Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Quatorzième

Juliet

-C'est drôle. Durant tout le film, je n'ai cessé de penser à vous ; c'est que sans trop pouvoir expliquer pourquoi, je me suis dit que ce film devrait vous plaire. C'est pour cela que même si je vous croise à la sortie du cinéma sans m'y être attendu, je ne suis pas vraiment surpris.
Pour toute réponse à ce soliloque, Terukichi ne s'est vu adresser qu'un faible sourire, avant de voir Yuki le dépasser et traverser le passage piétons sans se retourner.
C'est dépité que Terukichi s'est mis à le suivre, appelant son nom à tue-tête en ignorant les passants qui lançaient un regard noir à ce jeune voyou qui courait au milieu de la route. Mais Yuki filait à toute allure, ou plutôt il semblait le fuir, et c'est essoufflé que Terukichi a fini par le rattraper, saisissant brusquement son bras.
-Yuki.
Teru n'aurait su dire s'il était heureux ou non que l'homme lui accorde enfin de l'attention car alors, c'est un regard profondément noir que Yuki lui a jeté.
-Pour commencer, je suis ton professeur, et toi et moi n'avons jamais été assez proches pour que tu m'appelles par mon prénom.
-Mais ici, Yuki, insista le garçon, vous n'êtes pas mon professeur et puis, je vous signale que nous avons dormi ensemble, et...
-Nous n'avons pas dormi ensemble, le coupa Yuki d'un geste de la main. Tu as dormi chez moi et d'ailleurs, je me demande si j'ai bien fait de te laisser faire, car il me semble que tu avais menti quant à cette histoire de cambrioleur récidiviste dans ton quartier.
-Mais nous avons quand même dormi ensemble, Yuki, a-t-il répété avec l'insistance d'un enfant qui tanne son père pour obtenir un cadeau. Après que j'ai fait ce cauchemar, vous n'avez pas voulu me laisser dormir seul. Et c'est d'ailleurs à ce propos que je voulais vous parler, alors s'il vous plaît, écoutez-moi.


Il y avait, d'une part, la volonté ferme de Yuki de ne pas céder et, de l'autre part, les deux grands yeux de Terukichi qui le suppliaient avec douleur comme si un refus de sa part pouvait signer sa mort. Alors c'est envers et contre lui que Yuki a fini par céder dans un soupir :
-Qu'est-ce que tu me veux ?
-J'ai pensé que vous devriez venir dîner chez moi, pour vous remercier de ce que vous avez fait la dernière fois.
-Cela est hors de question.
Et il s'en allait déjà que Teru le rattrapa, affolé.
-Pourquoi, Yuki ?
-Parce que je ne suis pas ton ami et que je ne compte pas en faire plus qu'il n'en faut. J'ai agi par charité, d'accord, et je n'ai vraiment pas envie de paraître aux yeux de tes parents pour un homme douteux qui aurait laissé un jeune homme dormir chez lui.
-Vous parlez comme si vous aviez vraiment quelque chose à vous reprocher.
-Terukichi, lâche-moi.
-De toute façon, vous n'avez pas à craindre mes parents ; ils ne seront pas là.
 

Ils se sont dévisagés, l'un avec défiance, l'autre avec condescendance, et c'est dans un râle agacé que Yuki a fini par se détacher de l'emprise du jeune homme.
-Qu'est-ce que tu essaies de faire, à la fin ? Est-ce que tu viendras chercher de la compagnie auprès de moi à chaque fois que tes parents seront absents ?
-Si vous ne voulez pas venir chez moi, alors laissez-moi venir chez vous.
-Cela revient exactement au même ! Qu'est-ce qui nous lie qui pourrait justifier que nous nous voyions en dehors des cours, dis-moi ?
-Il y a beaucoup plus de choses qui nous lient que vous ne pourrez jamais l'imaginer, Monsieur.
-Et tu as un exemple concret de ce qui peut nous lier ?

Au début, cette question a semblé déstabiliser Terukichi qui, sur le coup, demeura les lèvres entrouvertes sur des mots qui ne voulaient pas venir et alors, il a fini par secouer la tête, dépité.
-C'est juste, Monsieur, que je pensais que nous pourrions avoir beaucoup de points communs.
-Tu te bases sur des suppositions ou sur des fantasmes. Mon pauvre garçon, que connais-tu de moi qui puisse te faire croire cela ?
-Mais si nous n'apprenons jamais à nous connaître, Yuki, alors nous ne pourrons jamais savoir si, au final, j'avais raison ou non.
-L'on dirait que tu n'as pas idée de ce qui pourrait m'arriver si je venais à essayer de connaître tous mes élèves.
-Alors, vous voulez dire que vous n'en avez rien à faire, n'est-ce pas ?
-J'ai plus de choses à y perdre qu'à y gagner.
-Vous avez déjà perdu quelque chose en voulant connaître un élève ?

Sur le coup, Yuki n'a pas répondu. Il avait juste mis fin à sa colère pour poser sur Terukichi un regard qui semblait bienveillant et qui, pourtant, exprimait une grande souffrance. Teru s'est demandé si cette peine était vraiment réelle ou bien si elle ne faisait que partie d'un jeu que Yuki était en train de mener en secret. Terukichi a vraiment cru ça, oui, et sur le coup, voir ce chagrin dans ces yeux sombres l'a presque mis en colère. Pourtant, il a saisi inconsciemment la main de Yuki comme s'il avait peur de le voir s'en aller.
-Non, a fini par souffler Yuki du bout des lèvres. Au final, ce n'est pas moi qui ai perdu le plus de choses.

