Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Huitième

Juliet

Son cœur battait encore à toute allure lorsqu'il a refermé la porte derrière lui. Quelle ne fut pas sa surprise quand il vit que là où Aoi et Uruha avaient promis de l'attendre plus tôt, c'était Kisaki qui se tenait.
-Tout va bien, n'est-ce pas, Teru ?
-Pourquoi est-ce que ça n'irait pas ? rétorqua-t-il sans arriver à paraître en colère.
-Tu es pâle, je m'inquiétais pour toi.
-Tout le monde semble inquiet pour tout dans cette école.
-Teru, ne pars pas comme cela, je t'attendais, s'affola Kisaki en se précipitant pour rattraper son ami qui fuyait déjà comme un voleur.
-Est-ce que tout le monde s'est donné le mot pour ne pas me laisser une seconde de répit ? a-t-il gémi en se débarrassant d'un geste violent de l'emprise de Kisaki.
-Terukichi, je suis désolé mais je voudrais que tu m'accordes une faveur.

Sans savoir pourquoi, Teru a senti en la voix de Kisaki quelque chose qui l'empêchait de refuser. À la fois agacé et inquiet de ce comportement, il s'est tourné vers lui d'un air inquisiteur.
-Qu'est-ce que tu me veux ?
-Est-ce que tu veux bien... m'accompagner, Teru ?
-Pardon ?
Kisaki avait parlé si doucement que le garçon n'avait pas bien entendu, alors il s'est approché de lui mais c'est une fois arrivé à sa hauteur qu'il a assisté, impuissant, au spectacle de Kisaki qui se mettait à genoux.
-Je n'en peux plus, Terukichi, je suis terrorisé à chaque fois que j'y vais, je n'en peux plus de ce silence qui nous enveloppe lui et moi dans ce cocon macabre, Teru, je ne veux plus y aller seul alors je t'en prie, au moins pour une fois, accompagne-moi à l'hôpital.
« Alors, si tu as peur, plutôt que de me faire subir ça, pourquoi est-ce que tu ne renonces tout simplement pas à y aller ? »

Ce sont les mots qui ont traversé son esprit, les sentiments qui ont empli son cœur,  mais qui n'ont pas pu traverser sa gorge parce qu'alors, face à ce visage qui reflétait cette poignante innocence torturée, Teru n'a pas eu le cœur de refuser.
Alors juste sans rien dire, parce qu'il avait peur de trahir ses émotions s'il venait à parler, il s'est penché et, venant couvrir la main du garçon de la sienne, il l'a redressé qui le regardait de ses grands yeux interloqués. Ainsi les deux jeunes hommes, oubliant même qu'ils se tenaient encore la main, s'en sont allés ensemble.

 


 
Lorsqu'il est entré le premier dans la chambre d'hôpital après que Kisaki lui eût ouvert la porte, Terukichi s'est souvenu des paroles qu'Aoi, ivre-mort, lui avait murmurées ce soir à l'oreille : « dans ce monde, il n'existe pas une seule personne qui vive sans secret. » Il ne savait pas très bien si Aoi avait cherché à lui faire comprendre un double-sens à ce moment-là, mais ce que Terukichi aurait voulu savoir par-dessus tout était si le garçon sagement endormi sur ce lit trop propre était ce que l'on pouvait appeler un « secret » pour Kisaki.
-Il est beau, n'est-ce pas ?

« Beau ? »
Terukichi a buté sur ce mot comme s'il n'en saisissait pas le sens.
C'est que plus il observait ce visage d'ange, un visage si finement taillé dans la porcelaine et dont la bouche tendre laissait dégager cette impression de pudeur, ces longs cils noirs recourbés sous ces paupières closes, moins Terukichi arrivait à penser que ce visage puisse être « beau ». C'est que d'une certaine manière, ce visage-là ne semblait pas fait pour le sommeil, mais parce que ce garçon dormait un peu trop profondément peut-être, d'un sommeil duquel ils n'avaient pas le pouvoir de le sortir, ce visage, aussi délicat et gracieux pût-il être alors, semblait totalement dénaturé.
L'élément dans lequel le garçon était plongé ne lui permettait plus d'être lui-même et alors, Terukichi éprouvait ce désagréable sentiment de ne pas se trouver face à une personne à part entière, mais plutôt un substitut sans âme qui prenait sa place le temps du sommeil trop long.
-Pas comme ça, s'est entendu murmurer Teru. Il n'est pas beau, pas comme ça.

Même si Kisaki ne voulait pas se l'avouer, le voile de tristesse qui passa subrepticement dans ses yeux à ce moment-là signifiait qu'en réalité, il se forçait juste à ne pas penser la même chose.
-Il sera magnifique comme avant, lorsqu'il se réveillera.
Sans répondre, Terukichi s'est mis à tourner lentement sur lui-même, observant la pièce jusque dans les moindres recoins pour enfin poser ses yeux sur l'écran sur lequel ces mêmes courbes vertes se succédaient à un rythme presque trop régulier.

