My fate is to wait

keru

Fidèle à toi-même, tu arrives dix minutes à l’avance. En espérant qu’elle pense à te chercher à l’intérieur, tu rentres dans la taverne, t’assieds et regardes par la vitre en soupirant. D’aise, tu souris. Après quelques secondes de rêverie, tu ouvres ton livre. A ce moment-là, tu n’es pas encore impatiente, tu parviens à te concentrer sur les mots qu’a écrits Carl Aderhold et souris même de certaines des situations qu’il décrit. 

La serveuse – une jolie blonde aux cheveux au carré portant un piercing au labret –  t’interrompt pour te demander ce que tu souhaites commander. Pendant un instant, tu hésites, tu ne sais pas si tu peux te permettre de commander avant qu’elle n’arrive. Poussée par l’éducation un peu trop stricte que t’a donnée ta mère, tu déclines l’offre de la serveuse et lui explique que tu attends quelqu’un. Ce faisant, tu regardes ta montre. Elle n’est pas encore en retard, tu es toujours une minute à l’avance sur l’heure de votre rendez-vous.

Un peu moins concentrée qu’auparavant, tu reprends ta lecture de « Mort au cons », ce livre qui te passionne peut-être un peu plus qu’il ne le devrait. Cette fois, tel un chien dont l’oreille bouge alors qu’il feint de dormir, ton ouïe est aux aguets, tout comme ta vision périphérique. Tu as toujours aimé l’observer lorsqu’elle rentre dans l’endroit où tu l’attends ; tu as toujours apprécié la regarder te chercher dans la pièce ; tu as toujours adoré voir son sourire naitre sur ses lèvres lorsqu’elle t’aperçoit enfin. 

T’évadant un instant de ton livre, tu te demandes ce qu’elle portera. Aura-t-elle mis ce petit chemisier noir que tu aimes tant ? Se sera-t-elle affublée de sa nouvelle jupe haute fendue sur le devant ? Sans le lui avoir dit spécifiquement, tu espères qu’elle aura mis l’ensemble. Depuis qu’elle a fait cette nouvelle acquisition, cet accoutrement t’accompagne lors de tes moments de plaisir solitaire. Rien qu’à cette idée, ton entre-jambe se contracte. Tu resserres les cuisses en soupirant. 

Une femme du même gabarit qu’elle passe devant les fenêtres opaques ; ton rythme cardiaque s’accélère mais lorsqu’elle passe la porte, l’excitation redescend immédiatement ; ce n’est qu’une quadragénaire plutôt banale. 

Trop excitée pour la lecture, tu observes un instant les autres personnes présentes dans l’établissement. A part la serveuse, aucune femme ne présente d’intérêt à tes yeux ; il n’y a que des vieux et des enfants. Sans en avoir vraiment conscience, ton esprit s’évade à nouveau et imagine un scénario lubrique entremêlant cette blonde et ta blonde, qui ne devrait pas tarder maintenant. Un observateur extérieur t’aurais vue serrer à nouveau tes cuisses l’une contre l’autre, pressant ta main droite qui se serait immiscée entre elles deux. Toi, pendant ce temps, tu te voyais jouir des plaisirs d’un threesome dans un lit king-size d’un hôtel somptueux du sud de la France. 

Tu es sortie de tes pensées par la serveuse blonde qui revient te demander si tu ne souhaites toujours pas commander quelque chose. Intriguée par son insistance, avant de lui répondre, tu regardes ta montre ; 11h12. Cela fait douze minutes qu’elle devrait être là, à tes côtés. Bien que tu sois habituée à ces retards récurrents, celui-ci, à l’instar de la plupart des autres, te blesse. Ne t’avait-elle pas dit « cette fois, je serai même là avant toi ! » ? Déçue, tu t’apprêtes à répondre à la serveuse lorsque tu croises son regard. Compassion. Elle semble s’être rendu compte de ton dépit et le comprendre. En te posant la main sur l’épaule, elle chuchote « Ne vous inquiétez pas, je suis sûr qu’il ne va pas tarder. »