Elle était tendre, l'étreinte que Teru lui a donnée à ce moment-là. Si douce mais si dangereuse, Yuki le savait, son cœur dans sa poitrine sonnait l'alarme pourtant, il n'a rien pu faire pour éloigner de lui cette tendresse si puissante et si rare que l'adolescent lui témoignait, épuré de toute arrière-pensée.
-Je voulais juste...
La voix de Teru s'est amenuisée sous le poids de l'amertume qui envahissait sa gorge et alors, Yuki a posé une main bienveillante sur les cheveux argentés du garçon, cette chevelure qui, il le savait, représentait pour l'adolescent bien plus qu'une simple couleur.
-Vous le saviez bien, que je mentais, a pleuré Teru en étouffant sa voix contre sa poitrine. Vous saviez parfaitement que j'avais inventé cette histoire de cambrioleur de toute pièce et pourtant, c'est parce que vous avez malgré tout accepté de m'accueillir chez vous que je vous suis tant reconnaissant. Alors Yuki, je vous en prie, ne me traitez pas comme ça maintenant que vous avez toute ma confiance, moi, vous pouvez me haïr de l'intérieur... je veux juste rester avec vous.


Est-ce que c'étaient les paroles de Teru, est-ce que c'étaient ses larmes, ou bien tout simplement le fait qu'il sentait ce corps chaud et frêle fermement collé contre lui comme s'il avait peur de se détacher de sa propre vie, Yuki l'ignorait mais tout ce qu'il a su, à ce moment-là, était qu'il était déjà vaincu.
Alors Yuki a ouvert son cœur, il a fermé ses bras, et puis il a passé sa main dans la chevelure lisse du garçon.
-Tant que cela reste secret, Terukichi, je suppose que tu peux venir chez moi.


-Il ne faudrait surtout pas que tu le prennes mal, a déclaré l'homme d'un ton grave comme il déposait une tasse de café en face de l'adolescent. Mais si tu as des problèmes, Terukichi, il faut que tu m'en parles.
-Des problèmes ? répéta l'adolescent qui, malgré qu'il se soit atrocement brûlé en trempant ses lèvres dans le liquide, ne laissa percevoir nulle trace de douleur.
-Oui, affirma-t-il avec solennité. C'est en tant que professeur que je te parle, Terukichi, comment dire... Bien que ce que tu m'as dit tout à l'heure m'a assez touché, je dois avouer aussi que cela m'inquiète. Tu comprends où je veux en venir, n'est-ce pas ?
-Pas vraiment, fit-il dans un haussement d'épaules indifférent qui mit Yuki encore plus mal à l'aise.
-Je trouve étrange que tu t'attaches à moi comme cela, je veux dire... nous ne nous connaissons pas vraiment, et le fait que je sois ton professeur devrait installer entre nous des limites naturelles que tu as malgré tout franchies comme si elles n'avaient jamais existé. Je dois dire que ta ferveur me paraît excessive car d'ordinaire, nul élève n'a envie de devenir l'ami d'un professeur et c'est pourquoi je me permets de te poser la question, Terukichi : est-ce que tes camarades te persécutent ?

Yuki n'aurait su dire si Teru s'était brûlé ou si ses propos étaient la cause de sa réaction, mais le garçon a effectué une grimace qui eût été comique si elle ne lui avait pas été présentée en ces circonstances.
-Que voulez-vous dire par « persécuter » ?
-Tu sais très bien ce que persécuter veut dire, s'impatienta Yuki. Ce que je te dis, Terukichi, est que ton attachement envers moi me donne l'impression qu'en réalité, je te sers de refuge comme si tu voulais échapper à quelque chose. C'est pourquoi il est totalement légitime pour moi de me demander si tes camarades ne te feraient pas souffrir, et auquel cas, je voudrais que tu m'en parles.
-Vous savez, à la limite, je ne vois pas très bien ce que ça pourrait vous faire, rétorqua-t-il non sans un fond de mépris.
-Oh, mais sache que ça te ferait bien plus de mal qu'à moi, Terukichi, mais c'est aussi pour cette raison qu'en tant que ton professeur, je ne dois pas fermer les yeux sur ce genre de phénomènes. Il faut que tu saches... Terukichi, si jamais tu subis des persécutions, alors je te fais le serment que je ne laisserai jamais de telles horreurs continuer.
-Vraiment, je ne vous comprends pas, ce ne sont pas vos affaires.
-Mais je refuse de voir à nouveau une chose pareille !
-Alors, vous avez déjà connu quelqu'un dans ce cas-là.

Terukichi avait prononcé ces mots avec assurance, car il n'y avait nul doute possible pour lui alors qu'il pût se tromper, et face à cette attitude péremptoire, Yuki n'a trouvé que répondre pour sa défense.
-Laissez tomber, je vois le scénario d'ici, a raillé Terukichi avec aigreur. Vous avez connu un élève victime de brimades, vous n'avez rien fait pour l'aider, cette histoire s'est terminée en tragédie, comme un suicide par exemple, et à présent vous voulez expier votre péché de n'avoir rien fait à travers moi juste pour ne plus avoir à vous sentir coupable. Eh bien, je suis désolé de vous décevoir, Yuki, mais je ne suis pas victime de brimades.
-Tu dis cela de cet air victorieux comme si tu pensais m'avoir abattu.
-Mais, que je sois victime de brimades, n'est-ce pas ce que vous souhaitiez pour que vous puissiez expier vos péchés à travers moi ?
-Je suis heureux si tu ne l'es pas, Terukichi ; tu me prends pour un monstre ?
-Pour un être humain, à vrai dire, et dans le fond c'est exactement la même chose.
-Je me demande parfois si tu n'es pas le monstre.
-Et comment pouvez-vous dire ça, vous qui êtes accusé plus ou moins directement d'agression sexuelle sur mineur ?

