NE PARDONNEZ POINT

maisha

Un silence lugubre plane sur l'assemblée. Tous les vénérables sont assis en demi-cercle, à l'ombre du sycomore, qui se tient majestueusement au milieu du village depuis des temps immémoriaux. Aujourd'hui, pas une seule feuille ne bouge de l'arbre qui souvent ondule au grès de la brise. Au dessus, dans le ciel, les nuages sont si denses, que les rayon de soleil filtrent faiblement. Mugabo, l'infâme, l'assassin, se tient un peu à l'écart. Il est assis sur un tas de briques, recroquevillé. La tête entre ses mains. Il n'ose pas lever son regard vers moi. Pourtant, je sais qu'il se doute de ma présence, car son corps a bougé, quand il a entendu le bruit de mes pas sur le sol rocailleux. Je viens de passer dix sept ans, à essayer d'enfouir au plus profond de mon être, le nom de cet homme. Il évoque l'horreur et me plonge dans une souffrance indescriptible. Le rythme de mon cœur s'accélère, mais je veux le voir. L'homme qui a changé mon destin à jamais. Lui cracher au visage, toute la haine que j'éprouve pour lui.

Derrière moi, quelqu'un se racle la gorge. Je me tourne, et Kamanzi, l'aîné de l'assemblée du village, m'apostrophe :

-       Neza, ma fille, toi dont le nom exprime la bonté, approche.

Il parle d'un coin de la bouche, car de l'autre, il tire paresseusement sur sa pipe, dont se dégage une épaisse fumée grisâtre, et une odeur à suffoquer. Sa voix me rassure, je lui fais confiance. Pourtant, je me méfie des autres. Tous, autant qu'ils sont, ils chantent le pardon. Depuis que le scélérat est sorti du bagne, ils n'arrêtent pas de me casser les oreilles, prétextant que l'homme a changé. Encore plus absurde, que c'est aussi pour mon propre bien, que pardonner va me permettre de ne plus être prisonnière de mon passé. Quels idiots ! Kamanzi lui, il ne me parle jamais de cet assassin. Il se soucie plutôt de mon bien être. Après tout, si je suis ici cet après midi, ce n'est que par respect pour lui et l'amitié qu'il entretenait avec mon père. Je m'approche donc, et je m'assois sur la natte qui se trouve auprès de lui.

 

A ma vue, tous les vieillards murmurent. Les visages de certains s'illuminent avec des sourires de soulagement. D'autres qui savent ce qui les attend, se renfrognent davantage. Kamanzi, avec un mouvement gracieux, prend sa pipe, la range dans un pan du pagne qu'il porte autours des reins. Il se racle la gorge de nouveau, et prend la parole.

 

- Ma fille, nous sommes ici réunis, pour que ton frère Mugabo et toi puissiez trouver une entente. Que les crimes qu'il a commis ne puissent pas définir ton avenir et celui de notre village. Nous souhaitons que tu puisses écouter ce qu'il a à te dire.

 

Une espèce d'obscurité m'envahit à partir du moment où il dit, ‘' ton frère''. Je perds la suite. Comment peut-il sortir ces propos de sa bouche ? Lui qui ne m'a jamais abandonnée. Le traitre ! Il est maintenant de connivence avec les autres. Comme un torrent en pleine saison des pluies, une énorme boule de colère et de haine monte vers ma gorge. Je me retiens. Il faut tenir. Ne pas fléchir ! Comment peuvent-ils me demander l'impensable ? Si eux, ils ont réussi à lui pardonner, c'est surement parce qu'ils partagent de la bière tous les soirs. Je sens les larmes s'amasser dans mes yeux, mais je les réprime. Il ne faut pas que je pleure devant ce public.

 

Mugabo se lève et avance au milieu du cercle. Il a l'air contrit. Maintenant qu'il n'est plus accroupi, je peux le regarder. Sa stature domine l'assemblée. Bien qu'il fasse des mouvements lents et pausés, il me domine encore plus. Dans ma tête, des idées folles se bousculent. Et s'il sautait sur moi, comme il l'a fait pour mon petit frère, celui qu'il acheva d'un coup de machette ? Et s'il brisait ma tête contre le tas de briques sur lequel il était assis tantôt, comme il a fracassé la tête de ma sœur cadette sur les pierres qui étaient au milieu de la cour ? J'ignore quelles horreurs il a fait subir à ma mère, lui et sa bande d'assassins. Elle n'est jamais revenue. Et c'est avec cet homme là, qu'il faudrait que je fasse la paix ? Cet homme qui, selon l'assemblée, serait devenu ‘' mon frère'' ?...

 

Il se tourne vers moi, et fait un pas dans ma direction. Mais son pied hésite, il fléchit son genou et le pose par terre. Ses yeux me fixent toujours. C'est insoutenable. Je me couvre le visage et la tête de mon pagne, comme pour échapper à l'intensité de ce regard. A travers ma torpeur, je l'entends qui parle :

 

- Ma sœur Neza, il marque une pause, sa voix n'est pas méchante. Mais cela ne me rassure point.

