Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Dernier

Juliet

Combien de temps était-il resté ainsi, blotti dans les bras de Yuki à savourer la douceur exquise de ses doigts qui gentiment, titillaient les mèches de ses cheveux, effleuraient son crâne, chatouillaient sa nuque pour venir de temps en temps caresser sa joue humide. Ça avait peut-être duré une minute, mais peut-être une éternité. C'est perdu entre terre et ciel et sans plus aucune notion de l'espace ni du temps que Terukichi a relevé la tête pour plonger ses yeux dans ceux de Yuki dont l'éclat semblait être le sourire qu'il ne laissait pas s'exprimer sur ses lèvres.
-Tu sais, Yuki, je vais te dire quelque chose qui une fois de plus, te fera penser peut-être à raison que je ne cherche rien qu'à t'attendrir. Mais tu vois, d'une certaine manière, lorsque j'ai planté ce couteau en moi, ce n'était pas juste dans le dessein de ma vengeance, Yuki, dans le fond... je me détestais à en mourir. Et tu vois...

Il a dû s'arrêter un instant, parce que sa gorge était trop serrée, parce qu'il devait trouver les mots justes aussi, des mots qui ne devaient plus le faire mentir même malgré lui. Alors, Yuki a eu tout le loisir d'observer ce visage coupable qui se détournait de lui pour dissimuler sa honte. Un visage malgré tout qu'il a pris entre ses mains, impitoyable, forçant le garçon à soutenir son regard.
-Tu vois, Yuki, dans le fond, si l'idée de planter une lame dans mon corps ne me faisait rien, c'est parce que j'étais triste d'être un démon.
-Les démons n'ont pas une nature qui leur permette d'être tristes, Teru.
 

« Mais si », pensait Teru les yeux écarquillés en une expression de crédulité. « Mais si, puisqu'en ce moment-même et malgré moi qui n'ai toujours gardé mes sentiments que pour Sui, je suis triste. »
Terukichi n'avait que ça pour argumenter mais de toute façon, il était bien trop bousculé par les émotions pour pouvoir articuler une phrase intelligible. Alors, il se contentait de garder rivés ses grands yeux candides sur Yuki dont le visage semblait s'être mystérieusement rapproché.
-Celui qui était triste, n'était-ce pas un ange qui redoutait de devoir agir comme s'il était un démon ?


Elle était belle, la vérité de Yuki. Mais elle était peut-être fausse, du moins c'est tout ce que pouvait penser Terukichi qui n'avait pas le courage de se trouver des excuses. Des excuses, il s'en était servi pour lui-même depuis le premier jour où il était arrivé dans cette école, depuis le jour où il savait qu'il mettrait réellement ses plans à exécution, et ces excuses-là, qui étaient la souffrance et le désespoir de Sui, qui étaient ses propres souffrances et son propre désespoir, maintenant, il ne voulait plus y avoir recours. Parce que Terukichi voulait ne plus avoir besoin d'excuses mais il savait aussi que, même si Yuki le lui avait déjà pardonné, il n'en aurait plus besoin dès lors qu'il reprendrait un nouveau départ dans le but de ne vivre plus que pour répandre le bien autour de lui.
Après tout, n'était-ce pas ainsi que Terukichi choisissait les personnes qu'il devait aimer ? Seulement celles qui n'avaient eu d'autres idées que celle de répandre le bien dans ce monde brutal et égoïste. Mais au final, quelle valeur avait ce choix si lui-même n'était pas prêt à accomplir les mêmes choses ?
Oui, la vérité de Yuki qui savait voir un Ange là où avait été un démon, elle était belle à en pleurer. Mais Terukichi ne l'accepterait pas tant qu'il ne serait pas devenu quelqu'un d'autre.
Quelqu'un qui voudra réparer les erreurs plutôt que de s'en venger.
-Yuki, est-ce que tu veux vraiment continuer à rester avec moi ?
-Je le voudrai tant que j'aurai la force de croire que ton âme peut être aussi jolie que ta frimousse, petit idiot.

Teru a ri, mais il a reniflé. Secouant la tête de gauche à droite, il affichait sur ses lèvres un pâle sourire de désolation dont lui seul semblait connaître la nature.
-Ce n'est pas rationnel de penser ainsi, Yuki. Tu dois t'en souvenir, tout ce qui n'est pas rationnel est dangereux. Si tu me dis ça si spontanément, tu ne crois pas que je vais avoir envie de profiter de ta naïveté pour m'en prendre encore à toi, Yuki ?
-Tu ne peux rien faire contre moi, Teru.
La voix de Yuki était claire, son ton péremptoire, et sans ciller il soutenait le regard curieux de Teru, prouvant là toute son assurance. Sur le coup, ça a fait rire le jeune homme qui s'est demandé comment est-ce qu'un adulte pouvait avoir autant confiance sinon en lui-même, du moins en les autres.
-Si, Yuki, je peux faire quelque chose contre toi.
-Et quoi donc, je te prie ?
-Je peux... te faire un câlin.
-Pardon ?
-Eh bien, oui, souffla Teru qui s'approchait timidement de l'homme. Je suis bien obligé de me coller tout contre toi pour te faire un câlin, non ? Alors, je peux faire quelque chose « contre » toi.
-Ce n'était pas vraiment le sens que j'entendais par-là...
-Oui, je sais. Je n'étais pas sérieux. En disant cela, je voulais juste te faire comprendre que tu avais raison, Yuki ; je ne peux plus rien faire véritablement contre toi.

Au début, Yuki avait cru que c'était de la résignation qu'il lisait dans les yeux de Teru. Mais il a suffi que le garçon ne se rapproche un peu plus encore pour comprendre qu'en réalité, la lumière qu'il venait de voir s'éteindre au fond de ses prunelles n'était peut-être que ce dernier éclat de révolte et d'angoisse qui était demeuré tout au fond de lui. Yuki a compris alors que ces sentiments-là étaient partis aussi vite qu'ils étaient venus ; venus lorsque Teru avait cru tout perdre en croyant perdre son frère, et partis comme à présent, il avait trouvé ce que peut-être, il n'avait jamais imaginé pouvoir trouver un jour.
Quelque chose qu'il n'avait pas même pris la peine une fois de chercher.
Alors tout doucement Yuki a senti son cœur s'ouvrir et avec lui, il a ouvert ses mains qu'il a délicatement posées sur les joues du garçon.
-Malgré tout, bien que tu ne pourras pas m'attaquer avec cela, je dois admettre, Teru, que tu as trouvé là le moyen de me déposséder de toutes mes défenses. Et c'est seulement là, Teru, si tu me serres contre toi, que ce sera moi qui ne pourrai rien faire contre toi.


