imbécile ! menaça Jin avec hargne.
-Jin, es-tu si contrarié que ce prostitué ne vienne pas travailler dans le château ? Pourtant, tu as tout le loisir de le voir quand tu le veux, et en cachette, non ?
-Pour ta gouverne, laisse-moi t'apprendre que je n'ai absolument jamais eu le moindre rapport avec ce garçon.
-Bien sûr que si, tu as un rapport avec lui, affirma Kamijo avec péremption. Puisque tu le fréquentes.
-Je parlais de rapports sexuels !
Sur le coup, Kamijo se tut, déstabilisé, avant de laisser échapper un rire embarrassé :
-Oh, vraiment... Je n'ai jamais pensé que tu aies fait ça, Jin.
Même s'il ne le croyait vraiment, ces mots eurent l'étrange effet d'apaiser Jin qui laissa évacuer peu à peu sa colère.
-Tu as raison. C'est parce qu'il a refusé que je suis sur les nerfs, pardonne-moi. J'aurais aimé qu'il vienne, c'est vrai.
-Mais, pourquoi ? Est-ce que par hasard, tu l'aimes ?
-Ne raconte pas de bêtises, et surtout pas avec un ton si innocent, bougonna Jin. Je me disais, comme ça, que s'il venait même seulement un soir par semaine alors, je n'aurais plus à me rendre dans un tel endroit pour le voir.
-Jin.
-Oui ?
-Il y a une chose que je ne comprends pas.
-Quoi donc ? s'enquit l'homme, intrigué.
-Ce Riku... est bien un prostitué, non ?
-Bien sûr, il l'est, répondit Jin avec une étrange hésitation.
-Alors, si réellement tu n'as jamais touché à ce garçon, Jin... Je me demande comment est-ce que tu l'as connu et pour quelle raison est-ce que tu vas le voir.

Jin n'a pas répondu. En face de lui, le verre de vin ressemblait à une coupe à moitié emplie de sang. Il a détourné les yeux, une grimace amère déformant le coin de ses lèvres.
-Et maintenant, mes nobles messieurs, faisait la voix de Sono comme à travers un rêve, laissez-moi vous interpréter une chanson que j'ai moi-même composée il y a de ça des années : La Ballade des Anciens Amants.
Jin a machinalement levé les yeux sur Sono. Leurs regards se sont croisés et, l'espace d'un instant, Jin eut l'impression que le jeune garçon lui communiquait quelque chose.
Mais au moment où Sono a entamé d'une voix de cristal le premier couplet emporté par la mélancolie et bercé par le romantisme, Jin s'est perdu dans les méandres de ses pensées dans lesquelles il s'est laissé enfoncer peu à peu.
 
 


 
 
 
 
 
 
 
 


 
 
 
 
 
 
 

 

-Je ne pensais pas te revoir.
Asagi a délicatement fermé la porte derrière lui, prenant garde à ne pas faire de bruit, et a baissé un regard bienveillant teinté de mélancolie vers le corps recroquevillé comme un fœtus du garçon qui ne leva pas la tête.
-Takeru, comment est-ce que tu te sens ?
Il n'en était pas bien sûr de là où il était, mais Asagi, qui n'osait s'approcher plus avant, semblait voir le corps du garçon qui tremblait.
-Mon maître m'a confié que tu n'étais pas sorti de cette chambre depuis une semaine. Pourquoi donc ? Y as-tu été consigné ? Es-tu puni ?
-Vous n'auriez pas dû venir, Monsieur.
-Ne t'ai-je pas déjà dit de ne pas m'appeler de la sorte ?
Lentement, Asagi s'avança vers Takeru qui demeurait immobile comme une sentinelle. Il s'est assis à ses côtés sur le lit dont les draps de satin rouges lui procuraient une agréable sensation de fraîcheur en cette fin d'été. Comme si la proximité de l'homme le gênait, Takeru a enfoui son visage au creux de ses bras repliés autour de ses genoux.
-Takeru, dis-moi ce qu'il s'est passé. Yoshiki t'aurait-il puni pour une certaine raison ?
-Non, Monsieur. Ce n'est pas lui qui m'a châtié.
-Alors, qui est-ce ? s'enquit Asagi qui se demandait qui bien pouvait avoir le pouvoir de justice sur ce garçon dans ce château.
-C'est le Seigneur, Monsieur.
Asagi l'a considéré, stupéfait, avant de laisser échapper un rire nerveux.
-Ne dis pas de bêtises, Takeru.
-Vous ne croyez pas en Dieu, Monsieur ?
Et Takeru a levé vers lui un visage qui mêlait la stupeur à la candeur. Comme si l'idée de ne pas croire en Dieu ne lui semblait pas mauvaise en soi, mais lui était pourtant inconcevable.
-Je crois en Lui, répondit Asagi, confus. Seulement... Ne dis pas des choses comme quoi il t'a puni. Je ne peux pas y croire.
-C'est la vérité, Monsieur.
-Qu'aurais-tu donc fait de mal pour que le Seigneur te punisse ? rit Asagi qui se sentait dépassé par l'absurdité de la situation.

Cette fois, Takeru n'a pas répondu et il a reposé sa joue contre son bras, avec sur ses lèvres une moue résignée qui laissait penser qu'il était inutile de discuter avec lui. Asagi ne pouvait que trop sentir le malaise palpable qui planait sur eux et aussi, il n'a rien pu faire d'autre que de poser une main sur la joue du garçon pour se donner une contenance.
-Vous allez être châtié aussi, Monsieur, si vous faites cela, fit Takeru d'une voix calme.
-Tu es idiot. Pourquoi ne sortirais-tu pas, Takeru ? Tu es pâle, ton teint est gris, tu as les yeux cernés. Cela te ferait du bien de te baigner sous les rayons du soleil.
-J'ai la tuberculose.
 
 
 
 

Asagi n'a rien dit. Ses yeux noirs demeuraient rivés sans vie sur ce visage séraphique comme si cet aveu avait rendu sa conscience vide.
-Vous pouvez mourir à cause de moi.
-Takeru, qu'est-ce que tu racontes ?
-Ne riez pas. Moi, je ne trouve pas cela drôle, bougonna tristement le garçon.
-Je ne ris pas ! se défendit Asagi, au bord des larmes. C'est nerveux, pourquoi est-ce que tu racontes de tels mensonges ? C'est toi qui n'es pas drôle !
-J'ai été mis en quarantaine, Monsieur. Je devrai sans doute rester enfermé ici encore cinq semaines ; vous ne pouvez pas comprendre ça ?
-Non, je ne le peux pas ! Pourquoi est-ce que tu as la tuberculose ?
-Ce ne sont pas des questions auxquelles l'on peut répondre, se défendit Takeru, agacé.
-Mais tu...
Les mots d'Asagi se sont étranglés dans sa gorge, étouffés sous les sanglots. Retenant les larmes qui brillaient dans ses yeux, il est venu poser son front contre l'épaule du garçon, le cœur serré.
-Tu es si jeune, Takeru.
-Vous trouvez ? Honnêtement, je me sens comme si j'avais déjà vécu mille ans. Dites...

