Nobody knows -les beaux yeux clos de Sui- Chapitre Quatrième

Juliet

-Gara, est-ce que c'est toi ?
Dès lors que Gara avait refermé la porte derrière lui, des bruits de pas précipités s'étaient fait entendre dans la maison plongée dans l'obscurité. Bientôt, la silhouette d'un homme se découpa dans le clair de lune et la lueur des lampadaires filtrant à travers les fenêtres.
-Ne cours pas comme ça dans ton état, avait lâché Gara dans un rire.

La silhouette s'est immobilisée brusquement face à eux, probablement figée par la surprise de voir aux côtés de Gara un jeune inconnu.
-Ce garçon a été abandonné par son ami, a fait l'homme sur un ton d'excuse. Je ne pouvais pas le laisser passer la nuit dehors, tu comprends.
-Oui. Il y a quelqu'un avec toi, alors. Je n'en étais pas certain.
 

Uruha a froncé les sourcils, intrigué. Était-il à ce point insignifiant pour qu'un homme en face de lui ne soit pas même certain de sa présence ? Uruha en était tant peiné alors qu'il en oublia de venir saluer son hôte, mais lorsque la lumière fit irruption dans l'appartement et que ses yeux meurtris y furent enfin habitués, il comprit aussitôt. Et sa surprise n'en fut que doublement plus grande, lorsqu'il vit s'approcher d'eux un homme dont la beauté ne se lassait pas d'être observée, une beauté irrémédiablement fascinante et apaisante contrebalancée pourtant par l'angoisse qu'inspiraient ses yeux qui, alors, n'exprimaient aucune émotion. Des yeux dont la cécité semblait avoir été faite pour donner tout le loisir au monde entier d'observer sous toutes les coutures cet homme à la beauté extraordinaire sans que celui-ci n'en ressentît la moindre gêne.
Mais peut-être que l'homme sentit le regard insistant d'Uruha posé sur lui car il détourna la tête, triturant nerveusement ses doigts.
-Comment t'appelles-tu, jeune homme ?
-Dites, il est chez vous, Kisaki ?

La question qui lui brûlait les lèvres avait échappé au contrôle d'Uruha qui se mit aussitôt à le regretter. Il a vu les yeux aveugles de l'homme se poser instinctivement sur Gara dans un air de courroux.
-Qui est ce garçon que tu as amené chez moi, Gara ?
-Je ne sais pas, a balbutié celui-ci, déstabilisé. J'ignorais qu'ils se connaissaient, Hiroki, il n'y a pas lieu de se fâcher, tu sais.
Sans transition, l'expression du dénommé Hiroki est passée de la colère à l'abattement comme si, subitement, une brusque prise de conscience l'avait harassé d'un poids trop lourd pour ses épaules.
-Je t'ai demandé quel est ton nom, mon garçon, a-t-il réitéré avec fermeté mais douceur, cette fois.
-Takeshima Atsuaki ?
Sur le coup, la voix d'Uruha avait pris un ton d'interrogation comme s'il n'en avait plus été très sûr. Mais apparemment son interlocuteur n'a pas douté de la véracité de ses propos car alors, son inquiétude fut plus flagrante encore qu'elle ne l'était.
-Il paraîtrait que toi et ton ami, un certain garçon dénommé Suguru Joyama, avez agressé mon neveu, et que là est la raison pour laquelle il vous a envoyés à l'hôpital. Est-ce vrai, Atsuaki ?
-Pas entièrement, Monsieur, a marmonné le garçon qui se retrouvait déjà confronté à la situation qu'il craignait le plus.
-Pas entièrement, ou je dirais même, pas du tout, a déclaré Hiroki avec assurance. Le Directeur de votre école m'a menti, c'est évident. Je sais que Kisaki vous a sans doute agressés sans raison, ton ami et toi.
-Pas sans raison, Monsieur. Kisaki avait une raison de le faire, mais elle n'est pas celle que l'on a pu vous raconter.
-Et quelle est cette raison qui peut justifier une telle violence ? Je ne comprends pas que tu défendes Kisaki après ce qu'il vous a fait.
-Je ne comprends pas pourquoi est-ce que vous l'accusez de la sorte si, d'après ce que j'ai cru comprendre, il est votre neveu, Monsieur.
-Être le neveu de quelqu'un empêche-t-il d'être un criminel ?
-Bien sûr que non, Monsieur, se défendit Uruha comme instinctivement il pressait sa main autour de celle de Gara qui ne bougeait pas. Seulement, vous...
-De toute manière, Kisaki n'est pas ici. Et si tu veux te venger alors, tu as eu tort en venant jusque chez moi.
-Je n'ai jamais eu l'intention de me...
-Hiroki, où est-ce qu'il est, Kisaki ?
-Il est parti à l'hôpital.
-L'hôpital ?! Hiroki, qu'est-ce qui s'est passé ?!
-Absolument rien, idiot. Il est juste venu le voir.