Yuki a baissé les yeux, non plus par peur que par le désir de dissimuler l'expression de tristesse qui voila ses yeux alors. Prenant une longue inspiration comme si cette discussion l'avait essoufflé, il a saisi la tasse de thé en face de lui et y a trempé ses lèvres avant de se souvenir que c'était la tasse de Teru et alors, il l'a reposée sur la table, penaud, puis finalement s'est redressé pour la nettoyer.
-Je t'en prépare une autre.
-Honnêtement, je ne comprends même pas comment vous pouvez trouver le courage de rester dans cette école. Mais est-ce du courage, ou bien de la provocation ? Ce qui est sûr, c'est qu'il y a certainement une part de folie dans tout cela. Moi, à votre place, je serais incapable de supporter tous les regards méprisants et les remarques acerbes que je recevrais, sans compter bien sûr les horreurs que l'on murmurerait derrière mon dos... Seigneur, j'en frissonne.
-Tu dis cela mais en réalité, ce que l'on peut dire sur toi t'est bien égal, je me trompe ?
-Je dois avouer que vous visez juste, Yuki. Je suis bien trop intelligent pour me soucier de ce que des êtres sous-évolués et ignorants de tout pourraient bien inventer à mon égard, mais vous, vous êtes comme tous les autres : un mouton désireux de rester dans le troupeau et pour cela, vous ne voulez pas devenir un mouton noir. C'est dommage pour vous mais vous l'êtes déjà.
-Qui est-ce qui t'a mis au courant de cette histoire ?
-Honnêtement, vous pouvez vraiment me poser cette question ? Ils sont tous là à en parler, depuis que je suis arrivé dans ce lycée je n'ai pu entendre que ça. Ils n'ont que votre nom à la bouche, que cette histoire dans leurs souvenirs ; l'on dirait qu'ils n'ont absolument rien d'autre à se raconter comme si ce fait était le seul événement marquant de leurs vies pourtant, quelle importance peut avoir cet incident dans leur quotidien puisque les seuls véritables concernés ne sont autres que vous et ce garçon... Quel est son nom, déjà ?
-Sui, a murmuré Yuki.
-Sui, a-t-il répété dans un rire moqueur. Il s'agit donc bien de ce garçon que Kisaki m'avait amené voir à l'hôpital une fois. Ciel, je dois avouer que j'ai été surpris, je n'ai jamais vu de cheveux aussi longs et aussi beaux sur un homme, et blonds, ils étaient si blonds ses cheveux ! Pour un peu, il ressemblait à un Ange, mais les Anges sont censés être immortels, vous voyez, et lui, il était dans le coma.
-C'est me retourner le couteau dans la plaie, que tu veux ?
 

Il y a eu un éclat, le bruit de la porcelaine qui se brise et un gémissement de douleur qui alerte Teru, le cœur battant. Affolé, l'adolescent se dirige vers Yuki qui serre sa main dont la paume striée d'une entaille rouge oblique saigne abondamment.
-Je suis désolé, Yuki, je ne voulais pas...
-Va t'en, Terukichi.
-Mais je n'ai pas envie de partir.
-Je ne te demande pas si tu en as envie, je t'ordonne de le faire ! Tu es chez moi ici et c'est moi qui commande ! Je t'ordonne de partir !
-Je ne voulais pas vous mettre en colère ni vous blesser, Yuki, je vous le jure. Laissez-moi au moins soigner votre plaie.
-Tu es en ce moment même chez un prédateur sexuel, tu ne le comprends pas ?! Si tu sais toute la vérité sur moi alors, pourquoi est-ce que tu as tant tenu à venir, dis ? Celui qui est fou, c'est toi ; tu es fou, timbré, givré, complètement tordu et masochiste, va t'en ou bien cette vérité que tu es si fier de savoir te retombera dessus !
-Mais la vérité que je suis fier de savoir, Yuki, c'est que la vérité n'est pas la vérité.

L'adolescent a saisi la main de Yuki qui se laissa faire sans broncher, et si l'homme n'a même pas osé tourner la tête vers lui à ce moment là, c'est qu'il ne voulait pas montrer les larmes qui s'étaient mises à couler malgré lui. Alors, Yuki n'a pu que serrer les lèvres lorsqu'il a senti le contact humide de la bouche du garçon contre sa plaie.
-Il vaudrait mieux que tu arrêtes, Terukichi.
-Mais vous saignez abondamment, et c'était en train de tacher le sol.
-Ce n'est pas grave, ça, lâche-moi !
Il a libéré sa main de l'emprise vampirique du garçon et a regardé avec horreur sa paume marquée par les traces des petites dents avides.
-C'est bon, Terukichi, a-t-il prononcé d'une voix blanche. Je vais m'occuper des dégâts alors maintenant, tu peux t'en aller.
Il s'est baissé et a entrepris de ramasser un à un les débris, tournant le dos à l'adolescent tout en espérant qu'il n'avait pas décelé ses sanglots dans le ton de sa voix.
-Ce n'est pas grave si vous êtes un ange déchu, dites, puisqu'après tout, ça fait quand même de vous un ange... Lucifer était comme ça, aussi, juste un ange qui s'est vu déchoir parce qu'il a osé s'opposer à Dieu, mais qui sait si dans le fond, ce n'était pas lui qui avait raison ? Dieu... Parce que Dieu ne connaît pas la Justice, Yuki, et nous sommes son oeuvre qui en est la preuve.
 

