Musica!

Jean François Guet

« Une fête réussie, c'est la messe le matin, la corrida l'après-midi et le bordel le soir » aimait dire Picasso. Pendant une féria, les fanfares assurent avec brio le dernier tercio de ce programme. À Pâques, celle d'Arles ouvre depuis des lustres notre temporada.


Cette année, je suis venu seul assuré d'y retrouver de vieux camarades. Arrivé en train, je traverse la ville pour aller poser mon barda chez l'ami Pierrot. Zébré de guirlandes et de fanions colorés, encombré de panneaux et de banderoles publicitaires, moitié sang et or, moitié anis et bleu, l'espace public a pris des airs de fête de village andalou. Partout, les cafetiers s'affairent à préparer la première des longues soirées de beuverie. Mon parcours pourrait s'apparenter à un pèlerinage tant les bons souvenirs attachés à ces lieux de perdition sont nombreux mais ma seule nostalgie est celle de la féria à venir.


Mon hélicon américain sur l'épaule, je ne passe pas inaperçu. Avec son grand pavillon doré, il attise toujours la curiosité des badauds. Avec l'âge, ce gros instrument me pèse chaque année davantage mais le plaisir d'en jouer a pour vertu d'alléger ses dix-sept kilos de cuivre. En me voyant passer des fêtards impatients croient à l'arrivée d'une banda taurine. Ils me lancent d'impérieux « Musica ! » en m'invitant à partager leur premiers pastis. Refusant poliment leurs injonctions, je poursuis mon paseo à travers le quartier des arènes.


En grande tenue provençale, l'ami Pierrot m'accueille devant chez lui, un verre à la main. Nous nous embrassons chaleureusement. Inutile de m'enquérir de qui viendra. Comme d'habitude, une partie de ceux qui se sont annoncés seront absents cependant que d'autres viendront à l'improviste. Peu à peu, sa maison, quatre grandes pièces superposées sous une terrasse accessible, s'emplit de voisins et de musiciens. Après avoir pris mes quartiers à l'étage dévolu garçons, je monte sur la terrasse rejoindre les copains. Embrassades, partage des premiers verres, papotages et plaisanteries d'usage, nous prenons notre temps avant d'aller mettre le feu à la ville.


Bientôt, nous sommes assez nombreux. Une trentaine de musiciens qui soufflent trop fort et trop vite dans des cuivres à embouchure, ça envoie autrement plus que les sonos à espagnolades de supermarché! D'autant plus que nous ne jouons que des standards dont certains, comme « Valencia », « Paquito » ou la « Pitxoli » sont repris en chœur par les fêtards éméchés. Dans les cafés où nous jouons, la foule se presse tant qu'il en devient difficile d'y danser. Le public conquis, le pastis coule à flots. Reconnaissants, les cafetiers nous abreuvent à gogo. Peu avant minuit, l'ami Pierrot sonne le rassemblement. Fin gourmet et maître queux accompli, il nous a préparé un bon souper. Après avoir fait honneur à sa cuisine, nous montons nous coucher.


Au réveil, j'accompagne une poignée de lève-tôt boire un premier café au bistrot du coin. Certains passants nous reconnaissent et nous saluent avec familiarité. À mon grand étonnement, un homme vient s'asseoir près de moi pour engager la conversation. La soixantaine, il porte un complet sombre, une chemise blanche et une cravate mauve. Petit bedon, calvitie avancée et lunettes à monture dorée lui donnent un air de comptable à la retraite. Seule fantaisie, une lyre en métal argenté brille au revers de son veston.


- Bonjour Monsieur. Auriez-vous une minute à m'accorder s'il vous plaît ?

- Ami mécène, dites moi et je vous répondrai s'il me plaît ou non.

- Mécène non, je suis Emile Lespina, chef de musique de l'Harmonie de la Crau.

- Enchanté, moi c'est Fips, hélicon arrière de la fanfare des Bôzarts.

- Je sais. Depuis des années, j'ai toujours grand plaisir à vous écouter. Mon cher Fips, vous vous débrouillez très bien à l'hélicon.

- Vous me flattez, chef !

- Non, mon appréciation est sincère et c'est justement ce qui m'amène. Nous avons un contrat avec la direction des arènes pour jouer pendant la corrida. Malheureusement, notre hélicon est porté manquant et je cherche un remplaçant.

- Je ne suis pas sûr que vous ayez sonné à la bonne porte. Je ne suis pas au niveau pour jouer dans une harmonie.

