Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Dixième

Juliet

-Allez-y, ne criez pas comme ça s'il vous plaît, a lancé Yuki par-dessus le vacarme strident de la sonnerie.

Un sourire amusé dessinant de la douceur sur son visage, Yuki a observé les membres de la troupe en folie se précipiter hors de la salle dans la joie quotidienne de fins de cours. Lorsqu'enfin tout le monde eut déserté et que le silence se fit dans la salle, Yuki se laissa tomber sur sa chaise, poussé par le poids de la fatigue accumulée pendant toute la journée.
Les coudes appuyés sur son bureau et son front appuyé contre ses mains reliées, il a clos le rideau de ses yeux et alors, le noir total se fit tout autour de lui qui se laissa plonger dans le silence délicieux de la solitude. Bercé par ses propres battements de cœur qui tapaient timidement contre sa poitrine, il s'est mis à articuler ses lèvres sur un chant dont les mots n'étaient que les fantômes des sons morts avant leurs naissances.
Et bientôt les mots qui se répétaient inlassablement dans sa tête sans parvenir à sortir de ses lèvres, comme si une autocensure l'en privait de la liberté, il les a pensés si fort qu'il a cru les entendre prononcés par une voix d'ange :
-Je suis désolé.

Yuki secoue la tête comme pour répondre « non, mais non, tu n'as pas à être désolé », sans même savoir à qui est-ce qu'il s'adresse. Il croyait penser si fort qu'il entendait sa propre voix retentir pourtant, il a réalisé que la voix qui lui avait parlé était trop claire et trop réelle pour n'être qu'un simple effet d'imagination. Alors, dans un brusque sursaut, Yuki a rouvert les yeux.
-Tu viens de rentrer, Kisaki ? a-t-il demandé en refoulant sa gêne.
-À vrai dire non, Monsieur, a-t-il avoué qui semblait bien plus embarrassé que lui. Je n'étais pas parti, vous voyez.
Son professeur a hoché la tête avec assentiment pourtant, il ne voyait pas.
-Est-ce que c'est toi qui viens de me dire « je suis désolé » ?
-Oui, Monsieur, qui d'autre cela aurait-il pu être ?
-Personne, c'est vrai, admit-il dans un rire penaud. Kisaki, il y a quelque chose dont tu veux me parler ? De quoi devrais-tu être désolé ?
-Pour vous, Monsieur, je suis désolé.
-Oh, je vois... Pour moi.

À nouveau, il a hoché la tête avec beaucoup plus de vigueur cette fois, mais son regard troublé trahissait la peine qu'il avait à comprendre.
-Vous savez, Monsieur, il y a des cicatrices sur le corps de Sui.
Sur le coup, Yuki a cru avoir mal compris pourtant, à la gravité qui tendait les traits de Kisaki et la détresse dans ses yeux, il savait que c'était vrai.
-Non, je ne le savais pas, a-t-il murmuré, blême.
-Bien sûr que non, vous ne pouviez pas le savoir, a-t-il répété comme pour le rassurer. Mais Monsieur, Masahito a vu ces cicatrices sur le corps de Sui, je ne sais pas à quoi elles ressemblent, mais c'est comme de la scarification, vous voyez, et à cause de cela...
Kisaki s'est arrêté parce qu'alors, il s'est rendu compte qu'il s'était mis à pleurer et il a essuyé ses larmes d'un revers de manche, détournant honteusement le regard comme ses lèvres se serraient d'amertume.
-Dis-moi, Kisaki, qu'est-ce qui te perturbe comme cela, l'encouragea doucement Yuki.
-Je sais bien qu'ils n'auront jamais le courage de me l'avouer, a-t-il clamé avec colère comme à lui-même. Oh, ça non, ils n'en auront jamais le courage pourtant moi Monsieur, je sais ce qu'ils pensent. Maintenant, vous voyez, même mes plus fidèles amis qui, dès le début, ont été de votre côté parce que nous sommes ceux qui avons le mieux connu Sui, à présent, ils vous accusent.

Mais même si Yuki s'est mis à rire à ce moment-là, la colère et la détresse de Kisaki étaient bien trop grandes pour pouvoir être apaisées.
-Ne t'inquiète pas, Kisaki, a voulu le rassurer Yuki d'un ton qui se voulait confiant. J'ai l'habitude, tu sais. Depuis le début, tous les soupçons se sont portés contre moi, et parce que je n'ai aucune preuve de ce qui s'est passé en réalité, je n'ai rien pour me défendre que ma bonne foi, que l'on prend ou que l'on laisse. Mais ceci est mon combat, Kisaki, et quoi qu'il arrive je ne perds pas espoir, tu sais. Alors... Même si je suis infiniment touché par tes sentiments, tu ne dois pas t'en inquiéter, s'il te plaît. Cela ne doit pas devenir ton problème.
-Mais que je le veuille ou non, cela est mon problème depuis le début.

