Nobody knows -les beaux yeux clos de Sui- Chapitre Deuxième

Juliet

Instant de calme. Dans la salle enfumée, les yeux vitreux perdus dans la brume fixent ce même point, même si certains d'entre eux sont incapables de vraiment voir ce qu'ils fixent comme cela. Chacun semble attendre. Certains ont le coude appuyé sur la table, main levée en l'air au bout de laquelle est tenue une cigarette fumante, d'autres sont à demi-affalés sur les canapés de cuir rouge, la conscience plongée dans un coma idyllique, quand d'autres sirotent parcimonieusement leurs verres tandis que leurs compères les vident d'une traite. Et même si pour certains, le monde est flou, même si pour d'autres, il n'existe rien d'autre que ce relent ambiant de fumée, d'alcool et de sueur, ils sont tous là à attendre, et le silence parfait devient à peine perturbé par les bruits d'une semelle qui tape contre le parquet poussiéreux au rythme endiablé de la musique résonnant dans un esprit creux.
Et puis soudainement une envolée lyrique, l'instant d'apothéose, l'avènement céleste, cette mélodie si douce mais si acharnée qu'ils attendaient tous.
Elle qui les sauve, elle qui les enfonce comme si elle les mettait plus bas que terre, oui ; elle les enterre pour les faire mourir, c'est ainsi qu'ils sont sauvés, ils s'accrochent à elle comme à une bouée de sauvetage pourtant elle est l'océan agité qui les engloutira, mais peu importe.
Leurs yeux ne quittent plus la cause de ce miracle, le Messie vénéré, espèce d'homme au charme squelettique qui balade ses mains sur les touches du piano sans même sembler les effleurer. Requiem pour un mort, ou Symphonie de la Mort.
Sa véritable identité, ils ne la connaissent pas, ils n'ont pas peur, ils ne sont plus capables d'être effrayés en réalité. Ils se disent du fond d'eux-mêmes, sans s'en rendre compte, qu'ils n'ont plus rien à perdre mise à part cette foutue vie, mais la perdre, elle, c'était gagner une nouvelle chance, c'était gagner tout. Alors ils se laissent emporter et virevolter dans l'envolée tourbillonnante de la symphonie et ils savent, alors, que dès lors que le dernier écho de la dernière note aura retenti, elle restera planer dans les airs tandis qu'eux s'étaleront en chœur sur le sol, morts. Ou ivres morts.


Et puis elle s'arrête. Ils vont mourir. Ils le savent, ils ne sont pas inquiets, c'est tout ce qu'ils attendent depuis le début. Mourir. Ils ont l'habitude de mourir. C'est après tout ce qu'il y a de plus facile en ce monde. Chaque jour, chaque soir de leurs vies, ils meurent complètement, ressuscitent à moitié, se font guérir parfois juste l'espace d'un instant pour mourir à nouveau. Et certains toujours espèrent réussir, mourir pour de bon afin de ne plus jamais recommencer ce manège vain et stupide. Alors, eux, ils viennent là, dans ce bar-orchestre infiniment select, car l'art de l'alcool, de l'amour et du tabac n'est pas donné à quiconque. Pas plus que l'amour de la musique, cette musique qui fait revivre et euphorise avant de tout achever d'un coup de hache ; cet amour-là, aussi, personne ne le connaît. Personne, sauf eux. Voilà pourquoi ils viennent. Parce qu'ils savent tous que dès l'instant même où ils commencent à s'accrocher à cette musique qui ne devient plus que le seul trésor qui leur reste, ils savent aussi qu'inexorablement, avec la musique disparue, c'est leur trésor qui disparaîtra et eux disparaîtront avec lui. C'est aussi simple que cela.
 

Alors, assis sur son tabouret, le pianiste est là, immobile, son corps fin presque cadavérique est torse nu mais personne ne peut le voir, tout simplement parce qu'il n'est qu'une silhouette qui se découpe dans la fumée et le projecteur rouge vif qui crie une passion vulgaire et désespérée. Le pianiste sait qu'ils n'applaudiront pas. Ça ne l'a jamais vexé. Parce qu'il comprend. Qu'ils sont morts, il le sait ; lui-même est mort, mais lui, il l'est tout le temps, alors, comme tout le monde a l'habitude de l'entrapercevoir comme ça, ils ne s'en rendent pas compte. Le pianiste, tant qu'il ne reste que cette silhouette qui s'agite dans le brouillard toxique, n'importe qui peut croire que ce n'est qu'une ombre chinoise assise devant un piano préprogrammé.
Ou bien peuvent-ils imaginer qu'il est un automate ingénieux acheté il y a longtemps à prix d'or pour animer les soirées de cet endroit infesté. Par définition, une ombre ou un automate ne peuvent être ni morts ni vivants. Ils ne sont pas, c'est tout.
Et il reste immobile sur son tabouret, caché derrière le rideau de fumée. Il a les yeux levés sur le plafond crasseux dont le bois vermoulu semble dangereusement sur le point de céder, et il a les jambes écartées, les mains reliées pendantes entre elles.
 