La lueur de folie qui passa dans les yeux de Gara, c'était celle alors que l'homme voyait en Hiroki. La folie d'un parent que tout a réduit irrévocablement à l'indifférence.
-Hiroki, tu plaisantes, n'est-ce pas... a articulé Gara, la gorge serrée. Il est plus de trois heures du matin, Hiroki...
-Et alors ?
-Mais Kisaki ne peut pas être encore à l'hôpital à cette heure-ci ! Voilà des heures qu'il devrait être rentré !
-Ce n'est pas la première fois que Kisaki fait une fugue.
-Et cela ne t'inquiète pas plus que ça ? Tu ne sais même pas où il est, ni avec qui il est, et toi, tout ce que tu trouves à me dire, c'est que ce n'est pas la première fois ! Qu'est-ce qui t'arrive, Hiroki ?!
-Il ne peut rien arriver au centre de Tokyo, la nuit.
-Qui te dit que c'est là qu'il est allé ?
-Je le sais, c'est tout. Il n'a nulle part autre où aller, de toute façon.
Et puis, Uruha a su. Que les larmes que s'était mis à verser Gara n'étaient pas que de la rage, ou de l'angoisse. C'était du désespoir pur qui s'écoulait en quantité sur ce visage que Hiroki ne pouvait pas voir.
-Je croyais que seuls tes yeux étaient aveugles, Hiroki.


Il y avait échappé de justesse. Retenant son souffle, il observait les yeux exorbités les pieds qui claquaient leurs talons sur le sol ciré, s'animant avec vigueur malgré l'heure avancée de la nuit. Priant pour que la femme qui venait de pénétrer inopinément dans la pièce ne remarque pas sa présence, par quelque intuition que l'on prétend inhérente aux personnes de son sexe, il a attendu ainsi durant une éternité dans la peur. Les signaux intermittents émis par le cardiogramme rythmaient ses battements de cœur. Les siens, oui, et Teru en était le premier troublé mais ému, d'entendre alors que ces signaux se calquaient sur son rythme cardiaque comme si la machine était directement reliée à lui. Recroquevillé dans les gémissements retenus de son angoisse, il a attendu, retenant son souffle si bien que bientôt, il crut que son cœur allait exploser.
Mais après des minutes qui lui parurent des années, la femme dont il devinait le visage doux à partir de ses chevilles graciles a fini par s'éloigner, et Terukichi a attendu que le bruit de ses pas dans le couloir disparaisse totalement pour sortir de sa cachette.
-Toi qui me grondais toujours lorsque je venais te voir dans ton sommeil, pourquoi est-ce que tu ne dis rien lorsque ce sont des inconnus, dis ?
 

Teru murmure. Il peut donner l'impression qu'il monologue, mais en réalité, il soliloque. Ses yeux parcourent les murs de cette chambre, cette pièce qu'il connaît par cœur ; bien mieux sans doute que celui qui y passe ses journées sans le savoir. Une chambre dont tout a beau être d'un blanc éclatant, c'est toujours la même obscurité lorsque l'on a les yeux fermés. Teru fait volte-face et il sourit. Comme si la personne étendue sur ce lit pouvait le voir, il lui sourit et s'approche avec la tendresse et la prudence de celui qui a peur de réveiller un endormi. Pourtant, dans le fond, le réveiller, ce n'est pas ce dont Teru a peur.
En réalité, il ne demanderait pas mieux que de le réveiller parce que voir cet air serein sur ce visage endormi, trop serein pour être naturel, c'est cela qui lui fait véritablement peur. Teru s'agenouille au pied du lit, il a les yeux qui brillent de larmes et d'émotions, alors il saisit cette main inerte entre ses paumes tièdes pour y déposer un baiser humide.
-Cet imbécile est venu te voir, tout à l'heure, alors que je m'apprêtais à venir te rendre visite. Je ne pouvais pas y aller en même temps que lui, dis, il ne doit pas savoir, c'est pourquoi je suis arrivé si tard. Je suis désolé. Et puis, je vais me faire punir parce que je ne suis pas rentré cette nuit, mais ce n'est pas grave. Je n'avais pas envie d'attendre demain pour te voir.


Teru se tait et tend l'oreille. Il écoute les signaux insoutenables et pourtant uniques porteurs d'espoirs de l'encéphalogramme. Comme si ces signaux étaient la transcription en morse de la réponse que le jeune homme endormi ne pouvait pas formuler. Une ombre se creuse au coin des lèvres de Teru, l'ombre d'un sourire vide, et il emmêle délicatement ses doigts dans la chevelure soleil du bel endormi.
-Il est bizarre, ce garçon aux cheveux rouges, et puis, à ce qu'il paraît, il a des tendances violentes... C'est un ami à toi ? En réalité, dis, tout le monde est bizarre dans cette classe. Ça ne ressemble pas à une école, ça ressemble à un asile, un dépotoir de fous irrécupérables que la société ne veut plus, tu vois, et puis, il y a pire encore, les adultes, oui, les adultes, notamment cet homme... Tu sais bien de qui je parle, certains d'entre eux sont à ce point inconscients de leur laideur qu'ils se permettent de bannir le moindre défaut chez un autre. Ce n'est pas un endroit dans lequel une personne droite et saine d'esprit pourrait s'épanouir, dis, cette école est malsaine, mais je suppose que je ne t'apprends rien...