Alors Yuki a sondé ce regard, deux yeux éclatant de défiance mais au fond desquels tremblait une lueur d'imploration, comme s'il lui implorait de l'aide ou plutôt, d'accepter l'aide qu'il voulait lui apporter.
-Rassure-moi sur un point, Kisaki, ne me dis pas que...
-Je ne veux pas qu'ils vous renvoient, Monsieur. Si vous êtes renvoyé, ce sera aussi mon problème, ce sera le problème de tous vos élèves qui se rendront compte qu'ils n'auront jamais plus la chance d'avoir un professeur comme vous, alors je ne les laisserai pas faire. Monsieur, quoi qu'il arrive je vous défendrai, je vous le jure, alors je vous en supplie pour l'amour de Dieu, pour l'amour de Sui, pour l'amour de vous-même,dites-moi comment je peux vous aider.
-Arrête, Kisaki, tu es en train de t'emporter. Je te l'ai dit, non ? Il n'y a rien à faire puisque je n'ai aucune preuve, pas plus qu'eux d'ailleurs, mais eux sont tous contre moi seul, et si je dois partir alors je partirai, mais je t'en prie, ne prends pas des responsabilités qui ne t'incombent pas.
-Alors, ça ne vous fait rien s'ils vous rejettent comme un malpropre alors que vous savez que vous êtes innocent ?! a-t-il explosé dans son désespoir.
-Calme-toi ! a rugi Yuki avec une violence qu'il n'avait pas voulue. Je t'en supplie, Kisaki, je n'ai pas besoin de ton aide, et d'ailleurs, je ne la veux pas, tu comprends ce que j'essaie de te dire ? J'ignore les raisons qui te motivent et je ne veux pas les savoir, mais sache quoi qu'il advienne qu'en tant que professeur, je t'ai sous ma responsabilité, et je ne veux plus jamais que des histoires comme celle-là se répètent, parce que je...
-Je ne les laisserai pas gagner contre vous.

Alors Yuki n'a rien pu répondre, à la fois résigné et impuissant, parce qu'il y avait bien trop de détermination dans la voix de Kisaki pour qu'il ne puisse trouver l'argument qui eût pu le faire revenir à la raison. Il avait compris que dans le fond, ce n'était plus la raison seule qui poussait la résolution de l'adolescent.
-Et Monsieur, vous êtes blessé, là.
D'un geste fébrile il a avancé son doigt en direction de l'ecchymose violacée qui s'étendait juste sous l'œil gauche de l'homme, là où il y a peu, Asagi l'avait frappé.
Il y avait tant de peine et de haine qui débordaient de Kisaki que Yuki eut le cœur brisé de ne pas savoir comment est-ce qu'il pourrait un jour l'en délester.
-Sui avait confiance en vous, Monsieur, et j'ai toujours eu confiance en Sui.


Ce n'est pas comme s'il ne l'avait pas senti venir. L'étreinte de Kisaki qui s'est penché lentement pour venir serrer ses bras frêles autour de l'homme avant d'enfouir son visage au creux de son cou. Non, cela faisait un moment qu'il avait senti cette envie tirailler Kisaki entre son cœur et sa raison mais Yuki s'était dit qu'au final, ce n'était pas si grave, rien d'autre qu'une étreinte qui voulait recevoir de l'affection autant qu'elle en donnait, une étreinte qui voulait simplement lui dire "je suis là, ne vous inquiétez pas", comme si c'était Yuki qui avait le plus besoin d'être rassuré.
Alors cette étreinte, il avait vraiment cru pouvoir l'accepter sans rien dire pour ensuite plus tard faire comme si rien ne s'était passé car après tout, cette étreinte n'était rien. Du moins, c'est ce qu'elle devait être.
Et pourtant, alors qu'il s'était préparé à elle et qu'il avait cru pouvoir l'accepter, cette étreinte subitement eut pour Yuki l'effet d'un piège qui se refermait sur lui.
Devant ses yeux ont défilé les images du cauchemar qu'il répétait chaque nuit inlassablement depuis ce jour, depuis que Sui avait...
-Non !

Kisaki a senti une force inhumaine le propulser en arrière et le garçon s'est effondré sur le sol. Sous les yeux horrifiés de Yuki qui ne voulait pas croire à ce qu'il venait de faire, Kisaki est resté prostré, et si son corps lui n'était pas meurtri, son cœur l'était tant qu'il se sentait incapable de se relever.
-Je te demande pardon, Kisaki.
Lorsqu'il s'est précipité sur lui, l'adolescent a instinctivement tendu ses bras pour venir se blottir contre Yuki qui, alors, ne fut plus capable de le repousser.
-Kisaki, a-t-il murmuré doucement en posant une main paternelle sur son crâne couvert de ces feux d'artifices flamboyants. Je t'en prie, si tu veux vraiment m'aider alors, comprends que tu ne dois pas faire ça. Je n'ai pas le droit...
-Je le sais.
C'est à regrets que Kisaki a libéré son professeur de son étreinte et, dans un sourire timide de pardon, il a essuyé les larmes qui perlaient.
-Et même si vous en aviez le droit, je suppose que ça ne changerait rien.

Le silence de Yuki voulait tout dire, malgré ce regard qui témoignait de toute sa compassion, un regard somme toute bien trop tendre pour quelqu'un qui ne pouvait pas l'être. Alors Kisaki s'est incliné dans un mouvement qui ressemblait presque à une révérence et, sans oser le regarder en face, il s'est dirigé vers la porte, sentencieux. C'est au moment où sa main était figée en l'air, comme s'il hésitait à prendre la poignée, qu'il s'est retourné et alors, Yuki a vu dans sa détermination qu'envers et contre tout, Kisaki était incapable de renoncer :
-Vous, Monsieur, je sais que vous ne mentez pas.