La voix de Takeru n'était plus qu'un souffle éthéré qui semblait prêt à disparaître dans les airs à tout instant. Asagi s'est redressé, car il se disait que pleurer ne réconforterait jamais le garçon alors, il lui a offert le sourire le plus joyeux que son chagrin pouvait lui accorder.
-C'est parce que tu es fatigué, Takeru. À ta place, ne pas voir la lumière du jour durant une semaine... je serais aussi épuisé psychologiquement que physiquement.
-Les mille années s'étaient déjà écoulées en moi bien avant la maladie, vous savez.
Asagi s'est demandé par-devers lui si c'étaient bien des larmes qu'il avait cru entendre dans la voix du garçon. Ému, il a pris dans la sienne cette petite main fragile qu'il serra contre son cœur.
-Si tu penses et ressens les choses ainsi, Takeru, tu pourrais en mourir trop tôt. Tu en as conscience ?
-Oui, mais mourir maintenant ne serait pas trop tôt. Je vous l'ai dit, Monsieur ; à l'intérieur de moi, tout est comme si j'avais vécu mille ans.
-Ne dis pas des bêtises pour te rendre intéressant.
Takeru a baissé les yeux et a fini par hocher la tête d'un air morose. Puis il a libéré sa main de l'emprise de celle d'Asagi et s'est allongé sur le matelas, tournant le dos à l'homme comme pour lui signifier de partir.
-Malgré tout, toi, Takeru, tu n'as que dix-sept ans.
-Oui. Pourtant, j'ai mille ans.
-Alors, si tu es encore vivant après mille années de vie, ne crois-tu pas que c'est parce que tu es un garçon qui mérite de rester sur Terre quoi qu'il arrive ?

Takeru n'a soufflé mot. Il a clos les paupières et du coin de son œil s'est frayée une larme, et lui priait pour qu'Asagi ne l'ait pas vue.
-Takeru !
Asagi avait crié si fort que le pauvre garçon sentit son cœur louper un battement et il s'est redressé en sursaut, rivant sur lui des yeux écarquillés de peur.
-Il y a une tache de sang, là.
Asagi a pointé du doigt une tache pourpre visible qui dépassait de sous l'oreiller du jeune homme. Celui-ci, dans un mouvement de panique précipité, a rabattu les draps jusqu'en haut du lit avant de clamer :
-Allez vous-en.
-Quand tu es pris de toux si violentes, Takeru, tu dois alerter quelqu'un.
-Cela ne vous regarde pas. Allez-vous-en.
-Ne joue pas au malin, grinça Asagi qui agrippa ses mains autour des bras du garçon avec une telle fermeté que celui-ci sentit l'effroi le gagner. N'essaie pas d'apitoyer les gens sur ton sort, n'essaie pas, je te l'ai dit, de te rendre intéressant parce que sache, Takeru, qu'une fois mort il ne restera plus rien d'intéressant de toi.
-Je n'essaie d'apitoyer personne sur mon sort ! se défendit le garçon qui partit irrépressiblement dans une crise de larmes. Ce n'est pas de ma faute si vous êtes émotif au point de vous soucier de moi !
   Le coup est parti tout seul. Takeru s'est effondré sur le matelas, sanglotant.
-Vous n'aviez pas le droit.
-Tu ne l'as pas non plus, rétorqua glacialement Asagi qui semblait bouillonner de toute la rage contenue dans ses veines. Ne choisis pas de mettre en péril une vie qui n'est pas la tienne si tu crois en Dieu.
-C'est Lui qui la met en péril.
-Il la met en péril, Takeru ; il ne t'a pas tué. Seulement si tu ne fais rien, si tu abandonnes le combat, tu perdras et alors ce sera de ta faute, et pas la sienne. Autant dire que tu auras commis un suicide.
-C'est une punition, pleurait Takeru qui porta une main tremblante sur sa joue encore en feu. C'est une punition parce que je me suis souillé. J'ai commis... des péchés.
-Alors agis en sorte de te faire pardonner !

Takeru s'est mis à sangloter de plus belle, effrayé par la voix tonitruante d'Asagi, et son corps tout entier s'est mis à se secouer compulsivement comme il enfouissait son visage contre son oreiller pour cacher ses larmes.
-Le Roi... Cela rendrait heureux le Roi Yoshiki, tu sais, Takeru. Et rendre heureuse ainsi une personne, cela méritera de t'absoudre de tous les péchés que tu as pu commettre jusque-là par la force des choses.
 

À côté de lui, Takeru a senti qu'Asagi se relevait et il a entendu ses pas lents qui s'acheminaient vers la porte. Un grincement, un bruit sourd, et enfin Takeru se retrouvait seul. Pas pour longtemps.
-En fait, cela ferait deux personnes heureuses, a fait la voix d'Asagi qui ressurgit brusquement dans la pièce.
Takeru s'est figé et cette fois a attendu avec inquiétude que les pas d'Asagi ne s'éloignent définitivement dans le couloir.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 
 
 


-Yoshiki ?
Au son de cette voix, Yoshiki a précipitamment enfoui dans un tiroir la lettre qu'il lisait et relisait sans cesse depuis déjà voilà une heure, puis il a tourné la tête vers Kamijo qui venait d'entrer dans son bureau.
-Je suis désolé, s'excusa platement Kamijo face à la surprise qu'il avait provoquée à son ami. Je toquais depuis deux minutes déjà mais tu ne répondais pas. L'espace d'un instant, j'ai eu peur qu'il ne te soit arrivé quelque chose.

Dans un sourire maladroit, Yoshiki invita son ami à prendre place sur le fauteuil en face de lui. Kamijo s'exécuta et fixa longuement l'homme qui attendait nerveusement que ce dernier ne se mette à parler.
-Tsunehito m'a chargé de te faire passer le message. Il a dit... que tu devrais t'attendre malheureusement à un refus ferme et catégorique.

Un blanc vide s'est installé dans l'esprit déstabilisé de Yoshiki avant qu'un éclair de lucidité ne traverse ses yeux.
-Ah, Riku. Oui, bien sûr, je suis déjà au courant. J'avais dit à Tsunehito de ne pas insister mais il est pourtant retourné là-bas dans le but de le lui demander une seconde fois. Bien, je suis assez déçu, c'est vrai, mais ce n'est pas grave. Je ne peux pas forcer Riku à venir ici.
-Yoshiki, tu sais parfaitement de qui je parle, non ?

