Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Dix-neuvième

Juliet

-Asagi.
Au début, Asagi a vraiment cru qu'un miracle s'était produit. Le cœur battant, il s'était redressé sur sa chaise, tétanisé, et avait fixé avec un mélange d'horreur et d'espoir fou les lèvres closes du garçon, ces lèvres desquelles il croyait avoir entendu son nom. Mais sur le lit, les lèvres de Sui demeuraient obstinément closes, à l'image de ses paupières qui gardaient précieusement cachées derrière elles des secrets que jamais nul personne ne pourrait violer. L'espace d'un instant, Asagi a cru être devenu fou pour avoir entendu des voix, mais ce n'est que lorsqu'il a senti une main doucement se poser sur son épaule qu'il s'est retourné, sans surprise, et a compris alors que cette voix qu'il avait prise pour celle de Sui n'était que celle de Masashi qui le regardait comme s'il s'excusait d'être là.
-Pardonne-moi, Asagi. Tu me faisais de la peine.

Masashi s'était attendu à tout, peut-être, sauf à ce qu'Asagi prenne cette main bienveillante dans la sienne, comme s'il cherchait à y enfermer ce condensé de chaleur dont il avait tant besoin dans cette chambre qui en manquait cruellement. Sans rien dire, Asagi a reporté son regard sur le visage de Sui et à ce moment-là, ses yeux avaient moins de vie peut-être que ce visage inanimé.
-Ce n'est pas sain, Asagi.
-Mais il est un élève de mon école, Masashi.
-Non, fit doucement son ami dont le cœur se serrait de douleur. Ce n'est pas juste ce qu'il est, et tu le sais encore mieux que moi. Maintenant, Asagi, c'est trop tard, il n'y a plus rien à faire sinon laisser le sort le faire pour nous. Que tu sois là ou non n'encouragera ou n'entravera en rien son réveil. Ce n'est pas comme s'il savait que tu étais là.
-Qu'est-ce que tu en sais, toi ? Tu ne sais pas, tu ne sais rien, tellement de personnes croient profondément que celles qui sont dans le coma sont conscientes de tout ce qui les entoure.
-Si elles l'étaient, Asagi, alors pourquoi certaines, si nombreuses, ne se réveillent jamais ?
-Peut-être parce qu'elles ne le veulent pas, a tristement murmuré l'homme dont les yeux noirs se mirent à luire d'une lueur vacillante comme la flamme d'une bougie dangereusement balancée par le vent.
-Tu sais bien que c'est faux, Asagi. Certaines personnes se réveillent après des mois, voire des années de coma. Ce n'est pas simplement qu'elles l'ont voulu, car s'il suffisait de le vouloir, ces personnes se réveilleraient au bout d'un jour, tu sais ? Non, Asagi, pour se réveiller, il faut avant tout le pouvoir, et cela, ce n'est pas quelque chose que ces pauvres gens décident. Sui... Peut-être qu'au fond de son subconscient, il le souhaite de toutes ses forces et pourtant, il est toujours là, sans expression, sans vie et sans sentiments, et toi, tu...
-Juste parce qu'il dort, comment est-ce que tu peux prétendre que Sui n'a plus aucun sentiment ?!

Il y avait eu de la violence et de la colère dans sa voix, pourtant Asagi n'avait pas bougé, si ce n'était qu'il avait resserré sa main plus fort encore autour de celle de Masashi qui ressentit cette puissance, plus que comme de la violence, comme un appel à l'aide.
-Tu viens de le dire, Masashi, non ? S'ils ne se réveillent pas, ce n'est pas qu'ils ne le veulent pas, mais qu'ils ne le peuvent pas, alors tu ne crois pas que c'est pareil pour tout le reste ? Sui ne peut ni se réveiller, ni réagir à nos gestes ou nos paroles, ni montrer la moindre expression sur son visage ! Il ne le peut pas et pourtant, je suis sûr qu'en ce moment même et ce depuis qu'il dort, son cœur déborde de tous ces sentiments qu'il n'est pas libre d'exprimer ! Sui est emprisonné dans une cage transparente qui se resserre comme un étau jour après jour et qui l'écrase et l'étouffe petit à petit ! Mais s'il est inerte de l'extérieur, Sui vit pleinement à l'intérieur ! Il vit, Masashi ! Il vit et il souffre, alors pourquoi est-ce que tu ne peux pas comprendre l'évidence ? Il voudrait ouvrir les yeux mais il ne le peut pas, il voudrait parler et bouger, mais il ne le peut pas ! Si tu penses que Sui n'a plus aucun sentiment, Masashi, alors c'est que tu penses qu'il est déjà bel et bien mort !
-Asagi, moi, j'ai seulement pensé...

Masashi a hésité alors, parce qu'il ne ressentait que trop la détresse d'Asagi qu'il cachait derrière sa colère, et la crainte que ses paroles ne la renforcent plus encore le hantait. Pourtant, lorsqu'Asagi a fini par tourner vers lui un regard inquisiteur comme il s'inquiétait de son silence, Masashi a capitulé :
-J'ai pensé, Asagi, que s'il n'avait plus de sentiments, que s'il ne pouvait plus rien ni voir ni entendre, c'était peut-être simplement que c'est ce qu'il avait cherché.


Masashi savait pertinemment ce que ces paroles signifieraient aux yeux d'Asagi. Pour son ami, cela n'était que la preuve sentencieuse que Sui voulait mourir. Pourtant, aux yeux de Masashi, c'était seulement l'appel au secours d'un adolescent qui, un jour, avait ressenti une peur bleue de vivre.
Mais pourquoi cette peur, Masashi ne le savait. Tout ce qu'il savait, tout ce que chacun savait, était que Sui était en présence de Yuki le jour où il s'est jeté de cette fenêtre. Alors, d'une manière ou d'une autre, cette peur était forcément liée à Yuki.

-Envers toute chose, et envers tout être, les sentiments doivent être raisonnables, et la raison doit être sentimentale.
Aucune réaction, si ce n'était ce soupir qui s'était voulu discret mais que Terukichi avait pourtant entendu venir de l'homme qui avait gardé la tête baissée sur ses copies, silencieux. Fermement résolu, Terukichi a martelé ses pas pour venir se poster droit et raide tel un militaire face à son interlocuteur qui semblait se soucier de sa présence pas plus que de l'étrange insecte rampant qui marchait tranquillement vers sa main et qui valut à Teru une grimace de répulsion.