Yuki lui a offert ce sourire, un sourire spontanément tendre mais un peu désolé qui semblait vouloir dire « merci, mais je ne mérite pas tout ce que tu fais. »
Non, bien sûr, Yuki savait qu'il n'était pas un fieffé menteur de nature. Mais il avait menti malgré tout. Oui, malgré tout et surtout bien malgré lui, Yuki avait menti parce qu'en réalité, les cicatrices sur le corps de Sui, il les savait depuis le début.
Pourtant, il a continué à sourire comme si de rien n'était jusqu'à ce que Kisaki ne disparaisse, le laissant seul au milieu de la pièce vide, seul avec son cœur qui se creusait d'un vide plus grand encore.


-Vous n'allez pas le dire à ma mère, pas vrai ?
L'homme et l'adolescent étaient installés sous l'ombre protectrice de la terrasse d'un café, délicieusement bercés tous deux par la chaleur délicate de mai. Même lorsqu'il a entendu la voix timide du garçon, Atsushi semblait bien trop absorbé par la contemplation de la circulation piétonne incessante qui animait jusque les rues les plus tranquilles pour adresser un regard à Maya. En réalité, ce que le garçon ne pouvait pas savoir était que si Atsushi évitait de tourner la tête vers lui, c'est qu'il ne voulait pas l'incommoder de la fumée de la cigarette qui se consumait lentement entre ses lèvres.
-D'une manière ou d'une autre, a-t-il fini par dire sans détacher son regard de la rue, j'aurais dû me douter de la raison pour laquelle tu ne semblais décidément pas heureux de me revoir ce jour-là. Tu sais, comme tu t'es enfui en courant, j'ai vraiment cru que tu avais peur de moi, mais en réalité, je me trompais, pas vrai ?
-Ce n'est pas vous dont j'ai peur, a répondu l'adolescent d'une voix monotone. J'ai seulement peur de ce que vous pourriez faire en croyant le faire pour mon bien.
 

Cela faisait des années que Masahito connaissait le visage d'Atsushi pourtant, il n'arrivait toujours pas à se faire à cette expression éternellement colérique qui semblait avoir été tracée par une divinité mauvaise dans le but d'effrayer les inconnus. Cette expression lui était comme une carapace, et quoi qu'il arrive, même après tout ce temps, Masahito se demandait toujours s'il n'était pas la raison pour laquelle Atsushi était en colère. Il l'a observé longuement pendant que l'homme, nullement conscient de l'attention qui lui était portée, se plongeait dans une méditation rêveuse qui l'amenait loin ailleurs.
Masahito s'est contenté d'attendre en silence et c'est au moment où il s'était persuadé que l'homme avait totalement oublié sa présence qu'Atsushi s'est subitement retourné vers lui dans un profond soupir.
-Bien, a-t-il dit comme il écrasait son mégot contre le cendrier. Rassure-toi, mon but n'est pas de mettre au courant ta mère d'un secret que tu tiens à garder pour toi seul. Je pense que, même si je suis loin de pouvoir imaginer ce que tu ressens après un tel vécu, je suis malgré tout capable de comprendre le fait que tu ne veuilles pas le lui dire. Mais dis-moi, Masahito, à qui est-ce que tu le diras un jour ?
 

Sur le coup, Masahito a été tant ébranlé de l'entendre prononcer une question dont la réponse était si évidente qu'il n'a pas su que répondre. Et comme s'il avait pu lire dans ses pensées, Atsushi a eu ce sourire triste qui semblait bien trop doux pour la dureté de son visage :
-Malgré ce que tu peux croire, Masahito, ce sont justement les secrets que l'on souhaite cacher par-dessus tout qui ont le plus besoin d'être révélés.
-Vous vous trompez, Atsushi, a-t-il répondu avec détresse. Si des secrets existent en ce monde, c'est qu'il y a des choses que personne ne doit savoir, non ? Personne ne sait, professeur, et c'est la seule manière pour moi de vivre comme si de rien n'était.
-Cela, c'est parce que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez, a-t-il déclaré en adressant un regard lourd de sens au garçon. Ce que je veux dire est que toi, tu crois que tu devrais avoir honte, mais si tu penses cela de toi-même alors tu n'as aucun sens de la justice et de la valeur humaine.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
-Le criminel, c'est lui ou toi ?
L'espace d'un instant, Masahito n'a vraiment pas su que répondre. Et c'est cette hésitation flagrante qui a plongé Atsushi dans la détresse :
-Tu ne peux pas penser ça, Masahito, pas toi, tu le sais, non ? Pourquoi est-ce que c'est l'agneau qui devrait demander pardon au loup sauvage et sans cœur qui l'a dévoré ?