-On dirait que sa vie est manipulée par ce fil vert comme un pantin, seulement, ce fil-là est trop fragile pour soutenir un homme alors, il peut craquer à tout instant. Si cela devait arriver, finie la marionnette, fini le spectacle.
-Je me demande si c'est du désespoir ou de l'insensibilité, Teru, mais quoi qu'il arrive, je ne te donne pas le droit de penser que parce qu'il est dans cet état, mon meilleur ami puisse être une marionnette.
« Ton meilleur ami ? »
Terukichi a détaché ses yeux de l'écran et lorsqu'il s'est retourné, il a assisté ébahi à la scène de son ami qui se penchait par-dessus le lit pour approcher ses lèvres des lèvres sans défense du garçon endormi.
-Ne l'embrasse pas ! s'est-il étranglé d'une voix rauque.

Il allait lui sauter dessus mais son élan fut brutalement stoppé quand il vit que le baiser de Kisaki ne se posait que sur ce front pâle. Encore sous le choc de ce qu'il avait cru, troublé par ce baiser empli de tendresse et de pudeur, Teru s'est approché du lit comme si secrètement, il avait espéré que ce baiser ait pu réveiller l'endormi. Seulement, c'était toujours ce même visage pareil à celui d'une mort sereine qui se trouvait juste sous ses yeux humides.
-J'ai cru... que tu allais profiter de sa faiblesse pour lui voler un baiser.
-Tu te trompes, Sui n'a jamais été faible.
Terukichi est resté muet un moment, ne sachant si c'était de la colère que Kisaki lui témoignait, pourtant, Teru a fini par insister :

-Ce que je veux dire est que, dans cet état...
-Dans cet état, Sui n'est pas faible, a martelé Kisaki qui semblait presque le supplier. Ce n'est pas de la faiblesse, cela, tu confonds tout et ne sais rien, Sui n'est pas faible, car s'il pouvait se battre alors, il gagnerait à coup sûr mais tu vois, il ne peut pas se battre parce que l'on l'en empêche, il est comme un oiseau mis en cage, tu vois, un oiseau dont les ailes sont si immenses qu'elles emplissent cette cage et à cause de cela, Sui ne peut même pas bouger, pourtant vois-tu s'il le voulait vraiment, il pourrait forcer avec ses ailes pour détruire cette cage mais il ne le fait pas, tu vois, et s'il ne le fait pas, c'est parce que bien qu'il soit si puissant, Sui a toujours été si délicat, comme ça, à prendre trop soin des êtres et des choses sans se soucier de sa propre personne, et pour cela, juste parce qu'il ne veut rien détruire, il ne veut pas forcer de ses ailes pour sortir et c'est pour cette raison que tant que personne ne viendra le libérer, Sui ne pourra pas... Non, Sui ne voudra pas sortir.
-Alors d'après toi, si ce garçon est dans cet état, c'est qu'il l'a voulu ?
 

 
 

Les lèvres de Terukichi tremblaient et Kisaki a constaté le cœur serré qu'il s'était mis à pleurer, lui ce garçon si fier et effronté, et qu'il ne cherchait même pas à s'en cacher.
-Toi, tu es en train de dire que ce garçon est satisfait d'être dans cet état et qu'il doit dépendre des autres pour avoir le droit de vivre ? Tu es en train de dire qu'il n'a aucune volonté, qu'il ne considère pas sa vie assez à la hauteur pour se sentir même le droit de briser une vulgaire cage, mais qu'est-ce que tu es en train de me dire, Kisaki ? C'est ainsi que tu vois les choses ? Lui... C'est un garçon mais tu le compares à un oiseau qui a choisi de s'enfermer tout seul comme s'il n'avait pas le droit de vivre, comme si... Comme si cela pouvait faire du tort à quelqu'un qu'il vive !
-Mais ça pourrait faire du tort à lui-même, Teru, a-t-il répondu avec une sérénité qui ressemblait à de l'apathie. Toi, tu ne sais pas, de toute façon.
-Je ne sais pas ?! a-t-il répété, au bord de la crise de nerfs. Mais l'on dirait que ça ne te fait rien ! C'est ton meilleur ami alors comment peux-tu dire aussi simplement que ça lui ferait du tort peut-être de vivre ?!
-Comment est-ce que tu peux me répondre comme ça, toi qui ne sais rien, toi qui n'étais pas là quand c'est arrivé, toi, Terukichi, tu n'as aucune idée de la manière dont Sui est devenu comme ça !
-Et je ne veux pas le savoir ! Je ne le veux pas, Kisaki, n'essaie même pas de me le dire parce que j'en ai déjà trop vu comme ça ! Mais si tu penses que ce garçon, parce qu'il ne veut pas vivre, ne se réveillera pas, alors pourquoi ne pas le débrancher maintenant ?
Un cri rauque a retenti et Kisaki s'est jeté sur Teru qui s'avançait dangereusement vers le lit du garçon.
-Arrête, Terukichi ! suppliait-il en refermant de toutes ses forces ses bras autour de son ami. Arrête, tu es complètement cinglé, je t'en conjure, laisse-le, ce n'est pas ce que je voulais dire,  Teru, va t'en maintenant, j'ai eu tort de t'amener ici, tu n'étais pas concerné depuis le début, je suis désolé, va t'en, tu ne réalises pas ce que tu fais alors va t'en avant de commettre une bêtise, va...
-Je ne demande pas mieux que de partir.

