Merry-go-Wound -chapitre vingt-et-unième

Juliet

C'est lorsque Riku a appelé son nom d'une petite voix timide que Jin est sorti de sa torpeur.
Il a tressailli et s'est détaché, honteux, de Riku comme s'il avait commis un crime en tenant aussi fort ses mains. Le jeune homme sur la chaise levait un regard lourd de sens vers lui, mais un regard lourd tout court aussi. Ses épaules s'affaissaient sous le poids d'une déréliction intense.
-Jin.

Il l'a appelé mais lorsqu'il s'est approché de lui, Riku l'a repoussé avec violence. L'homme a manqué basculer en arrière et il s'est retenu à temps avant de tomber, le cœur battant. Riku s'était penché pour coucher sa tête sur le bureau, enfouie dans ses bras.
-Pourquoi est-ce qu'à ce moment-là, tu as tant tenu à me réveiller, Jin ? Alors que toi-même, tu avais été assommé, pourquoi est-ce que tu t'es occupé de moi après avoir repris conscience ?
-Parce que tu n'étais pas mort, Riku. Je ne voulais pas croire qu'un adolescent soit mort sous mes yeux sans que je n'aie rien fait. J'ai écouté tes battements de cœur. Ils étaient si faibles, mais je les ai entendus, Riku, et j'étais à la fois si soulagé et si paniqué que je n'ai pas réfléchi. Alors que tu avais reçu un choc immense au crâne, je t'ai secoué encore et encore jusqu'à ce que tu te réveilles.
-Si tu ne l'avais pas fait, Jin, je ne t'aurais pas fait cette cicatrice.
 


Riku ferme les yeux. Il se souvient. Son réveil difficile, son réveil comateux, un calvaire comme s'il avait lutté des siècles pour se frayer un passage à travers les chemins obscurcis de ronces de l'enfer pour y trouver une sortie.
Et puis il y avait cette douleur dans son crâne, la sensation qu'une boule de plomb avait remplacé son cerveau, même ses paupières semblaient aussi lourdes que les ténèbres qui l'avaient envahi.
Il n'avait rien dit, au début, lorsqu'il avait vu penché sur lui ce visage en larmes dont les lèvres s'ouvraient sur des cris dont il ne comprenait pas le sens.
Sa conscience était trop engourdie pour réaliser, mais lorsque Riku a su que ce n'était pas un rêve, lorsqu'il s'est souvenu de tout, alors l'homme penché au-dessus de lui est apparu à ses yeux comme le diable, souverain de l'enfer qu'il avait connu.
Il était blessé, Riku, blessé et presque nu sous cet homme qui le recouvrait et, parce qu'il croyait à la pire atteinte qui puisse jamais exister, il s'est mis à se débattre de toutes ses forces dans des hurlements qui mêlaient la rage au désespoir. Mais l'homme au-dessus de lui était bien trop robuste pour ce corps frêle et tant abîmé, et cet homme continuait à déblatérer des insanités dans le but de l'amadouer.
Calme-toi, calme-toi je t'en prie, n'aie pas peur. J'étais là, ils ont pris ton ami, n'aie pas peur, je ne vais rien te faire, relève-toi s'il te plaît, nous devons faire quelque chose, ils l'ont pris.


Riku le rouait de coups, le griffait, le mordait, mais ce n'était pas un homme qui le tenait fermement plaqué au sol, c'était un démon, et il ne pouvait pas le vaincre.
Riku ne voyait plus rien à travers ses larmes qu'une forme indistincte, la silhouette du Diable, et aveuglément sa main a cherché sur le sol quelque chose, n'importe quoi, jusqu'à ce que ses doigts se resserrent autour d'une bouteille de verre qu'il brisa contre le crâne de l'homme. Celui-ci a poussé un hurlement de douleur et s'est couvert la tête des deux mains comme les débris de verre pleuvaient autour de son visage. Le propulsant en arrière d'un violent coup de pied, Riku s'est redressé et s'est mis à courir à travers les venelles, ignorant les douleurs qui le tenaillaient de toutes parts, ignorant sa quasi-nudité.
Il serrait contre son cœur un morceau de verre qu'il avait gardé dans sa main, sa seule sécurité, sa seule défense face à la jungle humaine dans laquelle il se trouvait à présent propulsé seul et sans argent.

Il courait sans savoir où, à travers les ruelles désertes et inconnues qui à chaque pas semblaient lui cracher l'atmosphère macabre de la souillure. La souillure.
Riku s'est étalé brutalement à terre. Ses jambes avaient ployé sous lui comme dans son esprit l'image de Sono le hantait.


Sono battu, Sono exhibé aux regards bestiaux des bourreaux, Sono qui subissait la sentence de l'humiliation, Sono qui hurlait de douleur, qui hurlait de terreur, qui hurlait de désespoir, Sono qui... Sono qui n'était plus là.
« Ils ont pris ton ami », avait dit l'homme. Riku a essayé de se redresser mais, bien plus que la faiblesse de son corps meurtri, c'est le poids de l'accablement qui l'a maintenu étalé au sol. N'importe qui aurait pu passer par ces ruelles alors, n'importe qui aurait pu voir le garçon dénudé qui pleurait toutes les larmes de son corps, mais Riku s'en moquait. Le froid le mordait à petit feu, le piquait par chacun des pores de sa peau nue, et il s'est mis à penser que ce serait bien si seulement le froid pouvait l'engloutir dans les ténèbres sans fin de la mort.
Étrangement, cette pensée a apaisé ses sanglots et il est resté là, allongé, attendant simplement que l'instant ne vienne.

-Viens.

Son corps a tressailli. Il s'est brusquement redressé sur ses jambes flageolantes, tendant craintivement son débris de verre vers la poitrine de l'inconnu qui s'avançait vers lui, déterminé.
-Ne vous approchez pas, balbutiait Riku en reculant.
-Où est-ce que tu crois pouvoir aller dans cet état et dans cette tenue ?
-Mon état... Ma tenue, a craché Riku avec dégoût. C'est de votre faute ! C'est vous qui m'avez rendu dans cet état !
-Tu divagues complètement, petit.
-Ne me prenez pas pour un idiot ! Je connais vos intentions, vous êtes l'un d'eux ! Qu'est-ce que vous voulez faire de moi ?! Vous vouliez me violer avant de me ramener, pas vrai ?! Vous voulez me violer tout comme ils m'ont violé pendant que j'étais inconscient, vous voulez me violer tout comme ils l'ont violé, lui !
-J'espère que tu plaisantes.
-Je ne plaisante pas, a vociféré Riku en pensant que plus jamais il ne pourrait plaisanter. Pourquoi donc étiez-vous sur moi quand je me suis réveillé alors que je suis dans cette tenue ?!
-Ils t'ont mis dans cette tenue, je n'étais pas là !
-Vous aviez dit que vous étiez là, tout à l'heure !
-J'étais là quand cet homme t'a assommé avec une matraque, petit. Je suis venu, j'ai essayé de vous défendre, mais en rien je n'ai de lien avec ces hommes ! Je t'en prie, écoute-moi, tu ne dois pas t'énerver comme ça, tu es blessé, il faut que tu ailles...
-Ne vous approchez pas !
Jin a poussé un cri de douleur comme une brûlure vive s'est creusée en une entaille oblique et profonde sur sa poitrine. Transi par la douleur, il s'est laissé tomber à genoux, une main plaquée sur la plaie d'où coulait le sang en de visqueux filets rougeoyants.