-Sur cette Terre, beaucoup de personnes ont vécu ou bien croient en ce que l'on appelle le coup de foudre. C'est une forme d'amour absolument immature et irresponsable qui se manifeste dès la première rencontre avec la personne, et cela sans même que l'on ne sache rien d'elle ; il nous suffit tout simplement de la voir et de se trouver physiquement proche d'elle pour ressentir ce sentiment que les ignares, à tort, appellent l'amour. Il faut savoir que cet amour-là ne résulte que d'un processus chimique dans lequel entrent en jeu des molécules organiques qui portent le nom de phéromones, androsténol, copuline et phényléthylamine et qui provoquent chacune instinctivement le désir d'un rapprochement, avant tout physique et sexuel, avec l'autre personne. De ce processus chimique des troubles physiologiques se font alors sentir, comme la réduction de l'appétit ou l'hyperactivité. Cela a des conséquences psychologiques toutefois ; la phényléthylamine stimule un relâchement de la dopamine, qui est intimement liée au système limbique, une zone du cerveau siège des émotions ainsi que des fonctions vitales comme la faim, la soif, et la sexualité -bien qu'il reste à prouver que cette dernière soit vitale, mais c'est une autre affaire. Lorsque l'on vit un événement particulièrement heureux, et en l'occurrence cette période d'amour, la dopamine émet un signal de bonheur dont les effets euphorisants nous poussent à réitérer l'expérience, et c'est alors que le besoin et le désir de se trouver en contact avec la personne aimée se fait ressentir, et avec eux aussi le souhait que cela dure toujours. Néanmoins, des études scientifiques ont démontré que cet effet purement chimique ne peut jamais durer plus de six ans ; il s'étiole à petit feu comme une fleur qui se fane sous ce même soleil qui l'a conduite à sa croissance. C'est la raison pour laquelle, une fois la chimie évanouie, ces personnes qui semblaient ne pas pouvoir vivre l'une sans l'autre en viennent à ne plus se supporter et parfois même, en vont jusqu'à se haïr. Cela est de l'amour vache, de l'amour vain, de l'amour purement matérialiste qui ne repose en aucun cas sur la raison et le partage de mêmes valeurs, de mêmes idées et idéaux, de mêmes intérêts. Cela est une passion aveugle, mais attention, Yuki, ce n'est pas cette passion qui a rendu aveugles ces personnes, ce sont ces personnes déjà aveugles qui se sont laissées aller à cette passion. L'on croit toujours sous le coup de l'euphorie que cet amour est riche et prolifique et pourtant, ce n'est qu'un amour stérile qui ne laisse rien sur son passage, sinon rien de bon. C'est la raison pour laquelle, à mon sens, le véritable amour, celui qui dure, celui qui permet le véritable bonheur et des projets qui se bâtiront et dureront à long terme, se doit impérativement d'être teinté de raison, de logique et de mesure. Il n'y a là rien de froid dans mes propos, Yuki. Je ne parle pas d'une simple « union d'intérêts » qui pourrait tout de suite faire penser à un mariage arrangé dans un seul but vénal, mais c'est bien d'amour pur que je parle, d'amour qui permet la réalisation de soi, de l'autre, et l'épanouissement d'une vie aussi bien individuelle que commune. C'est un amour qui n'appelle pas l'autre simplement par un stupide besoin chimique, mais c'est un amour qui appelle l'autre avec la « raison sentimentale », c'est un amour qui ne dit pas « j'aime cette personne parce que je le ressens du fond de mon être », mais c'est un amour qui dit « j'aime cette personne parce que je sais ses qualités humaines, ses convictions, son sens de la justice et sa sensibilité qui font qu'elle mérite d'être aimée et encouragée pour ce qu'elle est ». Aimer une personne, Yuki, ce n'est pas l'amour matérialiste qui n'aime que ce qu'il voit à l'image d'un enfant qui s'émerveille devant un paquet cadeau sans même savoir ce qu'il contient. Non, aimer une personne, Yuki, est l'aimer pour avoir appris à découvrir son âme et les trésors précieux à soi mais aussi à l'humanité qu'elle y renferme. C'est cela, Yuki, que j'appelle l'amour raisonnable et qui est pour moi l'amour seul qui sauvera l'Humanité qui se complaît depuis toujours dans la même boue marécageuse de sentiments purement conduits par la pulsion et l'instinct -ceux-là mêmes qui peuvent être des instincts aussi bien de vie que de mort, d'amour que de haine, des pulsions de tendresse ou de violence, et qui peuvent alors détruire complètement une personne. Tandis que la raison, elle, appelle à la sagesse, à la méditation, et à la prise de conscience. La raison veut réfléchir avant d'agir et a le soin salvateur de peser le pour et le contre dans ses actes. La raison, elle, donne une raison consciente là où la pulsion n'en donne pas et alors, elle peut expliquer le pourquoi de chaque chose et ainsi agir en conséquence dans le but de rendre les choses meilleures, car la raison apporte une réflexion sur tout et a le pouvoir de calmer les ardeurs susceptibles de se montrer fortement nuisibles à autrui ; la raison est là pour protéger de la haine et de la violence impulsives, simplement. C'est pourquoi, Yuki, je...
-Alors maintenant, soit tu te tais, soit tu continues à parler ailleurs, mais loin de moi, très loin de moi Terukichi, est-ce que c'est clair ?
 

 
 
 


C'était si clair que Terukichi pouvait y voir en transparence l'impatience et l'agacement de Yuki et alors, le jeune homme a affiché sa moue la plus dépitée dans l'espoir d'attendrir ce cœur intangible face à tant de mièvrerie.
-Tout ce que je voulais vous faire comprendre, Yuki, a-t-il marmonné d'une voix coupable, c'est que moi, si je suis amoureux de vous, c'est vraiment sincère et durable, vous savez.
-Je sais très bien que c'est là ce que tu voulais me dire, et je trouve aberrant que tu me fasses tout ce discours accompagné d'un petit cours de science vulgarisée pour me le dire. Pourquoi est-ce que tu as tant besoin d'insister sur tes sentiments ainsi que leur nature ?
-Mais, j'avais peur que vous pensiez que je n'étais qu'un adolescent comme les autres, puéril et irréfléchi et...
-Ah, cela m'irait très bien que tu sois irréfléchi : je n'aurais pas à écouter tes discours scientifiques et moraux pendant que je suis en train de corriger des copies ; d'ailleurs, je te rends la tienne. Ton excellence est toujours aussi surprenante.
Déconfit, Teru a saisi la feuille à son nom que Yuki lui a saisie avant de lâcher non sans hésitation :
-Dites, Yuki...
-Qu'est-ce que tu veux, encore ?
-Ce soir encore, je voudrais dormir chez vous.