Yoshiki a étréci les yeux, intrigué. Non, il ne savait pas de qui il parlait. Il a sondé le regard bleu et intense de Kamijo comme pour essayer d'y déceler quelque chose, mais il n'obtient rien de plus que du malaise supplémentaire. Face à lui, l'homme a soupiré avec lassitude.
-Yoshiki. Qu'était cette lettre que tu tenais dans tes mains juste avant que je ne t'appelle ?
C'est alors que Yoshiki comprit et il sentit le monde s'effondrer sous lui. Du moins il l'aurait voulu car alors, il a juste ressenti l'envie de disparaître sous terre.
-Kamijo... Est-ce que tu es au courant ?
-Je suis désolé, Yoshiki, prononça sincèrement Kamijo dont le visage se ternit. Mais la réalité est que tout le monde est au courant.
-Ce n'est pas possible ! s'est écrié Yoshiki qui se leva subitement et, par-là même, fit basculer sa chaise qui s'effondra dans un vacarme étonnant.
Il s'est figé un instant, ses mains dont les veines saillaient agrippées au rebord du bureau avant qu'il ne réalise et pousse un cri de rage :
-Ce satané démon ! Tsunehito ! Où es-t-il ?! Je lui apprendrai à trahir ma confiance, comment a-t-il pu oser me faire ça ?!
Il s'avançait déjà d'un pas rapide et martelant vers la porte que la voix douce de Kamijo le retint.
-C'est moi, Yoshiki.
Il a fait volte-face et, pétrifié, l'a observé qui semblait le plus serein possible.
-Tsunehito ne te trahirait pas. Mais moi, Yoshiki, je ne t'ai fait aucune promesse, tu sais ?
-Qu'est-ce que tu racontes ?! beugla Yoshiki en pointant un doigt accusateur sur lui. Tu mens ! Tu mens forcément pour prendre sa défense ! Mais si tu es au courant, Kamijo, c'est bien parce que Tsunehito te l'a dit, non ?! Ne le nie pas, car Tsunehito était le seul à être au courant de cette histoire !
-Non, Yoshiki. Tu te trompes.
Kamijo avait le ton lent et la voix claire de celui qui est convaincu de sa propre innocence, certain d'avoir raison. Les mains posément reliées sur ses genoux, il a levé ses grands yeux clairs vers Yoshiki qui n'osait encore le croire.
-Je le savais même avant Tsunehito, tu sais. Parce que l'instigateur de toute cette mise en scène, c'est moi.

Yoshiki n'a rien dit. Il s'est contenté de contempler Kamijo en émettant des rires sporadiques et nerveux qui le rendaient presque poignant tant la détresse se laissait sentir dans ses tremblements de voix.
Et Kamijo demeurait de marbre, les yeux pensivement rivés sur le mur en face de lui, puis il a fini par déclarer quelque chose, comme un secret à n'avouer que du bout des lèvres à l'oreille qui sera assez pure pour l'entendre :
-Pour le dire autrement, si Takeru se trouve dans ce château en ce moment même, c'est parce que j'ai voulu que tu l'y amènes.
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


 
 

 


-Pourquoi est-ce que tu es venu ?!
Kamijo s'est senti brutalement propulsé en avant et il s'est effondré à terre dans un énorme fracas, poussant un cri de douleur au moment où son ventre a heurté le coin de la table de bois. Se laissant rouler sur le sol, haletant, il a supplié d'un geste de la main l'homme qui le dominait de toute sa fureur.
-Je t'en prie. Pardonne-moi. Je ne voulais pas...
-Toi ! C'est Yoshiki qui t'envoie, n'est-ce pas ? Tu es encore là à lui servir de toutou après ce qu'il s'est passé ! N'as-tu donc aucun honneur ?!
-Non ! Je suis venu de ma propre initiative ! se défendit Kamijo, au bord des larmes. Je t'en supplie, tu dois me croire ! Je voulais que tu reviennes, Shinya, je voulais...
-Briser ma vie ! hurlait Shinya qui dut se faire force pour ne pas violenter l'homme étendu à ses pieds. Mais est-ce que tu penses pouvoir trouver un quelconque intérêt à faire cela, Kamijo ?! Regarde ce qu'est devenue ma vie ! Regarde-la ! Il ne reste rien d'autre à briser !

Kamijo s'est relevé tant bien que mal, ignorant la douleur qui pliait son ventre. Il a supplié du regard cet homme en face de lui qu'il n'arrivait plus à reconnaître.
-Je t'en supplie. Shinya, tu dois accepter ma proposition. Je ne veux que t'aider, tu sais, et si je ne le fais pas pour toi alors, considère que c'est pour Yoshiki que je le fais.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? aboya l'homme sur la défensive.
-Ne fais pas semblant de ne pas comprendre. Tu le sais mieux que moi, Shinya...
-Pourquoi ?! Pourquoi est-ce que tu viens me retrouver en France, maintenant, après dix-sept ans d'absence ?!
-Je voulais... te faire revenir, Shinya. J'espérais sans trop y croire pouvoir te retrouver et essayer de te faire comprendre... Je suis désolé.
-Va-t'en, Kamijo.
Dans un élan de désespoir, Shinya s'est laissé tomber à genoux sur le sol poussiéreux et a saisi par le col, sans brusquerie aucune pourtant, Kamijo qui a agrandi ses yeux brillants.
-Va-t'en, Kamijo. Je t'en supplie. Va-t'en avant que mon fils ne revienne. Je ne veux pas qu'il te voie.
-Pourquoi ? murmurait Kamijo d'une voix étranglée. Pourquoi est-ce qu'il ne pourrait pas...
-Que crois-tu qu'il penserait en te voyant, Kamijo ? Regarde-toi ! Tu n'es pas comme nous ! Il se poserait des questions, il chercherait à comprendre, je ne veux pas que tu mettes le désordre dans ma vie qui est déjà un capharnaüm, Kamijo ! Pourquoi donc est-ce qu'un miséreux comme moi connaîtrait un homme de la Noblesse ? Je ne pourrais pas lui expliquer, Kamijo, je ne veux pas que mon fils apprenne ce qu'il a raté de sa vie !

Shinya l'a lâché, comme devenu soudainement trop faible pour continuer à le maintenir. Il s'est tu, une grimace de douleur tordant ses lèvres, et il s'est prostré sur le sol, en larmes. Avec ce serrement qui oppressait sa poitrine, Kamijo a posé tendrement ses mains sur les épaules si fines de l'homme abattu.
-Alors viens, Shinya. Viens avec lui.
-Tu ne comprends pas. C'est bien trop tard.
-Pourquoi ? Il n'est jamais trop tard ! Shinya, tu...
-Je ne peux pas arracher à son pays un enfant qui vient de perdre sa mère et lui avouer de but en blanc quelle vie menait son père avant d'atterrir ici !