Riku a réprimé une envie de vomir. Il l'avait fait. Il avait planté une arme dans la chair d'un homme. Il était devenu un monstre comme eux. Non, non. C'était de la légitime défense. Je n'ai rien fait, il l'a mérité, cet homme me voulait du mal, c'est lui le criminel.
Alors, Riku l'a vu. Le regard implorant de l'inconnu agenouillé sur le sol. Un regard qui ne demandait aucune aide, non. Juste un regard qui l'implorait d'accepter la sienne. Riku a reculé, tremblant.
-Je t'en supplie, écoute-moi. Tu n'as pas...

Mais avant qu'il n'ait pu prononcer les derniers mots, Riku s'était déjà enfui au loin.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Merci, Jin.
Jin s'était allongé sur le lit, un peu pour s'éloigner, un peu par épuisement psychique aussi. Mais lorsqu'il a entendu ces mots murmurés avec tant d'émotions, il s'est redressé, inquisiteur. Avachi sur sa chaise, les yeux de Riku ne quittaient pas le portrait de Sono adolescent pourtant, il ne semblait pas le voir.
-Ne me remercie pas, Riku. Dans le fond, je n'ai rien pu faire pour vous.
-Non, Jin. Pour avoir tenu à me le dire durant dix années, je te remercie.

Jin s'est levé et est lentement venu s'agenouiller auprès du garçon qui tourna timidement la tête vers lui.
-Mais, tu ne sais pas encore ce que je veux te dire, Riku.
-Je viens juste de le comprendre.
Riku a ri. C'était un rire nerveux et ses yeux larmoyaient pourtant, il ne semblait nullement triste. Juste un peu perdu, en somme, mais perdu dans un endroit qui dégageait une atmosphère trop accueillante pour qu'il ne s'inquiète de son égarement.
-Au final, pourquoi est-ce que je ne t'ai pas écouté ce jour-là ? Bien sûr, j'étais sous le choc, j'étais terrorisé... Mais j'aurais dû m'en douter, Jin. Comment dire... Tu sais, il paraît que ça fait très mal. Je suppose que ça ne peut que être vrai, parce que tu sais, Jin, lorsque j'ai eu mon premier client, j'étais encore vierge, et il m'a fallu du temps avant de me remettre de la douleur...

Riku a baissé les yeux, honteux. Désireux de ne pas lui faire renoncer à sa confiance, Jin est venu délicatement prendre sa main avant de la porter à ses lèvres. Riku a souri.
-Pourtant, ce jour-là, lorsque je me suis réveillé dans tes bras, je n'avais pas mal... Bien sûr, ils m'avaient roué de coups, alors la douleur se faisait sentir de partout, mais ce n'était pas « cette » douleur, tu vois...
-Oui, Riku.
« Riku ». Son nom prononcé par ces lèvres lui paraissait comme une douce sérénade à l'oreille. Comme si simplement en prononçant son nom, Jin lui avait dédié un chant d'amour.
Les larmes coulaient librement sur les joues de Riku. Silencieuses, ces larmes n'avaient rien de triste puisque c'est la tristesse qu'elles évacuaient enfin.
-Mais si je t'avais écouté, Jin, si je t'avais laissé me dire que ces hommes ne m'avaient pas violé pendant que j'étais inconscient, alors peut-être, dis... Peut-être que je n'aurais pas tout oublié.
-Tu ne dois pas t'en vouloir. Riku, tu n'étais pas en état de faire confiance à qui que ce soit à ce moment.
-Mais tu n'avais pas l'air d'un criminel, Jin.
-Tu dis cela pourtant, la première fois que je suis venu te voir dans le bar de Yuu, dix ans plus tard, tu as agi exactement comme si j'étais un criminel. Rien que mon aspect ne t'inspirait pas confiance, a fait Jin dans un rire qui se voulait rassurant.
-Mais peut-être que je me souvenais, inconsciemment. C'était juste un avertissement, Jin. Une protection. Je ne voulais pas que ça recommence. Ce que j'avais oublié... Ce que je croyais avoir subi... Je ne voulais pas m'en souvenir.
-Riku, je me posais une question.
Son ton était doux, mais son air était grave. Jin s'est redressé et Riku a levé des yeux brillants vers lui, inquisiteur. Le regard de l'homme planté en lui avait quelque chose de délicieusement troublant.
-Et si en réalité, ce n'était pas parce que tu croyais avoir été violé que tu as tout oublié ?
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Mais, que le véritable traumatisme ne venait peut-être pas que de cela.


Silence. À l'intérieur de lui, Riku a l'impression de sentir une forme se mouvoir dans son ventre. Comme un fœtus de sentiment qui se met à grandir, encore et encore, grandir pour donner des coups de pieds douloureux. Un sentiment qui semblait là depuis si longtemps, recroquevillé, presque momifié avant de se réveiller subitement et de manifester sa présence avec violence. Riku a porté les mains sur son ventre, grimaçant, et sur sa tempe perlait de la sueur froide. Son cœur battait à rythme effréné. Il avait l'impression de voir quelque chose sans le voir, comme une réponse planant au-dessus de lui, si près mais invisible. La réponse à une question qu'il n'avait jamais pu se poser.
Cette question, c'est Jin qui l'a formulée en premier.
-Et si en réalité, c'est juste Sono que tu avais voulu oublier ?
 

Pourquoi ? Pourquoi est-ce que lui avait tout trouvé d'un coup ? Pourquoi est-ce que c'était Jin qui avait la question et la réponse ? Les dents de Riku se sont plantées dans sa lèvre comme il s'est mis à hoqueter bruyamment. Plaquant une main sur sa bouche pour étouffer les sons, il s'est tordu de douleur tandis que le fœtus dans son ventre croissait encore et lui donnait envie de vomir. Oui, vomir. Il lui fallait vomir la vérité, la cracher enfin pour pouvoir la regarder en face et la laisser s'étaler sur le sol pour enfin la piétiner, enfin la vaincre.
-Si ça se trouve, tu était juste incapable de supporter son sort, puis votre séparation.


-Tais-toi, Jin !
 

Ce n'était pas un ordre, mais une supplication. Jin s'est retourné et a vu le garçon plié de douleur sur sa chaise qui collait son visage en larmes contre le portrait de Sono sur le bureau. Les gouttes salées sont venues se mélanger à l'encre de Chine qui se liquéfiait par endroits, ne laissant plus que des taches humides et noires là où il y avait un bout de peau, un coin de lèvres, une pupille, une mèche de cheveux, un lobe d'oreille.
Riku pleurait toutes les larmes de son corps qui se convulsait brutalement sous la puissance des sanglots et pourtant, Jin n'a pas pu ressentir de la tristesse face à ce spectacle de désolation. Et comme si de rien n'était, il s'en est retourné les mains dans les poches pour venir admirer à travers la fenêtre les premiers flocons de neiges qui apparaissaient.
-C'est fou comme Sono sera heureux quand il saura combien tu as pu l'aimer.


 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

« Si je tombe, tu me rattraperas ? »
 
 

Il y a eu un cri de surprise, puis un cri d'horreur, et un gémissement de douleur, puis un fou rire.
Un homme qui a chuté du haut d'un arbre, le second en bas qui l'a vu tomber, ce même qui a couru pour le rattraper, et encore lui qui s'est trouvé étalé au milieu de l'herbe, écrasé par un poids lourd. C'est ce poids lourd-là qui n'a rien trouvé de mieux à faire que d'éclater de rire.
-Va mourir, a grommelé Kyô en essayant désespérément de se redresser. J'aurais pu perdre la vie à cause de tes agissements puérils.