Teru a les yeux rivés sur le visage endormi mais ils ont cessé de vraiment le voir. Plongé dans ses pensées, son menton appuyé sur sa main quand l'autre tient toujours celle du garçon, il balance doucement son corps d'avant en arrière comme une berceuse corporelle. Forçant les barrières intérieures de son esprit, des mots s'échappent en murmures de ses lèvres :
-N'es-tu ému par la beauté timide
du bourgeon qui n'a pas encore éclos ?
Toi qui crois tout voir d'un regard limpide
ne vois pas la couleur sous tes yeux clos...
 

Il se raidit, le cœur battant, comme un son dans le couloir a alerté sa conscience. Guettant avec anxiété, déjà prêt à bondir sous le lit si les sons se rapprochent de la pièce, il ne se rend pas compte qu'il serre la main du garçon si fort qu'il sent à travers ses doigts les pulsations du pouls étranger. Mais bientôt les bruits de pas s'éloignent, Teru s'apaise et, encore un peu heurté par l'émotion, il repose son regard inquiet sur le visage si serein. Un visage, se dit-il, qui ne lui ressemble pas.
-Tu dois en avoir marre, n'est-ce pas, susurre-t-il en effleurant le dos de cette main. Comment peux-tu supporter de te trouver constamment dérangé par des inconnus qui te touchent sans en ressentir la moindre honte ? Tous ces gens sans pudeur ne peuvent pas comprendre ce que tu ressens, mais moi je le sais, dis, je te comprends. Et je voudrais que toute cette souffrance s'arrête pour toi, que tout redevienne normal, et je sais ce qu'il te faut pour cela, je sais ce que je dois faire pour qu'enfin tu te réveilles et sortes de cet hôpital plus froid qu'une prison. Je vais exaucer ton vœu, dis, je ferai mon devoir parce que pour toi je ferai tout et enfin, lorsque j'aurai pu soulager ta conscience, tu pourras te réveiller sans plus jamais avoir peur de souffrir parce que toujours, je mettrai hors de ton chemin ceux qui t'ont fait du mal ou t'en feront.


Teru est figé dans la pénombre. Il se demande ce qu'il penserait, lui qui dort comme si de rien n'était, s'il savait que pendant tout ce temps il était plongé dans cette obscurité. Aurait-il peur ? Si seulement il n'y avait que l'obscurité qui soit menaçante. Même si Teru savait que la personne allongée sur ce lit était victime d'une peur phobique du noir, il savait aussi que cette peur-là était irrationnelle, et en cela, il enviait le jeune homme de n'avoir que cette peur. Car la peur qui hantait Teru à ce moment-là alors avait malheureusement toutes les raisons d'être, et c'est en cela qu'elle était effrayante. Juste la peur irrépressible qu'un jour, les signaux sonores réguliers parvenant du cardiogramme ne s'arrêtent en une ligne continue. C'était cela, la peur constante de Teru. Voir sur un écran électronique une ligne sans fin barrer la vie d'un être qui n'avait rien fait pour mériter son sort.
« Mais si, c'est moi qui l'ai fait ».

Teru se retourne. Contemplant dans la pénombre ce doux visage sans émotions, son cœur se resserre. C'est ce qu'il dirait, lui, s'il pouvait parler. S'il le pouvait, il se lèverait brusquement en lui infligeant une frayeur démentielle et droit dans les yeux, il lui dirait :
-Puisque c'est moi qui l'ai fait.
-Mais non, ce n'est pas toi qui l'as fait.
Teru a répondu du tac-au-tac et de vive voix, tant le scénario qu'il avait vu en esprit lui avait semblé réel. Mais bien sûr, le garçon sur le lit était toujours profondément endormi, comme si dans ces profondeurs du sommeil il avait découvert des trésors secrètement enfouis qu'il ne voulait plus quitter maintenant. Des trésors qui, peut-être, ne pourraient jamais être ramenés à la surface s'il venait à se réveiller.
-Ce n'est pas toi, c'est lui. C'est de sa faute si maintenant tu es détruit.


