Mon frigo est une bombe

campusliber

Mon frigo est une bombe


Il recèle dans ses flancs glacés les exquises délices de l'interdit ; du pas raisonnable ; de l'illégal. C'est pas compliqué : si la dégécécéèrèf faisait une descente dans mon home-sweet-home, je me retrouverais au secret dans une geôle sombre mais réglementaire (on ne badine pas avec les règlements, à la dégécécéèrèf), histoire que ne soit pas divulguée cette information capitale : consommateur, on te trompe, consommateur, on te spolie, consommateur, on te prend pour un enfant.
Parce que, je dois l'avouer, culpa maxima mea, je triche ; je me révolte ; je compose avec la loi. Je suis un délinquant, je génère de l'insécurité.
Je ne respecte pas les dates de péremption.
Parce que je n'ai pas confiance dans les fabricants d'imprimantes.
Bien sûr qu'il y a un rapport ! Les gars qui fixent les date de péremption sont les mêmes que ceux qui programment le logiciel de votre imprimante pour qu'il dise que les cartouches d'encre sont vides. Alors que c'est même pas vrai !
Et les yaourts, c'est pareil : faut pas croire ce qui est écrit dessus.
Parce que, les yaourts, ça reste bon des jours et des jours après la fameuse DLC. Même s'il y a écrit "sans conservateur" sur l'étiquette. Bon, faut pas croire non plus ce qui est écrit sur les étiquettes. Mais c'est un autre débat…
Revenons à la DLC, et à sa cousine la DLUO. La différence entre les deux ? Si la première est dépassée, attention danger : le sort du malheureux marin de la marine en bois atteint par le scorbut n'est rien au regard de ce qui attend l'imprévoyant qui méprise la DLC ! Quant à la DLUO, ça sera juste un peu moins bon, ou un peu moins beau. Mais sans risque. Le dépassement de la DLUO, c'est comme le mariage après le premier lustre : ça peut être un peu moins bon, un peu moins beau, mais ça reste consommable…
Enfin, ça, c'est ce que dit la Loi. Attention, hein, pas le bon sens, ou l'expérience, non : la Loi. Dura lex, tout ça.
Mais la loi se trompe. La loi nous trompe. Les fabricants de produits alimentaires nous trompent.
La DLC, c'est une fumisterie. A quoi ça sert, à qui ça sert, personne ne sait. Mais ça fait tourner la machine : c'est ça l'important.
On fout en l'air des tonnes de denrées encore consommables, pour les remplacer par d'autres qui ne le sont pas moins.
Et, petit détail amusant, ce cycle infernal permet entre autres aux grandes surfaces de faire des bénéfices supplémentaires. Il leur suffit pour cela de revendre à très bas prix les denrées périssable quelques jours avant la date fatidique à des exploitants de la misère qui vont les revendre jusqu'à l'extrême limite ("voir sur l'emballage"), tout en déduisant le manque à gagner du bénéfice imposable.
Je vous rassure : ils ne jettent pas tout. La viande, les plats cuisinés individuels, tout ça se retrouve soit ré-emballé, soit dans les "préparations maison" du rayon traiteur.
Il n'y a pas de petits profits.
Tout ceci rappelle fâcheusement l'arlequin. Qu'était-ce ? Un plat. Mais quel plat ! Jusqu'à la fin du XVIIIème, les reliefs des tables nanties descendaient jusqu'à la rue en une succession de présentations qui souffraient cruellement de l'absence de frigos : revendus chez les traiteurs, ils honoraient les tables bourgeoises, dont les restes à leur tour échouaient en quelqu'échoppe trouvant profit à leur revente, et ce ballet infernal se terminait en d'infâmes gargotes où les opîmes dépouilles des fins soupers se mariaient au même plat, viandes et confitures mélangées aux légumes et aux sauces, dans un bégaiement de couleurs qui par leur variété masquaient aux yeux du vulgaire l'état de décomposition avancée des divers ingrédients : on appelait ça un arlequin.
Sans remonter si loin, nos grands-parents ne connaissaient ni le réfrigérateur ni la DLC, et ne s'en portaient pas plus mal. Il était d'usage de goûter le beurre pour s'assurer qu'il n'était pas rance - les B.O.F. ayant mauvaise réputation - et les parures noirâtres que le boucher épluchait aux flancs des pièces de rump-steack attestaient simplement que la bête avait ce qu'il fallait de frigo. En ces heureux temps, oncques ne s'inquiétait de voir  la surface d'une mayonnaise "croûter" un peu (un coup de fouet, et elle referait bien un service), et la seule précaution que l'on prît devant les conserves était de vérifier qu'elles ne fussent pas gonflée par quelqu'activité gazeuse qui les condamnaient irrémédiablement à la poubelle, car nos grand-mères assimilaient ce gonflement au gaz moutarde qui en avait rendu plus d'une veuve avant l'heure.
C'était aussi le temps où l'on laissait les enfants s'abreuver l'été au tuyau d'arrosage, et où la pharmacopée domestique regroupait en une petite boîte métallique des comprimés d'aspirine de l'Usine du Rhône et du Mercurochrome, viatique suffisant à pallier une large gamme de désagréments qui ne nécessitaient pas l'appel aux enfants d'Esculape, lesquels venaient dans les cas graves nous faire tirer la langue et nous coller à la diète, en prescrivant des poudres mystérieuses que le potard affairé broyait en son arrière-boutique, au milieu de pots ornés de noms latins soigneusement calligraphiés…
Revenons à nos dates : rien ne s'oppose bien entendu à la consommation de produits officiellement périmés. Enfin, si, quand même. Il est une qualité perdue, et dont la perte fut voulue, calculée, parce qu'elle participait de la soumission des masses : le bon sens commun.
L'infantilisation du consommateur - et du citoyen - mâtinée d'une culture générale plus que lacunaire, en vient à supprimer et le libre-arbitre, et la perception des réalités. Même pour se nourrir, on ne décide plus : on obéit.