 

Il guette. Les bruits. Un craquement de sol par-là, le froissement infime d'une main qui effleure un tissu et puis, une bouche qui mâche quelque chose de dur, qui se brise, un glaçon sans doute, le tintement d'un verre qui en heurte accidentellement un autre, le crachotement d'un briquet qui s'allume, le souffle d'un soupir, et celui d'un murmure. Un murmure. Le pianiste tend l'oreille. Cette oreille, celle qui n'est pas à moitié-sourde, celle qui, comme sa jumelle le fut jadis, est dotée d'un talent que personne n'a jamais soupçonné malgré les prouesses inexplicables qu'il a toujours su montrer dans le domaine de la musique sans que jamais personne ne lui ait rien appris.
Il voudrait bien discerner ce que ce murmure est en train de dire, mais il est trop lointain, et trop étouffé aussi, comme si la personne qui l'émettait plaçait sa main devant sa bouche pour n'être entendue que de son interlocuteur contre lequel, le pianiste le sait, il doit être infiniment proche. Mais il ne peut le comprendre. Ce que sont ces paroles, de qui viennent-elles, et à qui sont-elles adressées, il ne le saura pas. Parce que s'il regarde vers la salle en contrebas, le pianiste ne voit que des dizaines d'ombres chinoises perdues dans la fumée. Perdues, et immobiles, comme si elles attendaient que leur seul spectateur s'en aille, oui, comme si elles voulaient dire, tout simplement, que le spectacle est fini.
Lui bien sûr il sait que le spectacle est fini ; le spectacle, c'est son œuvre, c'est lui-même. Mais le pianiste, il reste immobile et il écoute les murmures secrets.


 
 
Elles étaient si proches, les lèvres du jeune homme contre son oreille, que Uruha n'a pu réprimer le frisson qui l'assaillit. Un peu interloqué mais plein de ferveur, il a dévisagé son ami qui, à côté de lui, étirait ce sourire dont il ne connaissait que trop la signification. Le sourire glorieux de celui qui sait qu'il se détourne du droit chemin, mais qui le fait toujours avec élégance.
-Tu es fou, a murmuré Uruha comme il sentait son cœur s'arrêter de battre.
-Tu rougis, mon cœur, a fait l'autre dans un rire discret, et à chacun des mots qu'il prononçait, il tapotait le nez du garçon du bout du doigt.
Uruha a semblé perdre pied un instant, peut-être pour l'appellation qui lui fut adressée alors, peut-être pour ce que l'autre avait murmuré à son oreille précédemment, mais il s'est vite ressaisi à la vue du sourire moqueur accompagné de ces yeux noirs brillants de malice.
-Ah, non. Jamais. C'est hors de question.
-Hors de question, effectivement, a renchéri l'autre avec assurance. Car la question ne vaut plus la peine d'être posée : je viens de t'en apporter la réponse.


Uruha porta son verre à ses lèvres pour se donner une contenance avant de se rendre compte avec une grimace qu'il était vide.
-Aoi, gémit-il. À quoi est-ce que tu penses ?
-Si avec ce que je viens de te dire, tu ne sais pas à quoi je pense...
-Pauvre pervers.
-Qu'est-ce que ça te fait ? a répliqué Aoi.
Dans un soupir d'aise teinté d'une étrange connotation, il a appuyé son crâne contre le dossier du canapé afin de savourer la cigarette entre ses doigts dont il aspira une longue bouffée sans en recracher la fumée.
-Il est squelettique, a répondu Uruha dans un haussement d'épaules, parce que c'était tout ce qu'il avait trouvé à dire alors.
-Tu n'en sais rien. On le voit à peine, ce type.
-Justement. Pourquoi est-ce que je devrais faire ça avec un mec dont je ne sais même pas à quoi il ressemble ?
-Parce que c'est cela qui est excitant.
 

Comme pour mettre un terme au regard furibond qu'Uruha lui jeta alors, Aoi a jugé bon d'argumenter :
-Ici, on ne voit rien. Il n'y a que de la fumée et de la poussière qui flotte de partout, alors, pour voir quelque chose, il faut presque être nyctalope. Après cela, si tu te contentes de monter à l'étage, c'est bon. Les ampoules du couloir d'en haut sont grillées, et les volets des chambres sont toujours fermés ; il paraît que le propriétaire a une peur bleue que des insectes ne pénètrent -au passage, vu l'état de sa tanière, ils ne doivent pas manquer, les cafards et autres bêtes pestiférées. Enfin, ce que je dis... il te suffira seulement de ne pas allumer la lumière en pénétrant dans une chambre.
-Tu as des idées dégoûtantes.
 