Alors d'ores et déjà, Yuki était déjà vaincu. C'est du moins ce que Terukichi devait croire s'il écoutait ses paroles. Mais comment croire sincèrement que Yuki se sentait vaincu de quelque manière que ce fut alors qu'au moment où Terukichi reposait sa tête contre sa poitrine, le visage de l'homme s'illuminait du plus beau des sourires ?
Ce n'était pas vrai, que Yuki était vaincu. Même si c'était vrai qu'en cet instant même, quelqu'un ou quelque chose venait de mourir.
Mais ce quelqu'un ou ce quelque chose, Teru le savait, n'était rien que ce démon lové tout au fond de lui par lequel il craignait de se laisser posséder un jour.
Et bien au-delà du deuil de cette partie de lui qu'il avait laissée mourir de lui-même, c'était du soulagement que Terukichi ressentait. Un soulagement qui se faisait ressentir sur Yuki car au creux de ses bras, le corps du jeune homme semblait plus lourd. Teru se laissait bercer par le sentiment lénifiant de la place qu'avait prise le démon dans son cœur, une place qu'il venait de libérer et qu'enfin il laissait vide comme un territoire fertile qui n'attendait plus que d'être cultivé par des mains blanches.
-Terukichi, ne t'endors pas, dis, murmura Yuki.

Mais dans un soupir de bien-être, le garçon a relevé la tête et a fixé Yuki d'un air étonné comme s'il était surpris de le voir là, lui dont il ne sentait pourtant que trop bien la chaleur envelopper son corps.
-Viens avec moi, Yuki, souffla Teru. Je rentre chez moi, alors s'il te plaît, viens. Sui sera tellement heureux de te revoir.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu veux dire que tu ne comptes pas retourner dans cette école ?
Il y avait plus de déception que de surprise dans la voix d'Asagi. Mais alors que Sui s'était préparé à ce genre de réaction, il s'est trouvé embarrassé devant ce manifeste désarroi que pourtant l'homme tentait de réprimer.
-Pour vous dire la vérité, Monsieur, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Ni pour mon frère, ni pour moi... Vous comprenez, devoir affronter mes amis et Yuki après tout ce que j'ai fait, je n'en ai pas le courage. Je suis désolé. Un garçon qui non seulement a tenté de séduire son professeur, mais en plus de cela, s'est jeté du haut d'une fenêtre, n'est-ce pas mauvais pour la réputation de votre établissement, Monsieur le Directeur ?
-Écoute, Sui, tu sais, si ce n'est que ça, alors tu n'as pas de souci à te faire. Bien que Yuki soit innocenté, seuls tes amis sont au courant des sentiments que tu éprouvais à son égard, et aucun d'eux n'ira révéler le secret à quiconque ; la vérité ne se propagera pas dans l'enceinte de cette école, je peux t'en offrir la garantie. Et si jamais une telle chose venait à arriver alors, Sui, je jure que je ferai tout pour te protéger et...
-Je le sais parfaitement, ça, coupa froidement Sui.
-Pardon ?

Comment est-ce qu'un visage pouvait-il être si candide et si glacé en même temps ? Comme si au fond de lui, Sui se faisait force pour ne laisser transparaître aucune émotion sur ce visage qui se devait d'être pur mais immuable, comme s'il était un visage taillé dans le marbre à l'effigie d'un ange ?
-Je sais bien que vous me protégerez, Monsieur. Après tout, me protéger, n'est-ce pas ce que vous avez essayé de faire en voulant à tout prix mettre Yuki derrière les barreaux ? Vous, tout ce à quoi vous pensiez en faisant cela, ce n'était que ma sécurité. Vous vous disiez que si je me réveillais de mon coma, il ne fallait en aucun cas que je me retrouve confronté à celui qui m'avait fait du mal, n'est-ce pas ?

Asagi en est resté muet. Quelles pensées véhiculaient dans l'esprit de ce garçon en même temps qu'il déblatérait ces mots avec le plus grand naturel ? Quels sentiments étaient les siens à ce moment-là tandis qu'il clamait la vérité telle qu'elle lui apparaissait ?
-Du moins, tout cela, c'est ce que je veux croire parce que je n'ai pas le courage de me dire que vous ayez pu n'être animé que par le seul désir de vengeance.

Apparemment, Sui n'avait pas non plus le courage de regarder Asagi en face. Depuis le début, ses yeux se baladaient de parts et d'autres de la pièce tandis que ses doigts s'entremêlaient nerveusement. Il était comme un enfant perdu brutalement propulsé dans un monde qu'il découvrait pour la première fois tandis qu'en réalité, Sui n'avait quitté ces lieux que depuis quelques mois.
-Tu sais, Sui, tenta maladroitement Asagi, si en réalité, ce sont de tes amis que tu as peur -et je pense en particulier à Kisaki qui partageait tes sentiments pour Yuki - je dois te dire que j'ai discuté avec chacun d'entre eux et...
-Je suis le seul responsable de mes propres craintes, Monsieur, et ce n'est pas en intervenant auprès de mes amis ou de n'importe qui d'autre que vous changerez les choses. J'apprécie la beauté de votre geste, Monsieur, mais c'est avec de sincères regrets, croyez-le, que je vous annonce que dès demain, je chercherai un nouvel établissement où m'inscrire pour l'année prochaine, et tant pis si je dois redoubler une année à cause de cela.
-Tu n'aurais pas besoin de redoubler si tu restais ici, Sui.
-Ne soyez pas ridicule. Vous me feriez passer par simple bonté d'âme, mais en aucun cas je ne mériterais réellement de passer à la classe supérieure ; j'ai loupé bien trop de mois de cours pour avoir le temps de tout rattraper.
-C'est toi qui es ridicule, renchérit Asagi dans un rire nerveux. Avec un peu de bonne volonté, tu es largement capable de rattraper le temps que tu...
-Est-ce que l'idée de ne plus me voir vous déplaît à ce point que vous voulez à tout prix me faire rester, Asagi ?