Mais le rire de Kai a redoublé de plus belle, pourtant il s'est redressé, frottant ses fesses meurtries sous les yeux dépités de son ami.
-Pardonne-moi, Kyô.
-Je ne te pardonne rien du tout, a rétorqué l'homme en se redressant à son tour pour venir l'affronter d'un regard sévère. Je t'avais dit de ne pas grimper, et parce que tu n'écoutes jamais la sagesse, j'aurais pu mourir juste pour sauver... Pour sauver une chose comme toi qui n'en vaut même pas le coup. La prochaine fois, si tu veux me montrer tes talents de singe, arrange-toi pour ne pas le faire dans un parc où tout le monde nous voit.
-Ô, Kyô, tu es si gentil, et moi, je suis si mauvais.

Kyô s'est figé, ahuri, et a observé avec circonspection Kai qui s'avançait d'un air résolu vers lui, se demandant si dans la chute le jeune homme n'avait pas perdu sa tête. Mais Kai semblait avoir tous ses esprits et c'est bien cela qui a inquiété Kyô lorsque son visage fut subitement prisonnier entre les mains chaleureuses de son ami. Sur les lèvres de Kai se formait une moue boudeuse mais ses yeux scintillaient d'espièglerie. Kyô n'a rien dit mais il était mal à l'aise à l'idée que les gens autour d'eux les voyaient et devaient interpréter de manière étrange la situation.
-Je te testais, Kyô.

Kyô a affiché un air si dépité que Kai n'a pas pu s'empêcher d'éclater de rire, même si ce rire semblait vouloir cacher un malaise profond. Il a lâché Kyô et lui a tourné le dos, grattant la terre du bout de ses chaussures.
-Qu'est-ce que c'est que ça, Kai ? À quoi est-ce que tu joues ? Tu penses pouvoir te moquer de moi comme ça ? Tu penses que je ne suis pas en colère ? De quel test est-ce que tu parles ?
-Mais, je voulais voir si tu étais capable de tenir tes promesses, Kyô.
Il avait parlé tout bas, d'un ton qui trahissait toute sa honte. Il a timidement tourné le visage vers Kyô, voulant s'enquérir de son expression, et il a été surpris de la propre surprise de l'homme.
-Je ne t'ai rien promis, moi, Kai.
Le jeune homme s'est contenté de sourire et il s'est approché de l'arbre duquel il était tombé -ou plutôt, s'était volontairement laissé tomber- pour poser ses mains à plat contre l'écorce. Un soupir s'est échappé de ses lèvres comme un mélange de regret et de soulagement l'envahissait.
-C'est horrible, Kyô. Tu fais des promesses que tu oublies aussitôt et malgré cela, tu trouves le moyen de les tenir quand même. Je ne sais plus que penser.

-Je ne t'ai rien promis, moi, a répété Kyô d'une voix morne, mais il semblait moins assuré cette fois.
-Bien sûr que si, Kyô. Tu m'as promis des millions de choses réunies en une seule.

Un peu soucieux, et un peu narquois aussi, Kyô s'est avancé vers Kai et l'a brusquement saisi par le poignet avant de poser une main sur son front. Il a paru réfléchir un instant avant d'arrondir les yeux d'étonnement.
-C'est étrange, ironisa-t-il, j'aurais juré que tu avais de la fièvre et pourtant, ça n'a pas l'air d'être le cas. Kai, est-ce que tu aurais bu ?
-Ce n'est pas drôle, a-t-il rétorqué d'un air agacé en libérant son poignet de la main de Kyô.
-Toi non plus, tu n'es pas drôle.
-Je n'y peux rien si tu es amnésique.
Kyô a sursauté comme subitement Kai a poussé un petit cri.
-Regarde ! s'exclama-t-il qui pointait le ciel du doigt.
Alors Kyô a regardé, mais il n'y avait rien dans le ciel sinon ces nuages gonflés de neige et, lorsqu'il a reporté les yeux sur Kai pour lui dire que son comportement était infantile, il a eu un choc.
-Mais qu'est-ce que tu fais ?
Les yeux fermés, Kai laissait basculer son corps en arrière et il s'en est fallu de peu pour que Kyô le rattrape à temps. Encore sous le choc, il a administré une tape sur le crâne de l'homme qui poussa un gémissement.
-Tu n'es pas censé me frapper !
-Mais qu'est-ce que je suis censé faire, dis ? Qu'est-ce que tu as aujourd'hui, ton comportement est étrange ! Est-ce que tu cherches à me rendre fou ?
-Tu vois, Kyô, même quand je tombe lorsque tu ne t'y attends pas, tu me rattrapes toujours.

Kyô a observé Kai, intrigué, et ses yeux subitement se sont voilés de mélancolie.
 
 
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Neuf ans plus tôt.

Il lui avait fallu rassembler tout son courage pour ouvrir la porte. Depuis la rue, il pouvait entendre le brouhaha sourd et agité des ivrognes qui tambourinaient sur leurs tables, hurlant à tue-tête des chants à connotation vulgairement sexuelle, si Kyô en jugeait par les rares mots qu'il pouvait comprendre. L'ambiance de cette taverne ne lui disait rien qui vaille et pourtant, il avait fini par ouvrir la porte avant d'avancer un pied sur le seuil, mal à l'aise. Il a laissé la porte se refermer, claquée par le vent d'hiver, mais personne n'a semblé prêter attention à sa venue, pas même le barman au comptoir qui semblait ne pas pouvoir détourner son regard d'un point précis.
Un point que tous semblaient suivre, d'ailleurs, comme ils chantaient à tue-tête et s'enivraient tant et plus dans des bousculades et, le nez enfoui dans son écharpe, Kyô a levé les yeux vers ce qui attirait leur attention. « Ce », ou plutôt celui. Un jeune homme d'une vingtaine d'années dansait sur la table, ondoyant à outrance son corps quasi-nu dont seules les parties intimes étaient recouvertes d'un voile blanc noué à la taille. Il avait le teint hâve, une silhouette longiligne dont la souplesse tenait compte de l'exploit, des cheveux d'un noir de jais et des yeux sombres qui luisaient d'espièglerie enfantine, et un sourire...


Un sourire empli de bonheur et d'innocence. Un sourire qui semblait s'adresser au monde et à la vie tout entiers tandis qu'il s'exposait presque nu face à des regards lubriques. Un sourire qui eût instantanément fait chavirer le cœur de Kyô si un détail n'avait pas alerté celui-ci. Ce corps plein de grâce et de légèreté était sans nul doute d'une nature mince au naturel, cependant Kyô remarqua alors que cette minceur n'en était plus, et que c'était une maigreur certaine qui dévorait sa chair comme ses côtes saillaient à outrance. Kyô a dû détourner le regard, réprimant une grimace de dégoût, lorsque le jeune homme sur la table s'est étiré de tout son long avant de lentement se pencher en arrière jusqu'à ce que ses mains tendues ne se posent à plat sur le bois et que son corps ne forme un arc. Il reçut un tonnerre d'applaudissements, qui était sans nul doute plus dû au caractère suggestif de sa position qu'à sa prouesse en elle-même, mais Kyô était incapable d'éprouver la moindre admiration face à cette grâce inouïe tant la maigreur saisissante de ce garçon l'effrayait. Alors, prenant son courage à deux mains, il s'est frayé un passage au milieu de la foule en furie qui se bousculait dans l'espoir de se rapprocher de l'artiste, et c'est une fois arrivé au comptoir qu'il a timidement commandé une bière. C'est après en avoir bu la moitié qu'il a trouvé le courage de demander au barman :
-Excusez-moi... Mon maître... Non, un homme est venu vous voir l'autre jour, un certain Yuu, vous savez, cet homme maquillé de manière étrange autour de l'œil gauche.
Le barman lui a accordé un regard fugace comme il essuyait les verres avec une lenteur extrême.
-Je me prénomme Kyô ; Yuu a dû vous avertir de ma venue aujourd'hui. Je cherche cet homme pour lequel mon maître vous a payé cette somme, tenez, j'ai la facture juste ici...
-Oui, je sais. Il était venu pour Kai, a soupiré le barman que cette conversation semblait accabler.
-Oui, Kai ! C'est lui que je cherche.
Le barman l'a dévisagé comme s'il avait en face de lui le plus parfait abruti.
-Vous le cherchez ? a-t-il répété sur un ton d'ironie. Ou bien est-ce que vous l'avez trouvé ?
Kyô a froncé les sourcils sans comprendre. C'est lorsque le barman a éclaté de rire qu'il a compris. Le teint blafard, Kyô s'est retourné vers le jeune homme sur la table qui virevoltait dans un tourbillon effréné.
 