- Si, si, je vous ai bien écouté. Vous jouez juste et en rythme. De plus, vous connaissez la plupart des pasos-dobles du répertoire et c'est ce que nous devons jouer pour la corrida.

- N'avez vous pas de tubas ?

- Si bien sûr, mais ce sont des gosses habitués à se caler sur l'hélicon. Ils sont terrorisés à l'idée d'assurer seuls leur partie devant plus de 20 000 personnes. Pour eux, faites-vous violence pour nous dépanner s'il vous plaît. Bien entendu, vous toucherez double cachet.

- Je ne joue jamais pour de l'argent ! Combien de billets pour la corrida pouvez-vous nous obtenir ?

- Une vingtaine ?

- Alors gardez votre cachet et topons là !


Un large sourire de soulagement aux lèvres, le chef nous quitte après avoir réglé les consommations. Trop heureux, il part d'un pas rapide chercher les billets promis. Rendez-vous à 15 heures à la porte des arènes. Pantalon noir et chemise blanche de rigueur, il me prêtera la cravate et le blaser de leur uniforme. Eux joueront tête nue mais je suis autorisé à porter mon béret. L'Harmonie de la Crau compte sur moi ? Elle peut!


Cet engagement nous pris au dépourvu. Pourtant blasés, les copains sont épatés moins par la demande du chef Lespina que par mon habileté à négocier autant de places pour la corrida. Finis nos cafés, nous passons à la boulangerie acheter du pain et des viennoiseries avant de rentrer chez Pierrot prendre le petit déjeuner avec tout le monde. Mon contrat avec l'Harmonie de la Crau suscite louanges ironiques et quolibets admiratifs. Nous avons le rire facile et généreux. Ça s'entend dans tout le quartier. Un peu effrayé par cette ambiance festive avant l'heure, le chef Lespina n'ose pas entrer. Il passe une tête par la fenêtre pour me tendre une enveloppe pleine des billets de corrida attendus avant de s'enfuir. Je la confie à Pierrot qui se chargera de la distribution. Comme toujours nous traînaillons jusqu'à midi, le temps de nous décider à reprendre la piste. Conscient du sérieux de mon engagement, je noierai mes pastis dans de grands verres d'eau fraîche. Au moment de passer à table, je m'éclipserai pour rejoindre l'harmonie.


À 15 heures pétantes, je me présente à la porte des arènes où le chef Lespina m'accueille chaleureusement. Il me présente aux musiciens, des hommes pour les deux tiers. Le plus jeune, un clarinettiste, doit avoir douze ans, le plus âgé, un trompettiste approche les quatre vingt. J'en reconnais quelques-uns qui viennent taper le bœuf avec nous à l'occasion. Le chef me passe la liste des morceaux. En effet, je les connais tous depuis longtemps. Toutefois, je lui demande la partition de l'extrait de Carmen qu'il est d'usage de jouer en Arles pendant le paseo. Après nous être accordés à l'abri d'une galerie, nous installons nos pupitres et nos chaises. L'espace qui nous est dévolu est situé juste au dessus de la porte du toril, à droite de la présidence qui siège a sombra au milieu des gradins. J'avise les deux jeunes tubistes avec qui nous allons assurer les graves. Au dernier rang de l'orchestre, nous sommes tous les trois côte à côte, eux assis sur les ailes, moi debout au milieu. Compacts, leurs tubas font pâles figures auprès de mon « Imperial Model » mais je ne serais pas étonné qu'ils jouent déjà bien mieux que moi.


Les spectateurs prennent place jusqu'à remplir l'arène. Le soleil étant au rendez-vous, l'amphithéâtre affiche complet. J'ai du mal à croire qu'il y a bien les 25 000 spectateurs annoncés mais je fais crédit aux dépliants publicitaires. Je comprends que les jeunes tubistes aient été stressés à l'idée de jouer devant pareille foule. Toutefois, à regarder les deux gamins rigolards, je comprends que le stress rongerait plutôt le pylore du chef Lespina.


- Alors les jeunes, c'est la première fois que vous jouez dans des arènes ?

- Non Monsieur. Nous avons déjà joué dans des arènes de village pour des courses camarguaises mais ici, oui, c'est la première fois.

- Impressionnante cette foule, non ?

- Pourquoi vous avez le trac vous aussi ?