« Asagi ». Est-ce que Sui s'en était seulement rendu compte ? Lui qui s'adressait à lui en des termes si soutenus jusque-là, voilà qu'il s'était mis brutalement à l'appeler par son prénom. Ça a fait bondir le cœur d'Asagi qui, l'espace d'un instant où ses pensées trébuchaient les unes sur les autres, n'a pas su quoi dire. Et la chaleur accablait de tout son poids Asagi qui s'est avachi sur son siège avant de honteusement tamponner son front suant d'un mouchoir.
-Sui, tu sais, balbutia-t-il, il faudrait que tu saches une chose...
-Mais moi, je le sais déjà, Asagi.
C'était pourtant complètement irrationnel. Alors qu'Asagi n'avait pas même encore exprimé le fond de ses pensées, il était ridicule de croire que Sui pouvait deviner ce dont il allait parler pour prétendre aussitôt qu'il était déjà au courant.
Au courant de quoi ? Lorsque Sui disait qu'il savait, est-ce qu'il savait réellement de quoi est-ce qu'il parlait ? Est-ce qu'il avait ne serait-ce que la moindre idée des pensées qui occupaient Asagi à ce moment-là, et en réalité depuis si longtemps ?
C'était irrationnel, comme aimerait à le dire Teru, que de le croire.
Et pourtant, que Sui savait, Asagi n'en a pas douté une seule seconde. C'est aussi à cause de cela qu'il s'est trouvé bien trop embarrassé pour répondre.

-Ce n'était pas de ma faute si je ne pouvais rien dire, Asagi. Ce n'était pas de ma faute si je ne pouvais pas même ciller, si je ne pouvais pas même entrouvrir les lèvres pour y laisser passer le moindre souffle. Mais même si j'étais silencieux de l'extérieur, croyez-vous qu'il ait pu un seul instant y avoir un silence semblable à l'intérieur de moi-même ? Bien sûr que non, Asagi. Tout était pareil. Tout. Exactement comme je suis là, en ce moment-même, je pouvais entendre, comprendre et ressentir comme je le vis en cet instant mais la seule différence est qu'alors, je ne pouvais pas réagir. Qu'importe à quel point je le voulais, qu'importent tous les efforts que je faisais, les luttes que je menais contre moi-même ; moi, j'étais incapable du moindre mouvement, j'étais incapable du moindre son. Mais je n'avais pas cessé de vivre durant tous ces mois, Asagi. C'est juste que j'étais devenu incapable de montrer que j'étais bel et bien vivant. Alors, vous croyez vraiment que toutes ces fois incalculables où vous êtes venu me voir à l'hôpital, je ne me rendais compte de rien ?


Silence. Guidée par ses émotions, la pomme d'Adam d'Asagi fait des allers-retours nerveux dans sa gorge, et sans un mot l'homme appuie son front contre ses mains, cache son regard meurtri.
-Parfois vous veniez, Asagi, et vous passiez une éternité à ne rien dire. Je n'avais pas la notion du temps alors, et j'étais bien incapable de dire si vous restiez dix minutes ou bien deux heures, mais ce que je sais est que parfois vous veniez, et vous restiez là, silencieux, à seulement tenir ma main au creux des vôtres. Toujours je me demandais à quel moment est-ce que vous finiriez par parler, car parfois vous le faisiez, mais il y avait aussi des jours où pas même un seul son ne s'échappait d'entre vos lèvres. Malgré cela, Asagi, je n'avais pas besoin d'entendre votre voix pour savoir que c'était vous. Parce que votre aura, à vous qui veniez tous les jours, je pouvais la reconnaître, vous savez ?


Asagi a relevé les yeux. Ses deux mains reliées devant son visage comme un signe de prière, il a hoché la tête avec assentiment et d'un geste maladroit a essuyé les larmes qui coulaient clandestinement sur ses joues.
Si Sui ne s'est pas chagriné de ces larmes, c'est parce qu'il savait qu'elles étaient des larmes de reconnaissance plutôt que de tristesse.
Mais était-il vraiment sage pour Asagi d'être reconnaissant envers Sui de sa propre reconnaissance ?
Sui savait n'avoir aucun mérite à être reconnaissant. Celui qui avait ce réel mérite n'était qu'Asagi qui avait chaque jour fait tous ces efforts pour lui sans jamais faillir.
-Alors, Asagi, avec tout ce que vous avez fait, je crois que vous n'avez besoin de rien me dire pour que je puisse comprendre.

Sans plus attendre, Sui s'est relevé sous le regard résigné d'Asagi. L'homme savait que le garçon partait pour ne plus revenir et malgré cela, il n'a pas eu la force de se lever pour essayer de le retenir. Il savait déjà que Sui ne changerait pas d'avis. Alors, il a simplement salué le jeune homme d'un signe de tête et a levé les yeux sur lui dans l'espoir d'ancrer à jamais son image dans son esprit, seulement, Asagi ne voyait rien plus qu'une silhouette trouble à travers ses larmes. Et puis il a entendu, le cœur serré, le léger grincement de la poignée de porte qui s'abaisse.
-Sui ?
-Oui ?
Il n'avait pas vraiment voulu l'appeler, mais ça avait été plus fort que lui. À travers ses larmes l'homme devinait le visage attentif du garçon tourné vers lui.
-Pour avoir été le complice de ton frère... Non, pour avoir encouragé Teru à suivre la mauvaise voie et pour avoir voulu du mal à l'homme que tu as aimé, je te présente mes plus sincères excuses.
-Je crois que ça ira, Monsieur.
-Pardon ?
Il a entendu le rire de Sui résonner comme un chant d'oiseau.

Ah, oui. C'est seulement en entendant ce rire si léger et mélodieux qu'Asagi s'est rappelé pourquoi est-ce que le monde s'était mis à l'affubler du nom d'Hirondelle.
-Je vous ai déjà pardonné, Asagi. Je vous l'ai dit, non ? Je connais bien la véritable raison qui vous a poussé à faire ça.
Sui s'est remis à rire. Il semblait y avoir une allégresse sincère dans ce rire et pourtant, tout au fond de lui, quelque chose sonnait faux comme si en réalité ce rire n'était là que pour dissimuler un malaise.
Les larmes d'Asagi ont coulé et il a enfin pu voir le visage du garçon qui se rosissait doucement de timidité.
-Qui a dit que nous ne pouvions nous voir qu'au sein de l'école, Monsieur ? Si ici vous êtes le Directeur, alors à l'extérieur, n'êtes-vous pas tout simplement un homme portant le nom d'Asagi ?

