Nicolas (ou le dernier jour)

max-w

 « On aurait dû réagir. On aurait dû faire quelque chose. Pourtant, nous n'avons rien fait. » Pauline avait la voix presque éteinte, amuïe par l'émotion, les yeux rougis, embués de larmes qu'elle s'efforçait de retenir. Dans sa tasse de café, elle tournait une petite cuillère avec une régularité métronomique. Elle n'y avait pas ajouté de sucre, mais sa main, serrant le petit ustensile argenté, ne pouvait s'empêcher de décrire des cercles dans sa boisson chaude. Son geste était mécanique, irréfléchi. Elle ne voulait pas pleurer. Elle avait déjà assez pleuré.

Assise face à elle, son amie de toujours, Clémentine, l'écoutait avec patience et attention. Elle se contenta de lui répondre d'une voix cajoleuse mais néanmoins empreinte de pragmatisme : « Mais tu sais très bien que tu ne pouvais rien y faire. Personne ne le pouvait. » Elle parlait peu, écoutait beaucoup ; les mots comme les silences. C'était sa façon à elle de réconforter son amie d'enfance. Simplement écouter.

Pauline tourna la tête vers la vitrine du café pour regarder à l'extérieur. Des inconnus allaient et venaient sur le trottoir, toutes sortes de véhicules se croisaient sur la chaussée grise et humide ; et de l'autre côté de la rue, dans le parc arboré qui se parait d'un vert vif et printanier, des enfants couraient innocemment les uns après les autres en riant aux éclats et sautant joyeusement dans les flaques que l'averse avait laissées ça et là sur les chemins gravillonnés. Elle se retourna subitement vers Clémentine, l'air pensif, et lui répliqua avec calme : « Non, personne. Tu as sans doute raison. Personne, si ce n'est lui. » Puis elle regarda à nouveau la vie s'animer au dehors.

 

 

Six jours plus tôt, un vendredi à six heures trente, son frère Nicolas monta dans un train de banlieue, comme chaque matin de la semaine, pour se rendre à son travail. Il faisait encore sombre mais une lueur orangée paraissait sur la ligne d'horizon et se mélangeait délicatement dans le bleu de la nuit évanescente. C'était la fin du mois d'avril et l'aube restait encore fraîche. Le wagon, baigné d'une lumière blafarde, était presque vide. Nicolas, casque vissé sur les oreilles, prit place sur une banquette défraîchie près d'une fenêtre. Le train se mit en branle dans un souffle poussif et routinier.

 

Nicolas n'avait pas encore trente ans, mais s'en approchait inexorablement. Voilà bientôt cinq années qu'il occupait le même poste d'employé de bureau, sans grandes responsabilités, au sein d'une des plus fameuses entreprises du pays. Il travaillait consciencieusement, presque avec acharnement et malgré cela sa carrière n'évoluait guère. Au fil des mois, des années, tout était devenu habituel : les trajets nocturnes, la lecture presque rituelle des courriels sur l'écran de son ordinateur sitôt installé derrière son bureau, les pauses café avec les collègues, les réunions, les pots de départ, les buffets arrosés pour fêter les succès, le ronron morose de la vie de gratte-papier. Il savait pourtant qu'il n'avait pas tant à se plaindre de sa situation ; ses appointements étaient tout à fait décents, ses conditions de travail finalement plutôt enviables et sa place convoitée par tant de personnes que le marché de l'emploi, toujours plus impitoyable et déshumanisé, maintenait à l'écart de toute source de revenus substantielle. En somme, Nicolas avait de la chance.

 

Une fois descendu du train, quatre arrêts de bus séparaient encore Nicolas de l'immeuble de bureaux où il était employé. Il parcourut le chemin machinalement, tel un automate programmé à cette fin. Une musique énergique se répandait dans le creux de ses oreilles pour l'aider à s'extraire de sa torpeur matinale. Il déboucha enfin sur un large boulevard, royaume sans partage de l'automobile, où il manqua de se faire renverser par un conducteur visiblement trop pressé. L'évènement eut toutefois pour effet de sortir Nicolas de son engourdissement, d'autant que le fougueux automobiliste n'hésita pas à actionner vigoureusement son klaxon en signe de mécontentement.