Kamijo n'a rien pu dire, trop bouleversé alors par le visage consumé de détresse  avec lequel Shinya l'affrontait tant bien que mal.
-Il a toujours cru que j'étais né et avais grandi ici, Kamijo. Maintenant... Je ne peux pas lui dire que dès le début, tout ce qu'il savait de moi n'était que mensonges, une vie que j'ai inventée de toutes pièces.
    Envahi par la douleur, Kamijo a naturellement serré dans ses bras cet homme rongé par l'amertume et le chagrin, ce corps si maigre qui ne semblait même plus avoir la force de sangloter plus longtemps.
-Je ne sais pas quoi faire, Kamijo. Revenir... Je ne le peux pas. Mais c'est de ma faute si mon fils souffre à présent...
Patiemment, et avec cette tendresse presque paternelle que Shinya reconnaissait alors en lui, Kamijo caressait les cheveux blonds emmêlés de l'homme, les yeux perdus dans le vague.
Sans transition il l'a lâché et s'est redressé, laissant agenouillé Shinya qui gardait la tête baissée.
-C'est à toi de choisir ta vie, Shinya. Je ne peux t'y forcer. Sache simplement que je ne suis plus le même que jadis, Shinya. Ce que je t'ai fait avant... je le regrette. Tu dis que tu es coupable du malheur de ton fils mais... ne suis-je pas celui qui a causé le tien ? J'ai une dette envers toi, Shinya. Ce que je fais, ce n'est pas vraiment par bonté, mais je ne sais pas si je pourrai continuer à vivre décemment avec le poids de ta misère sur ma conscience. Alors, Shinya, même si aujourd'hui tu refuses, je n'insisterai pas. Sache simplement qu'à l'instant même où tu le voudras, j'accourrai pour te venir en aide. Moi, mais Yoshiki aussi.
-Est-ce qu'il...
-Pardon ?
Kamijo s'accroupit à hauteur de son ami, inquisiteur. Celui-ci ne leva pas une seule fois les yeux vers lui et le chagrin de son visage baissé était dissimulé derrière les mèches ondulées de ses cheveux.
-Est-ce que Yoshiki sait que tu es ici ?
Kamijo a souri. Juste souri, et ce sourire contenait en lui quelque chose de trop radieux pour Shinya alors qui ne put y croire réellement.
-Si Yoshiki l'avait su, Shinya, ce serait lui qui se trouverait en face de toi en ce moment même.
Là-dessus, il s'est redressé et s'est lentement dirigé vers la porte.
-Une dernière chose.
Il y a eu un bruit de métal s'entrechoquant, et Shinya a contemplé d'un œil vide la bourse emplie de pièces d'or que Kamijo venait de lâcher sur la table vétuste.
-En attendant.
Cette fois, il a résolument tourné les talons et a ouvert la lourde porte de bois sans plus dire un mot.
Il n'était même pas sûr que Shinya se rendît vraiment compte de son départ. Pourtant, alors même qu'il allait refermer la porte et disparaître derrière elle, un son l'a figé sur place. Tendu.
-Sauve mon fils, Kamijo. Je t'en prie, sauve-le. Juste lui.
 
 
 
 
 
 





 
 
 
 
 
 
 

 


-Aïe !
Avant même de comprendre ce qui lui arrivait, Sono s'est affalé de tout son long sur le carrelage dans un gémissement de douleur. Devant lui, Kamijo, qui ne s'était sûrement pas attendu à croiser le jeune homme au coin d'un couloir, a poussé une exclamation de surprise et s'est agenouillé à hauteur du garçon en lui tendant piteusement la main.
-Je suis désolé, je ne t'avais pas vu, j'étais pressé et...
-Ce n'est pas parce que vous êtes un Noble que vous avez le droit de bousculer les honnêtes gens ! vociféra Sono, fou de rage.
Kamijo blêmit qui n'en revenait pas de se voir accusé avec tant de hargne et d'injustice.
-Tu te trompes ! Je ne t'ai pas bousculé, c'était un accident ! Je...
-Je ne vous ai pas permis de me tutoyer. Présomptueuse pourriture.

Là-dessus, Sono s'est redressé non sans jeter un regard fusillant à Kamijo qui ne se laissa pas démonter.
-Où vas-tu ? s'enquit-il comme le garçon s'éloignait à vive allure à travers les couloirs.
-N'est-ce pas évident ? rétorqua-t-il sans se retourner. Je viens de toucher mon argent pour hier soir. À présent, je rentre. Nous sommes dimanche aujourd'hui, je vous signale que dès demain, j'entame une nouvelle semaine de travail.

Il fit volte-face et scruta Kamijo avec un mépris condescendant qui rutilait dans ses yeux noirs.
-Je ne suis pas comme ces infirmes qui se contentent d'avoir de l'argent et de passer leurs journées à se demander comment ils vont divertir leur petite personne.
Un petit rire sardonique tordit ses lèvres et il s'avança lentement vers Kamijo, pourvu de l'air fier et machiavélique de celui qui s'apprête à réussir un mauvais coup.
-D'ailleurs, si vous vous posez la question, sachez que je me ferai un plaisir de vous contenter si vous venez me voir sur mon lieu de travail. Moyennant une jolie petite somme d'argent dont vous ne manquez sans doute pas, je peux faire plein de choses.

Kamijo a frémi. Ses lèvres n'étaient qu'à quelques millimètres de son oreille. Sono l'a dévisagé avec ce sourire goguenard qui laissait entrapercevoir un fond de malveillance. Kamijo n'a rien dit. Seul un sourcillement est venu creuser des rides réprobatrices sur son front qui firent rire ouvertement Sono.
-Vous venez de me donner une charmante idée.
Sur ce, Sono tourna les talons et s'éloigna définitivement.
Kamijo voulut lâcher un soupir, soulagé, avant de se rendre compte qu'il avait tout ce temps durant retenu sa respiration.

 
 

 
 
 
 
 

 
 

-Tu parles. Ils paraissent si fiers, déambulant comme des mannequins sacrés au milieu de toutes ces nauséeuses richesses, vêtus de leurs beaux apparats qui leur donnent l'air de mégalomanes déguisés, des névrosés en pleine crise de délire. Mais dès qu'un étranger, un être humain de "l'autre race" s'approche d'eux, ils perdent tous leurs moyens et en viendraient même à supplier qu'on leur laisse la vie sauve en y mettant tout leur argent. Ces pleutres, je les hais.

Derrière le sillon de fumée qui brouillait son visage, le ricanement de Sono est parvenu jusqu'à Riku qui, assis en face de lui, attendait patiemment qu'une occasion de se faire de l'argent ne vienne se présenter.
-Riku, si tu savais comme je te suis reconnaissant. Grâce à toi, je vais pouvoir me faire beaucoup d'argent, tu sais. Puisqu'il en est ainsi, il est évident que tu auras droit à ta part.
-Que veux-tu dire ? s'enquit Riku en étrécissant les yeux dans l'espoir vain de distinguer le visage de Sono à travers la fumée.
-Riku, mais cela saute aux yeux, voyons ! Cet homme dénommé Jin qui vient parfois te voir ici et que tu hais de tout ton être... Il se trouve qu'il est l'un des réguliers invités du Roi.
Parmi le cataclysme de la musique incessante, Sono n'a pas perçu la réponse de Riku.
-Cela ne t'étonne pas, l'on dirait.
-Non, Sono.
-Alors, tu le savais déjà ?
-Oui.
-Bordel. Tu es vraiment un parfait imbécile, parfois. Puisque tu savais cela dès le début, puisqu'il a été assez idiot pour te le dire, tu n'as pas sauté sur l'occasion ? Eh, Riku. Lui, c'est un riche. Une ordure qui se laisse vivre. Les gens comme ça, il ne faut pas les laisser exister à moins de profiter d'eux au maximum. Il faut les sucer jusqu'à la moelle histoire qu'ils servent à quelque chose, tu ne crois pas ? Alors, pourquoi est-ce que tu n'as pas eu cette idée ?
-Je ne comprends toujours pas quelle est ton idée, Sono.
Le jeune homme a affiché une mine interloquée qu'à travers le brouillard et les néons, Riku avait bien du mal à percevoir. Et le rire de Sono a retenti, rauque, brisé, nerveux, un rire qui transmettait tout son malaise et qui fit naître en Riku un sentiment palpable d'angoisse.
-Je ne peux pas croire que tu sois aussi innocent, Riku. Pourtant, toi qui sembles tant haïr ce déchet, tu n'as jamais pensé à lui faire de mal ?
-Riku, qu'est-ce que tu comptes faire à Jin ?
-Ne t'inquiète pas, mon mignon. Ce ne sera pas du mal à proprement parler. Juste, je vais m'amuser un peu avec ses nerfs. Les tendre. Comme une corde raide. Jusqu'à ce qu'elle cède.
 