L'espace d'un instant, parce que les yeux de Terukichi ne quittaient plus le visage de Sui, Kisaki a cru que c'était à l'endormi qu'il parlait.  Seulement, il a compris comme le garçon avait cessé de lutter qu'il s'adressait à lui.
-Comme si j'avais pu être capable de le faire, Kisaki. C'est toi qui es fou. Maintenant, si tu me lâches, je m'en vais immédiatement.
Teru a entendu le bruit d'un sanglot étouffé et, sans dire un mot, il a laissé couler les larmes qu'il sentait s'écraser sur son cou comme Kisaki y avait enfoui son visage. Il a attendu sagement que les pleurs de son ami soient calmés et lorsqu'enfin, la pièce s'emplit à nouveau de ce silence seulement entrecoupé par les signaux sonores, Teru s'est défait de son étreinte.
-Je ne retournerai plus avec toi, Kisaki. Tout est bien trop macabre et malsain, ce n'est pas ton meilleur ami qui est là, c'est juste un corps, un corps auquel tu te raccroches désespérément mais ce corps ne sert plus à rien, Kisaki, il ne reste chaud que par le pouvoir des perfusions mais il ne servira jamais à toi, ni à lui-même ni à personne, parce que l'âme et le cœur que tu as pu connaître et chérir à l'intérieur de ce corps, ils l'ont déserté et ne reviendront plus.


Même si Kisaki n'avait jamais eu la force de laisser tout cela parvenir jusqu'à sa conscience, il n'avait pas besoin de Terukichi pour savoir que ce qu'il disait était la vérité alors, ce sont les yeux emplis de larmes et le cœur empli d'amertume que Kisaki a laissé son ami s'en aller. Et à nouveau, l'adolescent est resté seul avec le pire des silences.
 

Depuis plusieurs secondes déjà, la brise de printemps avait fait parvenir jusqu'à Hiroki les sons étouffés des pas sur la terre qui se rapprochaient de plus en plus. Mais lui qui ne pouvait pas voir qui approchait pouvait reconnaître ces pas entre mille, les pas lents mais légers d'un homme qui se laisse juste porter par l'air. Aussi, Hiroki n'a pas cillé lorsqu'il a senti une présence s'arrêter à sa hauteur.
-Je suis venu voir chez toi comment tu allais, et quand tu n'as pas répondu, je me suis souvenu de quel jour nous étions alors, j'ai deviné que tu étais là.
-Kisaki n'a pas voulu venir avec toi ? a demandé Hiroki que rien ne perturbait dans sa prière intérieure.
-Il est resté chez moi. Tout à l'heure, lorsqu'il est revenu, il disait ne pas se sentir bien.
-Je suppose que c'est parce que nous sommes le 20 mai, a-t-il soufflé contre ses mains qu'il gardait appuyées sur son front.
-Je suppose que c'est parce qu'il est revenu de l'hôpital.
Un silence paisible les a enveloppés tous les deux alors, par peur de violer un instant sacré, Gara s'est tu et a contemplé d'un œil vide la stèle de marbre devant laquelle un nouveau bâtonnet d'encens venait de s'allumer.
-Gara, combien de temps encore vas-tu garder mon fils chez toi ?
-Kisaki n'est pas ton fils. Tu le lui as dit toi-même.
-Mais il y a de mon sang qui coule dans ses veines, parce que le sang de sa mère était presque le mien. Maintenant, je suis le seul adulte qui lui reste, même s'il est malheureusement tombé sur un aveugle.
-Que peut donc faire le sang dans une relation si le cœur n'y est pas ? Hiroki, ne te cherche pas d'excuses. Qu'importe qu'il y ait de ton sang en lui si tu ne peux même pas l'aimer.
-Mais je l'aime, Gara. Il est vrai que par ma faute, personne ne peut le savoir pourtant, j'aime Kisaki. Je suis désolé si seulement, je n'ai pas comme toi cette aura protectrice et chaude qui attire naturellement les enfants à toi.
-Kisaki n'est pas un enfant, tu devrais le savoir. Cependant, c'est parce que tu n'arrives pas à le voir autrement que tu agis de travers envers lui.
-Mais tu sais, je n'ai pas pu voir grandir Kisaki. Au sens propre, je n'ai pas pu le voir grandir et l'image de Kisaki enfant est tout ce qui me reste.
-Pourtant, depuis la mort de ta sœur et de son mari, Kisaki a été forcé de grandir si vite qu'au final, c'est peut-être cette rapidité qui ne t'a pas donné le temps de réaliser.
-Dis, Gara, comment est-ce que tu la trouves, la voix de Kisaki ?