Asagi a clos les paupières. Une seconde ou deux, peut-être, le temps de remettre de l'ordre dans ses émotions. Mais lorsqu'il a rouvert les yeux, la pièce était vide.
Fidèle à elle-même, l'Hirondelle s'était envolée sans faire de bruit.

 


 
-Pourquoi est-ce que tu ris ?
C'était un peu par hasard si Jui et Atsushi se retrouvaient au même endroit au même moment. Ou plutôt, c'était un hasard sans vraiment en être un car, si tous les deux avaient été conviés au même endroit, malgré tout pour une fois l'un n'avait pas convié l'autre pour s'y rendre. C'est d'ailleurs pour cela que lorsque Jui a rencontré Atsushi dans ce quartier, il l'a accueilli par une moue boudeuse.
-Tu aurais pu me dire que tu avais été aussi invité, Atsushi, bougonna-t-il en essayant d'ignorer du mieux qu'il le pouvait les rires de l'homme.
-Bien, mais comment pouvais-je savoir que tu étais invité toi aussi, Jui ?
-C'est ridicule, protesta le jeune homme. Et pourquoi n'aurais-je pas été invité, dis-moi ? Il s'agit de mon cousin !
-Mais parce que je croyais justement que ton cousin refusait de te revoir, Jui. Tu ne te rappelles pas ? C'est même le jour où tu as appris cela que tu es venu pleurer auprès de moi.
-Je ne pleurais pas ! se défendit-il avec une véhémence qui accrut de plus belle l'hilarité d'Atsushi. D'ailleurs, ce n'est pas Terukichi qui m'a invité, c'est Sui ! Sui a envie de me revoir malgré tout ce que je lui ai fait, lui ! D'ailleurs, Atsushi...

La voix de Jui s'amenuisait au fur et à mesure qu'ils approchaient de la maison. La tension était palpable et à travers les fenêtres aux rideaux tirés du bâtiment, Jui avait l'impression de déjà distinguer la silhouette qu'il pouvait reconnaître entre mille.
-Qu'y-a-t-il, Jui ?
Le garçon s'est retourné. L'hilarité d'Atsushi avait disparu pour laisser place à un air d'inquiétude dont le jeune homme se sentit aussitôt coupable.
-Ce n'est rien, Atsushi. Je voulais simplement te demander si tu étais d'accord de rester avec moi durant la soirée...
-Rester avec toi ? répéta-t-il, étonné.
-Eh bien, parce que je ne saurai pas quoi faire si je suis seul à affronter Sui, marmonna Jui que la timidité empêchait de soutenir le regard d'Atsushi. Et puis, Terukichi ne compte pas m'adresser la parole ; il ne m'a pas encore pardonné alors...
-Et tu comptes me donner quelque chose en échange, si je reste avec toi toute la soirée ?
Jui a réfléchi profondément, mais les deux hommes étaient déjà arrivés au seuil de l'entrée qu'il n'avait pas trouvé de réponse.
-Alors ? s'enquit Atsushi qu'un sourire espiègle égayait.
-Je ne sais pas, balbutia-t-il. Ne crois pas que je ne le veuille pas, mais je ne vois vraiment pas ce que j'ai qui ait assez de valeur pour t'intéresser.
-Mais tu as quelque chose, Jui.

Les yeux scintillants de Jui eurent raison d'Atsushi qui aussitôt avait deviné les pensées qui avivaient l'angoisse du jeune homme.
-Tu veux que je te donne mon corps ?
-J'avais l'idée de quelque chose de bien plus précieux.
La main d'Atsushi est venue se serrer autour de celle de Jui comme pour lui transmettre toute sa force. Sous le crâne de Jui les rouages de la réflexion tournaient à plein régime, mais plus il cherchait, plus il se décourageait de trouver ce qui pouvait faire le bonheur d'Atsushi et qu'il serait capable de lui offrir.
-Atsushi, je suis vraiment désolé, je...
-Si je t'ai demandé ça, c'est parce que j'avais cru comprendre que tu avais surtout un cœur.

Jui n'a rien dit. Immobile devant cette porte aux côtés d'Atsushi, il ne se rendait même pas compte qu'il était en train de sourire.
-D'ailleurs, il te suffirait de le montrer pour ne plus avoir à craindre que Terukichi ne t'en veuille encore.

 
-Que fait-il ici, lui ? s'enquit Terukichi lorsqu'il vit arriver les deux hommes.
-Je te prie de ne pas commencer à jouer le rabat-joie, protesta Sui. Jui est mon cousin et j'ai tenu à l'inviter, qu'importe ce que tu en dises.
-Non, renchérit Teru avec une pointe d'agacement dans la voix. Je parle du grand brun, là. Pourquoi donc est-ce qu'il est ici ?
-Cet homme a un nom, rétorqua Sui. Il se prénomme Atsushi et si je l'ai fait venir, c'est parce que Masahito m'a parlé de lui comme d'un homme très bien ; j'ai donc pensé qu'il pouvait bien faire partie de la soirée sans que cela ne porte à conséquences, non ?

Terukichi n'a pas répondu mais est demeuré immobile, planté au milieu du salon avec une coupe de champagne à la main, à dévisager Atsushi comme pour évaluer s'il valait le coup ou non de le laisser ici. Sui a adressé un pâle sourire d'excuse à Atsushi qui s'est contenté de le recevoir d'un haussement d'épaules.
-Fais donc ce que tu veux, Sui, finit par déclarer Teru en tournant le dos. Après tout, c'est ton retour parmi le monde des vivants que nous fêtons, et c'est toi qui choisis les invités. Néanmoins, je ne comprends pas cette manie à inviter tous ces adultes...
-Ne parle pas comme si j'avais déjà été mort et de plus, tu es le premier à avoir invité un adulte, se défendit Sui qui se mit à tirer ostensiblement la langue vers son frère sous les yeux amusés des nouveaux venus.
-Toujours aussi puéril, toi. Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je m'en vais rejoindre mon adulte, si tu n'y vois pas d'inconvénient.
 