Riku a baissé les yeux, non pas parce que le rire démentiel de Sono l'effrayait. Ce n'était pas non plus parce qu'à ce moment-là, un client était venu jusqu'à Sono qui se levait aussitôt pour l'attirer avec lui à l'étage supérieur. Non.
Si Riku a baissé les yeux à ce moment-là, c'est parce qu'une main était tendue sous lui et qu'au bout de cette main se trouvait une épaisse enveloppe. Calmement assis, les mains posées sur ses genoux, Riku a levé les yeux. Devant lui, Yuu le dominait avec ce sourire bienveillant qu'il avait l'habitude d'adresser à chacun de ses employés.
-Ouvre-la, Riku.
Le jeune homme s'est exécuté sans discuter. Et tout était bien comme il le pensait. Il a un à un compté les billets verts contenus à l'intérieur de cette enveloppe pour y découvrir la somme exorbitante d'un million de yens. Imperceptiblement, ses mains se mirent à trembler. Il a remis les billets dans l'enveloppe qu'il rendit à Yuu, imperturbable.
-Dis à ce majordome aux cheveux rouges que ce n'est plus la peine. Définitivement, je ne viendrai pas dans ce château. Même pour une seule soirée.
-Tu te trompes.
Sans savoir pourquoi, Riku s'est subitement redressé et a avancé son visage si proche de celui de Yuu que, si Riku avait été aussi grand que lui alors, leurs lèvres se seraient indéniablement rencontrées.
-Qu'est-ce que tu veux dire, toi ?
-Moi, répondit Yuu d'un ton monocorde, je voulais seulement te demander, de la part d'un client qui dit s'appeler Jin, si cette somme te suffisait pour le rencontrer à l'étage supérieur.

Riku est demeuré silencieux.
C'était peut-être pour pallier l'horreur du cri qu'il ne poussait pas et qui retentissait avec violence dans son esprit chambardé.
 
 

 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

-Si tu ne le voulais pas alors, pourquoi est-ce que tu as accepté ?
Dans la pièce close, ce monde microcosmique où tout était bleu et blanc, il régnait un silence de maître ou de mort. Riku n'a soufflé mot. Jin lui tournait le dos et fumait à travers la fenêtre à guillotine ouverte une cigarette dont il recrachait lentement les fins sillons de fumée qui semblaient danser gracieusement vers le ciel. Ce ciel de début de septembre, avec son bleu éclatant et ses tendres nuages blancs, il semblait n'être là que pour rappeler les couleurs de la chambre. Jin était nonchalant. Depuis que Riku l'avait rejoint, il s'était contenté de lui jeter un regard avant de tourner le dos.
Il y a eu un froissement de tissu, un pan de soie qui glisse contre une peau blanche, un cliquetis métallique, le bruit du fer qui tombe sur le sol, et lentement Riku est venu appuyer son front et ses paumes moites contre le dos de Jin qui ne bougea pas.
-Regarde.
Riku a levé les yeux, ébahi, et a suivi du regard la grue blanche que l'homme pointait du doigt.
-On dirait qu'elle va s'écraser. Vois comme elle bat des ailes.
Alors Riku a clos les paupières et a enfoui son visage contre le dos de Jin, avant que ce support de réconfort ne laisse place à une poitrine dont l'effluve masculin venait lentement envoûter les sens du jeune homme.
-Pourquoi est-ce que tu es nu ?
-Parce que c'est ce que vous désirez, Monsieur.
-Oui. C'est vrai.
Du fond de son être, Riku a espéré que Jin n'ait pas décelé le tremblement qui l'avait assailli. Même s'il avait peur, ce n'était qu'un moment comme un autre. Un masque de plaisir éphémère qui se briserait aussitôt la pièce désertée. Riku a attendu, s'est lové un peu plus fort contre la poitrine de Jin mais, comme son propre cœur battait ardemment, il s'est détaché de lui de peur que les percussions ne se fassent ressentir.
-Riku, sois à moi pour toujours.
Il a senti ses mains chaudes qui caressaient ses hanches, et ses bras fermes qui sont venus se resserrer autour de sa taille. Riku s'est laissé attirer contre lui sans rien dire. Lorsqu'il a ouvert les yeux, c'était pour dévoiler un regard vide.
-Si tu acceptais de venir dans ce château alors, je pourrais convaincre le Roi de t'y laisser vivre pour toujours. Grâce à moi, Riku, tu pourrais mener une existence de rêve, à l'abri de tous les besoins et de tous les dangers. Tout ce que je te demande en échange, c'est de n'appartenir qu'à moi. Je serais ton seul client.
-Alors, Monsieur, vous mentez lorsque vous dites que je serais à l'abri de tous les dangers, marmonna lentement Riku d'un ton candide.
-Petite garce insolente.
-Je suis une garce au masculin, Monsieur. Je suis... un garçon ?

"Un garçon ?". Il avait marmonné cela sur un ton d'interrogation et, en même temps, sa voix s'infléchissait comme s'il n'était plus très sûr de ce qu'il disait. Le regard glacial que Jin a planté en lui alors, ça lui a fait l'effet d'un pieu dans son ventre qu'il sentit se tordre sous le coup de l'angoisse, et lorsque Jin s'est agenouillé face du garçon debout alors, Riku a senti une boule de résignation au supplice dans son estomac. Il se sentait comme venant d'avaler des kilos de plomb. Du plomb froid avec ce goût métallique qui ressemble tant à celui du sang.
Mais ce n'est rien d'autre qu'un baiser appuyé que Jin a effectué sur le nombril de Riku, puis il s'est lentement mis à mordiller sa chair de parts et d'autres de ses cuisses, ses hanches, ses mollets.
-Riku, la nudité te sied comme des ailes à un Ange.
-C'est parce que la nudité est l'état de ma fonction, Monsieur. Les ailes sont la fonction de celui qui vit à l'état angélique.
-Ta fonction, Riku, est celle de ressembler à rien d'autre qu'à toi-même. Tu ne le savais pas ? Ce n'est pourtant là rien d'autre que la fonction de tous les êtres humains, vois-tu.
-Vous voulez dire que c'est lorsque je suis nu que je ressemble le plus à moi-même ?
-Toi-même, c'est la beauté, Riku. La beauté sous tous ses noms et toutes ses formes.
Lentement, les mains de Jin sont remontées le long de Riku, caressant et palpant délicieusement sa chair, et avec un regard profond qui semblait mettre à nu plus encore ce garçon déjà dénudé, Jin s'est redressé et a tendrement saisi sa main avant d'y déposer un baiser.
-Parce que ta nudité est ce qui ressemble le plus à toi-même, c'est nu que tu es le plus beau.
Un sourire timide et gracieux a illuminé les lèvres de Riku qui rivait sur lui un regard brillant et mêlé de contradictions. Ce sourire-là, s'est dit Jin, est un sourire qui voulait dire merci par peur, un sourire qui voulait cacher qu'il ne le croyait pas en montrant de la reconnaissance.
Puis la force assurée de Jin a fait basculer Riku qui s'est étalé dos sur le matelas, et alors c'est tout son corps nu qui s'est vu recouvrir de celui de l'homme. Un corps digne, noblement vêtu, un corps qui imposait sa volonté et clamait sa puissance. Ils échangeaient ces regards profonds, des regards qui avaient la même couleur et qui, pourtant, ne contenaient pas la même essence. Son corps blanc et gracile perdu au milieu des draps de satin bleu, cela a rappelé à Jin la grue dans le ciel qui semblait sur le point de mourir.
-Je ne le ferai pas, Riku, si tu acceptes.
-Que voulez-vous dire ? fit le garçon d'une petite voix redevenue enfantine.
-Je ne coucherai pas avec toi. Je ne t'embrasserai même pas, ni ne te caresserai si tu acceptes de venir vivre dans ce château.
-Si je le fais, Monsieur, alors je deviendrai votre propriété privée ?
-Oui. Tu ne seras plus partagé entre autant de clients qui payent pour t'avoir. Tu ne seras qu'à moi.
-Alors, Monsieur, si je vous appartiens, vous coucherez avec moi. Vous aurez tous les droits sur mon corps malgré tout. Je préfère que vous le fassiez maintenant. Faites-moi l'amour, Monsieur, ou baisez-moi, je suppose que cette expression vous convient mieux. Je ne mènerai pas une vie fastueuse dans ce château de liberté si je dois vivre dans cette cage dorée que sera la prison de vos bras. Je préfère appartenir à tout le monde, ce qui signifie à personne, plutôt que n'être qu'à vous seul, mais bien à vous.
-Toi, tu es bel et bien un effronté, un vaurien, une vraie garce.