Gara a tourné un regard interrogateur vers Hiroki qui bien sûr, ne pouvait pas le voir. Les yeux clos devant la stèle, Hiroki ressemblait presque à l'un de ces moines bouddhistes en pleine méditation, malgré le fait que son crâne soit garni d'épais cheveux bruns tombant en délicates boucles sur ses épaules.
-Je ne sais pas, a fait Gara un peu à regrets de ne pas pouvoir lui donner la réponse qu'il désirait.
-Tu sais, Gara, j'aime énormément la voix de Kisaki. Je veux dire, j'ai conscience de la parfaite subjectivité de mes propos cependant, il n'existe pas pour moi de voix plus belle que la sienne. C'est que, sa voix, c'est un peu tout ce que j'ai concrètement de lui. Tu sais, par exemple, même si Kisaki et moi nous trouvons tous les deux seuls à la maison, je ne suis jamais certain de ce qui se passe. Si Kisaki s'approche de moi, je peux reconnaître ses pas et, en quelque sorte, l'aura qu'il dégage mais tu vois, au fond de moi il y a toujours cette méfiance qui me dit de ne pas ne me fier qu'à cela et alors, même si ça ne peut être que Kisaki, je ne suis pas rassuré tant que sa voix ne m'a pas confirmé que c'est bien lui. En ce sens, sa voix me rassure et je suis en quelque sorte dépendant d'elle. Bien sûr, ce que je viens de te raconter est valable pour tout le monde : quelle que soit la personne qui est à mes côtés, si elle ne prononce pas un mot, j'aurai toujours un doute quant à son identité. Pourtant, lorsque je me rends compte que c'est Kisaki qui est à côté de moi, d'une certaine manière, je me sens plus apaisé que lorsque je suis seul.

Gara a semblé réfléchir à ces propos ou plutôt, il avait l'air de s'en imprégner l'âme comme les traits de la concentration se tendaient sur son visage.
-Si tu es apaisé par la présence de Kisaki, a-t-il fini par s'enquérir, alors pourquoi est-ce que tu trouves le moyen de te montrer si violent envers lui ? Je veux dire, ce n'est pas logique, pas vrai, car une personne sereine n'agit jamais comme tu l'as fait.
-Parce que, tu sais, quand j'entends sa voix, alors je me souviens toujours que je ne suis même pas capable de mettre un visage sur cette voix.

À ce moment-là, Gara a cru ressentir comme un coup de poing contre sa poitrine. Pas vraiment un coup qui faisait mal mais plutôt, comme si ce poing restait appuyé contre sa poitrine pour l'empêcher de respirer.
-Le visage qu'avait Kisaki enfant, et le visage qu'a le Kisaki adolescent, ils ne sont pas les mêmes et d'une certaine manière, j'ai l'impression que dans cette situation, je ne pourrai jamais vraiment connaître le nouveau Kisaki.
Un temps de pause a marqué à nouveau le silence et alors, Gara s'est mis à se balancer lentement d'avant en arrière, accroupi sur le sol, rivant ses yeux sur le bâtonnet fumant avant de se souvenir que juste à côté de lui, il y avait quelque chose de bien plus agréable à regarder.
-Dis, Hiroki, il est vraiment beau, le visage de ton fils.
Un sourire reconnaissant s'est étiré sur le coin des lèvres de l'homme, même si sa prière encore inachevée l'empêchait de répondre.
-Je veux dire, a ajouté Gara dans un rire embarrassé, sans doute que tu n'accepterais pas aussi facilement qu'il continue à se teindre les cheveux en rouge si tu voyais l'effet que ça fait mais, malgré cela, ton fils... Je veux dire, ton neveu, il est si beau que ça se voit qu'il vient du ventre de ta sœur.
-C'est ce que je pensais, a fini par avouer Hiroki sans défaire ce sourire doux de ses lèvres. Je le supposais aussi mais je n'osais pas le dire de peur de paraître narcissique. Néanmoins, à l'image de sa voix, je me doutais bien que Kisaki était beau, mais c'est aussi la raison pour laquelle j'ai plus de regrets encore que de ne pas pouvoir voir son visage.
-Regarde-le avec tes mains.

Pour la première fois depuis son arrivée, Gara a enfin pu voir les yeux clairs de Hiroki s'ouvrir et, l'espace d'un instant, comme l'homme tournait un visage étonné vers lui, Gara a vraiment cru qu'il était en train de le « dévisager ».
-Avec mes mains ? a-t-il fait d'une voix fébrile.
-Mais oui, Hiroki, tu le sais bien, c'est ce que font les aveugles pour regarder un objet ou une personne. Comme lorsque tu lis, tu ne vois pas les mots, tu les reconnais seulement à la sensation des brailles sous tes doigts. Eh bien, il en est de même pour un visage, un corps, ou quoi que ce soit d'autre. Tu peux reconnaître les contours et les reliefs d'un visage si tu apprends à les déchiffrer avec tes mains.
 

Bien sûr, Hiroki connaissait cette solution. Mais il n'avait pas vraiment confiance en ce moyen si primaire et, selon lui, bien trop familier pour oser en commencer l'apprentissage un jour. Aussi, il a un peu paniqué lorsqu'il a senti les doigts de Gara se refermer autour de ses poignets pour guider ses mains jusqu'à son visage.
-Tu vois, Hiroki ? C'est un peu comme ça que l'on fait, a-t-il dit comme il baladait lentement le bout de ses doigts sur ses traits.
-Arrête, a balbutié Hiroki dont le cœur commençait à s'affoler. C'est gênant.
-Pourquoi ?
-Je te le dis, mets-toi à ma place, l'on ne touche pas les gens comme ça et puis, de toute façon, ça ne peut pas marcher comme ça, même si je le sens, je n'ai absolument aucune idée de ce à quoi peut ressembler ton visage.
-Je vais te le dire, dans ce cas, a-t-il répondu dans un rire enjoué. Mon visage, disons après celui de Kisaki, il est le plus magnifique de tous.
-Est-ce que je dois comprendre que je devrais me réjouir d'avoir l'honneur ineffable de pouvoir le toucher ?
-Non, c'était un mensonge.
Cette main qui le caressait un instant plus tôt a gentiment frappé contre la joue de Gara qui en poussa un cri de surprise :
-Tu n'es qu'un traître !
-Excuse-moi, ironisait Hiroki comme il tapait aveuglément dans les airs, touchant de temps à autre le visage de son ami. Je ne vois absolument rien, je ne sais pas où je frappe, je ne fais absolument pas exprès de te toucher, pardon !
-Tu te moques de moi ! se défendit-il d'une colère qu'il n'arrivait pas à faire paraître crédible au milieu de ses éclats de rire. Arrête cela, ce n'est pas du jeu, je suis un non-violent, je ne peux pas me défendre !