Il acheva sa périlleuse traversée sous les regards impatients ou endormis des automobilistes arrêtés par le flot des marcheurs. Il pénétra enfin dans la tour de verre, d'acier et de béton où il passait une partie non négligeable de son existence. Son badge actionna le tourniquet et il se trouva au pied d'une cage d'ascenseur. Un homme à peine plus âgé que lui le héla : « Huitième étage ? » La réponse était évidemment oui puisque, lorsqu'il se retourna en retirant son casque pour le poser autour de son cou comme un collier de modernité, il reconnut son voisin de bureau et le salua en souriant poliment.

 

Pour obtenir ce poste, Nicolas avait quitté sa campagne natale, sa famille, une partie de ses amis d'enfance – bien que beaucoup s'étaient déjà éparpillés aux quatre coins du monde – et traversé presque tout le pays pour rejoindre l'immensité de la ville où il avait élu domicile. Quitter est sans doute un mot excessif : il s'était certes éloigné d'un point de vue géographique mais revenait irrépressiblement dans le pays de son enfance dès que l'occasion se présentait à lui. Et puisque la technologie comblait désormais avantageusement la distance, c'était presque, au fond, comme s'il n'était jamais tout à fait parti. Le hasard de la vie avait même eu la mansuétude d'amener Pauline à emménager à quelques encablures de chez lui.

Malgré tout, il avait, depuis son exode forcé vers sa vie actuelle, toujours eu la plus grande peine à se faire de nouveaux amis, à faire quelque agréable rencontre, à passer de bons moments avec d'autres personnes que sa famille ou ses vieilles connaissances – qui lui rendaient parfois visite quand ce n'était pas lui qui s'échappait de l'ennui du quotidien pour passer quelques jours chez elles. Ainsi, au fur et à mesure, sa solitude avait grandi, mais peut-être bien moins qu'il ne le ressentait ou ne l'imaginait. Pourtant, sa vie sociale se confondait toujours plus avec son activité professionnelle, le plongeant dans une déréliction certaine, devenue à ses yeux irrémédiable.

 

Comme chaque matin, Nicolas s'installa à son bureau, déposa sa tasse de thé – qui infusait doucement dans l'eau bouillante, y diffusant un voluptueux nuage parfumé aux teintes caramel – à côté du téléphone et alluma son écran. Lorsqu'il consulta la masse des messages électroniques qui étaient parvenus dans sa boîte aux lettres virtuelle, l'un d'entre eux attira tout particulièrement son attention. Estampillé d'un petit point d'exclamation rouge qui indiquait que son contenu revêtait une importance bien plus grande que toutes les autres communications qui lui étaient adressées, il s'intitulait : Convocation urgente.

A sa lecture, la teneur du message figea les traits de son visage. Nicolas paraissait désorienté, frappé d'incompréhension et d'angoisse. Son collègue s'étonna de son teint livide, de son air abattu et de son silence accablé ; lui qui était d'ordinaire si enjoué et jamais avide d'un bon mot. Nicolas s'était toujours attaché à faire montre de bonne humeur dans son travail, certainement plus pour rompre avec la monotonie de sa propre existence que par pur esprit de facétie. Il expliqua brièvement la situation à son voisin de bureau qui tenta quelque peu de le rassurer puis se mura dans le mutisme le plus complet jusqu'à l'heure de sa convocation.

A dix heures, Nicolas se trouva deux étages plus haut, face à la porte blanche du bureau d'un de ses supérieurs hiérarchiques. Il frappa anxieusement du poing sur l'immaculé battant et une voix à l'intérieur l'invita à entrer. Il s'exécuta et un homme chauve, athlétique et vêtu d'un élégant costume bleu nuit l'accueillit civilement en lui tendant sa main que Nicolas s'empressa de saisir en retour. L'homme lui demanda de bien vouloir s'asseoir face à lui et, sitôt réinstallé dans son fauteuil, d'un ton grave, il entama un long monologue : 

« Mon cher Nicolas, comme vous le savez, notre entreprise est actuellement en pleine réorganisation, et en particulier votre département… »