Riku n'a pas répondu. Il a juste à peine hoché la tête dans un signe d'assentiment. Les lèvres de Jin, elles, se rapprochaient des siennes et bientôt, un baiser dérapa juste là, en leur coin.
-Si je le voulais, je pourrais te faire mettre en prison pour te châtier d'ainsi me résister. Avec de l'argent, Riku, tu ne sais pas à quel point il peut être facile de mentir. Dans le fond, tu sais, je pourrais même signer ta mise à mort.

Encore une fois, Riku était le stoïcisme même. Du moins c'est ce qu'il laissait transparaître mais, si Jin avait profondément observé ses yeux à ce moment-là, il y aurait sans conteste découvert l'angoisse latente en lui.
-Qu'est-ce que tu préfères, Riku ? Je n'ai pas envie de te laisser le choix pourtant, je vais te donner ces trois-là : soit tu me laisses te faire l'amour de tout mon soûl maintenant, et tu ignores combien de temps cela peut durer et quelles choses je suis capable de faire, Riku ; ou bien tu peux choisir de venir vivre dans ce château et aujourd'hui, je jure au nom du Ciel que je ne te toucherai pas. Sinon, Riku, ton dernier choix est celui de mourir de mes propres mains.


Un sourire triomphant tordait déjà le coin des lèvres de Jin, un sourire animal qui laissait penser que le fauve avait capturé sa proie et déjà, des flammes de jubilation frémissaient dans les yeux de Jin.
L'espace d'un instant, Riku s'est demandé si ça n'avait pas été un signe dès le début, qu'il se retrouve prisonnier au milieu de ces murs et perdu dans ces draps bleu ciel.
Peut-être que cela était comme une sorte de préparation. Un avant-goût à ce qui l'attendait.
Et la grue. Celle que Jin lui avait montrée du doigt. Elle dont les ailes battaient de manière saccadée et étaient dénuées de force, cette grue qui sans nul doute avait déjà chu quelque part au-dehors.
Peut-être que cela aussi était un signe. Les draps bleus comme le ciel de ce jour, la grue à la merci de sa propre faiblesse comme lui était à la merci de la force de Jin. C'était comme une mise en scène d'une entité supérieure pour le préparer lentement à ce qui l'attendait. Et ce qui l'attentait.
Riku n'avait pas peur. Il lui suffit de détourner les yeux, ne plus voir le visage empli de fierté et de menace de Jin pour ne plus avoir peur. À son tour, Riku a souri et il ne savait pas pourquoi. Il a pensé que ce serait merveilleux si le ciel était aussi doux que les draps de satin.
-Alors, Monsieur, je choisis de mourir.
 


 

Sur le visage de Jin, il ne restait plus une ombre de ce sourire qui l'avait enlaidi. Comme s'il n'avait purement jamais existé. Riku a fermé les yeux, le corps détendu mais le cœur oppressé, parce qu'alors, Riku a pensé que Jin le tuerait de ses propres mains plutôt que d'user de son pouvoir illégitime de haute justice. Mais bien sûr, le garçon aurait dû se douter que Jin était bien trop fier pour se salir du sang d'une catin. C'étaient les pensées de Riku, alors.
Et puis un frisson. Riku se raidit sans rouvrir les yeux mais il sent le souffle chaud et chatouillant de l'homme tout contre son oreille.
-Tu as fait le bon choix.
Et puis, de nouveau un froissement de tissu, très léger, et derrière ses paupières closes Riku imagine voir Jin se déshabiller pourtant, il a senti un contact doux et caressant venir envelopper son corps jusqu'à hauteur de sa poitrine. Riku a ouvert les yeux et il était sous le ciel du drap.
À côté de lui, Jin s'était allongé et, sans le lâcher de son regard pénétrant, il est lentement venu saisir la main de Riku.
-C'était le bon choix, puisque c'était le seul que je ne pouvais accomplir.

Au matin même, Jin n'avait toujours pas lâché la main de Riku.


 
 
 
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Yuu !
Il y a eu un cri de joie, des bruits de pas précipités retentissant au milieu du chaos, et Yuu n'eut pas même le temps de réaliser ce qu'il se passait qu'un éclair noir et bleu électrique fonça sur lui à toute allure. Yuu s'est retrouvé projeté contre les étagères emplies des rangées de bouteilles, si bien que plusieurs manquèrent se renverser, et c'est quand Yuu allait se mettre en colère que le visage innocent et empli de bonheur de Toshiya le fit subitement changer d'avis.
-Yuu, je suis si heureux de te revoir ! Tu m'avais manqué, tu sais.
-Qu'est-ce que tu racontes ? rit l'homme pour se donner une contenance. Tu n'es parti qu'avant-hier soir.
-Mais, Yuu, tu sais, là-bas, les gens sont si étranges...
-Que veux-tu dire ? fit l'homme avec inquiétude. Toshiya... est-ce qu'ils ont osé...
-Quand bien même ils l'auraient fait, se mêla une voix sèche et tranchante, qu'est-ce que cela aurait changé ? Yuu, tu sais, Toshiya a l'habitude de ce genre de choses ici. Cela ne devrait pas gêner qu'il le fasse ailleurs, non ?
Yuu a exorbité ses yeux angoissés sur Miyavi qui s'approcha de lui avec cette grimace de dégoût qui dénaturait son visage.
-Ces Nobles... De vrais tordus, tu sais.
Il a arraché Toshiya à l'étreinte de Yuu et, comme le jeune homme s'était mis à protester, il a appuyé de force le visage du garçon contre sa poitrine pour étouffer ses cris.
-Miyavi, s'est enquis Yuu qui sentait son cœur battre avec violence. Qu'est-ce qu'ils vous ont tous fait ?
-Rien, justement.
Miyavi avait prononcé ces mots avec amertume, et il a subitement relâché Toshiya qui est lentement revenu se blottir au creux de Yuu.
-Nous sommes des prostitués, non ? Yuu, même si ça ne te plaît pas, c'est bien ce que nous sommes avant tout. Tu ne trouvais pas ça bizarre, toi, depuis le début, que ce bouffon de Roi ne choisisse que des gens de notre espèce pour "animer ses fêtes" ? Tu n'as pas pensé que ces sales riches prévoyaient une orgie, ou quelque amusement de ce genre ? C'est pourtant ce qui semblait évident, non ? Parce que c'est pour cela que l'on paie les prostitués. Mais eux, Yuu, pourquoi est-ce qu'ils nous ont choisis tandis que dès le début, nos corps, ce n'était pas ce qui les intéressait ?