Un rideau humide rend les choses troubles à travers la vision de Teru. Tout n'est plus que contours indistincts dans un monde gris et, au fond de lui, la peur de voir un tel monde s'installer pour ne plus jamais disparaître croît. Un monde qui n'a plus de formes ni de couleurs. Et c'est parce qu'il a l'impression que ce monde est déjà en train de prendre place, parce qu'il sent ce monde s'immiscer pernicieusement en lui par chaque pore de sa peau, par chaque porte entrouverte de sa conscience, parce que l'horreur gagne Teru alors, alourdi par le poids de la culpabilité pesant sur ses épaules, l'adolescent s'enfuit hors de la chambre. Il court hors de l'hôpital, hors des couloirs, et enfin, lorsqu'il est parvenu à atterrir dehors sans même prendre conscience de la chance inouïe qu'il avait eue de ne pas se faire voir, il a atterri au milieu de la rue calme éclairée par les lampadaires et alors, il a compris, aussi, qu'il importait peu de l'intensité de son éclat, car lorsqu'il faisait nuit, la lumière était toujours artificielle.

 

Son esprit flottait quelque part entre la conscience et le rêve, se balançant d'éveil en sommeil. Il était dans cet état-là, les paupières quasiment fermées, si lourdes sur ses yeux vitreux, et recroquevillé contre le mur de l'école depuis quelques heures déjà, quand il a été brusquement surpris par une exclamation :
-Mon Dieu, Terukichi !
Sonné, il s'est senti soulevé par une force surhumaine -du moins, c'est ce dont lui qui se sentait si faible alors avait eu l'impression-, et lorsqu'enfin il a eu le courage d'ouvrir grand ses yeux d'abord agressés par la lumière du soleil, il a vraiment regretté d'en avoir eu, du courage.
En face de lui, deux grands yeux brillant d'inquiétude le dévisageaient tandis que de lèvres tremblantes s'échappaient des sons rauques.
-Tu n'as rien, mon Dieu, tu...
-Il m'étonnerait vraiment que vous ayez un Dieu, vous.
Il avait suffi d'entendre le ton de Teru pour comprendre que sa colère n'avait rien à voir avec un quelconque Dieu. Yuki l'a relâché aussitôt, complètement confus par ce comportement un peu trop familier entre un élève et un professeur ; ce que ne manqua pas de lui signaler Teru d'un regard noir qui valut à Yuki une pointe au cœur.
-Je suis désolé. Comme je t'ai vu prostré par terre contre la grille de l'école, j'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose.
-Votre réaction était totalement inappropriée, Monsieur. Vous n'avez pas le droit de toucher les élèves.
-Je t'ai fait mal ? Je suis désolé, j'ai été peut-être brusque sous le coup de la panique, mais...
-Panique ou non, brusquerie ou non, ce qui me gêne est le fait seul que vous me touchiez, Monsieur, pas seulement la manière dont vous le faites.

Considérant Terukichi de ses grands yeux ahuris d'étonnement, Yuki n'a pu que consentir, trop désarmé pour adopter une défensive verbale.
-Que faisais-tu contre la grille de l'école, Terukichi ? s'est-il enquis cependant en reprenant ses esprits. Les cours ne commencent que dans une heure.
-Je le sais. Mon réveil est déréglé, et en le programmant pour qu'il sonne ce matin j'avais oublié qu'il avait une heure d'avance.
Trouvant cette raison assez curieuse mais n'osant pas insister pour en savoir plus, Yuki s'est contenté d'acquiescer, penaud.
-Dans ce cas, rentre avec moi dans l'établissement. Je ne devrais pas le faire mais... Je veux dire, ce serait étrange que l'on te voie comme ça.
-Mais votre proposition est encore plus étrange, non ?
-Pardon ?

Silence. Face à l'expression choquée de Yuki, Teru se tait. La spontanéité avec laquelle il s'était écrié laissait présager que son émoi était sincère, et secouant la tête comme pour effacer ses paroles, Teru a signifié d'un vague signe de la main que tout allait pour le mieux et alors, il a suivi Yuki en silence lorsque celui-ci a ouvert la grille sous fond de chant strident de ferraille.


-Bien... a lâché Yuki comme il posait dans un bruit sourd son cartable sur le bureau. Tu peux rester là, Terukichi, en attendant l'heure des cours, mais ne fais pas de bruit, j'ai besoin de calme.
En silence, Teru a acquiescé et s'est installé pendant que Yuki plongeait déjà le nez dans ses feuilles dont le paquet semblait être une montagne impossible à gravir. Éberlué, le jeune homme a longuement fixé cette masse inouïe, ne sachant si la volonté de Yuki d'exercer un métier si contraignant tenait compte du masochisme ou d'une sérénité à appréhender les difficultés proche de la sainteté.
Se rendant subitement compte de l'intensité avec laquelle il fixait l'homme, il a vivement détourné le regard et, toujours dans le plus parfait silence, il s'est déchaussé avant de marcher jusqu'à la fenêtre.
Cela lui faisait tout drôle, de se retrouver à l'intérieur de l'établissement si tôt le matin, dans une classe si calme qu'elle en était presque lugubre, avec pour seule compagnie un professeur trop occupé à corriger ses copies pour faire attention à lui.
Teru, le front appuyé contre la vitre, admirait les cerisiers en fleurs de la cour, ces arbres qui avaient la noblesse d'un roi et la grâce d'une reine, à l'apogée de leur épanouissement sous les rayons diffus de la matinée. Ces arbres dont les fleurs remuaient doucement sous l'effet de la brise légère semblaient déjà parfaitement éveillés, prêts à affronter toutes les agitations et les centaines de regards qui se poseront sur eux dès lors que la masse d'élèves affluera dans l'enceinte de l'établissement.
Teru s'est demandé, comme ça, si les arbres dormaient parfois, et plus il observait les cerisiers, plus la question le taraudait tout autant qu'il la trouvait stupide, et à la fin, n'y tenant plus, sa curiosité allait franchir le cap de ses lèvres lorsque la voix de Yuki l'a stoppé dans son élan :
-Terukichi, qu'est-ce que tu fais pieds nus?