-Je croyais qu'il était prostitué. Pas strip-teaseur.
-Parce que selon vous, les prostitués ne se déshabillent pas ?
Ne voulant savoir comment il devait recevoir cette remarque, Kyô n'a rien rétorqué et s'est contenté de poser sa pinte de bière à demi-vide sur le comptoir avant de s'en retourner.
Il a dû à nouveau jouer des pieds et des mains à travers la masse compacte de la foule, et peut-être pour la première fois de sa vie, il se félicitait d'être si mince et petit, ce qui lui permettait de ne pas trop se faire repérer même si ses pieds étaient écrasés sans pitié.
C'est une fois perdu au milieu du quatrième ou cinquième rang qu'il n'a plus pu avancer tant l'effervescence était chaotique. Alors Kyô a mis ses mains en porte-voix avant de hurler de toutes ses forces dans l'espoir de recouvrir le brouhaha infernal :
-Kai !
Sur la table, le garçon s'est immobilisé comme par magie. En réalité, il n'avait pas entendu le cri de Kyô largement noyé dans le vacarme, mais il avait vu ce petit bout d'homme aux traits à la fois si doux et si virils porter ses mains à sa bouche pour hurler son nom. Oui, même sans l'avoir entendu, c'était bien son nom qu'il avait hurlé, car c'est ce qu'il avait lu sur ses lèvres.
Qui était cet inconnu teint en blond qui voulait ainsi attirer son attention, il ne le savait pas, mais une chose était sûre, c'était que son attention était captivée par ce petit homme qui commençait à lutter pour se frayer un chemin jusqu'à lui. Le voyant s'approcher, le dénommé Kai a fendu son visage d'un sourire lumineux et s'est baissé pour tendre la main à Kyô qui, instinctivement, l'a saisie pour grimper sur la table. Une fois en face à face, ils se sont dévisagés sous les yeux interloqués du public qui se demandait si cette intervention faisait partie du numéro ou non. Kai semblait aux anges, ne se rendant sans doute pas compte de la situation, quand Kyô affichait un air grave, presque coléreux.
-Toi, n'agis plus comme ça, s'est-il adressé à Kai comme s'ils se connaissaient depuis toujours.
Mais Kai a penché la tête de côté, arrondissant des yeux candides.
-Agir comment ?
-Ne te moque pas de moi. Tu n'es pas au courant ?
-De quoi parlez-vous, Monsieur ? s'enquit-il sans se défaire de ce sourire angélique qui contrastait avec sa tenue provocatrice.
-Je suis venu te chercher.
Cette fois, c'est une joie intense que Kyô a vu briller dans les yeux sombres du garçon qui s'est mis à trépigner d'excitation tel un enfant à qui l'on promet un cadeau.
-Vous m'amenez à l'hôtel ? Dites, c'est combien ? Je ne suis pas très cher si vous voulez juste coucher, mais pour un strip-tease en supplément et des extras, alors c'est...
Il s'est tu, subjugué. Une main sur sa joue endolorie, il a observé Kyô, tremblant.
-Pourquoi est-ce que vous m'avez frappé ?
-Non mais, vous avez vu ? Il a frappé notre favori comme si de rien n'était alors que nous, l'on n'a pas le droit de le violenter sous prétexte que parce qu'il gagne sa vie avec sa beauté, il ne faut pas abîmer son corps !
-Dis, toi, pourquoi est-ce que tu as fait ça ? Tu n'as pas honte ? Pour qui te prends-tu ?
-Je me prends pour quelqu'un qui a autre chose à faire que de brailler des obscénités avec un estomac bourré d'alcool tout en regardant un anorexique se déhancher comme une catin ! a vociféré Kyô qui, une fois le sang monté à la tête, n'avait peur de rien.
-Mais, Monsieur, je suis une catin.
-La ferme !
Kai a tressailli, les larmes aux yeux, et s'est protégé instinctivement le visage avant de pousser un cri de surprise lorsque Kyô a saisi son poignet pour le tirer au bord de la table.
-Nous rentrons, maintenant.
-Rentrer ? a répété Kai qui ne comprenait plus rien et se laissait faire, faute de pouvoir lutter.
Mais comment est-ce qu'un homme si petit pouvait-il contenir autant de force en lui ? Était-ce la rage ?
-Non mais regardez-le ! Dis, le minus, tu ne crois tout de même pas vraiment qu'on va te laisser l'emmener comme ça ?!
-Poussez-vous ! a hurlé Kyô, hors de lui. Nous devons passer !

Mais il a senti son équilibre flancher comme des mains brusques avaient saisi ses chevilles pour le faire basculer et Kyô s'est étalé de tout son long sur la table, son crâne heurtant violemment le bois dur. Il s'est débattu hargneusement tandis que des mains l'assaillaient de toutes parts et tentaient de le tirer hors de la table.
-Faites-le tomber ! Mettez-le au sol, ce sale arrogant, il verra à qui il a affaire !
-Je vous en prie, laissez- le ! s'est exclamé Kai.
Et il s'est précipité sur Kyô pour lui apporter son aide. Il l'a tiré et tant bien que mal, Kyô s'est remis debout dans un regard troublé vers le jeune homme.
-Pourquoi est-ce que tu l'aides, dis ?! Cette ordure ne vient-elle pas de te frapper ?!
-Je vous en prie, cela ne résoudra rien de...
-Tu le défends alors qu'il ne te connaît pas et te traite comme un moins que rien, alors que nous qui payons pour te voir depuis si longtemps n'avons jamais eu droit à de meilleurs égards de ta part ?!
-Mais, que racontez-vous ? Je vous appartiens à tous, je me donne à ceux d'entre vous qui le veulent, alors...
-Justement ! Tu te comportes comme une vulgaire catin de trottoir à tourner de lit en lit mais lui, cette espèce de monstre, tu le laisses se comporter avec toi comme si tu étais sa propriété privée sans rien dire ! Que signifie tout cela ?!
-Je vous en supplie, calmez-vous, implorait Kai dont les larmes montaient déjà aux yeux. Je ne connais pas cet homme, je n'y suis pour rien si...
-Cela suffit, a coupé Kyô en fusillant Kai d'un regard noir. Tu ne me connais pas mais tu apprendras à me connaître, que tu le veuilles ou non. Maintenant, tu ne fais plus partie de ce monde de pourritures, parce que tu as été acheté, tu le sais, non ? Tu as été acheté et tu dois venir à présent !