Esquivant de justesse la main folle de l'homme, Gara l'a vivement saisi et dans un brusque coup de force a relevé Hiroki qui manqua en perdre l'équilibre et alors, l'un guidé par l'autre, ils se sont mis tous les deux à courir au milieu des allées de dalles. C'était comme si avec leurs rires, tout le malheur de cet endroit avait disparu. Et lorsqu'enfin, ils se retrouvèrent dans la rue, protégés du soleil par les arbres bordant l'allée, ils se sont brusquement stoppés et alors, Gara qui n'avait pas lâché la main de Hiroki a tendu celle-ci, sa paume ouverte comme en attente d'une offrande. Au contact doux qui se faisait sentir dans sa main, Hiroki a compris qu'au-dessus d'eux pleuvaient les pétales de cerisiers.
-Gara, j'ose espérer que si Kisaki était venu, tu n'aurais pas fait une telle chose.
-Pour quelle raison ne l'aurais-je pas pu ?
-Il se serait imaginé des choses, tout comme les gens que j'entends autour de nous doivent l'imaginer aussi finalement.
-De toute façon, Kisaki est bien trop occupé, il ne pouvait pas venir.
-Tu m'as dit qu'il se sentait mal.
-Oui, mais ce n'était pas vrai.
-Qu'est-ce tu veux dire ? Gara, tu oses me cacher des choses, à moi ?
-Tu n'as pas de leçon à me donner, toi qui caches aussi des choses.
-Je ne vois absolument pas de quoi tu parles, répondit l'homme d'une voix basse comme il refermait délicatement sa main sur les pétales de cerisier.
-Et je ne l'aurais pas su si Kisaki ne me l'avait pas dit, idiot. Que c'est aujourd'hui ton anniversaire.
 

 
 

-Alors, tu y arrives ?
Redressant la tête, Teru a fixé d'un regard noir la silhouette qui se tenait en arrière plan du miroir, adossée contre les rideaux de tissu bleu qui donnaient cette impression étrange qu'il se trouvait au beau milieu du ciel.
-Est-ce que tu me crois imbécile au point de ne pas même savoir boutonner un pantalon ? a grincé Terukichi.
Il a fait volte-face d'un mouvement si vif que ses cheveux encore mouillés projetèrent des gouttes jusqu'à son interlocuteur.
-Jui ?
-Non, tu ne comprends pas, fit le garçon dans un rire grave. Je ne te parlais pas de cela, mais de ton projet. Je voulais simplement savoir si cela avance.
-Je viens seulement de commencer. Ne réalises-tu pas qu'arriver à mes fins me demandera des mois, peut-être des années d'efforts ?
-Le temps t'est trop compté pour que tu puisses attendre des années, Terukichi. Ou plutôt, je pense que tu es bien trop impatient pour pouvoir tenir le coup jusque-là. À te voir, tu donnes l'impression que tu es déjà prêt à exploser à tout instant, de plus...
 

C'est dans un sourire malicieux qu'il s'est avancé vers le garçon et, lentement, le dénommé Jui a passé ses mains autour des épaules de Teru pour l'attirer doucement jusqu'à lui. Au creux de son oreille, l'adolescent pouvait sentir le souffle saccadé de Jui, le souffle de quelqu'un qui rit sous cape.
-Terukichi, toi, tu es bien trop intelligent pour devoir attendre, n'est-ce pas ?
D'un geste violent, Terukichi a repoussé le garçon que le contact de ses bras contre sa peau nue répugnait avant de saisir entre ses mains le visage de Jui qui jubilait déjà d'une victoire qu'il voyait comme la sienne.
-Si cela dépendait uniquement de mon intelligence alors, un jour, non, une heure aurait suffi mais vois-tu, Jui, puisqu'il faut t'expliquer même l'évidence, ne perds pas de vue que ce sont les sentiments d'un autre qui entrent en compte et comme tu le sais, du moins je l'espère, les sentiments s'entretiennent mais ils ne se font pas, surtout lorsque l'on a tout pour supposer que la personne concernée a une pierre à la place du cœur.