Yuki aime le silence. C'est son refuge de luciole face à un déluge de paroles. Luciole, parce que la conscience de Yuki volète de parts et d'autres de la pièce, fait des allers en continu, veut faire demi-tour mais dévie dans un chemin inapproprié. La conscience de Yuki est légère mais maladroite, incertaine, comme ces lucioles qui semblent voler sans but dans la nuit, mais voler quand même comme si leur vie en dépendait, comme si poser les pieds sur terre pouvait leur être fatal.
Et la lumière de Yuki est comme celle des lucioles au milieu de la nuit, timide, un peu vaine peut-être, mais toujours là, obstinée ; mais c'est une lumière naturelle, une lumière qui semble être là parce qu'elle se bat de toutes ses forces pour ça mais en réalité, cette lumière n'a pas besoin de se battre pour exister car aussi infime soit-elle, elle est là, parce que la nature l'a faite.
Alors Yuki fait la luciole, il volète, il explore mais avec parcimonie, avec agitation aussi, mais il le fait en silence car déjà, il a trop peur que sa lueur ne le fasse repérer dans la nuit pour oser émettre le moindre son en plus. Yuki a conscience du regard inquisiteur de Teru et de l'anxiété qui déborde tellement du jeune homme qu'elle en vient jusqu'à imprégner l'homme pour oppresser plus encore son cœur dans sa poitrine déjà si serrée.
-Monsieur...
-Est-ce que je dois prendre cela pour une forme de harcèlement, Terukichi ?
 

Est-ce que la question l'a blessé, surpris, ou bien l'a-t-elle effrayé, Yuki ne le sait pas. Mais au moment où Yuki a plongé ses yeux dans les siens, Teru n'a pas été capable une seule seconde de soutenir son regard.
-On dirait que par tous les moyens, tu essaies de me démontrer combien tu m'aimes comme si tu avais quelque chose à te reprocher, ou plutôt, quelque chose que tu aimerais bien prouver à toi-même pour te disculper. Mais dans le fond, Terukichi, à quoi est-ce que tu joues ? C'est comme si pour une raison que j'ignore, tu avais cruellement besoin de moi et alors, parce que tu es trop fier pour reconnaître ce besoin, tu lui as donné le nom d'amour pour le justifier. Mais dans le fond, Terukichi, toi qui prônes l'amour par la raison, est-ce que tu me connais assez pour savoir qui tu prétends aimer ? Ou est-ce que tu te connais assez pour savoir qui est le garçon en toi qui ne peut pas se séparer de moi ?
-Alors, vous me détestez, Yuki, n'est-ce pas ?
Il n'en fallut pas plus que cette voix brisée et ces yeux scintillant de crainte pour faire regretter à Yuki les paroles qu'il avait prononcées sans trop réfléchir. Dans sa douloureuse contrition, il s'est redressé pour venir poser ses mains sur le visage du jeune homme qui crut voir alors dans les yeux de Yuki une tristesse semblable à la sienne.
-Ce que je pense de toi ou ce que je ressens pour toi, Terukichi, n'a pas d'importance ou ne doit pas en avoir quand je sais les risques que je prendrais si je me laissais bercer par tes sentiments. Qu'importe la nature des tiens et qu'importe si je suis prêt à les accueillir ou pas, mais Terukichi, toi qui parles d'amour raisonnable, alors, si tu m'aimes raisonnablement, tu devrais te tenir à distance, tu devrais tout faire pour ne jamais éveiller le moindre soupçon et ainsi me tenir écarté du danger. Tu devrais faire ainsi, Terukichi ; m'aimer de loin. Je sais que c'est douloureux et sache que ta douleur serait partagée, car te savoir malheureux ne pourra jamais me rendre heureux aussi, seulement, c'est une mesure à prendre qui est nécessaire, parce que, Terukichi, aux yeux de notre entourage et de la société, au-delà d'un jeune homme et d'un adulte, nous sommes un élève et un professeur, et en cela, tout ce qui pourrait nous unir est incompatible avec la bienséance. Teru... Ce n'est pas un discours moraliste que je te tiens, et mon but n'est pas de te faire culpabiliser, mais moi... Moi, parce que je n'ai pas été capable d'assumer une situation semblable à celle-ci autrefois, parce que je n'ai pas eu la force d'y mettre un frein, il s'est passé des choses désastreuses...
-Vous parlez du fait que l'on vous accuse d'abus sur mineur, murmure Terukichi qui n'arrive plus à reconnaître sa propre voix.
-Je parle de la tentative de suicide de Sui.
-Vous sous-entendez que je pourrais me suicider pour une histoire d'amour, quand bien même elle ne se passerait pas comme je le veux ?

Un profond soupir s'est échappé d'entre les lèvres de Yuki comme il s'est mis à passer ses mains sur son visage que Teru découvrit alors subitement harassé et vidé de toute énergie. Il a remarqué, pour la première fois, les cernes grisâtres sous ses paupières qui semblaient enfoncer ses yeux dans leurs orbites, ses joues creusées qui donnaient l'impression qu'il n'avait plus rien mangé depuis une éternité, et la pâleur de son visage, une pâleur malade et douloureuse qui fit se demander à Terukichi si Yuki allait vraiment continuer à tenir debout sans sombrer.
-Non, Terukichi, je ne veux pas dire que tu pourrais commettre un acte pareil, et d'ailleurs, si je te pensais susceptible de le faire, je t'aurais éloigné de moi depuis longtemps, tu vois.
-Mais, m'éloigner de vous, dans le fond, c'est bien ce que vous essayez de faire depuis le début, n'est-ce pas ? Seulement, Yuki, vous n'y arrivez pas, parce que malgré tout ce dont votre bonne conscience vous accuse, vous m'aimez, pas vrai ?
-Tu penses que je t'aime ?

Cette fois, ce n'était plus qu'une simple fatigue mais une profonde détresse que Terukichi a lue dans les yeux de Yuki. Et l'homme a fini par lui tourner le dos comme si lui faire face était devenu un défi qu'il ne pouvait plus relever.
-Je n'ai pas dit que vous étiez amoureux de moi, Yuki, est timidement intervenu l'adolescent, penaud. J'ai seulement dit que vous m'aimiez.
-Il faut que les choses soient claires entre nous, Terukichi, a-t-il scandé comme il fit volte-face en le pointant d'un doigt accusateur. Je n'ai aucune envie de me montrer désagréable avec toi, car malgré le fait que je sois contre cette relation que tu sembles chercher entre nous, je tiens à toi. Oui, d'une manière ou d'une autre, tu as raison, je t'aime. Après tout il existe une infinité de formes d'amour et je serais incapable de définir la mienne ; tout ce que je sais, Teru, est que je ne t'aime pas comme toi tu m'aimes, je ne désire pas ce genre de relation entre nous, et le simple fait que ce soit ce que tu attends malgré toi me met mal à l'aise, vois-tu, car même si je devrais te repousser et tout faire pour tenir la distance que devraient toujours garder un élève et son professeur, moi, je ne veux ni te rejeter en tant que personne, ni te blesser, c'est pourquoi je te laisse aller et venir vers moi comme tu le souhaites. Et pourtant, Teru, sache que j'ai tort de faire ça, et que tôt ou tard, cela portera préjudice à l'un de nous deux. Tu es amoureux de moi, dis-tu ? Alors d'une manière ou d'une autre, tu souffriras que je ne puisse te rendre cet amour, tandis que moi, je pourrais souffrir que tu souffres.
-Tout ce que vous dites me prouve que vous n'avez rien compris, Yuki.