Je vis un peu comme vivait ma grand-mère, et sa mère avant elle, et la mère de sa mère. Je coule ma lessive, je lave ma viande au gros sel quand elle commence à sentir, je conserve à la saumure le cochon de l'an dernier, j'élabore mon frange blanc à partir de lait entier et, quand il devient trop sûr, je l'agrémente d'échalote, de poivre, de sel et de ciboulette, avec, je vous le confie, une rasade de goutte pour lui donner du corps.
Et si les besoins de ma mercuriale me poussent à l'allée du supermarché, j'avoue ne pas faire cas des dates de péremption, ce qui me permet d'ailleurs de bénéficier de promotions intéressantes.
Ainsi, dans mon frigo, les laitages périmés, les viandes rassises, les fromage bien faits, m'assurent une nourriture saine, goûteuse, et, selon les critères hygiénistes en vigueur, aventureuse. Mais j'exerce un choix, j'assume les risques et affirme mon goût.
Et j'emmerde la dégécécéèrèf.

Aux saisons de crise et de rigueur, tandis que Madame le Ministre de l'économie batifole gaiement dans les champs fleuris du néologisme (je t'en foutrais, moi, de la "ri-lance" ! Va lui dire bien en face, au pégreleux qui danse devant le buffet avec son RMI en bandoulière, ou sa retraite des vieux, ou son salaire de misère, va lui dire en face, les yeux dans les yeux, qu'il est venu le temps de la "ri-lance" ! Gaffe au coup de fourche !), il serait peut-être utile de redonner au bon peuple la liberté de décider ce qui est bon pour lui.
Il est vrai que l'époque n'est pas aux libertés...

  • Voilà qui dit être bon vivant !!! Merci

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Camelia top orig

    Edwige Devillebichot

  • en fait, je crois bien que le plus dangereux dans nos "bouffes industrielles" ce n'est pas de les ingérer Après la date mais le danger est bien dans le produit lui-même ...même avant cette fameuse date!
    au fait pour la viande au gros sel tu rajoute un bon alcool fort .. c'est pas mal non plus :-)
    à plus

    · Il y a plus de 13 ans ·
    Img 0012

    ristretto

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