Malgré toi, cette réflexion te questionne. Cette fille a-t-elle dit ça dans le but de connaitre ton orientation sexuelle ou prend-elle comme acquis que tu es hétérosexuelle ? Evinçant cette interrogation, tu prends ton téléphone portable, clique sur son nom et puis sur « envoyer un message ». Tu rédiges « Tu m’as oubliée ? » et te ravises. Tu effaces et rédiges cette fois « T’es où ? » avant de changer encore une fois d’avis et de laisser tomber, avec force et fracas, ton téléphone sur la table. Te rendant compte du bruit que cela a fait, tu regardes autour de toi et croise le regard, peiné, de la serveuse. Tu meurs d’envie de lui crier « C’EST UNE FEMME, OK ?! » mais tu ne le fais pas. A la place, tu rouvres ton livre et fais semblant de t’y plonger. Tes yeux se posent sur les mots mais leur sens ne t’atteint plus ; ton esprit est ailleurs. Tu réfléchis à la conduite à adopter mais les bruits ambiants te perturbent ; ils dérangent tes raisonnements. Cette fois encore, alors que tu meurs d’envie de crier à l’enfant assis à la table d’a côté que non, il n’aura pas un autre Cecemel et qu’il a intérêt à fermer sa grande gueule s’il ne souhaite pas qu’on lui enfonce la bouteille dans le cul, tu te tais et inspire un grand coup. 

D’un coup, tu ressens alors un besoin aigu et intense d’être alcoolisée. Tu lèves le bras et appelle la serveuse qui arrive, cette fois encore, avec un sourire gêné. D’un ton sec, sans aucune once de gentillesse, tu commandes un whisky-coca. Ce choix l’étonne. Elle fait mine de ne rien en montrer, mais elle le désapprouve. Néanmoins, elle se détourne de toi et va le préparer. En l’attendant, tendue par l’attente et l’énervement, ton regard se tourne vers la fenêtre. Tandis que tes doigts tapotent nerveusement sur la table, tes yeux ne voient pas les gens passer, ils sont tournés vers l’intérieur de tes pensées, scrutant ta colère et ses répercussions si bien que lorsque la serveuse pose ton whisky sur la table, tu sursautes et manques de lui hurler dessus. 

Percevant visiblement ton état plus que tendu, la serveuse se fait discrète et prend la suite. Tu prends ton verre en main, hume les vapeurs d’alcool, shake les glaçons un instant et boit l’entièreté du verre en cul-sec. Tu reposes le verre bruyamment, lève la main et crie à la serveuse que tu veux la petite sœur. « A ce rythme-là, ce serait plus simple que je m’asseye au bar », penses-tu, mais tu n’en fais rien. Quitte à devoir attendre, tu peux bien être à ton aise adossée sur une banquette en moquette rouge, non ?