-Ne serait-ce pas toi qui es puéril ? lança innocemment Yuki lorsqu'il vit arriver vers lui le jeune homme à l'air boudeur.
-Laisse-moi. En réalité, j'étais juste en colère de voir arriver Jui mais, comme je ne voulais pas faire de peine à Sui, j'ai fait retomber ma frustration sur cet homme qu'il prénomme Atsushi. Tu as raison, Yuki, je suis misérable.
-Viens ici, fit l'homme en ouvrant un bras. Tous les invités ne sont pas encore arrivés et toi, combien de coupes de champagne as-tu déjà bues ?
-Trois. Quatre. Je ne sais plus très bien.
-Quand on ne tient pas l'alcool, l'on n'en boit pas, idiot, murmura Yuki comme il passait tendrement ses doigts dans les cheveux de Terukichi, faisant perdre toute crédibilité à son courroux.
-Nos parents ne sont pas là et moi, je suis un mineur, susurra le garçon. Aussi, la responsabilité t'incombe de me surveiller et si tu ne le fais pas, alors la faute est entièrement la tienne.
-Seigneur... Et dire que je n'arrive même pas à me fâcher d'entendre de pareilles inepties...
-Yuki, j'ai envie de dormir.
-Tu plaisantes, n'est-ce pas ?
-Non, marmonna l'adolescent en baissant des yeux honteux. Tu vas trouver cela ridicule, mais cela fait toujours le même effet lorsque je bois de l'alcool... Une subite envie de dormir me prend et les chances que j'y résiste sont très faibles, voire nulles...
-Tu ne vas quand même pas laisser seuls les invités et surtout ton frère dont nous fêtons aujourd'hui le retour ! s'exclama Yuki qui sentait pourtant contre lui peser le poids de plus en plus lourd du jeune homme.
-Je vais essayer...
-Tu n'as qu'à y aller, Terukichi. Depuis le début, en te voyant boire, je savais parfaitement comment est-ce que ça allait finir.

Sui a adressé au passage un sourire complice à un Yuki surpris avant de prendre dans ses bras le corps de son frère qui traînait ses pieds sur le sol déjà, avec la peine de quelqu'un qui n'avait pas dormi depuis deux jours.
-Décidément, tu es totalement incorrigible, souffla Sui au creux de son oreille.
-Sui, pardonne-moi...
-Je ne te pardonne pas parce que de toute façon, je m'en moque. Je n'ai pas besoin de toi pour m'amuser.
Teru a grommelé une succession de borborygmes qui firent éclater de rire le jeune homme, et sous les yeux curieux de Yuki, les deux frères s'éloignèrent en direction de la chambre.
-Ah, quel dommage pour toi, mon pauvre Yuki. Moi qui me faisais une joie à l'idée de pouvoir passer la soirée à vous observer tous les deux pour voir comment allaient évoluer les choses, mais ne voilà-t-il pas que ce petit nigaud déjoue tous mes plans. Tu dois être très déçu, mon pauvre Yuki.

Yuki feignit la plus haute condescendance pour examiner de haut en bas son ami qui se tenait fièrement debout, nullement déstabilisé.
-Il semblerait que celui qui est déçu ici, ce soit toi, mon cher ami. Que veux-tu que je fasse de la compagnie d'un gamin ?
-Ne sois pas si hautain, protesta Masashi. Comment peux-tu nier si simplement avoir espéré de tout cœur passer ton temps avec lui ? Il ne fait aucun doute que toi aussi espérais que les choses avancent entre vous.
-Mais de quoi est-ce que tu parles ? Il n'y a absolument rien à faire avancer entre Terukichi et moi.
-Bien sûr. Veux-tu que nous fassions un pari ? Que me donneras-tu si d'ici les vacances d'été, je parviens à te faire avouer que ce garçon ne te laisse pas indifférent ?
-Complètement immature, clama Yuki. En disant qu'il n'y avait rien à faire évoluer, je voulais dire que...
Mais un cri grave coupa court la parole à Yuki et alors, chacun assista dans l'effarement général au spectacle de Sui qui venait littéralement de se jeter sur Asagi. C'était Asagi qui avait poussé ce cri profond comme il avait failli tomber à la renverse sous l'impact du missile. Un missile blond qui se lovait tout contre lui comme si plus rien n'existait, ni la pudeur, ni les regards mi-ahuris mi-attendris des spectateurs.
-J'aurais aimé me faire moins remarquer, commenta Asagi dans un rire franc, mais je crois que c'est peine perdue.
-Je suis désolé, minauda Sui qui n'était en rien désolé, mais je n'étais pas du tout au courant que tu devais venir alors, quand je t'ai vu, j'ai été surpris et je n'ai pas pu réprimer ma joie.
-Comment ça est-ce que tu n'étais pas au courant ?
 
 


 
 
 
 
 

Étrangement les yeux d'Asagi se sont dirigés vers Masashi comme si un éclair d'évidence venait de lui révéler l'instigateur de ce manège.
-Pourquoi moi ? se mit à bafouiller Masashi vers qui tous les regards alors se tournaient. Ce n'est pas moi, je n'ai rien fait, c'était une idée de Terukichi.
-Où est-ce qu'il est, ce démon ? clama Asagi. Je voudrais lui parler, histoire que nous mettions certaines choses au point.
-Pourquoi est-ce que tu es fâché, Asagi ? minauda Sui en le retenant par le bras. De toute façon, Terukichi est ivre-mort, il est en train de décuver, tu ne peux pas aller le réveiller.
-Eh bien, il n'y a pas de quoi être assez fier pour le clamer haut et fort, commenta Asagi non sans un rire amusé.
-Est-ce que c'est vraiment Terukichi qui a eu l'idée d'inviter Asagi ?

Masashi a brusquement fait volte-face, si bien qu'il manqua de justesse de renverser le champagne de la coupe qu'il tenait. Penaud, il a dévisagé Kisaki qui se tenait là, son visage de porcelaine serti de deux saphirs scintillants sous le feu d'artifices rouge.
-Depuis quand est-ce que tu es là, toi ? gronda Masashi qui essayait de se redonner une contenance.
-Je suis arrivé en même temps qu'Asagi seulement, Sui s'est tellement fait remarquer que moi, je suis passé inaperçu, bouda le jeune homme. Alors, Monsieur, vous n'avez pas répondu à ma question.
-Bien sûr que Terukichi a eu l'idée de faire venir Asagi pour faire plaisir à son frère, bougonna l'homme. Qui veux-tu que ce soit ?
-Oh, je ne sais pas, moi, fit-il avec la plus parfaite innocence. J'ai pensé que c'était peut-être vous qui aviez fait venir Asagi dans le but de lui faire plaisir, à lui.
-C'est ridicule, maugréa Masashi.
Devant lui Kisaki affichait cette moue chagrine qui eut aussitôt le don de faire fondre la maussaderie de l'homme.
-Je dois dire que je suis déçu, dites. Je dirais même que je suis vexé ; j'eusse aimé en effet que vous m'invitiez, moi aussi.
-Mais qu'est-ce que tu racontes ? Je n'ai invité personne, alors pourquoi t'aurais-je invité, toi ? Je te signale que ce n'est pas ma fête et que je ne suis pas ici chez moi ; je n'ai pas à inviter qui que ce soit sans l'autorisation des instigateurs de cette soirée !
-Bien sûr, c'est une évidence, renchérit Kisaki sans se laisser démonter. Mais ce que je voulais dire seulement est que j'aurais bien aimé que vous montriez plus de joie face à ma présence. J'étais moi-même content à l'idée de vous voir, mais je vois que ma joie n'est pas partagée...