Trop subjugué pour prononcer le moindre mot, Yuu a baissé les yeux sur le crâne de Toshiya qui, tout contre lui, laissait échapper de petits sanglots aigus et compulsifs. Mais c'est lorsque l'homme a relevé la tête vers lui que Yuu a compris qu'il riait.
Devant lui, Miyavi a vrillé un regard noir sur Toshiya qui ne pouvait pas le voir.
-Il les a testés, tu sais. Toshiya, vulgaire chien. Il est vraiment allé les voir un par un et a tenté de les séduire avec ses airs charmeurs de faux ingénu. Mais vraiment, pas un seul. Pas un seul, Yuu, n'a cédé à ses avances.
-Ils m'ont dit que je n'étais pas là pour ça, gémit Toshiya dans une moue boudeuse en tapant gentiment du poing contre la poitrine de Yuu.
Celui-ci a relevé les yeux vers Miyavi, intrigué, et l'homme lui a répondu d'un sourire un peu vague, un peu désorienté aussi.
-Tu ne trouves pas qu'ils sont vraiment tordus ?
 

-Ils le sont réellement.
Les trois hommes ont sursauté encore, et ont fixé sans rien dire Sono qui se trouvait là, affalé contre le comptoir, comme s'il n'était qu'un client habitué et non un employé de ce bar. D'un furtif geste de la main, Sono a appelé Yuu qui est lentement venu jusqu'à lui. Sono s'est légèrement relevé sur la pointe des pieds, Yuu a penché la tête, inquisiteur, et les lèvres du jeune homme sont venues chatouiller le creux de son oreille dans un rictus effrayant.
-Ces gens-là cachent de jolies choses enfouies en eux, Yuu. Et ils sont comme une boîte de Pandore que je me ferai un plaisir d'ouvrir pour semer le chaos parmi eux.

Sur ces mots, Sono a plongé sa main dans sa poche et en a sorti une liasse de billets qu'il tendit sous les yeux choqués de Yuu.
-C'est un cadeau pour toi. "Daddy chéri".


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


-Non, Sono. Tu ne dis pas la vérité.
Sur cette affirmation boudeuse, Terukichi a grimpé sur le lit sur lequel Kai était affalé, dos contre le mur. Celui-ci a souri, les bras tendus pour accueillir son meilleur ami qui se blottit chaudement contre lui.
-Je dis la vérité, Terukichi, affirma Sono, aucunement vexé.
-Qu'est-ce qui peut prouver ce que tu avances ? se mêla Kyô qui, depuis le début, demeurait adossé contre la porte, une cigarette pas même allumée fixée au coin de ses lèvres.
-Je l'ai entendu. C'était hier. Kamijo avec Yoshiki, dans son bureau, je suis resté derrière à les écouter. Je n'ai pas pu tout entendre mais ce que j'ai compris indéniablement est que ce garçon tuberculeux, là, s'il est au château, ce n'est pas pour les mêmes raisons que nous.
-Cela n'a absolument aucun sens, de dire cela, commenta Kyô dans un rire ironique.
-Pourquoi donc ? le menaça son ami, fâché.
-Nous-mêmes, nous ignorons ce que nous faisons là-bas. Alors, dire que Takeru n'est pas là pour les mêmes raisons que nous, c'est tout simplement absurde.
-Tu es agaçant, toi, grinça Sono qui reporta son attention sur Kai et Terukichi vautrés sur le lit, espérant que ceux-ci ne le prennent au sérieux.
-Kyô a raison, fit Kai qui caressait machinalement les cheveux argentés de Teru qui semblait endormi. Nous, au château, qu'y faisons-nous ? Certes, le Roi nous occupe... Disons qu'il nous fait faire quelques petits numéros par-ci et par-là durant les banquets pour animer un peu la soirée mais... Tu ne trouves pas que cela sonne comme une excuse, toi ?
-Une excuse ? répéta Sono, intrigué.
-Je me trompe peut-être... murmura Kai, pensif. Mais j'ai l'impression que, dans le fond, ce que nous faisons ne sert pas à grand-chose. Des numéros de chant, de danses, d'acrobaties, de comédie, de mimes... que sais-je encore ? Toutes ces choses-là, Sono, bien que nous nous débrouillions plutôt bien, ne sont pas des arts pour lesquels nous avons des dons particuliers. Je veux dire, si c'était bien tout cela qui l'intéressait vraiment, Yoshiki aurait dû faire appel à de véritables professionnels, non ? Mais nous, Sono, notre particularité, notre véritable talent et seul savoir-faire, c'est l'amour. Pourtant, tu étais là toi aussi lorsque Toshiya les a tous testés. Personne ne résiste à Toshiya, tu le sais. Il est presque le favori du bar. Mais... ils l'ont tous repoussé. Non, ils ne l'ont pas repoussé, bien sûr. Ils veulent de lui, mais pas pour "ce genre de choses". Tu ne trouves pas cela bizarre ? Je sais bien qu'il est riche à un point que nous ne pouvons même concevoir, mais... pourquoi donc Yoshiki prendrait la peine de payer autant des hommes qui n'ont aucune expérience dans le milieu artistique, si c'est de l'art sous toutes ses formes qu'il leur fait faire ? Avoue-le, cela ne semble pas logique.
-Quand on y pense, avança Kyô qui empêcha alors Sono de répondre, le Roi Yoshiki, lui... N'avait-il pas dit qu'il nous avait "cherchés" ?
-Oh, oui ! s'exclama Terukichi si vivement que cela fit sursauter Kai. Yoshiki, vous savez, c'est-ce qu'il m'a dit. Il nous a "cherchés".
-Mais qu'est-ce que vous racontez, à la fin ? s'impatienta Sono qui, sans savoir pourquoi, commençait à se sentir nerveux.
-C'est la vérité, dis, minauda Terukichi. Il a dit... qu'il nous avait "cherchés".
-Maintenant, c'est vous qui êtes absurdes, se défendit Sono. Pourquoi Diable ce sale type aurait-il cherché des personnes qu'il ne connaît même pas ? Êtes-vous naïfs ou bien stupides ? Ce n'est pas nous en tant que personnes qu'il a cherchés ; il nous a cherchés en tant que prostitués, voilà tout. Or le bar de Yuu est bien connu pour cela, non ? Il a fait envoyer ce majordome douteux dans notre lieu de travail parce que c'étaient des prostitués qu'il voulait. Voilà tout.
-Tu ne comprends pas ce que l'on te dit ? gronda Kyô qui, comme s'il venait seulement de se rendre compte qu'une cigarette se tenait là entre ses lèvres, a sorti un briquet de sa poche.
Il a longuement aspiré la première bouffée, levant les yeux au plafond, puis a lentement recraché la fumée dans un sillon qui semblait former des arabesques dans les airs.
-C'est clair comme de l'eau de roche. Ces hommes... pour une certaine raison, je ressens qu'ils disent la vérité. Ce ne sont pas nos corps qu'ils veulent.
-Kyô, je te respecte bien trop pour te permettre de dire de telles bêtises. Venant même de toi, cela devient désespérant, tu sais. Tu ne peux pas te fier à tes impressions. Tu ne vois pas qu'ils nous bernent ? Ils veulent nous mettre en confiance, comme des chiens que l'on nourrit et caresse pour mieux les dresser ensuite. Voilà ce qu'ils veulent, faire de nous des chiens fidèles pour finir par nous enfermer dans cette cage dorée. Moi, je ne veux pas de tels maîtres.
-Mais tu te trompes sur toute la ligne.
-C'est la vérité ! s'emporta Sono qui se redressa subitement du lit pour venir se planter dangereusement en face de son ami qui demeura stoïque. Comment est-ce que tu peux faire confiance à ces pourris qui ont grandi et vécu dans la certitude que tout leur est dû et que le monde se doit d'être à leurs pieds ?!
-Alors, prononça calmement Kyô, si toi tu n'as pas confiance, Sono, pourquoi est-ce que tu acceptes d'y aller ?
 