- Non, pas du tout. Placés comme nous sommes, nos vis à vis sont de l'autre côté de la piste. Il leur faudrait des jumelles pour nous identifier. Vu d'ici, le public devient abstrait. Alors le trac … mais pourquoi moi aussi ?

- N'avez-vous pas remarqué ? Le chef n'en dort plus depuis des jours. Surtout depuis le forfait de notre hélicon.

- Il est malade ?

- En quelque sorte. Ce sont les corridas qui le rendent malade. Il a refusé de venir. Le chef a eu beau le menacer d'exclusion, il n'a rien voulu savoir. Clause de conscience qu'il dit.

- Et vous les jeunes, vous aimez la corrida ?

- Pas plus que ça. Sans vous offenser, la corrida c'est un truc de vieux. Tout ce cérémonial en costume d'époque, on se croirait dans un péplum de série Z. Le raset, ça c'est top. Il faut en avoir pour aller décrocher la cocarde sur le front des taureaux. Pas de chichis, une fois le taureau dans l'arène, il faut galoper et pour ça mieux vaut porter des baskets que des ballerines. Et puis l'ambiance est plus cool, surtout à l'heure de l'apéro !

Silence ! Le chef nous demande de nous préparer à jouer. Le signal de la présidence ne devrait plus tarder. Nous abouchons nos instruments, prêts à souffler.


Sonnerie de trompette : les portes du toril s'ouvrent pour laisser entrer les alguaziles qui ouvrent le cortège des officiants. Le chef Lespina me regarde droit dans les yeux avant de lancer l'air du Toréador. D'un geste de la main, il m'indique le degré d'intensité qu'il attend de mon instrument. Pour moi qui ai l'habitude de m'époumoner dans le fortissimo, jouer mezzo est une promenade de santé. Le paseo terminé, nous faisons silence. Le chef Lespina me lance un regard plein de reconnaissance. Bien en place, nous avons assuré.


De bonne qualité, les taureaux se succèdent pour accomplir leur destin avec la bravoure attendue. Comme d'habitude, le public hue les picadors à qui il reproche de s'acharner sur les bêtes mais il s'enthousiasme pour la pose des banderilles. Peu sensible à la pureté des véroniques, naturelles et autres passes académiques, il applaudit aux figures acrobatiques. Seule la moitié des mises à mort foudroie net les taureaux. Une estocade mal ajustée déclenche une bronca justifiée. Au final, la présidence accorde deux fois une oreille, une fois deux oreilles qui justifie la sortie du matador en triomphe. Corrida très honnête sans être exceptionnelle, les aficionados ont eu de quoi satisfaire leur passion et les touristes, leur lot d'émotions fortes.


Quant à nous, nous ne jouons qu'à la demande de la présidence. Parfois inattentive, celle-ci est rappelée à l'ordre par les « Musica ! » hurlés par des impatients. À l'inverse, elle est prompte à nous imposer silence. En conséquence, nous ne finissons aucun des morceaux. La dépouille du dernier taureau traînée par l'arrastro vers le toril, nous plions bagage. Nous sommes conviés au vin d'honneur offert par la mairie à tous les intervenants, aux VIP et à la presse. La réception se déroule dans un espace réservé sous les gradins.


Les officiels et leurs affidés ne cachent pas leur bonheur. Cette première corrida a été un succès qui augure bien de la suite de la féria. Ils s'en félicitent bruyamment en exagérant leurs accolades. En civil, les matadors et leurs quadrillas font un passage rapide. Demain, ils toréeront ailleurs et une longue route les attend. Vêtues à l'andalouse, les femmes dont ces mises à mort à répétition ont tourné les sangs en resteront sur leurs pâmoisons. Les vedettes du jour sont parties sans même les regarder. Atténuant leur dépit au champagne, elles se laissent draguer par ces notables qu'elles connaissent trop bien pour ne fréquenter qu'eux à longueur d'année. À chacun son mundillo !