Terukichi l'a lâché pour se reposter devant son miroir, entreprenant de peigner mèche par mèche ses cheveux qu'il n'avait pas même pris le temps de sécher et derrière lui, Jui qui sentait pourtant encore les douleurs de la pression sur ses joues, semblait rayonner de ravissement.
-Toi aussi tu as un cœur de pierre, Teru.
-Parce que les sentiments violents et profonds que l'on appelle l'amour, la haine, toutes ces choses-là existent en dehors de toute raison et ne sont pour ainsi dire qu'assimilables à des instincts animaux tel que la copulation ou la lutte pour la défense de son propre territoire. Mais tu vois, Jui, ce genre de bassesses totalement dénuées de sens disparaissent sous le poids d'une intelligence surdéveloppée puisqu'alors, c'est la raison et la sagesse qui prennent la place de tous ces sentiments qui empêchent toute possibilité d'une réflexion objective et donc, efficace.
-Je le sais, cela, Terukichi ; toi, tu es surdoué et tu n'as pas besoin de t'encombrer de cette sensibilité de sous-développés pour savoir qu'ici, toi seul peux véritablement réussir. Mais si je comprends bien, tu es en train de traiter cet homme d'imbécile ?
-Effectivement, a-t-il soupiré en rapprochant son visage du miroir pour mieux constater la pureté de sa peau. Lui, il est non seulement un imbécile, mais il a quand même un cœur de pierre. Il n'a rien d'un génie, rien d'un animal, il n'a rien d'un être humain. Il n'est pour ainsi dire qu'une ordure.
-Alors si je comprends bien, tu es en quelque sorte perdu, n'est-ce pas ? Toi, le grand, le fabuleux, l'indétrônable Terukichi, tu ne sais pas quoi faire puisque cet homme est trop bête et trop insensible pour que tu puisses le battre sur le terrain de l'intelligence ou sur celui des sentiments.
-Eh bien, je suppose que je trouverai un moyen. Jui, tu m'agaces avec toutes ces questions, tu ne me fais pas confiance ? Je gagnerai tôt ou tard, mais sûrement plus tôt que tard parce que quoi qu'il arrive, l'arroseur finit toujours par être arrosé. Maintenant, est-ce que tu peux partir de ma chambre ? Ce n'est pas que tu me gênes mais j'ai d'autres choses à faire et puis, discuter avec toi me fatigue. Cela fait des années que je te le répète alors, quand comprendras-tu que je ne veux pas que tu te permettes de te ramener chez moi à l'improviste sous prétexte que tu es mon cousin ?
-J'ai compris, Princesse.
Teru n'a pas eu le temps de rétorquer qu'une tape amicale vint brûler la peau nue de son épaule.
-Il paraît que Joyama t'appelle comme ça ? C'est trop mignon pour toi.

Jui s'est éloigné sans plus un mot et c'est lorsqu'enfin, Teru crut qu'à nouveau il pouvait se laisser bercer dans le creux confortable de la solitude, que la porte s'est rouverte dans un fracas.
-J'ai oublié de te dire une chose, Terukichi.


Encore sous le choc de la surprise, Teru s'est contenté de le dévisager, le cœur battant, dissimulant l'inquiétude que provoquait celui qui, à ce moment-là, n'avait plus rien du sourire innocent qu'il avait l'habitude de voir alors.
-Tu as bien dit que son cœur est une pierre, n'est-ce pas ? Mais, Terukichi, tu connais le point faible de la pierre. Elle s'érode sous la pluie.
Silence. Teru croit comprendre pourtant, quelque chose au fond de lui l'empêche de croire que Jui pût être traversé par ce genre d'idées.
-Dis, Teru, avec ton visage d'ange, ce ne serait pas mal de verser beaucoup de larmes, au final.
Lorsqu'il est reparti sans plus attendre de réponse, Terukichi est demeuré immobile sur son lit à attendre longtemps, longtemps, comme s'il allait le voir ressurgir d'une seconde à l'autre. Pourtant, Jui était bel et bien parti, laissant derrière lui le fantôme de son rire trop innocent.
-Parce que tu crois que je ne le savais pas ?
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 


Dès le début, il avait été certain de se retrouver confronté à un adolescent de son âge, ou bien à une femme, aussi quelle ne fut pas la surprise de Jui lorsque ce fut un homme entre deux âges qui lui ouvrit. Il s'est senti presque déshabillé lorsque l'inconnu sans pudeur le considéra des pieds à la tête, et c'est un peu effrayé que Jui a plaqué ses mains sur sa poitrine.
-Bonjour, le gosse. Qui es-tu ?
« Le gosse ? J'ai vingt ans, pauvre vieux. »
L'inconnu avait cette voix grave mais lisse qui ne lui déplaisait pas pourtant, quelque chose sur ce visage embarrassait Jui ou plutôt, l'irritait sans qu'il n'aurait su vraiment dire quoi. Il ne faisait nul doute qu'un charme distingué et viril faisait cet homme et pourtant, il y avait ce il-ne-savait-quoi qui dénaturait cette beauté et la rendait presque dérangeante.
-Je suis venu voir Masahito, Monsieur, a-t-il récité poliment en s'inclinant.
-Je ne t'ai pas demandé qui tu es venu voir, mais qui tu es, a-t-il renchéri.