 
 
 
 
 

Persuadé que cette déclaration péremptoire avait enfin mis un terme à la conversation, Uruha s'est lestement emparé du verre à moitié plein de son ami et l'a vidé d'une traite. Il avait l'impression que s'il n'avalait pas un litre d'alcool dans les minutes qui suivaient, son cœur ne pourrait jamais redémarrer.
-Comment pourraient-elles être dégoûtante ? Puisque lui, il ne l'est pas.
Il y a eu un bruit de verre brisé, un sursaut, et Aoi a écarquillé ses yeux sur Uruha qui agitait le pan de sa chemise éclaboussée.
-Merde !
Il s'est penché pour ramasser à mains nues les débris de verre, mais d'un geste ferme Aoi l'a stoppé et a entrepris par lui-même de réparer les dégâts de son ami qui l'a regardé faire, intrigué de le voir si serviable. Uruha s'est demandé, comme ça, si ce n'était pas pour l'amadouer afin qu'il accepte son idée. Même si dans le fond, Uruha ne voyait aucune raison qui eût pu justifier qu'Aoi ne tienne tant à ce qu'il le fasse.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'est timidement enquis Uruha en se penchant vers lui, affairé sous la table.
-Je ne vois pas de quoi tu parles.
Le ton d'Aoi était sec, comme pour lui faire porter le poids de sa maladresse.
-Tu as dit que lui, il n'est pas dégoûtant.
-Bien sûr que non, il ne l'est pas. Pourquoi le serait-il plus que toi ou moi, ou bien toute cette race de névrosés alcooliques qu'on se coltine chaque soir ici ?
-Oui, mais si tu dis ça, ce n'est qu'une supposition, a commenté Uruha d'un ton infaillible.
Et comme s'il venait là de déblatérer la plus royale ineptie de tous les temps, Aoi l'a dévisagé avec une condescendance qui mit son ami mal à l'aise.
-Je l'ai vu.

Aussitôt, le malaise fut envolé avec la curiosité démesurée du garçon qui saisit brusquement Aoi par le bras afin de l'obliger à soutenir son regard.
-Dis-moi à quoi est-ce qu'il ressemble, implora Uruha.
Aoi est demeuré de marbre, les lèvres closes, et a attendu que son ami ne comprenne qu'il fallait le lâcher pour déclarer :
-Si je te le dis, tu voudras encore moins.
-Pourquoi donc ? fit le garçon d'une fluette voix déçue comme il s'était attendu à ce qu'il ne lui assure le contraire.
Aoi a paru hésiter un instant et pour la première fois, Uruha crut discerner dans l'opacité de l'atmosphère, un semblant de maladresse.
-Enfin... Il pourrait te plaire, a marmonné Aoi. À une condition.
-Laquelle ?
L'impatience d'Atsuaki était telle que sur le coup, son ami en fut totalement désarmé. Ce n'est qu'après quelques instants, alors qu'Uruha pesait sur lui ses grands yeux sertis d'éclats, qu'Aoi s'est mis à trouver la situation comique :
-À la condition que tu sois nécrophile.
Devant l'air penaud de son ami, Aoi a éclaté de rire, hilare, il s'est laissé basculer en avant, roulant sur le sol, et son rire se décuplait encore et encore, fou et enfiévré, un rire mouillé par l'alcool et séché par la fumée, et ce rire-là, s'est dit Uruha, était plus macabre même que ce cadavre vivant qu'était le pianiste.

-Est-ce qu'il y a un problème ?
Aoi et Uruha se sont stoppés brusquement, ou plutôt, c'est Uruha qui s'est figé et Aoi, à qui il servait de béquille pour soutenir ce corps trop soûl pour marcher, s'est arrêté en même temps, si brusquement qu'il ne s'en fallut que de peu pour que le jeune homme ne vomisse son foie sur le sol.
-Qu'est-ce que tu fais là ? s'est enquis Uruha.
Sa voix infiniment surprise contrastait avec son air d'une sérénité qui frôlait l'indifférence.
-Non, a répondu Kisaki dans un sourire qui n'en était pas un. Moi, je crois que la question s'adresse à toi et à ce...torchon, a-t-il ajouté dans une grimace de dégoût à l'adresse d'Aoi qui posait sur lui un regard vitreux.
-Comme si ça ne t'arrivait jamais de sécher les cours.
Sur ces mots, Uruha s'est avancé tant bien que mal, supportant le poids d'Aoi qui pesait sur la moitié de son corps et, ignorant Kisaki, il s'est éloigné dans un flot de murmures indistincts.
-Je ne te parlais pas de sécher les cours, imbécile.