Mais seul le silence total lui a répondu et alors, Teru a vu Yuki se redresser et passer à côté de lui comme s'il n'avait jamais existé. Dépité, l'adolescent s'est assis sur cette table basse autour de laquelle ils discutaient un instant plus tôt et a attendu, le cœur serré, écoutant le bruit de l'eau que Yuki faisait couler abondamment depuis la salle de bain. « Ce n'est pas avec de l'eau que tu vas arrêter le sang, imbécile » a pensé Terukichi, mais s'il était venu le lui dire en face, il l'aurait sans doute à nouveau entendu lui ordonner de s'en aller et cela, même s'il n'avait pas vraiment le courage de l'admettre, Teru ne le voulait pas.
Alors il a fermé les yeux et puis, ses jambes repliées contre sa poitrine, pieds sur la table, il a enfoui son visage au creux de ses genoux et a attendu, se berçant au rythme de la mélodie qui peu à peu s'immisça en profondeur dans son esprit, jusqu'à même chasser les mauvaises pensées qui s'y étaient frayé un passage.
-Maman ce soir je porte un voile
de veuve noire et de blanche vierge.
Quand je compterai mes étoiles
je ne trouverai qu'un pauvre cierge.
Sa flamme vacille et mon cœur avec elle
balance dans un abscons clair-obscur ;
d'un seul côté il ramène des séquelles,
de l'autre il devient jouet d'Épicure.
-Tu es encore là, toi ?
 

Terukichi a levé ses yeux endormis vers Yuki dont l'expression de surprise surprit plus encore le garçon.
-Bien sûr que je suis là, pourquoi n'y serais-je pas ?
-Parce que je t'avais demandé de partir, tu te moques de moi ?
-J'ai pensé, Yuki, que vous ne resteriez pas en colère longtemps, a-t-il avoué d'une voix honteuse.
-Ce n'est plus une question de colère, Terukichi, mais de morale. Tu es un élève, je suis ton professeur, tu n'as rien à faire chez moi, point final. Avec la réputation que j'ai, il est quand même incroyable que tu te comportes d'une telle manière ; à ce stade, c'est presque de l'obscénité.
-En disant cela, Yuki, vous prouvez bien que vous êtes innocent et que tout ce que l'on dit sur vous est faux. Pourquoi aurais-je peur de vous ? Je me fiche de qui est Sui, de ce qu'il a fait, de ce que vous avez vécu avec lui mais quoi qu'il en soit, je sais que vous êtes blanc comme neige et moi, c'est parce que je n'avais jamais rencontré de personnes comme vous avant que je ne veux pas vous quitter.
-Quoi qu'il en soit, Terukichi, je refuse de...
-En fait, j'étais heureux ce soir où vous m'avez laissé dormir avec vous.


Yuki savait que tout ce qu'avait attendu Teru en prononçant ces mots était de le voir s'attendrir. Yuki le savait parce que Terukichi était sans doute bien trop fier pour avouer des choses pareilles sans rien attendre en retour. Et pourtant, lorsqu'il a entendu cette voix timide balbutier maladroitement ces mots, Yuki n'a pas été capable de réprimer ce sentiment dangereux qui montait en lui. Un sentiment qui n'eût été qu'une simple affection paternelle si, au milieu de cela, ne s'était pas mêlée l'envie de prendre le garçon dans ses bras pour ne plus le lâcher.
-Pour la première fois de ma vie, j'ai été reconnaissant envers mon meilleur ami de venir hanter mes cauchemars parce que sans lui, ce soir-là, je n'aurais même pas pu connaître le bonheur de vous avoir près de moi.
Teru pleurait. Yuki lui tournait le dos, bien trop pudique pour le regarder en face, mais il suffisait d'écouter pour discerner les trémolos dans sa voix.
-Je voudrais pouvoir encore dormir dans vos bras ce soir.

 
 
 

Yuki a préféré ne pas répondre. Plus les paroles du garçon l'ébranlaient, plus grandissait le désir de le prendre dans ses bras et en même temps, le besoin de le voir partir se faisait fort. C'était dangereux, oui. Si Terukichi continuait sur cette lancée, Yuki ne donnerait plus très cher de sa morale et alors, il pourrait céder trop facilement à la demande d'affection de l'adolescent.
-Yuki, vous m'écoutez ou...
-C'est dangereux, de toute façon.
-Pardon ?
Yuki s'est retourné et, réunissant tout son courage, il a vrillé sur le garçon un regard assassin qui lui valut alors cette expression de terreur qui eût été amusante s'il n'était pas la cause de cet effroi.
-Les gens comme toi sont beaucoup trop dangereux, Terukichi, alors va t'en.


Et sur le coup, ça a vraiment marché. Malgré le chagrin flagrant qui avait voilé les yeux du garçon, Teru a tristement hoché la tête et en silence, s'est dirigé vers l'entrée où il s'agenouilla pour remettre ses chaussures, tout cela avec des gestes infiniment lents qui semblaient lui demander un effort surhumain. Peut-être parce que dans le fond, Terukichi attendait qu'il ne change d'avis mais Yuki, pour qui la silhouette de Teru paraissait si gracile vue de dos, savait qu'il était en train de faire le bon choix. Un choix qui, enfin, prouvait qu'il avait retenu les leçons du passé. Qu'importe à quel point un être est pur, qu'importe à quel point l'envie de le chérir est forte ; si cette relation dépasse l'entendement de la morale, alors il en ressortira toujours plus de souffrance que de bonheur. Sous les yeux compatissants de Yuki, Teru s'est redressé et, sans même faire signe de se retourner, a franchi le seuil de la porte. Il l'a franchi, oui. Pourtant, dès qu'il posa le pied dehors, il s'est immobilisé.
-Ce n'est pas vrai, je n'ai vraiment pas envie de vous obéir bien sagement.