En réalité, Nicolas l'ignorait et l'homme au crâne dégarni venait d'énoncer là une première nouvelle. Ce dernier poursuivit son discours par quelques généralités relatives à la situation de la firme pour laquelle ils travaillaient tous deux et se montra ensuite faussement élogieux à propos du travail de Nicolas alors qu'il n'avait probablement aucune idée quant à sa réelle nature. Il en vint alors au cœur du sujet avec une soudaine voix de fausset et feignant un air enjoué qui masquait mal le rythme mécanique de son propos : 

« Dans le cadre de cette restructuration, nous allons devoir nous séparer de certains de nos collaborateurs. Cependant, vous, Nicolas, conserverez un poste au sein de nos équipes, mais différent de celui que vous occupez actuellement. N'ayez crainte, je suis certain qu'il vous conviendra à merveille et vous permettra à coup sûr de relever de nouveaux défis ! Avez-vous des questions ? »

Le cœur de Nicolas semblait prêt à bondir hors de lui et son esprit oscillait entre crainte et soulagement. Après un court instant de flottement, il bredouilla enfin assez péniblement : « Mais de quel poste s'agit-il ?

— Ses contours, répliqua le responsable qui semblait manifestement s'attendre à cette question, et les missions qui vous incomberont dans le cadre de vos nouvelles attributions ne sont pas encore totalement définies avec précision, mais nous reviendrons très rapidement vers vous avec plus de détails. N'en doutez pas. »

Le doute ne quitta pas Nicolas à l'énoncé de ces paroles trop bien préparées, bien au contraire. Mais semblant ne pas pouvoir obtenir d'informations plus précises à cet instant, il se résigna à remercier promptement son interlocuteur avant de regagner son bureau, l'esprit vagabondant entre des sentiments contradictoires.

Manifestant tout son intérêt, son collègue du huitième étage ne put s'empêcher de l'interroger sur l'entrevue en apercevant sa mine dubitative. D'abord hésitant, Nicolas en entrepris le récit, ce qui sembla pour le moins provoquer un vif émoi chez son auditeur, dont le visage se renfrogna avec un petit air de regret. Vilaine curiosité. Ils se turent, Nicolas haussa les épaules et le reste de la journée fut d'une effroyable pesanteur.

 

Nicolas débaucha peu après dix-huit heures, pas mécontent de partir après une éprouvante semaine. Bien qu'il essayait de ne pas y penser, l'annonce de sa nouvelle affectation le laissait perplexe et anxieux. Elle le taraudait au point qu'il faillit se tromper d'autocar en voulant rejoindre la gare mais il y parvint finalement sans encombre. L'air commençait à nouveau à fraîchir après une douce journée ensoleillée de printemps. En quittant le bâtiment principal de la gare afin de patienter sur le quai, une brise légère mais quelque peu désagréable lui frappa le visage. Il remonta le quai et s'arrêta dès qu'il jugea l'emplacement convenable pour patienter.

Il était planté là, les mains plongées dans les poches de sa veste grise, le regard fixé sur les traverses en bois usé par les années. Autour, la foule se hâtait dans brouhaha ininterrompu. Des femmes et des hommes marchaient d'un pas pressé en tous sens, prenaient place à quelques mètres de lui, les yeux rivés sur l'écran de leur téléphone, sur une page d'un épais roman ou d'un journal du soir. D'autres discutaient bruyamment et s'esclaffaient comme pour ponctuer leurs échanges. D'autres encore fumaient une cigarette nonchalamment. Et Nicolas, lui, demeurait impassible à l'agitation régnant alentour, tout plongé qu'il était dans ses pensées, l'image de la voie ferrée qui se trouvait trois mètres devant lui imprimée sur sa rétine, les sons environnants étouffés, lointains.

Son train apparut à l'entrée de la gare. Nicolas était envouté par les rails qu'il observait avec attention, subitement attiré vers eux comme une aiguille de métal par un aimant. Il n'était qu'à trois ou quatre enjambées du ballast, à quelques pas d'un vide grisant et définitif. Le convoi approchait inexorablement, les freins crissaient, et il ralentissait de plus en plus. Nicolas fit un pas en avant et leva la tête vers le train qui se mouvait vers lui. La locomotive n'était plus qu'à une cinquantaine de mètres. Ses phares l'éblouissaient presque dans la luminosité déclinante du soir. Son esprit s'évaporait, seul demeurait le néant. Il ne réfléchissait plus, guidé par un instinct incontrôlable, irraisonné, une pulsion déraisonnable et devenue d'un coup si désirable. Il fit un pas de plus. Petit à petit, la foule se compactait sur le quai, avançant vers le train – dont la course ne cessait plus de ralentir – comme une escouade montant à l'assaut. Tel un animal sauvage se sentant oppressé, pris au piège, Nicolas bondit. Sous lui le vide, au-dessus le fracas du métal, le signal désespéré du lourd engin, les cris d'effroi. Et le silence.