Il a saisi Uruha avec une brusquerie qui le fit accidentellement lâcher Aoi et dans un éclat de rire englué d'alcool, le garçon s'est étalé au sol. Kisaki n'a pas prêté attention à cette chose flasque pour laquelle il était la cause de la chute car alors, son attention se rivait sur Uruha qui affrontait ce face-à-face rapproché sans broncher, infaillible.
-Je ne peux même pas m'en prendre à ce tas d'ordures, a craché Kisaki comme la glace de ses yeux devenait une fournaise de haine. Puisqu'il est complètement ivre-mort, c'est à toi que je dois m'en prendre, enfoiré.
-Je t'y invite de bon cœur, Kisaki, mais d'abord, il faudrait que tu m'expliques ce que j'ai bien pu faire qui justifie cette colère.
-Ne joue pas l'innocent avec moi ! a-t-il éructé, les nerfs tendus prêts à claquer. Est-ce que toi et ton pot-de-colle avez besoin de jouer aux catins là où il ne faut pas ?
-Alors, pour commencer, cela n'a rien d'un jeu, tu sais, et puis, pourquoi donc ailleurs mais pas ici, dis ?
-Je me moque bien que ce soit ici, abruti. Mais pas lui. Son temps libre n'est pas à vous, et votre amoralité n'est pas la sienne. Tu diras à ton pervers de meilleur ami qu'il est hors de question de penser à quoi que ce soit en ce qui le concerne, lui.
-Tu parles du pianiste ?

Aoi se redressait tant bien que mal et une fois qu'il fut debout, il se mit à poser longuement ses yeux vagues sur le visage de Kisaki, attendant peut-être que le monde tout autour de lui ne cesse enfin de tourner. Ça faisait sourire béatement Aoi, cette grosse tache de rouge au milieu de la grisaille de la ville à laquelle-même le ciel bleu de mai ne pouvait remédier. Il s'est dit que cette tache rouge était une immense tache de sang qui allait s'étendre encore et encore jusqu'à l'infini et qu'à chaque seconde, Kisaki allait mourir un peu plus.
-Qu'est-ce que tu as à rigoler comme ça, pauvre fou ?
-Tu sais, de toute façon, le pianiste ne plaira pas à Uruha. Atsuaki, tu préfères les hommes robustes comme moi, n'est-ce pas ?
-Je me contrefiche de vos préférences, abruti. Ce que je suis en train de dire est qu'il est hors de question pour toi ou pour lui de vous approcher de cet homme. Est-ce que c'est clair ?
-Kisaki, tu saignes de la tête.
Kisaki a porté ses mains sur son crâne, son front, et les a observées avec circonspection avant de river des yeux étrécis sur Aoi.
-Mais si, tu saignes du crâne, de partout. C'est dégueulasse, on dirait que tu t'es fait écraser par un camion.
-Tu es complètement bourré, crétin.
-Tu es fâché, Kisaki ? Dis, de toute façon, Uruha ne voulait pas pour le pianiste, alors, s'il ne veut pas, ce n'est pas la peine, parce que sans Uruha rien n'est drôle ; pas vrai, Uruha ?
Une brûlure lancinante a traversé la joue d'Aoi qui s'est affalé à terre, sonné. Il a porté la main à son visage, levant ses yeux morts vers un jeune homme bouillonnant de rage.
-Reprends tes esprits.

Uruha observait la scène en retrait, indécis quant au fait de savoir si la colère de Kisaki pût être assez fondée pour pardonner la violence dont il avait fait preuve. Ses yeux se baladaient tour à tour de Aoi avachi par terre à Kisaki, fulminant, puis il a fini par hocher la tête avec frénésie.
-D'accord, Kisaki, tu as gagné. Je ne sais pas de quoi tu parles, parce qu'après tout, nous n'en avons rien à faire, du cadavre, mais si tu frappes à nouveau Aoi, alors, je te tue. Du moins, je suppose.
-Du « cadavre » ?
 