Les lèvres serrées pour s'empêcher de parler et les yeux baignés de larmes qui ne coulaient pas, Masahito a frénétiquement secoué la tête en signe d'ignorance.
-Si le crime est impardonnable, Masahito, c'est parce que nul n'a le droit de décider du sort et de la vie d'un être humain, nul n'a le droit de soumettre un homme ou une femme à ses désirs parce que lorsqu'il le fait pour son bien à lui, il le fait pour le mal de l'autre, et un être humain qui fait ça, Masahito, un être humain qui voit ses semblables comme des objets qu'il peut utiliser à sa guise et briser en mille morceaux avant de jeter aux ordures, un être humain comme ça n'a pas compris ce qu'est réellement un être humain, alors ça veut dire qu'il n'en est plus un lui-même, ça veut dire qu'il ne l'a jamais été et Masahito, un être humain qui se révèle être en réalité un monstre n'a plus le droit de vivre parmi les Hommes.
-Pourquoi...
Il a éclaté en sanglots sous les yeux contrits d'Atsushi, indifférent aux regards inquisiteurs de tous ces inconnus autour de lui qui semblaient se demander s'il ne s'agissait pas là d'une violente dispute entre un père et son fils.
-Pourquoi est-ce que vous me dites tout cela, d'un coup ?
-Parce que c'est la vérité, a-t-il rétorqué d'un ton impitoyable. Je ne tolérerai jamais l'injustice, Masahito, jamais, et celui qui vit envers et contre la justice sans se soucier du mal qu'il fait aux autres n'a pas le droit de vivre libre ! Cet homme... Celui qui t'a fait ça, Masahito, il vit encore en liberté quelque part et il est comme un loup féroce lâché au milieu d'un champ de brebis !
-Mais il disait que c'était de ma faute ! a explosé Masahito dans un déchirement de ses cordes vocales. Il disait... que c'était de ma faute, que si je me trouvais sur son chemin, c'est parce que je le voulais, il disait que mon visage et mon corps étaient une provocation, il disait que c'est moi qui...
-Qu'importe ce qu'il disait, Masahito. Toi, tu aurais eu beau pouvoir pleurer, crier, supplier, tenter de fuir, lui il t'aurait toujours rattrapé en te crachant au visage des vérités qui sont les siennes mais qu'il croit voir en chacun car lorsqu'un homme est habité par le mal, il n'est plus que capable de voir le mal autour de lui. Maya, ce que cet homme a fait, est-ce que tu sais vraiment ce que c'est ?

Le garçon s'est arrêté de pleurer et a fixé, éberlué, Atsushi qui, bien au-delà de son expression, dégageait de son aura une colère que lui-même n'était pas capable de ressentir.
-C'était de la vengeance, Masahito. Ce que tu as pris pour le fruit de ses désirs, en réalité tout cela n'était qu'animé par la haine et le désir de vengeance, et tu sais pourquoi, Masahito ? Est-ce que tu sais la raison pour laquelle les démons haïssent les Anges ?
 

Et même si Masahito n'était pas capable de prendre les paroles d'Atsushi au sérieux, même s'il pensait ces déclarations bien trop naïves et idéalistes pour tenir compte de la raison pure, l'adolescent en silence a rivé ses yeux scintillants vers l'homme.
-Parce que les Anges vivent dans un Paradis que les démons sont incapables de créer, Masahito. Parce que les démons ne peuvent pas y vivre car ils transformeraient ce Paradis en Enfer, alors ils préfèrent écraser les Anges et avec eux ils écrasent ce Paradis qui leur est interdit. Ils le font pour ne pas vivre seuls dans l'Enfer qu'ils ont eux-mêmes bâti, Masahito, ils le font poussés par la rancœur et le désespoir qu'ils ressentent envers eux-mêmes et tout cela, Maya, c'est le monde. Un massacre incessant des démons contre les Anges, c'est juste l'humanité.
 

-Je vous assure, ce n'est pas de la blague. Sur le coup, j'en aurais presque pleuré.

Atsushi s'est immobilisé et, l'espace d'un instant, il s'est demandé qui était ce jeune homme adossé au coin de la rue qui le dévisageait non sans réprimer ce sourire légèrement moqueur sur ses lèvres. Étrécissant ses yeux dans un air qui semblait plus encore colérique, il a mis un temps avant de se souvenir :
-Oh, tu es le gosse.
-Qu'est-ce que c'est que ce ton ? bougonna Jui dans une moue boudeuse. Je viens de vous faire un compliment, ce qui est on ne peut plus rare venant de ma part.
-Je ne vois même pas de quoi tu parles.
-De votre joli discours que vous avez déballé à Masahito, sur les démons, l'humanité et le reste... pour un peu, j'aurais été convaincu que vous pensiez vraiment ce que vous disiez.
-Parce que je n'avais pas l'air sincère ?
-En tout cas, permettez-moi de vous dire que si tout le monde pensait comme vous, il n'y aurait jamais eu de guerre ni de crime mais vous voyez, personne ne pense comme vous, c'est la raison pour laquelle le monde n'est rien que ce chaos sans fin que vous avez décrit. Alors, à force, l'on se demande qui a raison.
-Tu penses que la majorité a raison, alors, a conclu Atsushi dans un hochement de tête indifférent.
-Eh bien, je suppose ?
-Mais la majorité se fait la guerre car elle n'a que des opinions différentes en son sein. Ce qui veut dire que la majorité ne peut pas avoir raison si elle est composée de millions d'avis divergents.
Jui a jeté à Atsushi un regard noir qui fit presque rire l'homme de l'intérieur.
-Vous m'agacez.
-Tu nous espionnais, Masahito et moi ?
-Pas vraiment. J'étais allé rendre visite à Masahito mais sa très chère mère m'a dit que vous aviez prévu d'aller dans ce café alors je vous y ai rejoints. Mais lorsque je vous ai vus ensemble, je me suis dit que je serais de trop.
-Tu aurais pu venir, tu sais.
-Si j'étais venu, Masahito n'aurait jamais osé pleurer comme il l'a fait, n'est-ce pas ?
Ce sourire figé sur les lèvres de Jui semblait exprimer une puissante jubilation pourtant, c'est un regard profondément grave qu'il a rivé sur l'homme :
-Je suppose que Masahito a dû les retenir durant tant d'années, ces larmes ! Je ne peux même pas imaginer l'effet que ça a dû lui faire lorsqu'il a éclaté spontanément en sanglots devant vous comme s'il savait d'instinct que vous êtes le seul digne de confiance.
-Je ne pense pas être le seul, c'est juste que ce garçon ne le sait pas.
-Si quelqu'un ne sait rien ici, c'est vous.