 

 

Le cimetière se vidait doucement. Seuls restaient, fermement serrés les uns contre les autres, Pauline et ses parents, debout devant la fosse béante dans laquelle reposait le cercueil en bois clair couvert de quelques poignées de terre et de quelques fleurs aux blancs pétales. Quelques allées plus loin, deux ouvriers silencieux appuyés sur leur pelle attendaient de pouvoir combler la tombe. La famille accablée jeta un dernier regard sur l'ultime demeure de Nicolas puis laissa les deux commis accomplir leur besogne.

Clémentine attendait son amie à côté de la grande grille d'entrée rongée par la rouille, adossée au mur de pierres moussues qui clôturait le cimetière. Elle saisit délicatement la main de Pauline et lui glissa dans le creux de l'oreille : « Viens, on va prendre un café. Tu en as bien besoin. » Pauline acquiesça d'un léger hochement de tête et Clémentine glissa son bras sous le sien. Et c'est ainsi qu'un peu moins d'une heure plus tard, elles s'étaient toutes deux retrouvées attablées dans ce petit café sans charme.

 

Pauline ne parvenait plus vraiment à détacher ses yeux de la rue, du parc voisin, des oiseaux qui traversaient le ciel. Elle était plongée dans ses pensées. De temps à autre, elle avalait une petite gorgée de café. Elle se tourna vers son amie et les lèvres pincées, d'une voix étranglée, elle s'étonna alors : « C'est curieux comme les gens qui se suicident peuvent parfois sembler heureux avant de mourir. » Ce n'est pas curieux en fait. C'est effrayant. Cela rend le geste parfaitement imprédictible, la mort terriblement incompréhensible.

Même s'il était quelquefois soupe au lait, ses amis, sa famille, ses collègues s'accordaient à le trouver drôle, intelligent, sympathique, avenant et de bonne compagnie. Cela avait été rappelé avec insistance durant l'ultime cérémonie, mais les éloges et les marques d'affection arrivent toujours quand ils ne peuvent plus atteindre ceux à qui ils sont adressés. Ils ne sont plus qu'une hypocrite consolation pour ceux qui restent.

A aucun instant, les connaissances de Nicolas ne lui avaient trouvé l'air malheureux, celui qu'on prêterait volontiers à quiconque voudrait en finir. Mais celui que ses semblables voyaient en lui n'était qu'une image qu'il avait façonnée. Nicolas se cachait simplement derrière des masques où il cherchait en vain à retrouver le fil de sa vie. Sa vie, il lui semblait qu'il en avait perdu le contrôle. Elle n'était plus pour lui qu'un amas désordonné et incohérent de lambeaux de vie, fait de joies et de peines, un chemin qui se perdait et revenait infiniment au même point. Sa vie n'avait plus de direction, plus celle qu'il aurait désirée. Alors voilà la seule issue, dernière bifurcation qu'il avait trouvée sur le méandreux chemin de son existence pour en reprendre le contrôle : retirer une dernière fois ses masques, un à un, arrêter la machine au bord de la route, chercher un ailleurs et disparaître au monde. Il ne mourait pas. Il s'évadait, et pour les survivants cessa brutalement de paraître heureux. Et il n'y a rien de curieux à tout cela puisque les apparences n'ont jamais fait office de vérité.

 

Une larme coula sur la joue de Pauline et vint s'écraser au fond de la petite tasse blanche dans laquelle ne restait plus désormais qu'un peu de marc de café séché. D'un geste maladroit de la main, elle essuya sa joue, regarda Clémentine en esquissant un sourire timide, presque forcé. « Les larmes, ça ne sert à rien. Ça ne fait pas revenir les morts. »

Signaler ce texte