Tout s'est passé très vite. Uruha a senti une force le tirer brusquement par ses cheveux et d'un seul coup, une douleur percutante heurta son crâne et se propagea tout à l'intérieur de son cerveau et dans un cri perçant, Uruha s'est laissé glisser contre le mur, et à l'intérieur de lui-même battait le chœur sourd et affolé de son hurlement meurtri. La voix de Kisaki a retenti en lui comme le roulement infernal de vagues d'une mer prise sous la tempête. Inconsciemment, Uruha le savait, il allait se faire emporter d'un instant à l'autre par le monstre aquatique rugissant de colère et alors, il s'écraserait contre un rocher pour finir dans une mare de sang et d'eau salée qui pénétrera à l'intérieur de ses plaies pour en aviver la douleur jusqu'à en devenir fou. Le roulement des vagues tempêtait sans fin, encore et encore, et peu à peu la force de lutter quittait Uruha par chaque pore de sa peau et alors, résigné, il s'est lentement plongé dans les ténèbres.

-Il n'est peut-être qu'un cadavre, faisait l'écho du grondement au loin, mais il a accompli en une vie trop courte bien plus de choses que tu n'en accomplirais en neuf vies.
Il y a eu un heurt brutal sur son front, mais Uruha s'en moquait, il était si bien par terre, et il écoutait, oui, il écoutait le grondement qui s'éloignait et le silence qui doucement s'installait. Et puis, d'un coup, un éclat de lumière, un éclat de rire, c'est Aoi qui jubile plus loin alors qu'il a juste l'air d'un chien mourant sur le sol, alors, Uruha entrouvre les yeux et, la face collée contre l'asphalte, il prend la grisaille pour la couleur du ciel.


Kisaki a fait volte-face. Son cœur eut le battement rapide de la peur lorsqu'il vit devant lui, adossé contre la façade du bureau de tabac dont il venait de sortir, le dernier homme duquel il eût pu s'attendre à l'apparition alors.
Il l'a considéré un moment, appréhendant sa réaction, mais parce que l'homme se contentait de rester immobile à le jauger de son regard noir, un élan instinctif l'a alors fait s'enfuir à toute allure. Mais l'adolescent avait eu à peine le temps de réciter une prière qu'une main ferme l'a immobilisé. Kisaki a hurlé, de terreur mais par sournoiserie aussi ; il a espéré bêtement que son cri éconduise la rage de son bourreau, mais au lieu de cela, il a senti ses mains puissantes agripper ses épaules pour le secouer d'avant en arrière.
-Lâchez-moi, a supplié Kisaki. Vous n'avez pas le droit de...
-T'apitoyer sur ton sort, n'est-ce pas lamentable ? a fait une voix grave.

La poitrine oppressée par l'angoisse et la honte, Kisaki a levé les yeux vers celui qui venait de parler et qui, au-delà de toute son autorité, ne semblait en rien lui vouloir du mal.
-Le Directeur s'est déplacé avec moi. Il est venu chercher Joyama et Atsuaki là où tu les as laissés, Kisaki. Je suppose que c'est toi qui as passé ce coup de fil anonyme disant qu'ils avaient été aperçus dans ce bar mal fréquenté ? Bien, je dois dire que ton absence d'intelligence m'étonne, je te croyais capable de mieux. Puisque tu te trouvais au même endroit, n'avais-tu pas peur de te faire attraper ?
-Je n'étais pas censé rester aussi longtemps, s'est défendu Kisaki, au bord des larmes comme il luttait en vain pour échapper à son emprise. C'est de leur faute, ils ont tout fait pour me mettre en colère. Lâchez-moi, sale brute, ou bien j'irai dire que vous me violentez.
-Cela te va bien, de parler de violence après ce que tu as fait à ces malheureux. Bien, Kisaki, je suppose qu'il est inutile de parler de tout cela avec toi. Le Directeur a personnellement pris en charge tes camarades, aussi tu devras attendre son retour de l'hôpital pour déterminer de ton sort.
-L'hôpital ? a répété Kisaki.
Mais en guise de réponse, il a été propulsé de force vers l'avant et quand la main de l'homme s'est appuyée sur sa nuque pour l'obliger à avancer, il s'est laissé faire, lui que la peur rendait docile, et il s'est laissé guider jusque dans cette voiture où sans un mot, il a dû monter à côté de celui qui, pas une seule fois durant le trajet qui les ramenait au lycée, ne lui avait jeté un regard.