L'adolescent a tourné vers lui un visage qui stupéfia Yuki alors, un visage figé dans une expression de torpeur inquiétante, comme si le corps seul de Teru était présent mais que son esprit revenait du monde des morts.
-C'est pour ne pas faire de bruit en marchant. Vous vouliez rester au calme.
Stupéfaction. Yuki a considéré tour à tour les pieds nus de Terukichi et ses chaussures qui trônaient là-bas sous son bureau, avant de bafouiller dans un rire nerveux :
-Tu n'as pas besoin de te donner tout ce mal, je ne suis pas à ce point exigeant et... Enfin, c'est ridicule, remets tes chaussures.
-Non.
Il y avait ce ton catégorique, presque agressif, mais en même temps cette moue boudeuse qui donnait à Teru un air fragile d'enfant, comme s'il avait voulu paraître ferme mais qu'au fond il avait peur de se faire écraser. C'est un peu amusé que Yuki a noté tout cela sur le visage de profil de Teru, et il était tant absorbé par cette mine renfrognée qui ne le quittait plus que l'homme a fini par en oublier son travail.
-Attends au moins qu'il y ait plus de monde, a-t-il conseillé dans un ton gentiment moqueur que Teru ne perçut pas.
-Qu'il y ait plus de monde ? a-t-il répété, très au sérieux.
-Bien sûr. Si tu tiens tant à te faire remarquer, toi l'excentrique aux cheveux d'argent, alors attends que la classe soit pleine pour enlever tes chaussures. Ainsi, tu t'attireras beaucoup plus de regards.
-Donc, vous insinuez que ce n'est pas par délicatesse, mais par narcissisme que j'ai enlevé mes chaussures, a-t-il conclu avec sécheur.
-Je n'ai pas parlé de narcissisme, mais d'excentrisme.
-Mais je suppose que pour vous qui ne voyez pas plus loin que le bout de votre nez, c'est exactement la même chose.
-Oh, je crois que j'ai vexé le petit prince, a soufflé Yuki du bout des lèvres.
-Je ne vous le permets pas. Par définition, un prince n'est pas petit, ou bien il n'est pas un prince.
-Tu n'étais pas censé m'entendre.
-En plus de narcissique, il me faut être sourd.
-Bon, écoute, tu sais bien que ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Cesse ce manège, ôte tes mains de cette vitre et va remettre tes chaussures. La plaisanterie a assez duré.
-Je le faisais juste par respect envers vous !
-Eh bien, oublie un peu ton respect.
-Si vous saviez comme j'aimerais bien.

Ignorant superbement le regard choqué de Yuki, l'adolescent vint regagner sa place non sans laisser d'abord crisser sa chaise sur le sol dans un esprit vengeur. Son professeur l'a regardé faire avec dépit avant de reporter son attention sur ces copies dont il ne voyait pas la fin.
-Le regard de toute la classe ne m'intéresserait pas, de toute manière.
Pas de réponse, si ce n'est le grattement incessant de la plume de Yuki sur les feuilles noircies. Et parce que Teru ne supporte pas ce silence, il lâche dans un soupir résigné :
-Le vôtre m'intéresse tellement plus.
 
 

 
 
 
 
 