« Acheté »? Le mot fut un tel choc dans l'esprit de Kai que le jeune homme n'a pas pu réagir, et il s'est laissé faire docilement lorsqu'à nouveau Kyô a saisi son poignet.
-Alors là, c'est hors de question.
Subitement, Kyô s'est trouvé face à un mastodonte qui était monté sur la table et d'un air menaçant s'approchait de lui sous les encouragements enragés du public. Kyô est demeuré inerte sous le coup de la surprise et de la peur face à ce monstre géant, mais alors qu'il a bien cru qu'il allait se voir mettre à terre, le monstre est passé à côté de lui sans même le voir et c'est Kai qu'il est venu agripper par ses épaules frêles. Kai qui, sans rien dire, agrandissait des yeux terrorisés.
-Pourquoi est-ce que tu fais ça ? Plusieurs d'entre nous ont déjà voulu t'acheter en tant que leur propriété privée et toi, tu as toujours refusé. Alors pourquoi cet arrogant ?!
-Mais, je ne sais pas, je n'étais pas au courant, je viens seulement de l'apprendre.
-Menteur !
Il y a eu un claquement sec, un cri de douleur, et Kai qui s'est mis à sangloter, la main sur sa joue deux fois plus endolorie.
-Pas mon visage, hoqueta-t-il, encore sous le choc. Je vous en prie, pas...
-Tu vas voir ce que l'on va en faire, de ton visage !
Et avant que Kai n'ait pu réagir, il a senti une main s'appuyer contre sa poitrine et encore, perdant l'équilibre, il s'est senti basculer en arrière.
Vers là où toutes les mains se tendaient, attendant de faire de lui leur proie.
-Non !
Quelque chose l'a agrippé de toutes ses forces et Kai s'est affalé sur la table, sonné. Lorsqu'il a relevé la tête, il a vu Kyô qui le recouvrait de son corps.
-Arrêtez ! Bande de brutes, comment osez-vous prétendre que vous l'aimez si vous êtes prêts à le défigurer pour satisfaire la soif de vengeance de votre jalousie ?! À quoi est-ce que vous pensez, dites ?! J'ai dit qu'il avait été acheté, mais je n'ai jamais dit que j'étais celui qui l'avait acheté ! Puisque vous ne voulez même pas lui faire confiance lorsqu'il dit qu'il n'était pas au courant, alors croyez-moi au moins lorsque je vous assure qu'il ne fait rien de répréhensible ! Ce garçon n'est pas un jouet, il ne vous doit rien et il ne sera pas votre esclave, alors laissez-le vivre sa vie comme il l'entend !
-Comment oses-tu dire ça, toi qui viens de dire qu'il a été acheté ?! Tu nous prends pour des imbéciles !
-Mais il n'a pas été acheté pour son corps !

Silence. Allongé sous Kyô, Kai le dévisage sans comprendre, le cœur battant. Kyô se demandait qu'est-ce qu'il adviendrait de faire si personne ne le croyait et qu'ils se mettaient tous à les attaquer.
-Il a raison, a fait une voix que Kyô reconnut être celle du barman. Kai... Il ne travaillera plus ici désormais. L'autre jour, je l'ai vendu à un homme qui m'avait déjà payé pour cela. Alors, maintenant, calmez-vous car je ne veux pas de dégâts dans ma taverne. Si vous n'êtes pas contents, partez, mais laissez-les partir, eux. Ce n'est plus votre affaire à présent. De toute façon, cet endroit va être fermé d'ici quelques jours.

Est-ce qu'il mentait ? Difficile à savoir, mais Kyô s'est redressé et a porté un regard empli de reconnaissance sur l'homme qui, derrière son comptoir, rangeait ses verres avec le calme le plus complet.
-J'ai reçu un procès pour détournement de mineur.

Mineur ?
Kyô a reporté son regard sur Kai qui, toujours étendu sur la table, a détourné les yeux, embarrassé. Il s'est lentement redressé et a désespérément tenté de remonter le vêtement noué autour de sa taille comme s'il se rendait seulement compte de son indécence. Il a baissé la tête alors qu'il sentait le regard interloqué de Kyô peser sur lui.
-Je n'avais pas le choix. Pour lui et pour moi, c'était mieux ainsi. Laissez-le partir.
Ils ont tous marqué un instant de pause, synonyme de stupeur et de réflexion.
Kyô s'est approché de Kai qui a reculé, timide.
-De toute façon, il n'y avait rien à espérer d'une catin qui fait juste semblant.

Kai n'a rien dit. Il a redressé la tête et Kyô a vu qu'il pleurait, mais ça ne semblait pas être des larmes de tristesse. Alors, il est venu prendre sa main, délicatement, et lorsqu'ils ont voulu descendre tous les deux, l'on leur a cédé le passage comme à un couple de jeune mariés.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
-Tu n'as rien à craindre, a soufflé Kyô dans un soupir de soulagement comme ils s'éloignaient à pas précipités de la taverne.

Kai marchait à ses côtés, forcé de suivre le rythme comme sa main était tenue dans celle de Kyô, mais il peinait à avancer en accord avec la rapidité de ce petit bout d'homme. Sans rien dire, il a relevé le col de son manteau à hauteur de son nez, mais il était transi de froid car il n'était toujours vêtu que de ce pan de tissu noué à la taille sous ce manteau. Peut-être que Kyô avait senti sa difficulté à le suivre car il a ralenti la marche, avant de lâcher brutalement sa main comme s'il venait seulement de se rendre compte qu'il la tenait depuis le début. Ils ont continué à marcher en silence, Kyô qui bravait de face le vent fouettant son visage, et Kai qui gardait sentencieusement les yeux rivés au sol.
Ce n'est qu'après un long instant où le silence lui devenait insoutenable, à lui qui avait l'habitude des tapages intempestifs de la vie nocturne, qu'il a osé articuler :
-Pourquoi cet homme ne m'a pas averti ? Vous savez... a-t-il balbutié maladroitement. Cet homme dont je ne connais pas le nom. Est-ce que c'est la vérité ? Qui est-il ? M'a-t-il vraiment acheté ?
-Il t'a acheté, Kai, et il m'a envoyé à sa place venir te chercher. Il est le patron d'un bar très fréquenté et n'avait pas le temps de se déplacer. Tu n'as pas à t'inquiéter. Il est jeune, tu sais, jeune, mais très mature... Tu as presque son âge en réalité. Il s'appelle Yuu.
-Mais je ne l'ai jamais rencontré ! Pourquoi est-ce qu'il n'est pas venu me voir le jour où il est allé parler de moi à mon patron ?
-Parce qu'il avait peur, a soufflé Kyô du bout des lèvres.

Kai s'est immobilisé dans la rue et devant lui, Kyô a continué à avancer d'un pas lent comme s'il ne s'était pas aperçu de son arrêt. Kai a observé avec un mélange de crainte et de fascination ce petit homme qui gardait ses mains agrippées à son écharpe comme s'il craignait de la voir s'envoler.
-Peur ? a répété Kai, ahuri. Mais de quoi ?
-Que tu aies peur.