Cette phrase l'a déstabilisé et en silence, Yuki a baissé son bras accusateur pour l'interroger de ses yeux ronds.
-Je vous l'ai pourtant dit, non ? a scandé Teru avec impatience. Je vous aime avec ma raison, ce qui veut dire que mon amour n'a rien à voir avec cette passion inhérente aux aveugles. Je vous aime sans désir, sans besoin ni exigences. Yuki, je ne vous aime pas parce que quelque chose que je ne peux définir m'attire irrémédiablement à vous ; je vous aime parce que je sais l'homme honnête, intelligent et humain que vous êtes, et aussi je vous aime avec reconnaissance, Yuki. Oui, je vous suis reconnaissant pour être cet homme que vous avez su devenir, un homme respectable et respectueux, un homme qui n'exploitera jamais l'être humain pour son propre bonheur, mais qui cultivera le bonheur pour l'être humain, et c'est parce que seuls les gens comme vous sont capables de sauver le monde, Yuki, parce que les gens comme vous sont si rares et si précieux, je ne ressens pas le besoin de vous pour ma seule personne, mais je ressens le besoin de vous pour l'humanité entière ! Yuki, le monde a toujours eu besoin de gens comme vous, et ni l'amour ni la passion n'ont rien à voir là-dedans, Yuki, parce qu'un homme comme vous, c'est un être humain capable de veiller au bien-être et au bonheur d'autrui sans être guidé par une seule motivation égoïste et personnelle. Yuki, si je vous aime, ce n'est pas parce que je prétends que vous aurez le désir de prendre soin de moi... mais je vous aime au nom de l'humanité entière, Yuki, parce que l'humanité sera sauvée si un jour, tous les êtres humains pouvaient naître comme vous... Je vous aime et veux vous protéger comme un trésor bien trop rare et précieux pour laisser une âme malhonnête le voler. En réalité, Yuki, quand je pense à vous préserver, d'une certaine manière, c'est que je cherche à préserver tous ces êtres humains qui ont ou auront un jour la chance de croiser votre chemin.
 


 
 
 
 
 
 

Un éclat de rire franc a retenti qui a plongé Terukichi dans les profondeurs marécageuses du malaise, et l'espace d'un instant, l'adolescent s'est demandé s'il s'était montré sage que d'avoir eu une telle confiance envers Yuki quant à la bonne réceptivité de ses propos. Et Yuki continuait à rire, tant hilare que ses yeux tantôt si ternes en étaient devenus scintillants de larmes, mais c'est non sans tendresse que Yuki s'est avancé vers lui pour le secouer doucement par les épaules.
-Mais de quoi est-ce que tu parles, Teru ? C'est la première fois que j'entends une chose pareille. Dans quel genre de roman vas-tu chercher tout ça ? Toi... L'amour que tu me portes n'a rien à voir avec toi-même, mais avec l'humanité ? Cette humanité que tu me crois capable de protéger.

L'air honteux et coupable qu'a affiché Teru a eu tôt fait de calmer Yuki dans son hilarité et bientôt, l'homme a senti son cœur se serrer de contrition.
-Dis, Terukichi, pour dire une chose pareille, ne serait-ce pas plutôt toi qui, derrière tes airs d'arrogance et de fatuité, serais capable d'aimer et protéger l'humanité comme elle devrait l'être ?
-Vous êtes en train de me dire que je me trompe sur toute la ligne ?
-Non ! s'est défendu Yuki avec détresse. Ou plutôt... Je ne sais pas, Teru, je ne peux décemment pas prétendre être quelqu'un d'aussi noble que tu le prétends, seulement je me dis que si réellement, tu m'aimes pour cette seule raison... Alors peut-être n'est-il pas dangereux pour toi que nous nous voyions.
-Dangereux, mais cela ne l'a jamais été, Yuki. Vous êtes toujours le seul à avoir pensé une chose pareille, mais comment cela pourrait-il être dangereux qu'une personne saine fréquente un Ange, dites-moi ?


 
 
-C'est dangereux, a déclaré pensivement Yuki après un long instant de silence, parce qu'un être humain, parce qu'il est justement humain, même s'il est sain ne le sera jamais assez pour un Ange. Aussi, il pourrait s'avérer dangereux pour l'Ange que de fréquenter un être moins pur que lui : qui sait si l'Ange ne s'en verrait pas dévoyé malgré lui, ni même déchu ?
Ils étaient assis l'un en face de l'autre, Yuki confortablement installé au creux de son fauteuil de velours tandis que Teru, affalé sur le canapé dans une position qui semblait être tout autant de la lascivité que de la paresse, le dévisageait d'un unique œil scintillant, comme l'autre était dissimulé par une mèche d'argent tombant sur son visage. Il avait légèrement ri, Teru, en écoutant les paroles de Yuki, et c'est après une longue inspiration qu'il s'est étiré de tout son long pour se redresser d'aplomb, défiant l'homme d'un regard mi-complice, mi-défiant.
-Moi je pense qu'il n'y a pas de tentation impitoyable, Yuki. Il n'y a que des gens qui se laissent pitoyablement dominer par la tentation. Alors, Yuki, si je vous dévoie, cela sera de votre faute, et la vôtre seule, vous savez ?
-D'une certaine manière, je le sais, a souri l'homme dans un sourire qui creusait une ombre d'énigme au coin de ses lèvres. En réalité, je pense que tout le monde le sait, mais ils sont si nombreux à être bien trop lâches pour se l'admettre. Ah, que veux-tu ! Il est si facile d'accuser l'objet de la tentation pour ne pas avoir à se dire que l'on est faible et coupable !
-Coupable, mais pas toujours, Yuki.