Masashi pousse un long soupir. Désappointé, il observe ce visage morose qui s'est fait son propre tableau de désespoir, avant de se mettre à rire, attendri.
-D'où viennent tes idées saugrenues, idiot ? Bien sûr que je suis content de te voir.
La lumière se raviva aussitôt dans les yeux saphirs du jeune homme qui, dans un regard furtif vers la salle qui s'animait peu à peu des rires et des discussions enjouées, s'approcha doucement de Masashi.
-Alors, Monsieur, puisque vous et moi partageons une même joie, nous devrions fêter cela, ne croyez-vous pas ?
-Que veux-tu dire ? s'enquit l'homme qui se méfia légèrement.
-Je pensais simplement que nous devrions danser ensemble.


Au début, Masashi n'a pas réagi parce qu'il s'est dit que Kisaki plaisantait. Mais lorsqu'il s'est rendu compte que le jeune homme l'observait avec l'air le plus sérieux du monde comme s'il attendait une réponse, son cœur s'est mis à battre.
-Tu plaisantes, n'est-ce pas ? Tu ne voudrais tout de même pas que nous dansions devant tout le monde ?
-Et pourquoi pas ? s'attrista Kisaki.
-Mais, parce que... Enfin, un élève et un professeur, ce n'est pas...
-Je ne suis pas élève à chaque minute de ma vie tandis que vous n'êtes pas professeur à chaque minute de la vôtre, me trompé-je ? Que croyez-vous avoir à craindre, Monsieur ? Ce ne sont pas les adultes d'ici qui pourraient dire quelque chose, si vous regardez...

Du regard il désigna Asagi dont le corps était encore prisonnier dans les bras possessifs de Sui qui semblait jubiler en silence. Masashi les observa un instant, pensif, avant de souffler.
-De toute façon, il n'y a pas de musique. Il est ridicule de danser sans musique.
-Oh, mais ce n'est pas un problème, vous savez. Parce que comme vous le voyez, il y a un piano dans cette pièce. Mon père et Gara vont arriver d'un instant à l'autre.

 
 
 
 
 
 
 
 

Et à peine eût-il prononcé ces paroles que la porte d'entrée s'ouvrit et, accueillis par Sui, pénétrèrent alors Gara et Hiroki dont les visages semblaient avoir recueilli tous les rayons du soleil d'été.
-Papa ! se mit à hurler Kisaki qui courut allègrement vers son père. Papa, tu arrives juste à temps, toi aussi, Gara ! Justement, Masashi et moi voulions danser et je me demandais si tu ne pouvais pas...
-Cela, c'est un châtiment divin pour avoir osé te moquer de moi, fit la voix de Yuki en passant auprès de Masashi.
L'homme adressa une grimace à son ami qui lui tournait déjà le dos, hilare.


-Excusez-moi... fit une voix hésitante comme la porte s'ouvrait à nouveau. Nous avons sonné mais personne ne répondait, j'ai cru que nous nous étions trompés d'adresse...
-Bien sûr que non, Aiji ! fit une voix qu'ils reconnurent tous. Je t'ai dit que nous ne nous étions pas trompés ; je suis déjà venu ici lorsque je venais voir Sui, et enfin, tu me crois vraiment assez idiot pour pouvoir me tromper ?
Un éclair ensoleillé est passé en trombe à travers la pièce et ce fut une deuxième victime qui manqua se faire renverser sous le choc d'un missile qui ne savait pas contenir son trop-plein de joie.
-Maya ! s'exclama Sui qui trépignait comme un enfant face à une montagne de cadeaux. Je suis si heureux de te revoir, Maya, tu es beau, si tu savais, regarde, tu n'as pas changé, nous avons toujours la même couleur de cheveux !
-Mais qu'est-ce que tu racontes ? fit son ami dans un éclat de rire. Bien sûr que non, je n'ai pas changé, qu'est-ce que tu t'attendais à voir en attendant ma venue, dis ?
-Alors dis, Maya, c'est vraiment vrai que tu ne retourneras plus en cure de désintoxication, dis ? C'est vraiment vrai que tu es guéri ?
Maya a saisi entre ses mains le visage émoustillé de Sui et dans un sourire qui trahissait ses émotions, il a secoué la tête.
-Non, Sui, déclara-t-il. Je n'y retournerai pas ; et cela, c'est grâce à l'homme que tu vois juste à côté de moi.
Sui tourna son attention vers Aiji qui sentit alors aussitôt le malaise s'emparer de lui.
-Misui Shinji, murmura Sui.
-Je suis vraiment heureux de te revoir en si pleine forme, Sui. Tu es totalement resté toi-même ; image du surnom que l'on t'a donné.
-Shinji, clama Sui en saisissant vivement les mains de l'homme. J'ai appris... tout ce que tu as fait pour Masahito, Shinji, je t'en suis tellement reconnaissant ! Mais je savais que tu y arriverais un jour, Shinj. Dès lors que j'ai compris que Maya était en situation critique, j'ai su que tu ferais tout pour l'aider, car tu étais le seul à le savoir, Shinji, tout comme tu étais le seul à connaître mes blessures lorsque je venais te voir à l'infirmerie... Tout comme tu faisais tout pour m'aider, je savais que tu ferais tout pour sauver Maya et j'espérais du fond du cœur que, contrairement à moi qui n'osais jamais rien t'avouer malgré ton insistance, Masahito saurait se confier pleinement à toi. Et parce qu'il l'a fait, Shinji, tu as été capable de le sauver.