Sans répondre, Atsushi a fouillé dans les poches de sa veste jusqu'à en sortir une cigarette qu'il alluma d'un geste vif, jetant de subreptices coups d'œil au garçon. Fermant les yeux, il a profondément aspiré sa première bouffée et, pendant un instant, a laissé la fumée imprégner sa bouche avant de la recracher en de fins volutes tournoyants. Lorsqu'il a rouvert les yeux, il a tressailli comme si la présence de Jui l'avait surpris.
-Tu n'es pas parti ? a-t-il fait, blême.
-Vous plaisantez ? a rétorqué le garçon dans un rire tranchant. J'attends que vous me rameniez chez moi.
-Pardon ?
-Eh bien, c'est normal, non ? Je veux dire, je suis venu pour voir Masahito, mais vous me l'avez volé et maintenant qu'il est parti et que je n'ai pas osé le rattraper, par peur de passer pour un traqueur, je me retrouve là sans raison. Tout cela est de votre faute alors, vous pouvez au moins me ramener chez moi, non ?
-Non.

Alors sous les yeux d'un jeune homme bien trop indigné pour répondre, Atsushi Sakurai a tourné les talons et s'est éloigné d'un pas flânant, traversant la foule comme si elle n'était qu'une illusion. Ce n'est qu'au bout d'un moment, alors que Jui se morfondait dans sa déception, que l'homme s'est retourné et de là où il était, le garçon a pu sentir que son regard s'imprégnait profondément en lui.
-Normalement, à ce moment-là, tu es censé t'indigner et me traiter de tous les noms, a balancé Atsushi par-dessus le brouhaha de la foule à laquelle il ne prêtait aucune attention.
Jui n'a rien dit. Il n'aurait su expliquer alors ce qu'il ressentit à ce moment-là. C'était comme une sensation de soulagement, oui, subitement, il avait l'impression que ces simples paroles l'avaient libéré d'un poids dont il n'avait jusque-là pas même soupçonné la présence et alors, en silence, le garçon s'est frayé un passage jusqu'à lui qui était toujours là, avec son éternel air en colère et qui pourtant, dégageait une chaleur bien trop paternelle.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Vous ne savez pas qu'il faut éliminer les parasites ?
Levant le nez de ses copies, Yuki a longuement frotté ses paupières lourdes de fatigue avant de reporter avec lassitude son regard sur Teru.
-Allons bon, a-t-il lâché, lorsque ce n'est pas l'un, c'est l'autre. Que me veux-tu, Terukichi ? Je suis désolé mais je n'ai pas beaucoup de temps à te consacrer, j'ai énormément de travail ce soir alors si tu as quelque chose à me dire, sois bref s'il te plaît.
-Oh, rien, moi je dis ça pour vous, vous savez. Je me demandais tout simplement comment est-ce que vous faisiez pour supporter cette pression à longueur de journée. Je veux dire, travailler avec tous ces parasites, n'est-ce pas inhumain ?
-Je ne vois pas à qui fais-tu allusion en parlant de parasites.
-Alors vous êtes aveugle, ou bien sourd, a-t-il rétorqué sans cacher son amusement. Tous ces parasites qui grouillent et murmurent derrière votre dos, ne me dites pas que vous ne les entendez pas !
-Je te demande pardon ?
-Mais, je parle de vos élèves ! Enfin, je ne dis ça, je ne dis rien, Monsieur, ce que j'avance simplement est que vous devez être incroyablement fort psychiquement pour ne pas ployer sous le poids des rumeurs. Bien, de toute façon, vous savez ce que l'on dit ? Que lorsque l'on parle dans le dos d'une personne, c'est qu'elle est bien loin devant soi.
-Tu es venu me déranger seulement pour me dire ça, Terukichi ?
-Bien, j'ai compris. Je ne voulais pas déranger Monsieur, vous m'en voyez désolé.

C'est d'un ostensible air boudeur que Terukichi a tourné les talons, ignorant toute convention de politesse face à son professeur qui se mit à rire :
-Attends une seconde, Terukichi.
Il s'était aussitôt retourné comme si dès le début, il savait qu'il allait être rappelé.
-Je ne vous dérange plus, Monsieur ?
-Il y a tout de même une question qui m'intrigue à ton égard.
Terukichi a eu ce discret sourire teinté de victoire qui semblait dire que l'homme était en train de faire exactement ce qu'il avait voulu.
-Une question à mon sujet, Monsieur ? fit-il qui s'avançait vers lui.
-C'est à propos de ton inscription, Terukichi, je t'avoue qu'il y a une chose qui me perturbe...

Et que grand bien en fasse à Terukichi qui semblait jubiler de l'attention que Yuki lui portait et semblait incapable de pouvoir lui cacher, lui qui pourtant disait avoir tant à faire. Terukichi avait ce regard pénétrant et inquisiteur qui, l'espace d'un instant, fit hésiter l'homme quant au tort qu'il pouvait avoir à poser la question qui lui brûlait les lèvres. Pourtant, il a fini par lâcher :
-Comment est-ce que le Directeur a-t-il pu accepter que toi, qui es sorti diplômé du lycée, retombes subitement en deuxième année ?
-Oh, c'est juste ça...

Un rire semblable à un gazouillis d'oisillon s'est échappé d'entre les lèvres de Terukichi, lui qui semblait avoir retrouvé la fraîcheur et l'innocence d'un enfant que le mal encore n'avait jamais eu le temps d'atteindre. Frottant ses graciles mains l'une contre l'autre en y appliquant son souffle tiède comme si un froid brusque l'assaillait, Terukichi a plongé ses yeux brillants dans ceux de Yuki.
-Vous savez, Monsieur, il y a certains accords qui ne doivent se savoir qu'entre ses protagonistes.