Teru a le regard fuyant qui évite Yuki pourtant, il sait à l'arrêt subit du grattement de fond que celui-ci s'est figé pour l'observer pensivement.
-Tu sais, Terukichi, je ne veux pas paraître froid ou moralisateur mais, ce genre de paroles n'est pas le bienvenu dans...
-Je le sais, mais après tout, je suis bien obligé de dire ce que je pense, n'est-ce pas ? Ne pas dire ce que je pense me rend fou, j'en sais quelque chose, Monsieur, alors il fallait que je le dise. Il n'y a rien d'obscène ; après tout je disais juste que si je devais absolument attirer un regard alors, ce serait le vôtre plus que celui de n'importe qui.
-Peut-être que c'est ce que tu crois, mais tu n'as aucune raison de le croire.
-Bien sûr que si, Monsieur. Tout le monde a intérêt à s'attirer les faveurs d'une personne gentille, non ? Et gentil, tout me porte à croire que vous l'êtes vraiment.
-Si tu le dis.
-Je le dis et je le pense. Parce que, vous savez, si j'ai dû changer d'école, c'est à cause de la couleur de mes cheveux.
-Qu'est-ce que je viens faire là-dedans ?
-Mais tout, justement. Dans mon ancien lycée, les professeurs me détestaient à cause de la couleur de mes cheveux qu'ils prenaient comme un affront. J'en avais tellement marre de les entendre me répéter que je devais retrouver ma couleur naturelle que j'ai fini, bien malgré moi, à leur raconter la raison pour laquelle je porte cette couleur. Vous savez, en hommage à mon meilleur ami qui s'est donné la mort...
-Oui, je le sais. Et ensuite ?
-Eh bien, jusqu'ici, vous êtes la seule personne à avoir cru en mon histoire.
 
 
Une aura de malaise a enveloppé Yuki dans un cocon invisible de froideur, comme il constatait tristement alors les yeux baissés de Teru. Comme si un secret profondément enfoui accablait le garçon de honte et de culpabilité.
-C'est absurde, a fini par dire Yuki en rassemblant son courage. Tu veux dire que tes professeurs n'ont pas voulu te croire lorsque tu leur as expliqué cela ?
-Je n'étais pas un très bon élève, alors c'était plus facile pour eux de m'accuser de mensonge.
-Les bonnes notes ne font pourtant pas les gens honnêtes ; ils devraient le savoir.


Relevant les yeux vers lui, Teru a adressé un timide sourire de reconnaissance à Yuki qui s'en sentit le cœur flancher d'émotion.
-Eh bien, en vérité, il n'y avait pas que mes notes, Monsieur. J'étais quelqu'un d'agressif, je dois l'admettre.
-C'est toi qui penses que tu étais agressif, ou bien est-ce qu'ils te le disaient ?
-Les deux, je suppose, a-t-il répondu, intrigué par cette question.
-Eh bien, je dois admettre que pour le peu que j'en ai vu, tu as tendance à répondre de manière assez virulente et arrogante, a concédé Yuki.
-Vous voyez ?
-Mais ce n'est pas de l'agressivité, ça.
-Je ne vois pas ce que ça peut être d'autre. Moi-même, je ne peux nier...
-Une personne agressive, par définition, est une personne encline à agresser son entourage sans motifs valables. Mais toi, tu n'attaques pas, Terukichi : tu te défends. Tu te défends un peu trop violemment, et sans raison en apparence aussi, car tu te défends contre des attaques qui n'en sont pas. Cela fait donc de toi une personne sur la défensive, non agressive.
Le cœur pincé, Teru s'est demandé si le ton de compassion sur lequel Yuki avait calmement prononcé ces mots pendant tout le long était réel ou non.
-Mais c'est pareil, vous savez.
-C'est différent, tu ne le sais pas.
-Eh bien, c'était pareil pour eux ; ils m'accusaient d'être agressif.
-Ne penses-tu pas qu'il est injuste pour toi d'avoir été traité ainsi et d'avoir dû au final changer d'établissement pour une histoire pareille ?
-Un peu, se vit forcé d'admettre Teru qui éprouvait de plus en plus de mal à soutenir le regard pesant de son professeur.
-Alors, si tu ne veux plus que l'on te porte des jugements qui ne sont pas fondés, tu devrais apprendre à ne plus être sur la défensive pour tout et n'importe quoi.
-Vous ne pouvez pas me demander cela. Je n'arrive pas à devenir quelqu'un d'autre.
-Ou bien tu n'arrives pas à devenir toi-même.
 

Silence. Comme pour marquer la fin de cette discussion, Yuki s'est repenché sur les feuilles que Teru a essayé de lire de là où il était dans l'appréhension d'y voir la sienne, en vain. Alors il s'est renfoncé sur sa chaise, observant pensivement ses orteils qu'il agitait sous la table.
-Vous m'aimez bien, Monsieur ?
C'était une question que Terukichi se serait retenu de poser s'il avait réfléchi, mais peu importe. Il s'est contenté d'attendre une réponse sans savoir si elle allait venir.
-J'aime tous mes élèves, Terukichi, a-t-il répondu sans lever les yeux.
-Je ne me demandais pas si vous m'aimiez en tant qu'élève, mais en tant qu'être humain. C'est cela que je voudrais bien savoir, si toutefois vous le savez-vous-même.
-Je suppose, fit-il dans un soupir.
-Pardon, mais si je le demande, c'est que je me dis que je n'ai aucun intérêt à devenir moi-même si vous m'aimez déjà assez bien comme cela.
-Terukichi, j'ai du travail.
-Dites, Monsieur, pourquoi m'appelez-vous par mon prénom entier ?
-Qu'est-ce que c'est que cette question saugrenue ? Comment voudrais-tu que je t'appelle ?
-Non, ce que je veux dire, c'est que d'ordinaire, tout le monde m'appelle simplement Teru, pour faire plus court.
-Eh bien, Terukichi est bien le nom qui est marqué sur ta carte d'identité, n'est-ce pas ? Tes parents t'ont appelé Terukichi, tu t'appelles donc Terukichi.
-Mes parents ne m'ont pas appelé Terukichi.