-Bien. Tu peux me dire maintenant pourquoi est-ce arrivé ?
Kisaki n'a soufflé mot. Kisaki ou le garçon aux lèvres closes, obstiné dans le désir de provocation dont témoignait tout ce silence. Kisaki ou le pirate rouge, Kisaki ou les yeux bleus, Kisaki ou la peur qui a pris apparence humaine. Le front blanc et buté de chèvre se plisse, comme si une pensée subite l'assaillait et lui valait tous les maux de la Terre.
-Il me semble que je te parle, Kisaki.
Il inspire profondément et se redresse sur son siège, et son regard se perd dans la contemplation des fleurs de cerisiers à travers la fenêtre qui ondulent au gré de la brise légère. Kisaki ferme les yeux et, l'espace d'un instant, il se dit qu'il n'est pas là, et s'imagine en train de chevaucher cette brise pour la laisser le guider vers un monde où il n'y aurait pas de danger. Pas de danger. Kisaki rouvre les yeux. Il ne sait même pas s'il est en danger, et peut-être que ne pas le savoir le rend plus inquiet encore que s'il avait su qu'il l'était.
-Tu ne fais qu'aggraver ton cas, Kisaki.
L'adolescent reporte son attention sur son interlocuteur. Il lui a semblé n'avoir jamais rien vu d'aussi noir que ces cheveux lisses et ces yeux qui le poursuivent comme un espion traquerait un criminel en fuite.
-J'étais censé être convoqué dans le bureau du directeur. Pas dans une classe vide avec quelqu'un comme vous.

L'autre s'est demandé quelle signification pouvait avoir « quelqu'un comme vous » sortant des lèvres de Kisaki mais, s'il n'a pas pu s'indigner alors, c'est qu'il n'avait décelé aucune arrogance dans ces propos. Un soupir l'a traversé, traître.
-C'est parce que le Directeur n'est pas encore rentré que j'essaie de comprendre ce qui s'est passé, Kisaki. Si jamais tu voulais bien m'expliquer alors, peut-être que j'aurais de quoi prendre ta défense auprès du Directeur pour t'éviter un renvoi définitif.
-Qu'est-ce que ça peut vous faire, que je me fasse renvoyer ?
-Alors, c'est là ce que tu veux ?
-Je suppose que c'est un bon moyen pour avoir plus de temps libre, a murmuré Kisaki.
Il semblait presque endormi, ainsi les yeux baissés et son corps mollement affaissé sur la chaise, mais au fond de lui grondait un tonnerre dont les éclairs rendaient visibles même les recoins les plus sombres.
-Du temps libre, tu en as de plus en plus si j'en crois toutes ces fois où tu manques les cours... Kisaki, tu as eu lâchement recours à la délation envers tes propres amis, mais tu étais toi-même dans ce bar pour les y avoir vus, non ?
-Je ne parlerai qu'en présence de mon avocat, Monsieur.
-Bien, et je peux savoir qui est ton avocat, jeune homme ? répondit l'autre sur le même ton d'exaspération.
-Je ne sais pas. Appelez Yuki. Je ne peux parler qu'avec Yuki. En ce monde, il est le seul professeur respectable qui soit et vous, je ne vous aime pas.
-Kisaki, prononça doucement l'autre dans le vœu de le calmer. Je veux seulement comprendre qu'est-ce qui t'a amené non seulement à quitter l'établissement, mais en plus à agresser tes camarades. Tu risques de gros ennuis, Kisaki, et je voudrais pouvoir t'aider.
-Alors, appelez-le !

Il avait crié si fort qu'il en fut le premier surpris et en face de lui, l'autre avait cet air confus qui laissait un doute quant à la nature réelle de ses sentiments. Était-ce l'étonnement, le désarmement ; Kisaki l'ignorait mais tout ce qu'il ressentit alors était cette pointe au cœur à la vue de ce regard qui semblait vouloir lui signifier tant de choses et qui, malgré tous ses efforts, ne parvenait à lui transmettre le message.
-Amenez Yuki ici, a supplié Kisaki même s'il eût voulu un ton plus ferme.
-Yuki n'est pas ton chevalier servant et il a autre chose à faire que de s'occuper des petits merdeux en ton genre !
-Alors, je dois comprendre que s'occuper des petits merdeux est le rôle qui vous revient, n'est-ce pas ?
Kisaki y a vraiment cru, pourtant. À voir ces traits tendus par la rage, il a vraiment cru que l'émotion allait l'emporter sur la raison et que le coup allait venir aussitôt. Mais il n'en fut rien. Son professeur était là qui le fusillait du regard, s'efforçant d'être calme sans vraiment y parvenir, et Kisaki en cet instant-même se demanda alors comment il était possible ainsi de surmonter ses sentiments par la simple volonté de respecter la morale, même envers ceux qui ne l'honorent pas.
-Kisaki, il faut que nous ayons une discussion sérieuse.
-Entre vous et moi, c'est juste impossible, a ricané l'adolescent.
-Oh mais, je l'ai compris, tu sais. Ce n'est pas toi dont je parlais.