Puis il y a eu ce geste. Un geste discret, un geste élégant et pudique comme un doux secret, un geste troublant. Tendant la paume ouverte de sa main sous ses yeux, Teru a soufflé sur celle-ci en direction de l'homme. Comme si sur cette main vide, en réalité, Terukichi y avait déposé quelque chose dont lui seul connaissait la nature.
-Au revoir.


-Qu'est-ce que ça veut dire ?
Asagi a sursauté si brusquement que la tasse de café posée à côté de lui se renversa et, dans un râle de désagrément, l'homme s'est redressé pour assassiner Yuki de son regard noir.
-Qui est-ce qui te permet de rentrer dans mon bureau sans toquer, pauvre fou ?
-Terukichi, a-t-il craché.
Asagi a semblé un peu perdu sur le coup, avant de répondre :
-Tu ne vas pas me faire croire que c'est Terukichi qui t'a dit que tu pouvais...
-Qu'est-ce que tu as fait faire à Terukichi pour que tu le laisses venir dans cette école ?!
Un râle étranglé s'est échappé de la gorge d'Asagi quand l'homme, de tous ses muscles tendus par la rage, était brusquement venu le soulever par le col.
-Arrête... Qu'est-ce que tu as, tu es complètement malade.
-Et quand je pense que tu n'as de cesse de m'accuser de tous les maux de la Terre, a-t-il soufflé, tremblant de haine. Toi, Asagi, qui est-ce qui peut me garantir que tu es blanc dans cette histoire ? Dis-moi... ce que tu as fait faire à Terukichi pour le laisser retourner deux années en arrière !
-Lâche-moi.
Yuki a senti les mains de fer d'Asagi qui se resserraient sur ses poignets meurtris et, dans un cri de douleur, l'homme l'a lâché avant que la violence ne le propulse contre le mur, sonné. Le souffle coupé et son ventre plié à l'endroit où il avait reçu le coup puissant, Yuki a levé ses yeux voilés par la douleur vers Asagi qui, à travers sa vision trouble, lui faisait parvenir cette aura menaçante de haine et de mépris.
-Imagine ce que tu veux, Yuki. Mais pas un seul instant je ne te laisserai dire que j'aie pu faire une chose aussi vile que toi. Yuki, tu sais quel est mon rôle, n'est-ce pas ?

D'instinct, Yuki a hoché la tête, mais la douleur était telle que les paroles d'Asagi lui parvenaient sourdes et étouffées comme s'il lui parlait depuis le fond d'un étang. En cherchant désespérément son souffle, Yuki écoutait les battements saccadés de son cœur qui semblait battre contre sa poitrine de toutes ses forces comme s'il cherchait à en enfoncer la cage thoracique pour s'échapper.
-Mon rôle est de veiller à l'éducation et à la sécurité de ces adolescents, Yuki, moi... Je ne couche pas avec eux.
-Non...
Yuki ne s'était pas vraiment rendu compte qu'il parlait. C'est juste que sa pensée dépassait son autocensure et ses paroles, comme des prisonnières en pleine mutinerie, forçaient le barrage de ses lèvres pour retrouver leur liberté.
-Tu ne sais même pas pourquoi tu dis cela, Asagi...
-Pardon ? Je ne comprends pas ce que tu dis. Oh... Je crois que j'ai compris, tu essaies de te défendre, n'est-ce pas ? Tu crois que tu peux me convaincre.

Est-ce que c'était vraiment Asagi qui lui parlait ? Ou bien est-ce qu'un démon minuscule tapi au fond de sa conscience lui soufflait ces mots sardoniques ?
-Mais, je n'ai rien fait...

Yuki avait l'impression de ne plus se souvenir comment est-ce qu'il fallait faire pour respirer et plus il cherchait de l'air, plus celui-ci semblait le fuir dans un rire strident. Déglutissant, Yuki a porté sa main contre son ventre là où la douleur avait installé son nid et pourtant, il avait comme l'impression que cette douleur-là n'était pour rien quant à sa détresse.
-Je n'ai pas couché avec lui, Asagi.
-Oh, mais, je ne t'ai jamais soupçonné d'avoir fait ça, Yuki.

Il a senti que des mains chaudes se posaient sur sa joue et pourtant, malgré la douleur lancinante des ongles s'enfonçant dans sa peau, il a trouvé doux le contact de ces mains qui tenaient son visage.
-Tu n'as pas couché avec lui, Yuki, dis plutôt que tu l'as...
-Asagi, un parent d'élève souhaite te rencontrer.

Il y a eu un moment de torpeur, un silence figé dans cette scène où Asagi tenait à sa merci un homme incapable de se défendre et où Masashi brusquement survenu observait la scène d'un œil circonspect, immobile.
-Il s'est passé quelque chose ? a-t-il articulé comme une ombre d'inquiétude marqua ses traits quand il remarqua la pâleur étrange de Yuki.
-Tout va bien, Masashi. Va dire à cette personne que je vais la recevoir dans une minute, je te prie.
Masashi a hoché la tête pourtant il est resté planté là, sa main tendue vers les deux hommes.
-Qu'est-ce que tu veux ? s'étonna Asagi.
-Je vais le lui dire, Monsieur le Directeur, mais donnez-moi Yuki, s'il vous plaît.
-Qu'est-ce que tu as à me vouvoyer d'un seul coup ?
-Asagi, il faut que tu le lâches, maintenant.