Reposant son stylo dans un bruit sec, Yuki a longuement passé ses mains sur son visage. La journée de cours n'avait pas encore commencé et déjà, un lourd sentiment de lassitude l'accablait.
-Tu es marqué sur ta fiche d'inscription comme étant Terukichi, alors, à moins que tu aies pu falsifier par un moyen qui m'échappe jusqu'à ton identité, ton prénom est Terukichi, a-t-il scandé avec impatience.
-C'est mon vrai prénom, Monsieur.
-Alors cesse de me faire tourner en...
-Il n'empêche que ce ne sont pas mes parents qui m'ont donné ce nom à la naissance.
-Tu veux dire que tu es orphelin ? s'est enquis l'homme qui retrouvait alors son habituel ton d'empathie.
-Je ne le suis pas.
-Alors, qui, à part tes parents, aurait pu choisir ton prénom ?
-Je ne sais pas moi, a-t-il répondu dans un haussement d'épaules indifférent. Cela pourrait être n'importe qui. Un ami, une connaissance, la sage-femme, ou quelqu'un de la famille, comme, par exemple... une personne que l'on appelle un frère.
-C'est ton frère qui t'a donné ton prénom ?

Yuki s'était exclamé avec emphase tant cette déclaration l'avait surpris mais Teru n'a pas même réagi à cet enthousiasme. Il était devenu comme mort, à fixer le mur d'un œil vide, et la vue de ce garçon mollement affalé sur sa chaise avec ses pieds nus écartés sous la table a conféré à Yuki un sentiment troublant de culpabilité, comme si dès le début, cette scène n'avait pas été normale.
-J'ignorais simplement que tu avais un frère, Terukichi.
Silence. Yuki le fixe un instant, attendant une réaction mais pas un seul geste, pas un seul son ne lui a laissé supposer que le garçon l'entendait encore. C'est un peu perturbé par cette absence subite que l'homme a tenté de reporter son attention sur son travail. Il avait presque réussi à fixer sa concentration quand une voix monocorde est venue de nulle part :
-Moi aussi, à présent, j'ignore si j'ai un frère.

-Yuki.
Ils ont tous les deux sursauté en chœur comme brutalement, la porte de la salle s'ouvrit pour laisser apparaître sur le seuil un homme dont la simple vue suffit à plonger Terukichi dans une aura de menace. La présence de l'homme était telle qu'elle donnait l'impression de n'être là que pour écraser celle des autres, et ce sentiment-là s'accrut en Teru lorsqu'alors, il constata le regard profondément noir. Un regard bien plus noir encore que les lisses cheveux corbeaux qui lui tombaient autour du visage, et qui fixait intensément ce pauvre Yuki privé de ses moyens.
La beauté de cet homme était extraordinaire, oui, d'autant plus étrange qu'elle semblait destinée à impressionner plutôt qu'à émerveiller ou émouvoir. Cette beauté-là, s'est dit Teru, était une beauté dangereuse et lugubre qui mettrait en pièces quiconque aurait le malheur de s'en trouver esclave. Et c'est cette beauté qui provoqua en Teru une soudaine envie de vomir qu'il retint à temps.
-Yuki, je te parle, a grondé l'homme de sa voix gutturale.
-Oui, Monsieur le Directeur, a-t-il balbutié en se redressant maladroitement.
-Je te demande de me suivre, Yuki.
-Tout de suite, Monsieur le Directeur.
-Ne m'appelle pas « Monsieur le Directeur », a-t-il persiflé d'un ton de dégoût. Tu sais à quel point j'ai horreur de cette obséquiosité.
-Pardon, Monsieur... Asagi, pardon.

« C'est vrai, je l'avais oublié. Cette créature hideuse a un nom, » a pensé Teru qui, jusque-là, n'avait pas eu vraiment l'impression d'avoir affaire à un être humain. « Et un joli nom, en plus. Il y a des choses que je ne comprends pas. »

-Teru, reste sage s'il te plaît. Et remets tes chaussures.
C'est au moment où Yuki lui a adressé la parole qu'Asagi a semblé s'apercevoir de sa présence pour la première fois.
-Mais qu'est-ce que tu fais là, toi ?