Avant que Yuki ne comprenne ce qui lui arrivait, Teru s'est jeté dans ses bras et enfin, lorsqu'il tint l'homme bien fermement contre lui, il a éclaté en sanglots.


 
-Je trouve cela de plus en plus bizarre.
Pour toute réponse, Kisaki n'eut droit qu'à l'habituel grognement agacé d'Aoi. Vexé, l'adolescent s'est retourné vers lui, à moitié allongé sur le divan, et a dirigé ses yeux là où il voyait se découper la silhouette immobile.
-Tu pourrais au moins me répondre gentiment ; je suis en train de me confesser.
-Tu ne te confesses en rien du tout, a rétorqué Aoi avec impatience, et si je râle c'est parce que... Uruha, cesse de te coller à moi comme un âne bâté ou bien tu deviendras un âne battu !
Résigné, Uruha s'est détaché de lui, venant bouder recroquevillé au coin du mur et alors, Aoi a reporté une attention plus sereine sur son ami.
-Qu'est-ce que tu disais, Kisaki ?
-Que je trouvais cela bizarre. La façon dont Terukichi regarde Yuki en cours, tu n'as jamais remarqué ?
-Pour que je remarque quoi que ce soit, il faudrait déjà que je sois éveillé, en cours.
-Je ne plaisante pas, dis. Terukichi, il passe vraiment son temps à le regarder. Je le sais ! Il ne fait que dormir ou rêvasser le reste du temps, mais dès lors que c'est Yuki qui nous fait cours, il le regarde comme s'il était la huitième merveille du monde.
-Alors, nous avons juste là une nouvelle victime des charmes ravageurs de Yuki.
-Joyama, je suis sérieux !
-Mais qu'est-ce que ça te fait, dis ? Yuki, tu sais bien ce que j'en pense, moi, ça n'a jamais été mon type et en plus, je me suis toujours méfié de ce que tu appelles ses « charmes ravageurs » ; après tout, n'étais-je pas le premier à mettre Sui en garde ? Bon, eh bien, de toute façon, si Yuki plaît à Terukichi, l'on n'y peut rien, et que sera sera, point.
-Es-tu donc idiot, ou indifférent ?! C'est de Yuki que l'on parle, Aoi, et tu sais bien qu'il ne faut en aucun cas laisser Terukichi risquer de...
-Oh, ça va, toi, tu es le premier à défendre Yuki, alors ne va pas me faire croire que c'est par amitié pour Terukichi que tu t'inquiètes ; l'on sait très bien de quoi il s'agit en réalité, Kisaki.
-Et de quoi s'agit-il selon toi, Aoi ? s'enquit le garçon, provocateur.
-Tu serais bien trop choqué si je te le disais ; après tout, tu n'as même pas encore eu le courage de te l'avouer toi-même.
Kisaki allait rétorquer lorsque le contact d'une main sur son épaule le fit sursauter et, le cœur battant, Kisaki riva ses yeux éberlués sur Gara qui se penchait sur lui, apparition impromptue.
-Je n'ai rien fait, Gara, a gémi Kisaki, penaud.
-Bien sûr que non, a fait l'homme dans un rire attendri. Mais dis, Kisaki, je pense que tu devrais les laisser seuls.
-Pardon ?
-Viens. De toute façon, quelqu'un t'attend devant l'entrée. Cette personne a dit qu'elle n'arrivait pas à te trouver au milieu de cette fumée alors, je lui ai promis de te faire venir.
-Mais, Gara...
-Ton père et moi allons voir un concerto de Mozart ce soir, Kisaki, alors pourquoi n'en profiterais-tu pas pour passer la nuit chez cet homme ? Je veux dire, sans le connaître, il a vraiment l'air bien, tu sais.

Kisaki ne savait pas ce qui l'avait le plus choqué entre le fait que Gara et son père sortent ensemble en soirée ou bien le fait que Gara l'encourageait presque à la dépravation. C'est donc le cœur chamboulé que Kisaki s'est redressé, une boule dans la gorge, et il a même oublié de saluer Aoi et Uruha avant de disparaître.
« C'est stupide, a pensé Kisaki par-devers lui. Je ne connais aucun homme bien, puisque les hommes bien, ça n'existe pas vraiment. »


-Je m'attendais à quelqu'un de plus jeune, a commenté Kisaki une fois qu'il fut dehors.
-Quelqu'un de plus jeune ?
-Je ne sais pas, j'ai pensé que ce pouvait être Terukichi mais de toute évidence, je me trompais.
Masashi a ri, vexant alors l'adolescent qui crut qu'il se moquait de lui mais se contenta de baisser la tête, boudeur.
-Et dire que Gara a dit cela, a-t-il murmuré comme à lui-même. Vous êtes en train de jouer avec le feu, Monsieur. Maintenant, vous me suivez tout le temps.
-Je ne pourrais pas te suivre si tu changeais d'endroit, tu sais ; seulement toi, tu es sempiternellement ici.
-Il y a un problème avec ça ?
-Quand tu es ici, tu bois de l'alcool.
-Mais je pourrais très bien en boire ailleurs, a-t-il rétorqué d'un ton impatient. Monsieur, vous savez, je vais commencer à prendre peur si vous continuez à me suivre, je veux dire... je devrais peut-être en avertir le Directeur.
-En fait, c'est le Directeur qui m'a envoyé à toi.