Il enchaîne :

- Rien ne pourra jamais justifier ce que j'ai fait. Ton père, qui pourtant m'avais nourri comme son propre fils, je n'ai pas hésité à l'achever à la machette….

 

- Tais-toi ! Ceci n'est qu'une perte de temps, si tu ne me dis pas ce que tu as fait de ma mère.

- Ta mère, je n'ai pas eu le courage de la toucher, j'ai laissé les autres l'emporter. Seul le diable sait où.

 

Sa voix n'est qu'un murmure à présent. Agenouillé et le regard baissé, il inspire lentement. Je reste sans voix, comme les autres dans l'assemblée. Il continue :

 

- J'implore ta clémence. J'ai eu le temps d'expier mes péchés en prison. S'il te plait, accorde-moi ton pardon. Pour que dans cette vie et celle d'après, je puisse avoir une chance infime, de me repentir.

 

Je me lève, j'avance vers lui, maintenant c'est moi qui le domine. Arrivée à sa hauteur, j'appuie mon index sur son front, comme si la pression de mon doigt pouvait faire éclater son crâne de malfrat. Il ne bouge pas. Avec toute la force qui reste dans ma voix, je crie :

 

- Tu n'auras point mon pardon !

 

Sur ce, je pars, sans regarder en arrière.

 

Des jours, des semaines, des mois passent, je commence à oublier cet évènement. Ma vie a repris son cours. Personne, parmi ceux qui étaient présents ce jour, n'ose m'adresser la parole.

Un soir, je fais paître mes deux vaches, Gaju et Rusine. Soudain, un beuglement profond et douloureux me fait sortir de ma rêverie, Gaju a glissé sur le flanc de la montagne, et elle est tombée dans le ravin. Je me précipite et dévale la pente. Arrivée au fond, je constate les dégâts, Gaju s'est faite une entorse à la patte droite avant. Ses pattes arrières sont coincées entre les branches qui ont amorti sa chute. Armée de mon bâton, celui ci ne me sert à rien, car il ne peut pas couper ses branches qui la tiennent prisonnière. Affolée, ses beuglements m'empêchent de trouver une solution, plus le temps passe, plus sa souffrance s'accentue. Hélas, je me rappelle que j'ai laissé Rusine en haut du ravin, et si elle tombait aussi ? Je remonte la pente. Quand j'arrive en haut, c'est là que je le vois. Il vient vers moi, sur le chemin qui longe le ravin. A ma vue, il s'arrête. Dans sa main, il tient une machette qu'il pose instinctivement à terre d'un geste lent. Puis il s'avance vers moi. Il dit :

 

             - Uraho, ese n'amahoro ? Bonjour, es ce que tout va bien ?

       Pour qui se prend il ? Oser m'adresser la parole ?

 

         Avec véhémence, je réponds :

- Qu'est ce que tu veux ?

- J'ai entendu une vache beugler dans le ravin.

- Cela ne te concerne pas, continue ta route.

- Pourtant la vache me semble en détresse, insiste-t-il.

- Surtout prend garde, ne t'approche pas !

 

Il a vu les herbes couchées à l'endroit où Gaju a glissé, elle dont la voix continue de retentir du fond du ravin. Il se dirige donc vers la source de ce vacarme, malgré moi. Je reste là, sans bouger, une sueur glaciale coule dans mon dos.

 

Quelques instants plus tard, il réapparaît. Il se dirige vers sa machette, la ramasse et s'engouffre encore dans le ravin. Comme une statue, je ne bouge toujours pas, mes sens sont aux aguets. Les bruits d'un arbre qu'on coupe me parviennent quelques temps après. Le beuglement de ma vache diminue. Puis, je vois la tête de Gaju émerger lentement, son museau couvert d'écume et ses yeux mouillés. Mugabo la pousse par derrière pour l'aider à franchir la pente. Sans rien dire, je donne un coup de bâton à Rusine pour lui donner l'ordre de se mettre en marche. Elle connaît le chemin pour la maison. Je la suis de près et Gaju, boîte derrière nous. C'est à ce moment que Mugabo m'interpelle :

 

- Peux tu attendre un peu, pour que j'attache une attelle à la patte cassée de cette vache ?

 

Je m'arrête et j'attend qu'il termine sa besogne.

 

Nous arrivons devant ma demeure, quand les derniers rayons de soleil se dissipent dans les nuages. Rusine entre, et Gaju boitille jusqu'à son étable. Mugabo se tient à distance, debout, silencieux. J'entre, je verse du lait dans un verre et je retourne dehors. Il se tient toujours à la même place.

La main tremblotante, Je lui tends le lait de ma vache.

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    · Il y a environ 7 ans ·
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    maisha

  • Avec ce verre de lait Neza offre son pardon à Mugabo..quelle belle histoire et très bien écrite !

    · Il y a environ 7 ans ·
    Louve blanche

    Louve

    • Merci, c'est gentil de prendre votre temps de lire et de partager votre réaction.

      · Il y a environ 7 ans ·
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      maisha

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