Il n'a rien dit. Juste, comme Kyô continuait à avancer bien qu'il s'était enfin rendu compte que le jeune homme était resté derrière, il a couru jusqu'à lui et instinctivement, sa main est venue chercher la sienne. Kyô l'a dévisagé, hagard, mais n'a pas fait mine de vouloir se libérer de cette emprise.
-Et vous, qui êtes-vous ? a demandé Kai qui avait subitement délaissé son expression morose pour arborer un sourire qui atteignait le ciel.
-Moi, je suis un ancien prostitué, et je vis chez Yuu, tout comme tu y vivras dès aujourd'hui . Enfin, je dis ancien prostitué, mais je suis toujours en activité : le fait est je ne le suis plus par obligation alors, cela change tout. Tu vois, même lorsque l'on fait quelque chose que l'on déteste, il suffit de savoir que l'on peut arrêter lorsque l'on le veut pour se sentir libre malgré tout.
-Alors, pourquoi est-ce que vous n'arrêtez pas ?
-Pour l'instant, la prostitution est le moyen le plus rapide que j'aie trouvé pour gagner de l'argent. Et puis, je suis rôdé, tu sais.
-Vous avez quel âge ?
-Vingt-cinq ans.
-Et comment vous vous appelez ?
-Qu'est-ce que c'est toutes ces questions ? J'ai l'impression de me retrouver dans une cour d'école primaire, a maugréé Kyô fidèle à lui-même. Tu vas me demander quelle est ma couleur préférée aussi ?
-Mais, je me disais que si nous devions vivre ensemble, ce serait bien que nous fassions connaissance. Sinon, je vais être tout seul.
Kyô a levé les yeux au ciel dans un ostensible signe d'exaspération.
-Et alors ? Être seul mais en sécurité, c'est mieux que d'être seul et à la merci de tout le monde, non ?
Pas de réponse. Kai continue à sourire, les lèvres closes, et le vent froid agresse ses yeux déjà mouillés.
-Merci de m'avoir rattrapé tout à l'heure. Lorsque j'ai failli tomber dans la foule.
-Ce n'est rien. Il fallait que je me fasse pardonner.
-Pardonner ?
-Je t'ai frappé, moi.

Kai a tourné la tête vers Kyô. Lui continuait à regarder droit en face de lui, donnant l'impression qu'il avait un but à atteindre, mais en réalité il ne voulait juste pas affronter le regard de Kai. Un regard si humain que Kyô avait peur qu'un seul de ces regards ait le pouvoir de sonder son âme. Kyô regrettait déjà d'avoir prononcé ces mots avec tant de regrets. Même si du regret, il en avait vraiment.
Kai allait prononcer quelque chose mais il eut un sursaut lorsque subitement, Kyô se mit à vociférer :
-Et qu'est-ce que c'est que cela, dis ?! Pourquoi es-tu si maigre ? Est-ce que tu es anorexique ?
-Mais... non, a balbutié Kai, désarçonné.
-Alors, quel est le problème ? Tu es mal payé au point de ne pas pouvoir te nourrir ?
-Mais si, j'étais bien payé, vous savez.
-Alors explique-moi ce... désastre, a fait Kyô en le désignant maladroitement d'un geste de la main.
-Eh bien, j'ai pris des pilules amincissantes.
-Et tu prétends n'être pas anorexique...
-Je ne le suis pas, Monsieur, c'est la vérité, mais ils voulaient tous que je ressemble à une fille.
Kyô s'est brutalement stoppé et Kai a senti le rouge monter à ses joues lorsqu'il a vu l'homme qui le dévisageait d'un air hagard.
-Les filles n'ont aucune raison d'être aussi maigres et puis, tu n'es pas une fille, Kai.
-Vous voulez dire que je ne suis pas joli ? a-t-il gémi comme un accablement soudain pesait sur ses épaules.
-Ce que j'ai dit, imbécile, est que tu n'as pas besoin d'être une fille pour plaire, et surtout pas si c'est pour ne plaire qu'à une bande de vicieux.


Des ridules se sont creusées sur le front de Kai comme un sentiment d'abattement l'assaillait, mais il s'est contenté de hocher la tête d'un air penaud. Après tout, c'était lui qui avait raison ; il n'avait que fait plaire à des vicieux et l'avait toujours su. Soudainement, il s'est senti si misérable face à Kyô qu'il ne se sentait plus le courage de le suivre. Et l'homme a dû sentir cette hésitation en lui car à nouveau, il a poussé un long soupir.
-Pardonne-moi. Yuu va s'inquiéter maintenant, viens.
Il l'a tiré par la manche du manteau et Kai l'a suivi, docile. Il se demandait si cet inconnu appelé Yuu pourrait réellement un jour s'inquiéter pour lui. Il a relevé la tête alors qu'ils approchaient d'un port où étaient amarrées une dizaine de péniches sur l'eau sombre dont la surface ondoyait sous le vent. Absorbé par le spectacle lugubre de la mer en plein hiver, Kai n'a pas regardé où il marchait et c'est alors qu'il s'est brusquement senti basculer en avant.
-Attention.
Son corps a atterri dans les bras de Kyô dans un bruit sourd, et lorsque Kai s'est redressé, honteux et confus, il a voulu lui demander pardon et le remercier mais sa voix s'amenuisait pour finir par s'éteindre, étranglée par les sanglots naissants.

Pourquoi est-ce qu'il pleurait, il ne le savait même pas vraiment. C'était juste qu'il se sentait totalement déboussolé et impuissant, en proie à un destin brutal dont il ne savait rien, et c'est alors que les mains de Kyô sont venues se poser sur ses joues ruisselantes. Kai a posé sa main devant sa bouche, l'interrogeant d'un regard humide. Contrit, Kyô a doucement essuyé chacune des larmes qui continuaient à couler, naturel et innocent face au jeune homme qui n'en était que plus déconcerté.
-Yuu va penser que je t'ai fait du mal.
Kai n'a pu qu'émettre un sourire pâle pour exprimer sa désolation, et c'est lorsqu'enfin ses pleurs se sont apaisés et qu'il allait pouvoir parler que Kyô l'a devancé :
-Si tu le souhaites, je pourrai te rattraper à chaque fois que tu tomberas.
 

Et à nouveau, Kai n'avait plus pu parler.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je ne pouvais pas imaginer que tu te souvenais d'une chose pareille, a fait Kyô en venant s'asseoir sous cet arbre duquel Kai avait chuté.
-Puisque toi-même ne t'en souvenais pas, tricheur, comment aurais-tu pu l'imaginer ?
-Ce que je veux dire est que tu n'as plus l'âge de croire en ce genre de choses. C'est comme une promesse d'enfant, dis... Quel adulte tient les promesses qu'il a faites enfant ?
-Tu étais déjà adulte à cette époque, Kyô.
-Mais je ne pouvais pas savoir que tu me prendrais vraiment au sérieux.
-Alors, tu ne comptes nullement tenir cette promesse ?
-Je ne te dois rien, moi, Kai.
-Oh, non, Kyô, a-t-il soufflé du bout des lèvres. C'est sans doute moi qui te dois quelque chose.
Kyô l'a dévisagé, inquisiteur, mais Kai s'est contenté de venir s'asseoir auprès de lui et s'est blotti contre cet arbre.
-J'ai suivi tes conseils à cette époque, et j'ai repris du poids.
-Pourquoi est-ce que tu me parles de souvenirs vieux de dix ans ? Bien sûr que tu as repris du poids, et heureusement.
-N'empêche qu'à ce moment-là, tu m'avais dit que je n'avais pas besoin de ressembler à une fille pour plaire.
-Tu as décidé de m'agacer, aujourd'hui.
-Dis, Kyô, je me demandais, pourquoi est-ce que tu ne réalises pas ton projet ? Car tu as économisé assez d'argent à présent, n'est-ce pas ? Ne voulais-tu pas vivre dans ta propre maison avec ton frère ?
-Cela fait longtemps que j'ai ma propre maison, idiot.
-Oui, mais sans ton frère.
-Je ne peux pas décider de la vie de Toshiya.
-Il n'a pas voulu ?
-Disons que ce n'est pas qu'il ne voulait pas de cette vie, mais...
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Que même s'il voulait bien de celle-là, il en voulait une autre aussi.
-Tu veux dire que Toshiya a des rêves ?
-Est-ce qu'il existe un être humain capable de dire sans mentir aux autres ni à lui-même qu'il n'a pas de rêve ? a rétorqué Kyô dans un regard de reproches.