Silencieux, Kisaki a regardé Masashi s'approcher de lui d'un air méfiant, et ce n'est qu'une fois que l'homme arriva à sa hauteur qu'il a détourné le regard, incapable de supporter ces yeux noirs sous lesquels il se sentait écrasé.
-Il y a quelques jours, le Directeur t'a vu sortir de la salle de classe où se trouvait Yuki, alors que la fin des cours avait sonné depuis longtemps et que tous les élèves étaient déjà partis.
Un long soupir s'est échappé d'entre les lèvres de Kisaki comme il reportait sur son professeur deux yeux de glace scintillant de haine.
-Et après ? Je vais être renvoyé parce que je suis resté avec le professeur ?
-Oh mais, je ne pense pas que c'est toi qui seras renvoyé, Kisaki.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
-Sois honnête, Kisaki, ce n'est pas seulement pour discuter que Yuki t'a fait rester avec lui après les cours, n'est-ce pas ?

Kisaki a ouvert la bouche pour répondre mais, trop indigné pour pouvoir aligner ses pensées, il a tourné les talons et s'est éloigné d'un pas martelant. Un petit cri étranglé a traversé sa gorge quand il a senti le contact de la main de Masashi resserrée fermement autour de son bras.
-Réponds-moi, sale arrogant, je te demande pourquoi est-ce que tu étais avec lui à ce moment-là.
-Qui est l'arrogant ?! a-t-il hurlé, révolté. Vous êtes en train d'établir des hypothèses sans nul fondement et vous vous permettez de me traiter d'arrogant ?! Lâchez-moi, Monsieur, ou je hurlerai au viol.
Ces mots eurent l'effet d'une onde de choc dans l'âme de Masashi qui devint blême, alors il lâcha l'adolescent qui massa son bras endolori non sans lui jeter un regard noir.
-Le Directeur et moi aimerions simplement savoir si Yuki t'a fait du mal, Kisaki, a-t-il fait d'une voix blanche.
-Vous êtes complètement fou, a craché l'adolescent que la rage tendait de tout son être. Vous et ce monstre qui nous sert de directeur, vous êtes complètement fous et n'êtes que des ordures et j'espère, dites, puisque tout ce que vous voulez, c'est condamner un innocent, j'espère qu'un jour vous crèverez derrière les barreaux.
-Je suis désolé, mon grand, mais vois-tu, moi, je n'ai aucune raison de finir en prison, a rétorqué Masashi dans un rire amer.
-Oh, mais je pourrais en inventer une, vous savez. N'est-ce pas ce que vous êtes en train de faire avec Yuki ? Vous êtes en train de lui attribuer les pires maux du monde pour pouvoir vous débarrasser de lui alors, Monsieur, pourquoi ne pas nous battre sur le même terrain ? Sur le terrain de la ruse et de la corruption, Monsieur, je vous battrai, parce que coûte que coûte je protégerai cet innocent qu'est Yuki et pour cela, s'il le faut, vous et cet enfoiré de directeur, je vous ferai mettre en prison.
-Répète encore une fois ce que tu viens de dire, espèce de...
-Vous comptez vraiment me frapper, Monsieur ? Tant mieux, si vous commencez ainsi, je dois dire que vous allez me faciliter la tâche.

Masashi a semblé hésiter un instant, sa main menaçante immobilisée en l'air et alors, il s'est ravisé avant de passer longuement ses mains sur son visage strié des rides de la fatigue.
-Pardonne-moi, Kisaki. Pardonne-moi, je ne veux vraiment pas te frapper.
-Je vous pardonnerais si ce n'était que ça, Monsieur, mais parce que vous accusez Yuki de crimes qu'il n'a jamais commis, je ne peux pas vous pardonner.
-Nous faisons notre devoir, Kisaki, tu ne comprends pas ? Après ce qui s'est passé l'année dernière, nous ne pouvons plus avoir confiance en cet homme, plus personne ne lui fait confiance, le réalises-tu ? Toi et tes amis semblez être les seuls à vous fier à lui aveuglément mais dis-moi, Kisaki, si nous faisons tout cela, c'est pour vous. Tu n'es pas le seul à qui j'ai posé cette question, tu sais, ton camarade Terukichi y a aussi eu droit, car dis-moi, que devrions-nous faire, nous qui avons déjà laissé passer le pire ? C'est comme ça et ni toi ni moi n'y pouvons rien, Kisaki. Maintenant, il nous faut surveiller Yuki dans ses moindres faits et gestes alors, je t'en supplie, si jamais il a commis le moindre faux pas envers toi, il faut que tu me le dises, et cela restera secret, d'accord ?
-Je vous dirai la vérité, Monsieur, si d'abord vous me dites la vôtre.

Une expression d'horreur est passée sur le visage de Masashi comme si déjà, il entrevoyait le scénario que s'apprêtait à lui raconter Kisaki pourtant, c'est avec un sang-froid inégalable que Kisaki s'est approché de lui et a saisi la main inerte de l'homme. Leurs regards se sont sondés, l'un grave et l'autre empli d'angoisse et alors, les mots de Kisaki sont parvenus à Masashi comme du fond d'un rêve :
-Vous, vous ne croyez pas vraiment que Yuki soit un criminel, n'est-ce pas ?