Et c'est lorsqu'il a vu l'homme se redresser avec résolution que Kisaki a vraiment commencé à s'inquiéter. Il s'est levé à son tour, cherchant à retenir celui qui déjà s'éloignait sans plus lui prêter attention.
-Attendez ! appelait Kisaki en tentant vainement de l'arrêter. Où est-ce que vous allez ?!
-Tu ne veux pas que nous ayons une discussion ensemble ? Très bien. Je suppose que dès le début, j'en exigeais trop de toi et que tu n'es pas même assez mature pour daigner écouter ce que l'on te dit. Puisqu'il en est ainsi, je crois qu'il vaut mieux que j'aille mettre tes parents au courant de tes agissements, mon cher.
Et ni les cris, ni les supplications, ni les menaces, ni les injures de Kisaki ne purent rien y faire, et dans un mouvement brusque qui fit valdinguer le garçon qui s'accrochait à lui avec désespoir, l'homme a claqué la porte derrière lui. Kisaki est resté seul, et au milieu de son visage pâle, deux grandes perles de saphir scintillaient de larmes.
-Pas ma famille, Masashi. Pas ma famille.


Mais bien sûr, lui qui n'avait pas même écouté ses cris, Masashi était trop loin pour n'entendre qu'un murmure.
 


-Bien, a déclaré Masashi à l'attention générale. Comme les évènements ici s'ébruitent à la vitesse de la lumière, chacun de vous sait que vos camarades Atsuaki et Joyama sont en ce moment-même à l'hôpital. Je ne vous en dirai pas les raisons -et de toutes manières, je ne les connais pas moi-même -mais quoi qu'il en soit je tenais à prévenir chacun de vous que je ne tolérerai plus jamais qu'un incident de la sorte ait lieu dans cette classe. Vos camarades ont été victimes d'une violence inouïe et injustifiée dont ils sont, fort heureusement, sortis saufs. Toutefois, sachez que...

-Que comme par le plus parfait des hasards, des trois personnes qui ont été absentes ce matin, seules deux sont à l'hôpital, tandis que la troisième, elle, semble se porter plutôt bien mais n'est malgré tout pas revenue ici depuis. Vous nous prenez vraiment pour des idiots, vous.

Le corps de Masashi s'est raidi face à son bureau et il s'est mis à balayer la salle du regard, à la recherche de celui qui avait osé l'affront.
Mais il avait beau guetter le moindre sourire en coin, le moindre ticage nerveux, le moindre regard teinté de provocation ou au contraire, fuyant, il n'a trouvé rien que des visages que l'indifférence rendait amorphes. Et pourtant, il était certain que la voix venait du fond de la salle, et il se mit alors à concentrer toute son attention sur chacun des élèves assis dans la zone visée mais toujours, ce n'était que la plus totale apathie qui lui répondit.
Masashi eût préféré n'importe quelle arrogance plutôt que cette absence effrayante d'intérêt, comme s'il n'avait en face de lui que des robots qui attendaient juste le signal infrarouge pour se mettre à mouvoir.
-Vous refusez de nous dire la vérité, au nom de quoi ? Sommes-nous trop sensibles ? Ou bien trop pervertis au point de risquer de prendre exemple sur les erreurs des autres pour les perpétuer ? Ne me faites pas rire. Tout le monde sait qui les a tabassés.

Cette fois, c'est une peur palpable qui a envahi Masashi, l'une de ces peurs qui colle des sueurs froides et retourne l'estomac qui alors devient un poids en béton si lourd que l'on voudrait finir éventré pour s'évider de ce fléau terrassant. Ses mains moites plaquées sur son bureau, il s'est fait force pour ignorer ce cœur tourmenté qui cognait contre sa poitrine comme s'il voulait en forcer l'ouverture.
-Que le coupable se dénonce immédiatement.
-Le coupable ?

Masashi a tressailli. Non. Il était en train de devenir fou, c' était la seule explication possible. Il était en train de rêver cette voix, et ce qui le lui assurait alors étaient les expressions maintenant inquiètes que chacun d'eux affichait sans le quitter des yeux. Et comme pour échapper à cette folie qui le guettait, comme si elle était juste là, devant lui, à essayer de le prendre dans ses bras, il a eu un mouvement de recul qui manqua de le faire basculer en arrière. Livide, il observait ces visages silencieux et tourmentés qui voulaient tout dire, oui. Ces visages qui disaient ; « mon Dieu, il est en train de devenir fou. »
-Mon Dieu, je suis en train de devenir fou.
-Seuls les absents ont tort, n'est-ce pas ? Alors, tout le monde sait qui est le coupable.
 