 

Sono n'a rien pu répondre à cela. Peut-être ignorait-il la réponse, peut-être la savait-il mais ne se sentait-il pas le courage de l'avouer. Il a reculé, une expression de profond mépris déformant son visage, et a résolument tourné le dos à son ami pour venir plaquer ses mains contre la fenêtre de la petite chambre d'hôtel.
-Pour en revenir à Takeru, annonça Kai, désireux de dissiper la tension entre eux, ce que tu as dit, Sono... me laisse songeur.
-Quoi donc ?
-Tu as bien dit que, selon toi, Takeru a été appelé dans ce château pour des raisons autres que celles qui nous concernent, n'est-ce pas ?
-Je l'ai entendu de la bouche de Kamijo, affirma Sono. Ne doutez pas de ce que je dis.
-Je ne doute pas ; cela me trouble seulement. Terukichi, fais-moi un bisou, viens... Tu sais, pour Takeru... Je pense que tu as raison, Sono. Sa présence au château est sans conteste due à une raison tout à fait particulière.

Sono se retourna et riva sur Kai un regard qui mêlait la surprise à la reconnaissance. Cela sembla perturber Kai qui baissa les yeux sur le visage somnolent de Teru.
-Mais, c'est parce que... Nous ne savons pas vraiment la véritable raison pour laquelle nous avons été appelés au château mais ce qui est sûr, c'est que nous avons tous un point commun : nous venons du même endroit. Pourtant, Takeru, lui, Yoshiki l'a fait venir jusqu'ici de France ! N'est-ce pas étrange ?
Regarde. Après tout, ce qu'a dit Yoshiki pourrait être vrai. Peut-être nous avait-il cherchés réellement alors même qu'il n'avait aucune raison de connaître notre existence. Parce que Takeru vient de France, la probabilité que Yoshiki le connaissait est encore plus nulle, n'est-ce pas ?  Serait-il possible que, pour une raison encore différente, Yoshiki ait dû chercher une personne "particulière" qu'il n'a trouvée qu'en France après de longues quêtes ?
-C'est bien vrai, tout cela ! s'écria Terukichi qui se releva en sursaut si bien que son crâne cogna le menton de Kai qui échappa un cri de douleur.
Et sans même faire attention aux gémissements de son ami, Teru dirigea vivement un visage rayonnant de joie vers Sono.
-Tu entends, dis ?! Mon meilleur ami est vraiment intelligent ! Sono, tu devrais faire plus confiance aux gens ! Moi je dis que...
-Mais c'est Kamijo qui a fait venir Takeru au château.
 
 


Tout le monde s'est tu. Terukichi s'est pétrifié, Kai a arrêté de gémir, et Kyô a laissé entrer dans ses poumons la fumée qu'il avait oublié de recracher.
Sono s'est assis là en tailleur sur le sol, au milieu de tous les trois qui le dévisageaient avec intensité.
Et puis, peut-être n'était-ce que l'impression que le silence chargé de malaise donnait, peut-être était-ce dû à la lumière blafarde de l'ampoule juste sous laquelle se trouvait Sono, mais ses trois amis alors crurent déceler un fond de tristesse et d'angoisse dans ses traits.
-J'ai entendu Kamijo le dire à Yoshiki. Si Takeru est venu au château, c'est parce que Kamijo l'a voulu.
  Ils n'ont pas répondu. Ils se sont juste demandés pourquoi, à ce moment-là, Sono paraissait s'être brutalement vidé de toutes ses forces. Et le garçon a baissé la tête sur le sol poussiéreux, ses mains agrippées autour de ses pieds.
-J'ai entendu des choses. Et je crois, dites, je crois qu'en ce moment même, il y a une personne que Yoshiki cherche intensément. Mais cette personne, ça n'a jamais été aucun de nous.

Lorsque Sono a enfin osé relever son visage défait sur eux, des coups ont retenti contre la porte de la chambre. Lentement, Kyô a écrasé sa cigarette contre un cendrier posé au centre d'une table basse et est venu ouvrir.
 
Ils s'attendaient tous à voir apparaître quatre hommes. Car s'ils se trouvaient dans cette chambre d'hôtel alors, c'est parce qu'un groupe de quatre hommes avaient réclamé et payé à l'avance leurs services.
Tous les quatre en même temps. Leurs cœurs battaient la chamade.
Sur le seuil de la porte, Kyô s'est figé, sa main crispée autour de la poignée.
Ce n'était pas quatre hommes, mais un seul qui se tenait là, debout et souriant. Et en l'espace d'un instant, alors même qu'ils pensaient qu'ils devaient se méfier, les battements de leurs cœurs pourtant se sont apaisés.
-Bonsoir, a déclaré Tsunehito d'un ton mélodieux qui transportait la joie. Je suis désolé pour ce contretemps mais, moyennent un large dédommagement, j'ai dû persuader votre patron de faire annuler votre rendez-vous à la dernière minute. Mon Maître vous demande.
Et sans un mot de plus, Tsunehito a tourné les talons et a commencé d'un pas léger à descendre les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée.
Au début, tous les quatre n'ont absolument pas réagi. Leurs esprits bouillonnaient, et c'était comme s'ils avaient volé toute leur chaleur à leurs corps qui étaient alors devenus trop froids pour bouger.
C'est Terukichi le premier qui a sauté hors du lit et a couru sur les pas de Tsunehito.
Alors, les trois autres l'ont suivi, silencieux.
 
 
 
 
 

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