Au début, Jui aurait été incapable de dire si l'inconnu prenait un malin plaisir à se moquer de lui ou si sa présence était trop malvenue pour qu'il ne puisse se montrer agréable, et il y avait ces sourcils froncés d'un air colérique qui le faisaient pencher pour la deuxième solution pourtant, Jui n'arrivait pas à voir la moindre trace d'irritation dans son regard.
-Je m'appelle Jui, Monsieur, et je suis un ancien camarade de lycée de Masahito, je... pourrais le voir, s'il vous plaît ?
Et l'homme de prendre une profonde inspiration et, se raidissant de tout son long, a recommencé à évaluer de haut en bas le pauvre adolescent comme il le ferait d'une marchandise. C'est lorsqu'il s'est enfin rendu compte du malaise qu'il infligeait au garçon que l'homme s'est détendu dans un éclat de rire :
-C'est bon, je ne pense pas qu'avec ta tête, tu le traumatiseras. Entre.
La raison pour laquelle Masahito aurait pu être traumatisé, Jui ne la savait guère, mais le comportement de cet homme lui paraissait si étrange qu'au final, il s'est demandé s'il était vraiment nécessaire d'entrer.
-Je sais bien que je suis du genre à impressionner, mais je ne mange pas les enfants, et encore moins les grands comme toi, ils sont trop coriaces. Viens !
 

À nouveau, l'homme a éclaté d'un rire allègre, un rire qui sonnait bien trop joyeux et insouciant pour quelqu'un qui semblait fait de marbre et d'anthracite, et c'est alors qu'aussi subitement qu'un éclair au milieu de l'orage, la révélation est apparue à l'esprit de Jui. C'étaient ses yeux, ses yeux durs et d'un noir profond, mais aussi et surtout ses sourcils tracés comme deux épais traits en diagonales qui lui donnaient un air naturellement en colère même si, comme en ce moment même, l'homme riait aux éclats.
Même s'il n'était pas tout à fait certain encore de pouvoir lui faire confiance, Jui a laissé l'homme l'entraîner à l'intérieur du hall immense dont les lustres étaient éteints et alors, l'écho de la lourde porte de bois se refermant a retenti dans les airs et le garçon s'est retrouvé dans la pénombre.
 
 
 
 
 
 


-J'ai été surpris. J'aurais été loin d'imaginer que ce genre d'hommes puisse plaire à ta mère, je veux dire... elle est bien trop intelligente pour se laisser séduire par une belle gueule, n'est-ce pas ? Et lui, il n'a pas l'air malin.
-J'en mourrais si ma mère venait à s'abaisser à vouloir d'un individu en son genre, a rétorqué Masahito dans une grimace de dégoût. Il se trouve que cet homme est notre nouveau voisin et, comble de la malchance, il est mon professeur de sport du collège.
-Eh bien, je ne vois pas en quoi cela est si terrible, a bougonné Jui.
Le jeune homme flânait au milieu de la chambre pour inspecter les moindres recoins de cette pièce qu'il trouvait beaucoup trop grande, et trop peu intime.
-Il est « ce » professeur de sport, Jui.
Jui n'avait pas l'air de l'avoir entendu car alors, il s'était agenouillé face à un immense coffre à jouets de bois sculpté dans le style ancien pour en examiner les gravures cependant, alors qu'il caressait le bois du bout des doigts, il a murmuré :
-Oui, effectivement, je comprends que tu ne sois pas rassuré, Masahito, je veux dire... Comment appelle-t-on cela, déjà ? Ah, oui : une malédiction.
-J'ai comme l'impression que tu es en train de te moquer.
-Pas de toi, le rassura Jui en se redressant et époussetant ses mains comme s'il avait touché quelque chose de sale. Mais je dois avouer que cette situation m'amuse beaucoup, en fait, ton cas me rappelle ce qui s'est passé il y a deux mois, et il faut dire aussi d'ailleurs qu'à ce propos, je m'interroge...
-Jui, scanda Masahito que l'impatience gagnait, pourquoi es-tu venu me voir, au juste ?
-Pardon ? Tu n'es pas content de me voir ? minauda-t-il dans une moue chagrine. Masahito, tu es cruel, depuis que je suis diplômé de ce lycée, si tu savais comme je me sens seul ! Tu me manquais, j'éprouvais le besoin de te voir et puis, je suis inquiet pour toi, tu sais.
-Inquiet ? s'enquit-il qui sur le coup, devint lui-même inquiet.
-Mais oui, Maya, ne m'oblige pas à remettre sur le tapis un sujet si tabou. Ce que je veux dire est que je ne comprends pas la raison pour laquelle Yuki exerce toujours dans cette école, si tant est qu'il y ait une raison, bien sûr, et puis toi qui es si fragile et manipulable, Masahito, es-tu sûr que tout va bien pour toi ?
-Jui, tu sembles croire que le mal se trouve partout, mais c'est faux.
-Oh, non, mon petit Maya, je suis bien loin de penser une chose pareille seulement vois-tu, bien qu'il ne soit pas partout, il ne fait nul doute que le mal loge dans cette école.
-Libre à toi de le croire, puisque comme les autres, tu ne veux pas voir plus loin que le bout de ton nez. Mais Jui, là où il y a le mal, ce n'est pas l'endroit dans lequel le mal se trouve, mais en la personne qui se trouve à ce moment-même à cet endroit et c'est pour cette raison qu'à l'image des hommes qui vont et viennent d'un point à l'autre, le mal voyage sans cesse, et le mal jamais ne se laisse trouver là où l'on l'attend pour mieux surprendre là où l'on ne l'attend pas.
-Ainsi jouer avec les mots est ridicule, Masahito, de quoi cherches-tu à te protéger encore ? Tant que Yuki restera dans cette école, dans cette école le mal restera puisque le mal loge en Yuki. Quand un mâle est sédentaire... un mal l'est aussi.
-C'est malheureusement ce que tout le monde semble aimer à croire, même les individus en ton genre qui n'ont jamais été là pour suivre l'histoire.
-Excuse-moi, mais que fais-tu de la condition de Sui ?