Entouré de quelques musiciens, le chef Lespina, tient à me porter un toast. À le voir, on croirait que c'est l'orchestre qui reçoit alors que pour les organisateurs nous ne valons guère plus que les garçons de piste. Sans rancune pour ce dédain, le chef crée un petit attroupement autour de ma personne. L'échotier de service vient aux nouvelles et propose de prendre une photo de groupe, de quoi illustrer une brève dans le journal local. Le flash de son appareil a fonctionné comme un effaroucheur. En moins d'une minute notre petit groupe se disloque et chacun part de son côté. Ayant fini ma coupe de champagne, je vais pour faire de même quand une femme m'interpelle d'une voix gutturale. «Est-ce vous qui jouez de ce gros instrument ? »


Avant de lui répondre, je me permets de la détailler de pied en cap car j'aime bien savoir à qui j'ai affaire. Avec un sourire ironique, la dame se prête sans pudeur à l'inquisition de mon regard. Elle a tout d'une comtesse sévillane. La taille exagérément affinée par la contrainte d'un corset pour souligner une poitrine et des hanches bien pleines, elle est vêtue d'une jupe-culotte de cavalière et d'un boléro assorti qui couvre un chemisier à jabot exubérant. Je jurerais qu'elle a gonflé le torse quand mon œil a caressé ses seins. Ses cheveux noirs sont tressés pour dégager un visage toujours altier malgré son âge. Ses lèvres charnues peintes en rouge vif dessinent un sourire malicieux. Encadrés de longs cils, ses grands yeux noirs m'observent avec défi. Elle assume sa cinquantaine avec orgueil. Enfin, je réponds à sa question, prêt à parier que les suivantes porteront sur le nom et le poids de mon gros instrument.


-  Oui Madame, c'est bien moi qui en joue.

- Alors venez, je veux vous montrer quelque chose.

- Quelque chose ?

- Ne posez pas de question et suivez-moi s'il vous plaît.


Joignant le geste à la parole, Madame me prend par la main et m'entraîne vers la sortie. Comme pour me rassurer, elle me présente son mari, un vieux chauve tout rabougri qui pourrait être son père. En me serrant mollement la main, il opine sans un mot et retourne à sa conversation. Sa femme se conduit comme une enfant qui demande la permission d'aller jouer dans le jardin avec son petit voisin. Le sourire bienveillant du mari la regardant partir conforte mon impression.


Fausse andalouse et vraie friponne ? Comme un toro bravo face à son destin, je me laisse conduire dans les entrailles des arènes où la petite mort m'attend. Me revient alors la citation de Picasso « une fête réussie, c'est la messe le matin, la corrida l'après-midi et le bordel le soir ». Le bougre ne croyait pas si bien dire !


  • En avant la musique hein!!!! Faut pas tuer les zanimaux....

    · Il y a plus de 6 ans ·
    One day  one cutie   23 mademoiselle jeanne by davidraphet d957ehy

    vividecateri

  • Une photo, de toi et des compères ,croisée sur FB, m'est revenue très vite en te lisant :.) les corridas me déchirent en dedans... je peine à comprendre et il y a des fous furieux dans ce cercle... mais... j'ai beaucoup aimé te lire... alors merci.

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    berenice-l

  • On ne s’y croirait pas ! On y est ! Description flamboyante et fanfaronnante. « La fanfare des Bôzarts » Si je peux me permettre une petite anecdote… je me le permets. J’étais avec un pote pour prendre mon premier cours de dessin à l’école philotechnique de Paris. Nous nous installons où nous pouvions dans la classe surchargée. On était assez dissipé et parlions de choses et d’autres, par contre je ne comprenais rien de ce que pouvait raconter le prof ??? Un détail aussi, m’avait frappé, nous étions les deux seuls avec un carton à dessin. Bof ! Pourquoi pas ? Bref il nous fallut plus d’une heure pour s’apercevoir qu’on s’était trompé de salle. On était en pleine explication de la théorie musicale, en cours de musique. Véridique.

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

    • merci de votre lecture et de votre anecdote savoureuse :)

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • Voilà un texte qui donne l'appétit, le sourire et la joie de vivre dans la grisaille de la rentrée. Quant à ce final spectaculaire où vous jouez les toreadors avec une arlésienne, pourtant d'ordinaire aux abonnées absentes, chapeau bas!

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Img 20210803 205753

    enzogrimaldi7

  • On s'y croirait ! ça sent le vécu, pas la fiction ! Et puis ça me rappelle quelques férias...
    Oui, ça finit comment dis..?

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Default user

    Emmanuelle Girard

    • ça finit sur le clic clac d'une copine ... hé hé

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

  • olé ! on veut savoir la suite :-)

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Pend%c3%a9

    Marc Menu

    • la cuite attenterait gravement à la pudeur ;)

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Jef portrait

      Jean François Guet

    • la cuite aussi, en effet :-D

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Pend%c3%a9

      Marc Menu

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