Sa tête lui tournait. Il sentait peu à peu sa conscience basculer dans un gouffre sans fond et il s'est fait force pour ne pas crier au secours au milieu de ces visages de robots que l'inquiétude rendait de plus en plus humains, mais angoissants aussi. Je me trompe forcément, s'est dit Masashi en posant une main sur sa poitrine pour écouter les battements affolés de son cœur. Quelqu'un est en train de me jouer un tour ou alors, cette personne attend que mes yeux s'éloignent d'elle pour parler. Mais il avait beau les considérer un à un, aucun de ces jeunes hommes ne portait sur ses lèvres des traces de paroles. Comme si ça pouvait vraiment laisser des traces, des paroles. Mais, oui. Parce que celui qui lui jouerait ce mauvais tour serait en train de jubiler en silence, quelque chose devrait bien le trahir dans son expression.
-Monsieur, vous êtes blanc.
-Cela suffit, maintenant, a-t-il déclaré d'une voix rauque. Que le coupable se dénonce immédiatement ou bien, c'est toute la classe que je punis.
-Je ne vous le recommande pas.
-Pardon ?
Comment était-ce possible ? Comment était-il possible que chacun d'entre eux ne fasse montre d'une apparente sincère inquiétude pour leur professeur tandis qu'au milieu d'eux se trouvait au moins forcément un traître, et peut-être même des complices qui devaient se rire intérieurement de lui ? À quel point était-il possible de jouer si bien la comédie ? Ce don leur serait-il donné par un désir irrépressible de nuire ?
-Quelqu'un pourrait venir vous tuer au moment où vous vous y attendrez le moins si jamais vous osez faire abattre l'injustice sur de pauvres élèves qui n'ont rien fait.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


C'en était trop. Il ne devait pas se laisser aller à ce jeu stupide, car c'est tout ce qu'attendait l'auteur de cette mascarade. Il devait se ressaisir ou bien une personne dans cette classe finirait par le rendre fou.
-Que le coupable de ce petit jeu se dénonce et je lève toute punition. S'il ne le fait pas, je soutiens ce que j'ai dit : je punirai tout le monde, les yeux fermés.
-Bien. Puisqu'il semblerait que vous n'en fassiez qu'à votre tête, Monsieur, je me dénonce. Le coupable, c'est moi.
Alors, Masashi a attendu qu'une main se lève, que quelqu'un fasse le moindre signe. Mais c'étaient toujours ces mêmes visages tourmentés dont les regards résignés semblaient signifier qu'il n'y avait plus rien à faire, à présent : il avait déjà perdu la raison.
-Bien, a-t-il prononcé en s'efforçant de garder son calme. Et qui est « moi », je vous prie ?
-Mais, moi, Monsieur. Vous ne me voyez pas ?

Qu'il y ait eu ou non une explication rationnelle à cet étrange phénomène l'importait peu, à présent. Tout ce qui lui importait était de découvrir le coupable, tant pis si celui-ci devait être un esprit errant.
-Je ne te vois pas, aussi je te prie de bien vouloir te lever. J'en ai assez de cette petite farce.
-Ah, non. Si vous ne me voyez pas, alors le problème vient de vous, Monsieur. Êtes-vous sûr de vous sentir bien ? Vous ne semblez pas dans votre état normal, Monsieur. À votre place, j'irais à l'infirmerie.
Les mains de Masashi se sont mises à trembler comme si elles lui étaient devenues étrangères, animées par leur propre conscience. Pas dans son état normal. Non, il n'était pas dans son état normal, et cela allait devenir bien pire encore si ce manège qui ne tournait pas rond continuait ainsi à lui faire tourner la tête.
-Monsieur ?
-Excusez-moi.

Alors même qu'il se disait qu'il ne fallait pas le faire, alors même que sa conscience lui hurlait qu'il ne devait pas montrer sa faiblesse, et avant même qu'il ne s'en rende vraiment compte, Masashi guidé par son seul instinct a déserté la pièce, laissant derrière lui une trentaine d'adolescents pris de court.
Du moins, pris de court, c'est ce qu'il croyait.


-Alors, ça, c'était merveilleux.
 

C'était Teru qui venait de parler et un long sifflement admiratif est venu appuyer ses dires comme devant lui, Masahito se retournait pour le gratifier d'un sourire éclatant de victoire.
-Même toi, le nouveau, tu as compris ?
-J'ai reconnu ta voix. Eh dis, Masahito, tu fais tout le temps cela ?
-Oh, non, c'est la première fois que je le fais dans de telles circonstances. Il faut dire que je n'ai jamais vraiment pensé à m'en servir. Mais peut-être que je devrais recommencer ? Le pauvre homme... Il était encore plus pâle que Yuki le jour où il a vu.
 

« Que Yuki le jour où il a vu ? »

Mais avant même que la question n'ait pu franchir les lèvres de Terukichi, le rire de Masahito a retenti dans la pièce, le rire dément et cruel d'une victoire écrasante et alors, sans même comprendre ce qui lui arrivait, Teru a senti que quelque chose se brisait au fond de lui.

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