Il l'avait vu venir dès le début. À son air alangui, à la moue désireuse sur ses lèvres et à l'impatience qu'il avait tenté de retenir dans sa voix, Yuki avait deviné les gestes que Teru s'apprêtait à faire. C'est pourquoi lorsque le jeune homme est venu promptement se coller contre lui, c'est naturellement que Yuki lui a ouvert ses bras avant de les refermer sur ce corps frêle et chaud qui venait le défier de toute son effronterie, de toute sa splendeur.
-Je ne sais pas, Yuki, si l'on peut qualifier de coupable un homme qui s'est simplement laissé aller à l'amour tandis qu'ils sont si nombreux à choisir la haine.
-Je ne suis pas amoureux de toi, Terukichi, sache-le, et je ne pense pas le devenir un jour. Tu pourras très bien me dire qu'avec le temps, tu arriveras à me faire succomber, mais ces choses-là ne se commandent pas, vois-tu.
-Si elles se commandaient, Yuki, alors vous feriez tout pour empêcher que quelque chose de tel n'arrive, n'est-ce pas ? Mais c'est bien parce que l'amour ou l'absence d'amour ne se décident pas pour le commun des mortels que j'ai confiance en cela : vous tomberez amoureux de moi, parce que vous ne pourrez pas l'en empêcher.
-Pauvre impertinent, a murmuré Yuki au creux de l'oreille du garçon qui frémit.
-Si j'ose prétendre cela, Monsieur, c'est parce que vous êtes trop tendre.
-Trop tendre, comme tu l'as dit, Terukichi. Oui, bien trop, malheureusement je crois qu'une telle tendresse ne dépend pas de toi et est seulement instinctive chez moi. Tu comprends, c'est ma nature, et peut-être que dans le fond, cette tendresse qui vise à protéger les humains ne fera que les détruire.
-Vous craignez me détruire ?

Il ouvrait ses grands yeux ronds scintillant d'innocence sur Yuki. Confronté seulement à quelques centimètres de ce visage qui portait en lui encore la candeur de celui qui croit et en même temps, la maturité et l'inquiétude de celui qui en sait déjà trop sur l'Humanité, Yuki a ressenti le trouble se manifester au creux de sa poitrine de laquelle il a délicatement éloigné le jeune homme, le tenant par les épaules pour mieux lui faire face, sombrement grave.
-Mais j'ai déjà détruit une personne de cette manière, Terukichi. Parce qu'au nom de la tendresse et de l'amour, je n'ai pas eu le courage de rejeter celui que j'aurais dû rejeter plutôt que de le laisser nourrir des espoirs que je n'aurais jamais pu satisfaire.
-Ce n'est pas de votre faute, Yuki. Cette personne ne méritait sans doute pas que vous l'aimiez, n'est-ce pas ? Et elle, elle était coupable que d'avoir choisi de continuer à vous aimer tandis qu'elle savait qu'un retour serait impossible.
-Oh, non, ce n'est pas si simple, Teru... Si nous pouvions choisir ceux que l'on aime ou que l'on n'aime pas...
-C'est pourtant en le choisissant que tout se passe pour le mieux, Yuki. Il y a tant de personnes qui souffrent parce qu'elles sont amoureuses d'un être incapable de les rendre heureuses, voire incapables de rendre qui que ce soit heureux ! Ces personnes-là, si elles aimaient avec leur raison plutôt qu'avec leur cœur, si l'on laissait tomber l'impulsion pour la logique et la réflexion alors, l'Humanité connaîtrait enfin une paix intérieure. Vous dites que l'amour ou le désamour ne se décident pas mais... si ces personnes pouvaient le décider, si elles pouvaient se détacher de l'amour qu'elles éprouvent pour un être qui n'en vaudra jamais la peine, alors elles épargneraient tellement de larmes. La haine est identique, Yuki ; si l'on pouvait écouter sa raison plutôt que de choisir la facilité en écoutant en nous cette pulsion de haine et de violence intrinsèque à l'homme qui l'amène à détruire même ce qui ne menace en rien sa liberté, si l'Homme pouvait réaliser que dans la haine, le coupable est le sujet et non pas l'objet, alors...
-Toi, tu dois avoir atrocement peur pour désirer si ardemment un tel bouclier.
 

Teru s'est demandé en quel métal précieux pouvait bien avoir été faite l'écaille qui lui est tombée de l'œil alors, car le sentiment d'avoir perdu un trésor plus précieux que le plus pur des ors a envahi le garçon qui, sur le coup, s'est trouvé blessé dans son amour-propre plus que de son amour envers Yuki.
-Et voilà ce que tu es en train de te demander, Terukichi ; cet amour conduit par la raison que tu éprouves pour l'homme que je suis n'est-il après tout pas un amour qui défend ton amour propre ? En choisissant d'aimer celui qui aime l'humanité, en choisissant de défendre celui qui en prend la défense, ne fais-tu pas que servir cet alter-ego narcissique en toi qui te murmure chaque jour à quel point tu es supérieur en tant qu'être vivant pour simplement faire partie de la race humaine, cette même race dont tu te sens ou te crois le modèle transcendant depuis si longtemps ? N'ai-je pas raison, Teru, n'est-ce pas toi que tu aimes à travers moi, n'est-ce pas mon amour des Humains que tu aimes, et par extension, l'amour que j'ai alors pour toi aussi ? Est-ce que tu peux vraiment m'assurer que l'amour que tu me portes n'est pas simplement animé par un désir conscient ou inconscient de me voir protéger et aimer cet être si pur et précieux qu'est l'être humain que tu représentes dans sa forme la plus parfaite ?
-Non ! s'insurge le garçon comme sa voix s'étrangle. Tu te trompes, Yuki, mon amour pour toi n'est pas si égoïste que je peux sembler l'être et...
-Alors, s'il ne l'est pas, Teru, cet amour est juste le fruit tendre et sucré de racines que la peur a profondément ancrées en toi.
-Jusqu'au bout, tu essaieras de me faire dire que je ne t'aime pas, juste pour obtenir l'excuse idéale qui te permettra de me rejeter comme un malpropre sans scrupules.
 


 
 
 

Mépris flagrant, ou crainte sous-latente, lequel des deux était le plus fort parmi ces sentiments, Yuki ne le savait pas mais au visage dichotomisé de l'adolescent, il a cru voir, derrière ce front plissé de colère, paraître comme en filigrane ses pensées prises dans le brouillard. Il voyait la guerre intérieure que Terukichi livrait contre lui-même, ce lui intrus et ennemi en conquête d'un territoire qu'il voudrait pourtant laisser désert, sans Roi pour y gouverner ou esclave pour y bâtir.
-La vérité, Terukichi, est que j'avais juste peur que choisir un homme qui aime les êtres humains était une question de survie pour toi qui, peut-être, as besoin d'un autre pour t'aimer comme tu ne peux pas t'aimer toi-même.
-Alors, à vos yeux, je ne suis qu'un pauvre névrosé orgueilleux qui aime par faiblesse et égoïsme.