« Mais, moi, je n'ai jamais eu de rêve ».
Ce sont les mots qui ont failli échapper à la conscience de Kai avant qu'il ne réalise subitement que de rêve, il en avait un. Ce depuis près de dix ans, déjà.
-Et Toshiya, qu'est-ce qu'il veut alors ? a-t-il demandé à la place.
-Sans doute la même chose que toi.
Kai a ri, déconcerté. Il a donné une tape taquine sur l'épaule de Kyô qui ne réagit pas.
-Tu ne sais pas du tout ce que je veux, moi.
-Bien sûr que je le sais, a soupiré Kyô comme il plongeait une main dans sa poche pour en sortir un paquet de cigarettes.
-Et qu'est-ce que je veux, selon toi ? l'a défié Kai qui semblait ne pas croire un instant à ses affirmations mais qui, pourtant, attendait avec appréhension.

La flammèche a crépité à l'extrémité de la cigarette et Kyô a inspiré une longue bouffée. Gardant les lèvres closes, il a renversé la tête en arrière, son crâne appuyé contre le tronc d'arbre, les yeux fermés dans un air de méditation. Il a laissé s'écouler de longues secondes avant de recracher lentement la fumée en de fins sillons ondoyants. Puis il a rouvert les yeux, a saisi la cigarette qu'il a gardée entre ses doigts, avant de se tourner vers Kai, nonchalant. Leurs visages se frôlaient presque et les yeux arrondis de Kai scintillaient.
-Là, tout de suite, tu as envie que je t'embrasse.
Et bien sûr, pour ne pas lui laisser le temps de dire qu'il se trompait, Kyô est venu poser ses lèvres contre les siennes.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu es venu vers moi, sans cœur,
avec des griffes à la place des mots,
pensant que tu n'avais pas peur
de prendre du plaisir en laissant des maux.


-La rénovation du bar de Yuu est bientôt terminée.

Assis sur un banc au milieu d'un parc que le vent de décembre avait rendu désert, recroquevillé dans sa cape de laine noire, Sono a levé les yeux sur Kamijo. Celui-ci lui tournait le dos, flânant avec paresse auprès du cercle de corbeaux qui étaient venus s'amasser autour des miettes de pain.
Sono a soupiré et une volute de fumée blanche s'est échappée de sa bouche, cristallisant dans l'air des millions de molécules gelées. Il a remonté son écharpe à hauteur de son nez, frottant ses mains gantées l'une contre l'autre. Comment Kamijo faisait-il pour ne pas avoir froid, vêtu simplement d'une mince veste de velours noir ornée de boutons d'or gravés ?
-C'est ce que Yoshiki a annoncé ce midi. Tu n'as pas entendu ?

-Tu avais le cœur fermé
mais gardais tes yeux grand ouverts ;
en eux je voyais germer
la douleur qui créa ces vers...
 

Sono ne réagit pas, tout comme Kamijo qui plane dans ses pensées. Et puis, subitement, le jeune homme se lève et dans un cri bestial vient courir au milieu des corbeaux qui s'enfuient dans des croassements de panique. Kamijo s'immobilise, porte ses mains gantées de cuir noir à sa bouche pour tenter d'y imprégner en vain son souffle tiède, et il regarde imperturbablement Sono s'approcher de lui en le défiant du regard.
-Réponds-moi lorsque je te parle, espèce d'arrogant, crache Sono.


-Tu mettais le nom de courage
sur tes tentatives juste désespérées.
Tu vivais du fond de ta rage
plutôt que de fuir comme une proie repérée.
 

Est-ce qu'il le provoquait ? Récitant ces vers d'un ton doux mais douloureux, Kamijo avait posé ses mains gantées sur les joues de Sono qui a grimacé de colère.
-Mais à la fin, est-ce que tu vas me répondre ?! Où est-ce que tu as donc trouvé cette poésie vulgaire ?
Il s'est tu, figé, comme Kamijo avait posé un index en travers de sa bouche. Doucement la main de l'homme a glissé le long de son menton, de son cou, pour venir au final s'appuyer doucement contre le côté gauche de la poitrine du jeune homme.
-Ici, je crois, a soufflé Kamijo dans un voile de buée blanche.

Sono l'a dévisagé, réprobateur et circonspect comme il se demandait de quoi est-ce que Kamijo parlait, avant de taper furieusement du pied contre le sol.
-Je t'ai dit que le bar de Yuu va bientôt rouvrir, Kamijo, enfin, cela devient un restaurant-spectacle en réalité, mais... Arrête.

-Tu te battais de toute ton âme,
comme si ton cœur ne pouvait plus battre.
Tu ne rallumais jamais la flamme
que tu avais vue mourir dans ton âtre...

Il battait pourtant très fort, le cœur de Sono. De manière inopinée et pourtant infiniment délicate, les bras de Kamijo étaient venus entourer la taille du garçon pour l'attirer doucement au creux de lui. Le visage enfoui au creux du cou de l'homme, Sono pouvait sentir les caresses chatouilleuses de ses longs cheveux flamboyants tombant en cascade sur son visage.
-Lâche-moi... a murmuré Sono, impuissant. Ne fais pas cela en public, je ne veux pas que l'on s'imagine que j'ai des goûts aussi atroces.

Il n'y avait personne, dans le parc, mais c'était tout ce que Sono avait pu trouver comme excuse alors. Il a posé ses paumes à plat contre la poitrine de Kamijo comme s'il allait le repousser, mais il n'y avait aucune force dans ses bras pour ce geste-là.
 

-Tu es venu vers moi en Ange déchu,
volant dans les ciels des autres sans trouver le tien.
Tu es venu vers moi en homme déçu,
t'abandonnant pour n'être abandonné comme un chien.
 

-Tu es une ordure pire que tout ce que j'ai jamais été, a murmuré Sono qui s'est mordu la lèvre.

-Tu semblais désirer de tout ton être ma mort
et celle du monde qui t'entoure.
Comme cherchant une autre nature à tes remords,
tu t'es fait prisonnier dans ta tour.
 

Pour ne pas lui laisser le temps de prononcer un autre vers, Sono a plaqué sa main sur sa bouche. Kamijo l'a fixé, mi-surpris mi-espiègle, mais Sono semblait bouillonner de rage à l'intérieur de son corps tremblant de froid.
-Ne m'ignore pas comme ça. Ne te moque pas de moi comme ça. Si c'est ce que tu comptais faire, Kamijo, il ne fallait pas accepter de venir avec moi.
-J'ai accepté de venir avec toi, idiot, parce que le fait même que tu m'invites à me promener avec toi m'a semblé si incongru et inespéré que je me suis dit que je devais le faire. Même si je n'en avais pas envie.
-Je ne te force pas à rester, moi, a rétorqué le jeune homme, vexé. Rentre au château si cela te dit, tu sais, je peux même te payer un taxi.
-Je préfère me payer ta tête.

Une réponse si familière et acerbe de la part de Kamijo a tant surpris Sono qu'il n'a même pas pensé à s'offusquer même si, dans sa poitrine, son cœur se serrait.
-Mais, pourquoi...
-Je le sais pertinemment, que le commerce de Yuu va rouvrir. J'ai entendu Yoshiki l'annoncer, je ne suis pas sourd, et si tu m'as fait venir jusqu'ici pour me dire simplement cela, alors, tu n'es vraiment qu'un idiot.
-Mais...
Sono a marqué une pause, ses yeux brillants évitant soigneusement le regard de Kamijo tandis qu'il semblait réfléchir à la manière dont tourner ses propos. Nerveux, il a déclaré :
-Je voulais juste que nous soyons ailleurs, Kamijo... Ailleurs que dans ce château où nous nous sommes tant de fois disputés, un peu par ma faute, c'est vrai, parce que au moins pour cette fois, je voulais que tu aies une autre image de moi.
-Tu ne sais même pas l'image que j'ai de toi.
-Et je ne veux pas le savoir, Kamijo, s'il te plaît, écoute-moi... Je voulais te dire au revoir.
-Au revoir, a répété Kamijo comme s'il n'avait pas compris le sens de ce mot.
-Mais... Je vais devoir partir, tu sais.
-Partir ?