Ton deuxième whisky n’étant toujours pas là (« mais que fait cette putain de serveuse, bordel ? »), tu regardes une nouvelle fois ta montre ; 11h19. Là, elle exagère. Ses retards se limitent souvent au quart d’heure. Malgré toi, alors que tu sais qu’elle ne mérite pas pareil traitement, tu commences à te poser des questions, à t’inquiéter. Est-ce qu’elle va bien ? Est-ce qu’elle n’aurait pas eu un problème ? Est-ce qu’elle n’a pas encore eu une énorme gueule de bois hier ? Est-ce qu’elle ne se serait pas faite renversée par une voiture ? Est-ce qu’elle aurait encore fait du stop ? Est-ce que… Pendant quelques secondes, toutes sortes d’hypothèses te passent par la tête, des plus crédibles aux plus invraisemblables. Au comble de l’inquiétude, tu reprends ton téléphone et sans y réfléchir, tu l’appelles. Première sonnerie, tes doigts s’acharnent sur la table ; deuxième sonnerie, tes pieds se meuvent à une vitesse v-prime ; troisième sonnerie, alors que ton deuxième whisky est en face de toi, ta gorge est plus que sèche ; quatrième sonnerie, clic, messagerie. « Salut, vous êtes bien sur la messagerie de Chaaarlîne. Laissez un message et j’vous rappellerai !... Enfin, si j’en suis capable ! Hihihi… ! » Tuuut. Abasourdie par le fait qu’elle n’ait pas répondu, tu ne penses pas à raccrocher. Pendant plusieurs longues secondes, la messagerie de Charline enregistre ta respiration sourde et rapide ralentir jusqu’à ne plus être qu’un souffle diffus. Un éventuel observateur externe aurait cru, en te regardant, que ton esprit tournait à vive allure, évaluant les opportunités qui s’offraient à toi ; pourtant, ta réalité est toute autre. Vide. Noir. Froid. Tu ne penses plus à rien ; ton monde s’est réduit à un infinitésimal point noir perdu au centre d’une somptueuse galaxie blanche. Tu ne sais plus où tu es, tu ne sais plus qui tu es, tu ne sais plus qui tu attends, tu ne sais à vrai dire même plus que tu attends. La serveuse blonde remarque tes yeux vitreux et ton expression de vacuité mais elle n’ose pas venir t’interrompre. Elle se demande si ton état ne se rapproche pas de celui d’un être hypnotisé, ce genre d’état qu’il ne vaut mieux pas interrompre sous peine d’altérer certaines facultés cognitives. Intriguée par ton immobilité, elle est toujours en train de t’observer lorsque, trois cents vingt-deux secondes plus tard, tu émerges enfin. 

Comme si ton état de fuite ne s’était pas produit, tu attrapes ton verre et le sirote plus calmement que le premier. Tu sembles calmée, apaisée, bien que très vite, ton esprit se réveille et te rappelle ce que tu fais là : tu attends Charline. A l’évocation mentale de cette raison, ton inquiétude refait surface. A nouveau, tu regardes ta montre. 11h37. Le célèbre « quart d’heure académique » est, depuis longtemps, révolu. Tu reprends ton téléphone et, pendant un instant, manque de l’appeler à nouveau. Tu te ravises. Lasse de ces années de perpétuelle attente, tu sors ton bloc-notes de ton sac à main Gucci, prend ton stylo Parker qui te vient de ta grand-mère, et rédige un mot à l’attention de ta compagne. Après cela, tu range ton livre, remets ta veste, te lève, te refait une beauté dans la vitre disposée au-dessus de la banquette sur laquelle tu étais assise et te dirige vers la serveuse.

Munie ton plus beau sourire, en lui tendant le mot, tu lui demandes : « Excusez-moi, si vous voyez, à un moment dans la journée, une jolie brune aux cheveux bouclés jusqu’aux fesses portant une veste verte fluo – j’pense pas qu’il y en ait beaucoup des comme ça –, vous pourriez lui donner ceci ? ». Elle arbore une expression étonnée un peu bête, mais tu conformes ainsi qu’elle possède de superbes yeux verts. Tu es contente de toi. Tu prends sa main droite au creux de la tienne, lui baise le dos de la main, lui souris et quitte la taverne, heureuse.

Après t’avoir regardé traverser la rue de ta démarche déterminée, la serveuse blonde déplie le mot et, non sans une pointe d’appréhension, le lit.

Charline, lorsque tu arriveras ici, sache que notre relation aura prit fin. Une fois n’est pas coutume je te remercie d’être arrivée tant en retard. T’attendre m’aura cette fois permis d’être séduite par cette magnifique serveuse au regard hypnotisant et aux cheveux d’or. Sache-le, tu ne lui arrives pas à la cheville.

Keru

Juin 2013

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