Terukichi n'avait voulu montrer aucun sentiment sur son visage, mais les sanglots dans sa voix trahissaient la douloureuse défaite qu'il se sentait en train de subir, comme Yuki était peut-être en train de mettre le doigt à l'endroit même où ça faisait le plus mal.
-C'est tellement idiot, a accusé Teru avec rancœur. Si vous pensez cela alors, vous pensez que tous ces pauvres gens qui ont le malheur de tomber amoureux se sont forcés à l'être par orgueil ? Pour vous, aimer quelqu'un... C'est juste aimer que cette personne nous aime.
-Je n'ai pas prétendu une chose pareille, Teru, puisqu'il arrive si souvent, malheureusement, que l'on tombe amoureux d'un être qui ne nous rendra jamais cet amour. Pourtant... Ces gens-là aiment sans réfléchir, Teru. Ces gens-là aiment avec leur cœur et non pas avec leur raison, c'est pourquoi ils sont si nombreux à souffrir d'aimer, c'est pourquoi ils sont si nombreux à désirer arrêter d'aimer mais à ne pas le pouvoir. C'est aussi pourquoi ils disent qu'une vie sans amour ne vaut pas la peine d'être vécue, car une vie sans amour est pour eux une existence vécue avec un cœur vide, et cela leur est intolérable. Mais toi, Terukichi, tu aimes avec ta raison, tu aimes parce que c'est une sorte de stratégie pour toi. Tu vois, dans ce monde, il y a des personnes qui en manipulent d'autres pour servir leurs desseins en croyant qu'ils atteindront ainsi le bonheur. Mais ton dessein à toi, Teru, c'est d'être aimé, qu'importe par qui dans le fond si seulement cette personne est capable de t'aimer sans que tu ne risques de souffrir par elle, et pour cette raison, Teru, parce que tu as besoin d'observer et raisonner autant pour définir qui a le plus d'amour à offrir et le moins de peine à apporter, je ne peux m'empêcher de penser que ton cœur à toi est vide. Teru, ton cœur ne te dit plus rien, et c'est la raison pour laquelle ce n'est pas lui que tu écoutes, mais ta conscience.
 

Les yeux que Teru a vrillés sur lui étaient des fusils pourtant, il les a baissés aussitôt, comme par peur inconsciente de le tuer sans le vouloir. Lorsque Yuki est venu poser sa main sur la joue du garçon, celui-ci a eu un mouvement instinctif de recul avant de se résigner et de s'approcher, avec dans le cœur la sensation amère d'avoir juste été dompté par cette douceur inhumaine.
-Et dis, je n'ai pas raison, Terukichi ? Si tu écoutais ton cœur, tu écouterais le silence et alors, jamais tu ne pourrais tomber amoureux. Seulement, Terukichi, aussi brillant que tu puisses être, tu demeures un être humain et comme tous les êtres humains, tu as peur de la solitude.
Les yeux de Yuki semblaient être deux télescopes immenses en train de s'enfoncer au beau milieu d'un ciel sombre pour y explorer ces étoiles éteintes depuis si longtemps mais dont la lumière pourtant brillait encore à la surface. Et par ce regard aussi tendre qu'intrusif, Teru s'est senti violé dans son âme.
-Si j'avais écouté mon cœur, je serais tombé amoureux de toi, Yuki, a-t-il lâché sans réfléchir.
-Mais tu es déjà amoureux de moi, Teru.
-Oui, mais pas avec mon cœur, avec ma conscience, et tu l'as dit toi-même, c'est foncièrement différent, n'est-ce pas ?
-Teru...
-Je ne t'aime pas parce que je pense que tu peux aimer n'importe qui, Yuki. Si je t'aime, c'est parce que je pense que tu ne peux détester personne.

Yuki n'a pas répondu. Que Teru se soit brusquement mis à le tutoyer, il ne savait pas si c'était une marque d'irrespect conduite par sa colère ou si seulement, il voulait au contraire effacer la distance qui restait encore malgré lui entre eux.
-Aimer avec le cœur mais sans raison, Yuki, c'est se condamner à devoir un jour faire face à sa propre absurdité tandis qu'aimer avec raison, c'est s'assurer de vivre toujours un amour sage, ni égoïste ni passionnel, et sans la violence à laquelle la passion est forcément apparentée. Yuki, je ne te demande pas de prendre du plaisir à être avec moi mais... S'il te plaît, je voudrais que tu me laisses rester avec toi.
-Pourtant, Teru...
-Sui, tu savais que tu ne l'aimerais jamais et pourtant, tu l'as bien laissé rester avec toi, non ?
-Sui... C'était différent, Terukichi.
-Est-ce que c'étaient les circonstances qui étaient différentes ? Ou bien est-ce que c'était Sui lui-même ?