Aiji, que l'émotion submergeait bien trop pour lui laisser le pouvoir d'émettre une réponse, lança un regard empli de détresse vers Maya qui se contenta alors de venir presser ses mains sur les épaules de Sui pour forcer le garçon à se détacher de l'homme.
-C'est bon, Sui, nous avons compris que tu es heureux alors maintenant, si tu allais retourner voir Asagi ? Regarde-le, le pauvre homme, comme il est malheureux sans toi.
 

 
 
 
 
 


Déstabilisé, Sui jeta un regard vers Asagi qui ne semblait en rien malheureux, comme il discutait allègrement en compagnie de Hiroki. Mais après avoir reporté son attention sur Masahito, Sui comprit et alors, dans un sourire espiègle, s'éloigna vers Kisaki qui tentait de convaincre Masashi d'entamer une danse, en vain.
-Eh bien quelle scène, fit une voix qui fit sursauter Masahito. Pour un peu, j'aurais parié que tu étais jaloux de cette verve. N'avais-tu donc pas peur que tant d'engouement de la part de Sui n'émeuve ton cher Aiji, Maya ?
-Et si tu te mêlais de ce qui te regarde, Aoi ? contra le jeune homme que le rose aux joues trahissait alors même qu'Aiji avait tout entendu. Et d'abord, toi et Uruha, n'entrez pas dans cette maison sans sonner au préalable ! C'est de l'effraction !
-Tu nous en vois fort navrés, intervint Uruha dans un ostensible ton moqueur. Tous les moyens te sont bons après tout pour dévier du sujet et ne pas avoir à t'expliquer auprès d'Aiji pour justifier ton comportement de jaloux. Enfin... Je suppose que cela ne me regarde pas, ajouta-t-il ironiquement pour accroître l'indignation de son ami. Tenez, que se passe-t-il donc ici ? Je n'arrive pas à croire qu'ils fassent ça ! Regarde, Aoi !
-Seigneur, ce Skeleton !
 

Et parce que Joyama s'était laissé aller à un éclat de rire qui couvrit toute la pièce, Maya se retourna et assista alors comme chacun, stupéfait, au spectacle de Kisaki et Masashi dansant au milieu de la pièce au rythme de la ballade lyrique de Gara. Kisaki rayonnait de ravissement, tandis que son cavalier essayait tant bien que mal de suivre les pas de l'adolescent dans des gestes maladroits et désaccordés.
-Ah, eh bien, ça... Si j'en crois ton air niais, je peux dire que ça te fait rêver, est-ce que je me trompe ?
Yuki a soupiré. Sans avoir à tourner les yeux, il avait senti l'approche d'Asagi et avait tout aussi bien deviné, à la vue de son sourire hilare, ce qu'il s'apprêtait à lui dire.
-Épargne-moi tes remarques stupides, s'il te plaît.
-Quelle mauvaise humeur, le railla gentiment son ami. Remarque, je ne peux que te comprendre ; à ta place, je me sentirais déçu si celui qui hante mes pensées m'avait quitté pour aller dormir en plein cœur d'une soirée.
-Puisque tu peux comprendre ce désarroi, Asagi, alors pourquoi est-ce que tu ne vas pas plutôt voir Sui qui, j'en suis sûr, doit se lamenter de ton absence ?

Asagi a considéré son ami avec étonnement, se demandant s'il était purement sérieux ou s'il ne cherchait qu'à le déstabiliser.
-Tu n'as vraiment aucun humour, bougonna Asagi. Et puis, Sui n'a pas besoin de moi pour s'amuser mais toi, regarde-toi, je te vois plongé dans tes pensées depuis tout à l'heure ; j'ai vraiment l'impression que tu t'ennuies alors, si je disais cela, c'était pour ton bien.
-Et tu peux m'expliquer en quoi tes remarques devraient me faire du bien ? rétorqua Yuki avec amertume.
-Je voulais simplement te dire que si l'idée de cette soirée ne t'enchante pas trop - et je te connais, Yuki, les fêtes, ce n'est pas ton fort, et je sais la raison pour laquelle tu es venu- alors, pourquoi est-ce que tu n'irais pas voir Teru ?

Cette fois, ce fut au tour de Yuki de considérer Asagi avec méfiance, comme il se demandait si l'homme était sérieux ou s'il se moquait de lui.
-Ne t'en fais pas, ajouta Asagi dans un haussement d'épaules. Si tu veux, je dirai pour toi que tu tiens aussi bien l'alcool qu'un enfant de trois ans. Et pour les convaincre, je pourrai même leur raconter l'anecdote d'il y a quelques années, quant à ce qui s'est passé le jour où nous avons fêté l'obtention de nos diplômes de professeurs.

Silence. Le visage de Yuki n'exprime rien d'autre que de l'impassibilité pourtant, les rouages de son esprit tournent à plein régime.
-Pour l'anecdote, tu t'abstiendras de la leur raconter.
Et sans plus rien dire, déposant dans un tintement de cristal sa coupe de champagne à moitié pleine, Yuki s'est éloigné.
 


Des milliers de papillons voletaient devant les yeux de Teru. Des points multicolores grouillants qui s'agitaient sous ses paupières comme des particules de lumière, molécules d'arc-en-ciel dont les couleurs s'entremêlaient comme si elles se débattaient entre elles pour essayer de se cacher les unes derrière les autres.
C'était joli, cette bataille de couleurs innombrables, et alors qu'il assistait avec ravissement à cette merveille, Terukichi a inconsciemment dessiné un sourire sur ses lèvres. Quelque chose effleurait son visage avec une infime délicatesse, quelque chose de si chaud et si léger que dans son esprit apparaissait l'image d'un rayon de soleil et, avec elle, la lumière qui, alors qu'elle croissait dans son imagination, faisait petit à petit disparaître à son regret les papillons aux mille couleurs qui voletaient devant ses yeux.
À travers ses lèvres entrouvertes Terukichi a laissé échapper une plainte ensommeillée comme pour supplier les papillons de revenir. Pourtant, Teru savait au fond de lui que s'il en était venu à émettre un son pour exprimer ses regrets, c'était qu'il était déjà trop tard.
C'est alors non sans un serrement au cœur que Terukichi a ouvert les yeux.
Lorsqu'il a vu ce qui se présentait au-dessus de lui, ses regrets se sont envolés comme par magie, suivant les papillons dans le chemin de l'oubli.
Il a compris d'où venait cette caresse chaude qu'il avait prise pour celle d'un rayon de soleil. Au-dessus de lui, Yuki était penché et du bout des doigts effleurait cette joue à la peau laiteuse qui se creusait d'une fossette.
-Tu ne sembles pas surpris de me voir, murmura Yuki comme il se pencha pour déposer un délicat baiser sur le front du garçon.
-C'est que je t'ai entendu entrer dans ma chambre hier soir, Yuki. Je pensais que tu venais simplement voir comment j'allais mais, quand j'ai senti que tu t'allongeais auprès de moi, je n'ai pas eu le courage de te faire savoir que j'étais éveillé.
-Comme toujours, tu n'es qu'un petit démon, sourit Yuki.

