Narcisse
nico61
Quand j’ai ouvert la porte, je ne l’ai d’abord pas reconnu. Il m’a dit alors son prénom et cela m’a fait l’effet de deux cailloux qu’il aurait frotté l’un contre l’autre, déclenchant une étincelle de souvenir.
« C’est moi, Narcisse ! »
Narcisse… Je n’avais eu qu’un seul ami répondant à ce doux prénom de fleur, mon premier nounours. Il m’est revenu, comme un rideau soulevé par une bouffée de nostalgie, toutes nos années de lit commun. Narcisse a été le gardien de mes tumultueuses nuits d’enfant. Me soutirer mon ami, aurait été comme m’arracher mon talisman contre les ténèbres, me laisser seul et sans défense avec les créatures de la nuit sortie de leur pandémonium.
Et puis fatalement j’ai grandi. Un jour d’été, nous nous sommes dit adieu, mon vieux compagnon et moi, sur l’étal d’un vide-grenier. Une page devait se tourner. De l’eau a coulé sous les ponts depuis… et de la soupe aussi, à grands flots, au regard de l’espèce de monstre campé sur mon palier. Celui-ci tenait plus de Chewbacca que du Narcisse que j’avais connu. Il tutoyait les deux mètres, et la vue de son abondante fourrure me procurait des sueurs chaudes. J’opposai un scepticisme bien légitime à son endroit.
« Le nounours de quand j’étais petit tenait dans le creux de mes bras. Et vous, vous êtes aussi large qu’un lit de deux mètres ! »
Il est des émotions plus fortes que de trouver un teddy taille XXL sur votre perron, par exemple c’est d’entendre ce même pachyderme pousser la chansonnette. Pas n’importe laquelle, celle que vous fredonnait votre maman jadis au réveil de la voix la plus douce du monde: «Debout les gars, réveillez-vous, il va falloir en mettre un coup, debout les gars réveillez-vous, on va au bout du monde… » Face l’évidence que j’étais bien éveillé, j’ai fondu en larmes. Qui aurait pu savoir ce que représentait cette chanson à part mon frère et… peut-être le confident de mes nuits, celui que je croyais fait de l’étoffe d’un ami, finalement pas si imaginaire que ça ?
« Narcisse ! C’est donc bien toi ! ai-je réalisé alors en l’étreignant de mes bras maigres.
L’ours m’a tapoté affectueusement le crâne, dans un grognement satisfait, avant de me rappeler aux fondamentaux de l’hospitalité.
« Je peux entrer? C’est que j’ai fait d’la route jusqu’ici, et j’ai une faim d’ogre ! »
Pour cela, il lui restait une formalité, et non des moindres, qui était de passer la porte. Il est entré de côté, rasant l’encadrure de sa gargantuesque panse dont le contenu devait bien mériter un inventaire. J’ai sauté des deux pieds joints dans le plat en lui demandant tout de go.
« Qu’as-tu mangé pour devenir aussi énorme ? »
Par bonheur, le bestiau ne faisait aucun complexe pondéral. Son aveu, de poids également, m’a laissé entrevoir à quelle sauce il aurait pu me manger, dans un accès de susceptibilité.
« Du poisson, du gibier, et quelques humains aussi. »
Ma mâchoire en est tombée quand j’ai vu la sienne, toute hérissée de crocs. Ainsi, le Narcisse que j’avais bercé contre mon cœur s’était mué en un prédateur mangeur d’hommes !
« L’étranger à qui tu m’as vendu a fini par me jeter dans une poubelle. Une fée est alors apparue et m’a donné vie d’un coup de baguette magique. Elle m’a dit que je deviendrais un vrai ours si je devenais digne de l’être. J’ai dû la décevoir, car j’attends toujours. »
Voyant combien était ma déception, de voir ce rêve d’enfant repeint au sang, la créature a voulu faire amende honorable
« Oui, j’ai dû tuer pour manger, y compris de temps en temps des hommes… Mais jamais d’enfants ! J’aime les enfants, bien fois j’ai voulu m’en faire des amis mais ils avaient peur et ils criaient, et les hommes venaient avec leur fusil… Oh, si tu savais ce que je donnerais pour redevenir comme avant, tout petit et que tu me tiennes dans le creux de tes bras ! »
Les mots me manquaient, je me sentais déboussolé par sa mise à nu. Dans le passé, dieu sait le nombre de fois où lui avais vidé mon sac à larmes… J’imaginais nos rôles figés pour l’éternité… à tort! Je l’ai fait s’asseoir sur le canapé, puis j’ai regardé ce qui me restait dans le frigo. De la bière et un reste de fromage. Près du micro-ondes, traînait une boîte de céréales au miel. Je me suis retourné vers lui et je lui ai simplement demandé:
« Ton lait, tu l’aimes chaud ou froid? »