Il n'y a pas eu de réponse. Kisaki semblait le supplier tacitement comme si sa réponse était une question de vie ou de mort. Mais Masashi s'est muré dans le silence et s'est simplement contenté de défaire lentement les doigts qui s'étaient resserrés autour de sa main.
-Je vous en conjure, Monsieur, s'est désespéré Kisaki qui s'est accroché à lui comme à son dernier souffle de vie. Je vous dirai toute la vérité, toute, je vous le jure, si vous m'avouez la véritable raison pour laquelle Asagi rêve de faire renvoyer Yuki de cette école. Parce que j'ai raison, n'est-ce pas ? Masashi, vous ne pouvez pas dire le contraire, Yuki était votre ami à cette époque, n'est-ce pas ? Je le sais, vous étiez si souvent ensemble, Masashi, vous ne pouvez pas nier la vérité, vous, vous n'avez jamais cru un seul instant que Yuki ait pu faire quoi que ce soit alors, pourquoi est-ce que vous vous évertuez à le combattre ?
-Parce qu'il a perdu toute mon amitié et toute mon estime depuis que Sui est dans le coma par sa faute !
-Mais, ça...
Si Kisaki n'a pas pu finir sa phrase, c'est qu'une boule de sanglots est venue obstruer sa gorge à ce moment-là et alors, il a dû attendre sous les yeux contrits de Masashi que ses larmes ne débordent enfin pour retrouver sa voix.
-Mais ça, c'est juste la faute de Sui...
 

Comme si l'homme en face de lui n'était pas son professeur, comme s'il n'avait pas peur de lui, comme s'il ne ressentait plus aucune rancœur envers celui qu'il voulait voir derrière les barreaux, comme si rien de tout cela n'avait existé, il a étouffé son chagrin contre la poitrine de cet homme blessé, de cet homme impuissant et déstabilisé qui, alors, n'a rien pu faire d'autre que de refermer ses bras autour de ce corps tremblant.
-Je ne sais plus quoi faire, Masashi. Alors, si même vous, vous pensez que Yuki est coupable, moi, je n'ai plus qu'à mourir.

Masashi faisait « non, non » de la tête mais bien sûr, Kisaki ne pouvait pas le voir alors, l'étreinte de l'homme s'est resserrée aussi fort que son cœur s'est serré à cet instant, et les deux êtres sont demeurés entrelacés là, sous les yeux témoins des étoiles. Masashi a continué à bercer ces pleurs tendrement, doucement, jusqu'à ce que les sanglots ne s'apaisent enfin.
Alors comme s'il venait seulement de recouvrer sa conscience, Kisaki a eu un brusque sursaut en arrière et, dans la nuit, ses yeux ont brillé d'un éclat de terreur tandis qu'il reculait, s'éloignant de la gueule du loup.
-Kisaki, écoute-moi, a supplié Masashi en tendant une main dans le vide. À propos de Yuki, je...
-Je suis sûr que c'est faux, l'a coupé Kisaki d'une voix sans timbre. Je suis sûr qu'il existe une autre raison pour laquelle Asagi veut le voir partir. Parce que moi aussi, j'ai déjà ressenti ça. Moi, un jour...

Silence. Il s'est tu comme si brusquement, le son avait été coupé par un pouvoir extérieur, une force infernale qui a plongé les deux hommes dans un silence dont le poids écrasait leurs épaules. Alors qu'il ne l'avait pas vue, dans la pénombre, Kisaki a pressenti que la main de Masashi s'approchait de la sienne alors, il l'a esquivée dans un geste d'automate et c'est aussi comme un automate, le regard sans vie et d'une voix éteinte, que Kisaki a dit :
-Un jour, j'ai déjà voulu voir partir Sui.

-Tu parles de Kisaki ?
Dans un tintement sec, Hiroki avait reposé ses couverts sur son assiette, et Gara s'est demandé avec appréhension ce que son regard aurait bien pu refléter si ses yeux n'avaient pas été aussi dénués de vie.
-Tu as laissé mon fils partir avec un homme ?
-Non, bien sûr que non, se défendit qui faillit s'étouffer Gara la bouche pleine. Enfin si, c'était un homme, mais pas vraiment.
-Explique-toi, s'il te plaît, ordonna son ami qui, comme il commençait à élever la voix, faisait craindre Gara qu'il n'attire l'attention de tout le restaurant.
-Calme-toi, Hiroki, il n'y a pas de quoi en faire un plat, tu sais, cet homme... c'est son professeur.
-Son professeur ?
-Oui, il devait parler à Kisaki, c'est ce qu'il a dit, c'était urgent.
-Et comment est-ce que le professeur de mon fils aurait-il pu savoir où est-ce qu'il se trouvait à ce moment-là ?
-Je n'ai pas réfléchi à ça, a fait Gara qui est devenu blême.

Harassé, Hiroki passa ses mains sur son visage et à ce moment-là, il lui a semblé que toutes les ténèbres qui l'envahissaient alors étaient devenues encore plus noires, encore plus profondes, et se resserraient autour de lui comme l'étau de la main du Diable.
-Tu as dit à un homme que tu ne connais pas qu'il n'avait qu'à passer la soirée avec mon fils tout ça parce que je passais la soirée avec toi, Gara, a-t-il martelé en s'efforçant de préserver son sang-froid.
-Pourquoi est-ce que tu t'inquiètes tant, Hiroki ? Je veux dire... après tout, si Kisaki ne voulait pas passer sa soirée avec lui, il n'y a aucune raison pour qu'il l'ait fait, tu ne crois pas ?
-Quel était son nom ?
-Son nom ?
-Oui, à ce professeur, quel était-il ?
-Je ne sais plus, moi, a gémi Gara qui se sentait comme un enfant réprimandé par son père. Je ne crois même pas qu'il l'ait dit, tu sais, il s'est juste présenté à moi comme étant le professeur de Kisaki.
-Imbécile, et qu'est-ce que tu vas faire si c'est Yuki ?!