Il suffit à Terukichi de tendre ses bras pour comprendre que la colère de l'homme n'existait pas, car celui-ci est venu se lover dans cette étreinte sans attendre. Teru a refermé ses bras sur le corps de Yuki et s'est mis à tortiller les mèches de ses cheveux, pensif.
-Tu sais, Yuki, a-t-il murmuré, les yeux dans le vague. C'est drôle, je viens de me rappeler que j'ai rêvé de toi.
Dans un froissement de draps, l'homme s'est redressé et a surplombé, curieux, le corps du garçon qui s'est mis à détourner le regard.
-Tu as rêvé de moi, Terukichi ?
-Oui, marmonna-t-il timidement. En réalité, je ne garde que des souvenirs flous de mes rêves mais je crois, dis, que je rêvais de la vie avec toi.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

« La vie avec toi ». 
Ces mots eurent l'effet d'une bombe en plein cœur pour Yuki qui sentit exploser en lui des milliers de sentiments par lesquels il se laissa submerger, impuissant.
Des sentiments qui papillonnaient avec délice au creux de son ventre et qu'il sentait parcourir tout son corps qui se couvrit de frissons.
« La vie avec toi ».
Yuki a souri. Quatre mots qui représentaient le poème de toute une existence, et l'existence de tout un poème. « La vie avec toi », ou ces mots prononcés par Terukichi qui s'adressait à lui, c'était la promesse d'un rêve encore fœtus qui s'apprêtait à naître réalité.
-Tu sais, Teru, c'est drôle.
Terukichi a penché la tête de côté, curieux. Dans ses grands yeux candides se reflétait un éclat d'inquiétude, peut-être parce qu'il crut à cet instant alors que ses paroles avaient provoqué la moquerie de Yuki. Mais cette inquiétude était destinée à disparaître en même temps que la main de Yuki prenait la sienne pour la porter à ses lèvres.
-C'est drôle, Terukichi ; car alors que tu dormais, tu rêvais de la vie avec moi, mais moi, alors que j'étais éveillé, je vivais un rêve avec toi.



Avec son bras blanc replié au-dessus de ses yeux, comme pour se protéger des rayons filtrants du soleil tout en se protégeant timidement de la vue de l'homme, combien de temps est-ce que cela faisait-il que Terukichi s'était rendormi, offert au regard émerveillé de Yuki ?
Il ne le savait pas. Tout ce que Yuki savait en ce moment-même était qu'il aurait tout donné pour arrêter le temps afin de pouvoir observer de tout son saoul ce tableau digne des plus grands peintres classiques.
Après que Yuki lui eut parlé du rêve éveillé qu'il avait vécu en le contemplant dormir, Terukichi n'avait plus rien dit et s'était contenté de dissimuler son bonheur timide en couvrant ses yeux de son bras. Mais sans y prendre garde, le garçon s'était rendormi et s'offrait ainsi inconsciemment à la vue bienheureuse de Yuki.
-Dis, tu sais, Yuki, je sais que ces paroles paraissent idiotes venant de quelqu'un comme moi mais, je crois bien que tu es la raison de mon bonheur.


Yuki s'est figé. Les lèvres de Terukichi avaient remué presque imperceptiblement alors même que ses yeux étaient encore cachés par son bras, comme s'il avait murmuré par-delà son sommeil. Pourtant Terukichi était bel et bien éveillé, lui qui ne bougeait pas d'un geste, mais s'était-il seulement endormi ? Ou avait-il fait semblant, comme la veille en sentant Yuki venir dans son lit, de dormir comme un moyen de ne pas affronter son propre embarras ?
À la seule idée du jeune homme consumé de honte au point de feindre un sommeil profond, Yuki a ri.
-Non, Terukichi, ce n'est pas vrai. Je ne suis pas la raison de ton bonheur, tout comme tu n'es pas la raison du mien.

Terukichi a dégluti, sans aucun bruit. Yuki l'a su parce que sous sa gorge fine, il a vu aller et venir sa pomme d'Adam. Yuki savait que ses mots avaient causé la peine inavouée de Terukichi, mais ce qu'il savait aussi était que cette peine-là n'était pas fondée. Délicatement Yuki a saisi le bras du garçon qui recouvrait ses yeux et alors, il a surpris les larmes que Teru aurait bien voulu cacher.
Et les lèvres de Yuki formaient un sourire empli de tendresse en même temps qu'elles venaient se déposer sur les siennes.
Lorsque Teru s'est redressé, Yuki a vu son visage qui n'était plus qu'un attendrissant mélange entre surprise et doute. La surprise de son baiser tout comme le doute de ses sentiments suite aux paroles qu'il avait proférées.
« Tu n'es pas la raison de mon bonheur ».

Yuki savait parfaitement que Terukichi avait toutes les raisons de s'attrister de ces mots et pourtant, s'il s'en attristait, c'était parce qu'il ne les avait pas interprétés de la manière que Yuki entendait. Dans la plus lénifiante douceur, Yuki a enveloppé la main du garçon pour la poser sur sa joue.
-Tu es une surprise, un cadeau tombé du ciel, tu es ce trésor inespéré, inattendu et jamais imaginé. Tu es un Miracle, Terukichi. Un Miracle dont je n'avais pas besoin, puisque j'étais déjà heureux même avant de te connaître, puisque la valeur de la vie a toujours été ancrée en moi comme une évidence, mais un Miracle quand même. Et si j'ai toujours eu une raison de vivre, Terukichi, mon bien-aimé petit ange, tu es la raison pour laquelle j'avais raison de vouloir vivre.
 
 
 





 
 
 (fini le 7 mai 2012)

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