Quelque chose a fait bondir le cœur de Masahito. Quelque chose comme un long grincement paralysant, ce son continu qui a augmenté encore et encore jusqu'à finir en mille éclats de verre tranchants. Terrifié, le jeune homme a écarquillé ses yeux sur Jui qui se laissait emmener par ce rire démentiel en même temps que ses mains battaient sourdement contre le mur.
-Sérieusement, Masahito, articulait péniblement Jui entre deux éclats de rire, les larmes aux yeux, réponds-moi ! Qu'est-ce que tu fais de Sui ?
-Tu es complètement dérangé, mon pauvre ami. Je savais que quelque chose ne tournait pas rond chez toi, a-t-il craché dans un venin empli de haine. Sui est dans la condition dans laquelle il s'est mis lui-même, et c'est la seule raison !

Les rires se sont brusquement stoppés comme si d'un seul coup, une main divine avait coupé le son. Levant les yeux au plafond, Jui s'est mis à tourner lentement en rond au milieu de la pièce, ses mains reliées derrière son dos comme il semblait réfléchir profondément.
-Bien sûr, a-t-il dit presque à lui-même dans une moue perplexe, quant à la raison pour laquelle il s'est mis dans cette condition, cela paraît évident...
-Jui ?
Jui s'est figé au milieu de la pièce et, le corps raide, a porté une attention presque obséquieuse sur le garçon.
-Oui, Masahito ?
-Pars de chez moi.

Il est resté perplexe l'espace d'un instant comme si les mots de Maya s'étaient arrêtés à mi-chemin sans atteindre son cerveau mais, au bout d'un moment, il a fini par lâcher un rire nerveux :
-Je crois que je n'ai pas bien compris, Masahito.
-Tu as parfaitement compris et si tu ne pars pas de chez moi immédiatement, je te ferai subir la même chose.
« La même chose ? »
-Maya, il semblerait que tu ne veuilles pas comprendre ce que j'essaie de te dire. Depuis le début, moi qui ne pense qu'à ton bien, tu devrais m'écouter et...
-Va t'en !

Et qui de Jui ou de lui-même était le plus surpris, même Maya était incapable de le dire. Tout ce qu'il savait alors est qu'à ce moment-là, il n'avait pas même eu le temps de sentir cet élan de destruction monter en lui que déjà, il avait saisi le pauvre garçon à la gorge avant de le plaquer contre le mur.
-Arrête, s'étranglait Jui dont les pieds ne touchaient plus le sol, tu es fou...
-Tu n'es qu'un parasite, Jui, tu n'es qu'un démon ! Je le sais, je le sens jusqu'au plus profond de moi, partout où tu va tu ne cherches qu'à nuire sous ton masque de gentil chien fidèle qui s'inquiète du sort de ceux qu'il appelle « amis » mais à moi, Jui, tu ne sauras jamais rien faire croire, parce qu'il suffit de voir avec quelle insensibilité tu parles des maux des autres pour savoir à quel point tu es pourri !
Les cris plaintifs du garçon n'étaient plus que des gargouillis étranglés dans sa gorge, et à chaque seconde il sentait son crâne cogner sourdement contre le mur et l'engourdir peu à peu.
-Si tu ne t'en vas pas, Jui, je te tuerai, a-t-il sifflé d'une voix tremblante.
-C'est déjà ce que tu es en train de faire.
 

Maya l'a lâché brusquement, terrorisé, et a observé le cœur battant Jui qui se laissait glisser le long du mur avant de porter son regard en direction de la voix qui venait de parler.
-Je crois que ce jeune homme a compris, Masahito, a déclaré Atsushi Sakurai qui se tenait sur le seuil, sa main agrippée sur la poignée de la porte. Mais si tu ne le laisses pas partir, comment peux-tu lui demander de le faire ?

 


Incapable de répondre, Masahito a considéré avec horreur le résultat de ses actes, et parce qu'Atsushi s'approchait de lui d'un pas martelant, il a frémi la peur au ventre. Pourtant, l'homme est passé à côté de lui sans même le frôler et c'est un peu ahuri que Maya a assisté au spectacle de cet homme si intimidant qui usait d'une délicatesse infinie pour relever le pauvre Jui encore trop sous le choc pour réagir.
-Il part, Maya, a calmement annoncé Atsushi en rivant dans ses yeux un regard profondément bienveillant. Il part, et je ne dirai rien à ta mère mais pour l'amour du Ciel, je t'en conjure, n'agis plus jamais sans réfléchir, car il me semble qu'agir uniquement par haine, tu es bien placé pour savoir tout le mal que cela peut faire.
Sans répondre, Maya les a regardés qui s'éloignaient lentement, Atsushi soutenant l'adolescent comme s'il allait s'effondrer à nouveau. C'est lorsqu'enfin ils disparurent de son champ de vision que Maya se laissa éclater en sanglots.

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