Cette fois, c'était réussi. Il y a eu ce silence planant dans la salle qui signifiait qu'à présent, toute l'attention du restaurant s'était portée sur Hiroki qui s'était redressé en sursaut, bouillonnant de rage.
-Maintenant que tout le monde t'a vu, Hiroki, tu peux te rasseoir, a marmonné Gara qui ne savait plus où se mettre.
-Ne te moque pas de moi, rétorqua-t-il en obéissant pourtant, conscient des regards qu'il avait attirés. Gara, tu ne sais pas ce que tu as fait, tu as jeté un agneau dans la gueule du loup !
-Tu exagères, a ri son ami pour évacuer le malaise. Je t'ai dit que c'était son professeur, alors pourquoi est-ce que tu paniques pour...
-Parce que cet homme est la cause du suicide du meilleur ami de mon fils.


Gara n'a rien dit. Ou plutôt, c'est qu'il n'a rien pu penser, car à l'entente du mot suicide son esprit est devenu aussi vide de vie que les yeux aveugles de Hiroki l'étaient alors. Des yeux d'un bleu si pâle, presque blanc, un bleu qui ressemblait à celui du Paradis mais malgré tout, ce bleu était macabre puisque le Paradis, s'est dit Gara, il faut être mort pour y accéder.
-Hiroki, je te demande pardon.
Gara a cru qu'il allait se mettre à pleurer sur le coup mais sans savoir pourquoi, voir le visage de Hiroki peut-être plus triste encore que le sien l'a empêché de céder à sa propre détresse qu'il jugeait trop égoïste.
-Hiroki, je ne le savais pas, mais cet homme, tu sais, ce n'est pas la première fois que je le vois, je veux dire... Il était déjà venu voir Kisaki, avant.
-Tu plaisantes, n'est-ce pas ?
Ça aurait pu être une menace, venant de Hiroki, mais ce n'était plus qu'une supplication désespérée qui laissait entrevoir tout le désarroi de l'homme.
-Non, Hiroki, c'est la vérité, je suis désolé, mais tu sais, il n'avait pas l'air méchant, il n'a jamais eu de geste déplacé envers lui... je crois. Je ne suis pas sûr, en réalité, je suis désolé, mais un soir où cet homme était venu le voir dans ce piano-bar, Kisaki est venu se blottir dans mes bras en pleurant.
-Ne pleure pas, Gara. Si tu te mets à pleurer, tu n'imagines pas comme je vais commencer à paniquer, a soufflé Hiroki qui a essayé d'avaler une bouchée de son plat avant de renoncer, tant l'angoisse lui coupait l'appétit.
-Je ne pleure pas, Hiroki, je te le promets mais dis-moi, tu ne penses pas que cet homme ait pu faire du mal à Kisaki, si ? Je veux dire, à moi, il m'a semblé si bienveillant, tu sais. J'ai sans doute eu tort de ne me fier qu'à mon intuition mais tu vois, lorsque je le vois, je ne peux pas croire que cet homme ait pu mener au suicide le meilleur ami de Kisaki.
-C'est ce qu'il a fait, pourtant. Il y a près de trois mois, un scandale a éclaté au sein du lycée de mon fils car l'un de leurs professeurs avait été soupçonné d'abus sexuels auprès de cet adolescent... Sui, il s'appelait... non, il s'appelle Sui, mais tu vois, cet homme n'a pas même été arrêté faute de preuves, malgré tous les indices qui portaient à croire qu'il était responsable. Et ce garçon, c'était le meilleur ami de mon fils, tu sais.
-Alors, il vient de là, le chagrin d'amour de Kisaki ?
Face à la stupeur béate sur le visage de son ami, Gara a failli se laisser aller à rire pourtant, la situation semblait bien trop grave pour s'en amuser.
-Le chagrin d'amour de Kisaki ? a répété Hiroki qui n'était pas sûr d'avoir bien entendu.
-Ah, je n'aurais peut-être pas dû t'en parler, a fait Gara en agitant sa main pour éluder la question comme si son ami pouvait le voir. Mais ça n'a pas d'importance, tu sais.
-Maintenant que tu en as parlé, je veux savoir ce dont il s'agit, Gara.
-Mais puisque je te dis...
-Tu n'as pas le droit de me le cacher, Gara, parce que c'est mon fils dont il s'agit.

Le ton était ferme et inébranlable, et face à la gravité qui tendait le visage de Hiroki, Gara n'a pu que capituler, coupable.
-Il m'avait parlé d'un chagrin d'amour... à propos d'une personne qu'il avait dû se résigner à perdre définitivement... Je pensais que ce n'était qu'un chagrin d'amour ordinaire, Hiroki, juste une histoire d'amour non-réciproque alors moi, je n'ai rien fait, mais comment est-ce que je pouvais deviner qu'il s'agissait d'un garçon qui a voulu se donner la mort ? Kisaki... Pourquoi est-ce qu'il ne m'a pas tout dit à ce moment-là, Hiroki, et pourquoi est-ce qu'il n'a pas dit à toi qu'il était amoureux de ce garçon nommé Sui ?
-Parce que je crois que ce n'est pas Sui dont il s'agit, Gara.
-Pardon ?

Est-ce que Hiroki était dans le vague, c'était difficile à dire car alors, ses yeux étaient rivés sur Gara, mais ces yeux là qui ne pouvaient pas le voir auraient tout aussi bien pu se poser sur le sol. Ils ne reflétaient toujours rien, cependant Gara avait l'impression que Hiroki s'était perdu dans les méandres alambiquées de son esprit, pris dans les marais gluants de pensées tout aussi sombres que profondes et, sur son visage, une ombre d'inquiétude passait comme si un nuage avait obstrué tout passage au moindre rayon de soleil.
-Hiroki ? a fait la voix rauque de Gara.
-En fait, Gara, si j'ai peur, c'est que si jamais Kisaki a un jour l'occasion de sauter dans la gueule du loup, alors il sera trop tenté de le faire pour que quiconque ne puisse l'arrêter.

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