Teru l'a défié du regard, farouche, et la trace d'ombre au coin de ses lèvres affaissées en une moue boudeuse dissimulait l'accusation de ce manque de sincérité qu'il vivait comme un affront à son égard.
-Tu ne voulais pas le laisser rester avec toi parce que tu savais que c'était interdit, mais dans le fond, si tu l'as malgré tout laissé faire, c'est que tu le voulais pour toi-même, non ? Quant à moi, si tu essaies de m'éloigner de toi en voulant me démontrer par a + b combien mon amour est invalide et stérile, c'est juste parce qu'au-delà de toute notion de morale, tu n'aimes pas la personne que je suis.
-C'est ridicule, s'est défendu Yuki dans un rire nerveux. Tu essaies de me culpabiliser en disant des choses pareilles ? Celui que tu es ou non, que je t'aime ou non, tout cela n'a pas à être pris en compte car tout ce à quoi il faut penser est le bien de chacun ; et ni toi ni moi ne serions sereins ni en sécurité si notre relation venait à être découverte. Tu parles de Sui, mais... Tu ne sais rien, Terukichi. Quoi que je faisais, que je le prenne dans mes bras ou bien que je le repousse, Sui était persuadé que je ne l'aimais pas, mais est-ce que c'est de ma faute, dis ? Non, bien sûr que non, si Sui pensait que je ne l'aimais pas, ce n'est pas parce qu'il me pensait incapable de l'aimer, c'est parce qu'il se pensait incapable d'être aimé. Quoi que j'eusse fait, Terukichi, rien n'aurait pu effacer la souffrance que Sui gardait contenue au creux de lui depuis si longtemps. Au début, Terukichi, j'ai pensé que si Sui m'aimait, c'est parce que comme toi il pensait que moi, je serais le seul qui ne le détesterait pas et alors, je n'ai pas pris son amour très au sérieux. Pourtant, avec le temps j'ai compris que bien au-delà de sa raison, c'est son cœur qu'il écoutait et qu'il espérait de moi non pas le simple fait que je ne le déteste pas, mais de l'amour pur. 
-Alors si c'est vrai, Yuki, pourquoi est-ce que tu l'as laissé espérer en le gardant auprès de toi ?
-Tu m'accuses d'avoir fait cela, Teru, mais n'est-ce pourtant pas ce que tu me demandes de faire ? En te gardant auprès de moi, ne ferais-je pas que réitérer la même erreur, celle de te laisser espérer tandis que je sais que je ne t'aimerai jamais ?
-Mais contrairement à lui, je n'ai pas besoin d'être aimé de toi, mais seulement de te voir vivre, Yuki ! Tu n'aurais jamais dû le laisser !
-Je l'ai pourtant déjà repoussé, Teru. Tant de fois j'ai essayé de l'éloigner de moi mais à chaque fois, j'avais l'impression de le faire souffrir plus encore !
-L'on n'essaie pas d'éloigner une personne qui nous aime, Yuki ; l'on s'éloigne d'elle, tout simplement. C'était à toi de partir, Yuki, et si tu as essayé d'éloigner de toi ce garçon qui t'aimait tandis que tu savais qu'il n'accepterait jamais, c'est que tu ne voulais pas vraiment t'en séparer.
-Mais ce que Sui deviendrait si je venais à l'ignorer, je ne voulais même pas l'imaginer.

Yuki semble si faible, a pensé Teru, morose. Juste un homme dont l'assurance et la force extérieures sont aussi belles que fausses, juste comme cette couleur d'argent scintillant sur des cheveux qui se cachent d'être plus noirs que les ténèbres. Yuki a peur et cela se voit même si ça ne se montre pas. Cette peur se lit en filigrane sur son visage peut-être trop diaphane, peut-être trop translucide comme une feuille de papier qui cache au verso, derrière le plus beau des poèmes, un autre bien plus triste alors.
-Dis, Yuki, de quelle souffrance est-ce que tu parles ?
-Pardon ?
Teru a été pris d'un frisson au moment où il a croisé le regard de Yuki et, sur le coup, il n'a pas su si ce frisson était dû à l'angoisse qui scintillait dans ses yeux ou tout simplement par l'image qu'il se visualisait, dans son esprit, d'un garçon aux longs cheveux d'or étalé dans une mare de sang s'échappant de son crâne.
-Tu as dit il y a un instant, Yuki, que quoi que tu aies pu faire alors, rien ne pouvait effacer la souffrance que Sui gardait contenue au fond de lui. Et puis, tu as dit ça, aussi, tu as dit... que tu avais cru au début que s'il t'aimait, c'est simplement parce qu'il pensait que « toi, au moins », tu ne le détestais pas.
-C'est vrai, a maladroitement balbutié Yuki comme il se sentait coupable. Je pensais cela au début, seulement j'avais tort.
-C'était toi ou c'était lui, qui avait tort ?

Des ridules d'intrigue se sont creusées sur le front de Yuki qui a approché son visage du sien, sondant les pensées du jeune homme au fond de son regard intimidé.
-Qu'est-ce que tu veux dire, Terukichi ?
-Mais, réfléchis, Yuki, ce n'est pas ce que tu viens de dire ? J'ai bien entendu, tu as dit qu'il pensait que toi, au moins, tu ne le détesterais pas.
-Oui, mais...
-Alors, ça veut dire que tout le monde autour de lui le détestait ?

Teru a caché son visage derrière ses mains et il s'est mis à prendre une longue inspiration dans l'espoir d'apaiser les sanglots qu'il sentait germer au creux même de sa poitrine et qui oppressaient celle-ci, rendant son souffle saccadé et pénible.
-Terukichi, tu ne vas quand même pas te mettre à pleurer, a supplié Yuki qui se sentait coupable de voir l'adolescent ainsi blessé.
-Yuki, je suis désolé...
C'est le cœur lourd que l'homme s'est résigné et, muni à la fois de la force et de la faiblesse de toute sa tendresse, il est venu prendre dans ses bras le garçon dont il a senti le corps frêle se secouer contre le sien.
-Dis-moi pourquoi, Terukichi, murmure Yuki alors qu'il passe délicatement sa main dans les fils d'argent de sa chevelure. Dis-moi pourquoi tu pleures pour celui que tu ne connais pas alors que tu t'es toujours montré si insensible.
-Tu croyais que j'étais incapable de pleurer, Yuki ?
-N'était-ce pas ce que toi-même, tu voulais que l'on croie ?
-Mais je me suis trompé, Yuki. Je voulais que l'on me croie fort, mais en réalité, j'ai juste fait en sorte que l'on me croie insensible. Mais dis, est-ce que c'est vrai ? Cette personne, Sui...
-Que chacun le détestait, c'est tout ce qu'il croyait dur comme fer, Teru.

Quelque chose s'est éteint dans les grands yeux de Teru qui se sont abaissés, laissant couleur sur ses joues rougies les dernières larmes qu'il osait montrer devant son professeur.
-Alors ce garçon devait être absurde, a marmonné Teru, ses mains appuyées sur la poitrine de l'homme. De toute façon, il était au moins aussi absurde que moi, puisqu'il t'aimait.