Kamijo semblait de plus en plus perdu comme si, subitement, il s'était trouvé plongé hors de la réalité. Il se sentait un nouveau-né impuissant dans un monde inconnu. Devant lui, le visage de Sono semblait être celui de quelqu'un d'autre, peut-être parce qu'il n'avait jamais vu cette expression de désarroi sur ce visage-là.
-Bientôt, Kamijo, lorsque Yuu va reprendre son activité, je vais travailler avec lui, tu sais, et je vais retourner vivre chez lui en attendant de me trouver un appartement. Alors, même si ce n'est pas encore pour tout de suite, je voulais te dire au revoir. Je préfère le faire maintenant, parce que après, je ne pourrai pas.
-Tu ne pourras pas ?
Sono l'a dévisagé, muet, avant d'étirer un pâle sourire sur ses lèvres en secouant tristement la tête.
-Non, Kamijo, je ne pourrai pas. Je ne sais pas faire les adieux, tu sais, je n'ai jamais appris à faire des adieux. Même la personne que j'ai aimée plus que tout au monde, je n'ai jamais pu lui dire adieu.
-Riku, a susurré Kamijo du bout des lèvres.

Sono a acquiescé. Il a levé la tête en arrière comme les premiers flocons de neige commençaient à tomber doucement, timidement discrets.
-Même si tu pars du château, Sono, pourquoi est-ce que tu devrais me dire adieu ?
-Mais parce que je ne voudrai plus jamais te revoir.
-Alors, Sono, si tu ne le veux pas, pourquoi éprouverais-tu le besoin de me dire adieu ? Riku... Riku, c'était différent, parce que tu l'aimais, lui, mais moi...
-Je me demande... pourquoi est-ce que je continue à être aussi méchant avec toi.

Sono a baissé les yeux, honteux. Il a relevé son écharpe plus haut encore comme s'il voulait étouffer les mots qu'il venait de prononcer. La gorge de Kamijo a vibré dans un éclat cristallin.
-Tu l'as toujours été avec tout le monde, de toute façon.
-Ne dis pas cela en riant ! a protesté Sono qui ne savait comment agir face à son attitude.
-Mais ça ne m'a jamais véritablement fait rire, tu sais.

Sono s'est tu. Désarçonné, il a juste laissé faire Kamijo lorsque celui-ci a de nouveau posé ses mains sur ses joues. Même s'il avait compris que par ce geste, l'homme avait voulu l'inciter à soutenir son regard, Sono a gardé les yeux baissés.
-Tu disais avoir peur de ce moi qui te déteste, Sono. Ce jour-là, lorsque tu me l'as dit... Tu ne sais pas à quel point tu semblais blessé et attendrissant.
-Ne te souviens pas de choses comme ça, a murmuré Sono qui a intérieurement remercié le ciel que les mains de Kamijo cachent ses joues rosissant alors.
-Même si c'était vieux de cent ans, je serais obligé de m'en souvenir, a tendrement ri Kamijo. Te voir comme ça, Sono, exposant tes faiblesses d'être humain, ça avait quelque chose de trop beau.
-Dis-moi plus franchement que tu aimes me voir pleurer, a-t-il rétorqué, amer. C'est cela que tu veux ?
-Oui, a-t-il répondu le plus naturellement du monde.
-Alors, ne compte pas sur moi pour devenir un « être humain » devant toi.
-Mais tu peux pleurer de joie, aussi.

Sono n'a pas répondu. Grimaçant, il a serré ses doigts autour des poignets de Kamijo comme pour lui faire ôter ses mains de ses joues mais il s'est résigné, abattu.
-Mais si je te vois pleurer de chagrin, Sono, c'est bien aussi. Je pourrai être gentil avec toi sans que cela ne paraisse être autre chose que de la simple compassion, comme ça.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Rien, Sono. Rien que tu ne veuilles savoir.
-Tu seras heureux, si je pleure de chagrin ?
-Je serai heureux si je peux te consoler, a fait Kamijo dans un petit rire gêné. Sinon, je ne pourrai pas l'être.
-Je me demande où il est, le toi qui me déteste, a murmuré Sono.
-Mais il n'a toujours été que dans ton imagination.

Du bout de l'index, Kamijo a tapoté la tempe de Sono qui l'a dévisagé, hagard, avant de rire.
-En fait, tu es carrément écervelé, a murmuré Sono.
-Pourquoi ?
-Parce que tu es fier, mais tu restes trop gentil, et à cause de cela, je peux te manipuler comme je le veux.
Sans crier gare, Sono s'est échappé pour venir se mettre debout sur le banc, défiant Kamijo de toute sa hauteur.
-Tu me rattraperas si je tombe ?
-Oui, Sono.
-Même si tu dois le regretter par la suite ?
-Je ne le regretterai pas.
-Tu me rattraperas, quelle que soit la manière dont je tombe ?
-Bien sûr, Sono, a affirmé Kamijo qui, instinctivement, s'avançait en tendant les bras.
-Tu le crois vraiment ? En toutes circonstances, tu me rattraperas, qu'importe comment et pourquoi je tombe, dis ?
-Je te rattraperai, Sono. Alors...
-Et tu me rattraperas aussi, si je tombe amoureux ?

Silence. Sous le ciel d'un blanc laiteux, les yeux fixes de Kamijo semblent gris.

-Non, Sono, a-t-il articulé avec une profonde lenteur. Si tu tombes amoureux de moi, je ne te rattraperai pas.
Sono ne dit rien. Il a l'impression de basculer en avant pourtant il est bien là, immobile sur le banc du haut duquel il surplombe Kamijo. Mais alors qu'il le dépasse pour la première fois, Sono ne s'est jamais senti aussi petit.
-Ce n'était qu'une supposition, hein, Kamijo.

Un léger sourire est venu attendrir l'expression de Kamijo qui a discrètement hoché la tête. Sans rien dire, Sono lève la tête au ciel dont il attend de voir tomber les premiers flocons de neige de la saison. Il pense à cette vieille superstition japonaise qui prétend qu'un couple voyant tomber ensemble les premiers flocons de neige de l'année se voit promis à une vie heureuse pour toujours. Sono s'est demandé pourquoi il attendait bêtement que se réalise une légende à laquelle il n'avait jamais crue alors même qu'il venait d'entendre les paroles douces mais fermes de Kamijo.
-Parce que si je te rattrape, Sono, alors, tu ne tomberas pas.

Sono a reporté son regard sur lui. Il a acquiescé et il a senti son cœur lourd, comme si les nuages du ciel s'étaient délestés de toute leur neige en lui.
Mais son cœur, à lui, même plein de neige, n'était pas froid.
-Or, que tu tombes amoureux, c'est justement ce que j'attends de toi. C'est la raison pour laquelle je serais idiot de te rattraper.

Heureusement, s'est dit Sono, le cœur serré.
Heureusement qu'à ce moment-là, Kamijo s'est mis à tourner les talons et à flâner au milieu du parc dépeuplé comme si de rien n'était sinon, Sono n'aurait pas su quoi faire.

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