Masashi lui parlait d'un ton doux et posé, mais Asagi savait que derrière cette phrase se cachait un ordre qui ne permettait pas que l'on lui désobéisse. Mêlé de honte et d'amertume, l'homme l'a lâché et instinctivement, les bras de Yuki se sont tendus vers celui dont la voix ne comportait aucune menace.
À partir du moment où Masashi a tenu Yuki en sécurité dans ses bras, il n'a plus jeté un regard à Asagi, et les deux hommes sont partis en silence, traversant les couloirs comme un seul et même homme sur son chemin de Croix.



-Ne pleure pas, Yuki.
-Mais je ne pleure pas.
-Tu ne verses pas de larmes, je sais, mais tu pleures à l'intérieur.
-Masashi, est-ce que tu me crois, toi ?
-Je ne sais pas, Yuki. Moi, comme tout le monde, je ne sais rien.
-Pourtant ils sont tous persuadés de savoir, Masashi, mais tu sais, moi, Sui, ce n'est pas de ma faute s'il est dans le coma.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Je suis désolé de vous prendre de votre temps, Monsieur, s'est excusé l'homme lorsqu'il arriva dans le bureau d'Asagi. Je me nomme Atsushi Sakurai et je viens vous voir à propos de l'élève de deuxième année, Yamazaki Masahito.
-Vous n'êtes pas le père de cet élève, fit remarquer Asagi, troublé. D'ailleurs, il me semble que le père de ce jeune homme est décédé, je me trompe ?
-Je ne crois pas, fit Atsushi Sakurai après un instant d'hésitation. Monsieur le Directeur, je vous présente mes excuses, en réalité je ne suis qu'un ami de sa famille et plus particulièrement, j'ai été le professeur de sport de ce garçon durant deux années consécutives lorsqu'il était au collège.
-Je vois, fit-il qui ne voyait cependant pas du tout. Et que me vaut l'honneur de votre visite, Monsieur ?
-Eh bien, fit-il dans un rire tremblant de nervosité, il s'agit d'un sujet infiniment délicat à aborder et si vous le voulez bien, j'aimerais que tout ce que je vais vous dire aujourd'hui reste entre nous.
-Je vous le promets de tout mon cœur, Monsieur, mais mon Dieu, est-ce que cela est aussi grave qu'il n'y paraît ? fit-il, le cœur serré d'angoisse.
-Je crois même que cela est plus grave encore, dut-il admettre à regrets, car Monsieur, il s'agit-là de pédophilie.
-Je suis désolé... Est-ce que j'ai bien compris ?
-Tout à fait, Monsieur le Directeur. Bien, je sais que je ne devrais pas vous raconter cela, ou plutôt, je pense le faire pour le bien de Masahito même s'il me tuerait sans doute s'il savait ce que je suis en train de faire, mais je voudrais que vous sachiez, Monsieur le Directeur, que je me fais beaucoup de souci à propos de ce garçon.
-Vous êtes au courant... de ce qui s'est passé il y a deux mois, n'est-ce pas ?
-Comme beaucoup de gens, Monsieur, j'ai appris des journaux cette affaire de présumés abus au sein de votre école. Un élève aurait tenté de mettre fin à ses jours suite aux agressions sexuelles qu'il subissait de la part de l'un de ses professeurs... Après cela, l'homme qui a été accusé et dont l'on n'a pas dévoilé le nom a été innocenté, faute de preuves... Bien sûr, je ne suis pas en train d'affirmer que cet homme est vraiment coupable mais, s'il vous plaît, je voudrais que vous preniez les mesures nécessaires pour éloigner tous les risques. Ce qu'a subi Masahito il y a quatre ans, je ne veux pas que cela se reproduise. Non, en réalité, je ne veux pas qu'il vive dans un environnement qui lui rappelle à chaque instant ce qu'il a vécu à cette époque.
-Vous voulez dire que Masahito...
-Il subissait les sévices sexuels de l'un de ses professeurs jusqu'à ce que je ne le découvre, l'a coupé Atsushi que l'émotion trahissait dans sa voix secouée. Je ne comprenais pas pourquoi ce garçon, qui avait toujours été très doué, du jour au lendemain s'était mis à refuser catégoriquement de pratiquer le sport. Au moment où tous ses camarades se rendaient dans les vestiaires pour se changer, lui restait près de moi et me disait sans ciller qu'il ne voulait plus participer aux cours. C'était complètement insensé, de la part de lui qui s'était montré toujours tellement enthousiaste, et un jour où je lui ai demandé pourquoi est-ce qu'il ne voulait plus rien faire, malgré les menaces de renvoi, il m'a avoué qu'il ne voulait pas avoir à se changer dans les vestiaires devant tout le monde. Tout de suite, ça m'a mis la puce à l'oreille. Vous allez peut-être me trouver sauvage mais lorsque j'ai entendu ces mots, j'ai agrippé Masahito et je l'ai forcé à se déshabiller.
Mais même s'il m'en avait empêché, Monsieur, même si je n'avais pas vu les marques de torture sur le corps de ce garçon de treize ans, j'aurais pu deviner la vérité rien qu'à ses pleurs, vous savez.
 