Un rire léger est venu détendre l'atmosphère et au même moment, les lèvres de Yuki sont venues déposer leur douceur sur le front lisse de l'adolescent hébété.
-Ce n'est pas de sa faute, Terukichi. Sui n'a jamais cru de lui-même qu'il était une personne détestable. Il était bien trop intelligent pour le croire, seulement, ce sont les autres qui ont fini par réussir à lui faire penser cela.
-Je ne comprends pas de quoi est-ce que tu parles, Yuki.
-Et moi, je ne comprends pas pourquoi est-ce que tu t'intéresses si subitement à cette histoire.
-Mais, n'est-ce pas normal ?! s'est emporté Teru avec emphase. Je veux dire... cette histoire est aussi la tienne, Yuki, et ce garçon... Je l'ai vu, tu sais, je l'ai vu dans son lit d'hôpital, c'est Kisaki qui m'avait emmené le voir, mais est-ce que Kisaki peut seulement imaginer l'effet que cela m'a fait ? Il était beau, Yuki, tu dois le savoir mieux que moi, ce garçon était beau et tu sais, je ne parle pas que d'une simple beauté extérieure, et même si celle-là existe bel et bien, elle n'est que le reflet de sa beauté intérieure. Yuki, je ne saurais comment l'expliquer, c'est tellement irrationnel mais tu vois, quand j'ai vu Sui endormi sur son lit d'hôpital, j'ai aussitôt su quel genre de personne il devait être et alors, j'ai compris pourquoi est-ce que ils semblaient tous à ce point l'aimer. Yuki... La raison pour laquelle Sui a tenté de se suicider, n'est-elle pas évidente ? Ce garçon était persuadé qu'il ne méritait nullement d'être aimé et lorsque l'on croit ça, Yuki, il n'existe aucun moyen d'être heureux, vous savez. Or, le bonheur est essentiel à la vie car une vie sans bonheur n'est pas essentielle.
-Toi, Terukichi... Tu es en train de me dire que parce qu'il n'était pas heureux, il n'y avait plus de raison qu'il vive ?
-Mais n'est-ce pas la vérité ? interroge le garçon d'une voix enfantine. Les gens malheureux n'ont plus le désir de vivre, Yuki, parce qu'une vie faite de chagrin et de découragement n'a plus aucune valeur.
-Elle n'en a peut-être pas pour celui qui la vit, Terukichi, mais crois-tu qu'il en soit de même pour les personnes qui nous entourent ?
 

Sans répondre, Terukichi a détourné le regard car alors, il a eu cette impression désagréable qu'il y avait, au milieu de cette détresse qui ne se faisait que trop bien sentir dans les paroles de Yuki, une accusation directement tournée contre lui-même, lui l'impur qui dénaturait la valeur de la vie.
-Si tu venais à vouloir mourir parce que tu n'es pas heureux, Terukichi, alors que penserais-tu si personne autour de toi n'essayait de te dissuader de mourir ?
-Qui se soucie de cela, de toute façon ? a-t-il marmonné comme à lui-même.
-Qui ? Mais tout le monde, Terukichi. Tu l'as dit toi-même, non, l'on ne peut pas être heureux si l'on pense que tout le monde nous déteste, et sais-tu au moins pourquoi ? Certaines personnes prétendent que celles qui ne s'aiment pas ne seront jamais aimées, mais c'est l'inverse qui se passe ! Ce sont les personnes qui sont mal aimées ou qui ne le sont pas pour ce qu'elles sont qui deviennent incapables de s'aimer elles-mêmes. Sui en était... il en est la preuve vivante. Sui aimait vivre, Terukichi, il aimait la vie, il s'aimait comme il aimait le monde qui l'entourait, comme le monde qui l'entourait l'aimait en retour. Sui m'a même aimé, moi aussi, mais tu vois, arriva un jour où des personnes mauvaises ont fini par parvenir à faire croire à Sui qu'il ne méritait l'amour de personne... Alors dis, Terukichi, prétendre que tu ne te soucierais pas du fait que d'autres personnes veulent te voir vivre... Pourquoi est-ce que tu profères de tels mensonges ? Tu dis que le bonheur est essentiel à la vie... Tu as raison, mais Terukichi, c'est un cercle sans fin alors, car si le bonheur est essentiel à la vie, la vie elle-même est essentielle au bonheur.
Teru sentait toujours les bras de Yuki refermés autour de lui pourtant, il sentait que l'homme mettait moins de force dans cette étreinte qui semblait se relâcher petit à petit comme si instinctivement, il pressentait que Teru désirait s'en échapper. Pourtant, le jeune homme ne s'est pas libéré de ces bras tendres et au lieu de cela, s'est collé plus fermement à Yuki comme pour le contredire.
-Et toi, Yuki, tu ne voudrais pas que je meure ?
-Tu poses cette question parce que tu connais pertinemment la réponse, a commenté son professeur dans un rire troublé.
-Tu voudrais que je sois heureux, n'est-ce pas, Yuki, tout comme tu aurais voulu que Sui soit heureux aussi ?
-Arrête cela, Terukichi. Que cherches-tu à essayer de me faire prononcer l'évidence ?
-Alors, Yuki, laisse-moi à nouveau dormir chez toi ce soir.
-Je le savais, a soupiré l'homme, lassé. Au final, nous en revenons toujours au même point ; et me voilà à nouveau qui dois te persuader que dormir chez moi n'est pas ce qu'il y a de mieux à faire pour toi.
-Est-ce vraiment ce que tu crois, Yuki ? Ou bien ce dont tu essaies de me persuader ? Si tu continues à me rejeter de la sorte, je finirai par penser que tu me détestes et alors je me détesterai à mon tour, et ainsi, comme tu l'as expliqué, je serai incapable d'être heureux, tu sais ?


Il n'y avait pas plus d'émotion dans le cœur de Teru que dans sa voix et cela, Yuki le comprenait parfaitement. Il le savait, que ces paroles ne venaient pas d'une âme blessée ou craintive, mais juste d'une âme désireuse de l'apitoyer dans le but de l'avoir dans ses filets. Les mots de Terukichi, à l'image de ses yeux brillants, étaient une flèche, et lui était la cible, cette cible mouvante qui s'est presque d'elle-même placée devant l'arme pour se faire toucher en plein cœur.
Et c'est son cœur que Yuki a senti se serrer quand son regard a croisé celui-là, larmoyant, du garçon.
-Manipulateur.

Yuki a doucement passé ses mains autour des épaules de Terukichi et l'adolescent, dans la langueur de son délice, s'est laissé poser son visage au creux du cou de l'homme duquel s'échappait un doux effluve masculin.
-Manipulateur, murmure Yuki au creux de son oreille. Toi, sous tes airs d'ange, tu n'es qu'un démon qui met son intelligence à l'œuvre du mal.
-Et si je suis coupable d'être manipulateur, Yuki, tu es coupable de te laisser faire alors que tu connais mes véritables intentions. L'as-tu oublié ? Nul ne peut reprocher à la tentation d'exister ; seul celui qui y succombe doit se sentir coupable. La tentation, ce n'est que la beauté vue par le vice.
-Je le sais, Terukichi.
-Alors, pourquoi est-ce que tu y succombes malgré tout ?
-Parce que je n'arrive pas à me sentir coupable.

Teru sourit. À son tour, il passe ses bras autour de la taille de l'homme, d'abord avec hésitation, avant de les serrer fermement autour de lui, ces bras qui le capturent dans un amour illégal. Teru a le visage collé contre la poitrine de Yuki et lorsqu'il ferme les yeux, il se laisser bercer par ces battements de cœur semblables aux roulements de tambours annonçant une guerre qui, lentement mais sûrement, s'achemine vers le présent.

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