Peut-être qu'alors, les aveux d'Atsushi atteignaient bien plus Asagi que les souvenirs ne le touchaient lui-même, parce que quand le Directeur a voulu répondre, ce n'est que le vide qui est sorti d'entre ses lèvres.
-Les cris de Masahito avaient alerté tous ses camarades qui sont venus en courant, et bien sûr, vous imaginez quelles ont pu être leurs pensées lorsqu'ils m'ont vu avec ce garçon à moitié nu qui criait dans mes bras. Mais à ce moment-là, je me fichais bien de ce qu'ils pouvaient penser, et c'est tel quel que j'ai tiré Masahito jusque dans le bureau du Directeur pour l'amener à avouer son secret, ce qu'il subissait depuis une année au sein même de cette école. Et alors... Monsieur le Directeur, est-ce que tout va bien ?

Sa tête a fait oui, son regard disait non pourtant, c'est avec solennité qu'Asagi a fait face à Atsushi pour lui déclarer :
-Je sais ce que vous essayez de me dire, Monsieur Sakurai, et croyez que je ne demande pas mieux que d'exaucer vos désirs qui sont aussi les miens, seulement... Quant à l'affaire qui a éclaté il y a deux mois, cet homme a été officiellement déclaré innocent. Maintenant, c'est officieusement que les choses doivent être opérées. Mais je ne peux rien faire... Pas encore.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Et à son tour, Asagi a été troublé de voir à quel point cette éternelle expression de colère sur le visage de l'homme semblait en désaccord avec la sensibilité et l'intégrité que cet homme émanait de par sa simple aura. Alors Asagi a souri, se sentant envahi de reconnaissance et de soulagement parce que, pour la première fois, il avait l'impression que ses sentiments pouvaient être compris.
-Ce que je veux dire est que maintenant, j'ai une arme. Et que ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'elle ne s'active.

Avait-il rêvé ? L'espace d'un instant, Asagi avait cru voir un éclat de frayeur illuminer instantanément les yeux noirs d'aussi, avant de disparaître comme il était venu.
-Bien, Monsieur. Pour m'avoir reçu et fait preuve de tant d'attention, je vous exprime ma gratitude. Maintenant, il est temps pour moi de vous laisser.
Atsushi s'est redressé, aussitôt imité par Asagi que ce soudain départ déstabilisait quelque peu mais, faisant fi du malaise qui s'était étrangement installé, il a tendu sa main vers lui.
C'est lorsqu'ils allaient enfin se quitter qu'Atsushi a semblé subitement se souvenir de quelque chose.
-Au fait, Monsieur, cela va vous paraître peut-être inapproprié mais... Yamazaki Masahito m'a dit qu'il y avait des cicatrices sur le corps de ce garçon. Comment s'appelle-t-il déjà ? Sui... Ce garçon porte des entailles faites au couteau.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-C'est le couteau que je t'avais offert.
Parce que Terukichi avait les yeux rivés au plafond à ce moment-là, il a entendu Jui avant de le voir. Aussi il a tressailli et, se redressant brusquement, il l'a regardé qui semblait si fier de l'avoir ainsi surpris. Circonspect, Terukichi a rangé dans sa poche le canif dont le manche d'argent sculpté brillait sous la lumière du lustre.
-Non, vraiment, je ne plaisante pas-tu sais, clamait Jui qui pourtant rayonnait d'un sourire plaisantin. Je suis vraiment touché que tu le gardes toujours sur toi. C'est comme si tu avais une part de moi constamment contre toi, et ça me touche.
-Je me demande bien quel reflet de ta personnalité peut exprimer ce couteau, a-t-il rétorqué du tac-au-tac. D'ailleurs, si je le garde, ce n'est pas parce qu'il vient de toi, mais parce que je le danger est partout, tu sais. Jui, je n'agis jamais sans prudence.
-L'espace d'un instant, j'ai vraiment cru que c'est parce que tu tenais à moi.

Mais voyant le regard de Teru qui semblait juste se demander si son cousin était fou, Jui a pris cet air de chien battu avant de courir se jeter sur le lit aux côtés du jeune homme qui ne manqua pas de s'éloigner soigneusement.
-Pourquoi est-ce que tu m'évites toujours comme si j'étais un pestiféré ? a gémi le garçon.
-Parce que tu n'es pas net dans ton comportement, et tes paroles ne sont jamais en accord avec tes actes.
-Je ne comprends pas ce que tu veux dire.
-Je veux dire que si tu ne pars pas de chez moi, je te frappe.
-Mais non, ce n'est pas du tout ce que tu voulais dire, s'est-il défendu qui ne savait s'il devait rire ou se plaindre. Dis, Terukichi, tu ne voudrais pas venir au bar avec moi ce soir ?
-Pourquoi est-ce que je voudrais venir avec toi ? a-t-il ri pour cacher son malaise.
-Parce que tu n'as aucune raison de ne pas le vouloir. Je veux dire, ce n'est pas comme si toi, tu avais besoin d'étudier ou quelque chose comme ça.
-De toute façon, tu sais bien que je ne tiens pas l'alcool.
-C'est parce que je le sais que c'est intéressant pour moi.
Ces paroles eurent l'effet d'un blizzard sur Terukichi qui en demeura si tétanisé que, l'espace d'un instant, il s'est demandé s'il arriverait à bouger.
-Jui, parfois, j'ai l'impression que tout n'est pas très net dans ta tête.
-Et moi, j'ai parfois l'impression que tu ne sais plus ce qu'est l'humour.
Jui s'est prudemment penché et, guettant avec appréhension la réaction du jeune homme, il a posé ses lèvres sur la joue de son cousin qui s'est mis à rire.
-Je viens, Jui, si c'est toi qui paies.

Signaler ce texte