Il avait suffi qu'il pose un regard sur lui pour que Teru sente son monde basculer. Le cœur battant, il a déjà envisagé le pire ; une punition pour enfreinte au règlement, « non seulement cet élève se teint les cheveux, mais en plus il pénètre dans l'établissement avant l'heure autorisée aux élèves », mais plus encore, un renvoi définitif de cette école, ce qui signifiait pour Terukichi l'équivalent d'une mise à mort. Hors de cette école, la vie de Terukichi perdait de son sens.
C'est la raison pour laquelle il a paniqué pendant les premières secondes durant lesquelles ce regard noir s'est arrêté sur lui, mais petit à petit, les battements de cœur de Terukichi ont repris un rythme normal, car alors, il venait de comprendre quelque chose.
Quelque chose d'indéfini mais qui, sur le coup, l'intrigua profondément.
Ce n'était pas de la colère qui se lisait dans le regard qu'Asagi posait sur lui. Non. Ces ridules sur le front, ces sourcils arqués, et cette lueur tremblante dans ses yeux, cela ne faisait aucun doute ; c'était bel et bien de l'inquiétude qui transparaissait à travers ce regard. Mais de l'inquiétude pour qui, pour quoi, Teru aurait été bien en peine de le dire. Ce dont il était sûr alors était que toute trace de colère avait disparu de son expression pour laisser place à celle-là qui ne l'en perturbait que plus encore.
-Je suis désolé, Monsieur... a bafouillé Teru, hésitant. Yuki a eu la gentillesse de me faire venir en classe car par une sotte erreur, je suis arrivé avec une heure d'avance...
-Yuki ?
Asagi a fait volte-face vers Yuki avant de se retourner vers Teru, le visage défait.
-Tu l'appelles par son prénom ?
-Non ! Enfin, je suis désolé, je ne voulais pas...
-Ils le font tous, Asagi, intervint alors Yuki en posant une main sur l'épaule de l'homme qui s'en dégagea aussitôt. Terukichi est loin d'être le premier à m'appeler ainsi. Ça ne me pose aucun problème, tu sais.
-Et c'est bien le fait que cela ne te pose aucun problème qui m'en pose un, à moi, rétorqua l'homme avec sécheur. Bien, nous discuterons de cela plus tard. Terukichi, reste ici pendant que je m'entretiens avec ton...professeur.
 
 
Plongé dans le trouble, Teru n'a pu que hocher la tête sans parvenir à faire sortir le moindre son et alors, lorsqu'enfin les deux hommes disparurent en refermant la porte derrière eux, le garçon a lentement repris son souffle.
C'est lorsque l'angoisse le déserta que doucement, il sentit une chaleur gagner peu à peu son corps, et Teru a laissé cette chaleur monter encore et encore jusqu'à ce qu'enfin, tout son corps entier ne fût plus qu'une forme de chair et de nerfs tendus par la colère.

-Asagi, je sais ce que tu penses... prononçait Yuki comme il suivait péniblement l'homme qui traçait dans les couloirs.
-Et parce que tu le sais, j'ose espérer ne plus jamais avoir à te le dire, Yuki : ne laisse plus jamais ce genre de situation se produire, est-ce bien clair ?
-Il semblerait que tu te méprennes...
-Oh, tu penses ? ironisa-t-il, tranchant. Fais attention à toi, Yuki. Je peux te faire renvoyer quand je le veux si ton comportement continue à être trop suspect.
-Comment est-ce que tu peux croire un seul instant une pareille chose ?! s'insurgea Yuki, et les larmes amères qui embuaient ses yeux l'empêchaient de bien voir alors qu'ils dévalaient les escaliers.
-Je ne crois pas, Yuki ; je constate. Il se trouve que plus le temps passe, plus tu te révèles enclin à transgresser certains interdits qui pourraient te coûter très cher. Car après tout, il est bien certain que tu lui as fait quelque chose.
-Je n'ai pas touché à Terukichi !
Au milieu des marches, Asagi s'est figé puis subitement a fait volte-face vers Yuki qui le surplombait mais qui pourtant, semblait si petit face à cette imposante stature débordante de menace.
-Je ne te parle pas de Terukichi, Yuki. Du moins, pas encore.
Une ombre est passée dans le regard de Yuki qui n'a pu que baisser les yeux, la gorge serrée.
-Tu me hais, Asagi, mais ta haine n'est pas justifiée.
-Ne le nie pas de l'avoir fait !
-Tu m'accuses d'un mal sans même savoir lequel ! s'est-il défendu avec violence.
-Ne joue pas à ce jeu avec moi, Yuki, tu y perdras forcément. Je ne sais peut-être pas ce que tu as pu faire exactement, Yuki, et peut-être vaut-il mieux pour moi que je ne le sache pas, mais je sais le résultat de tes actes, et je peux t'assurer que plus jamais je ne te laisserai attenter au bien-être d'un innocent.
-Je n'ai rien fait de mal, Asagi, et si tu tiens tant que ça à me faire éprouver de la culpabilité, alors, sache que je n'ai jamais eu besoin de toi pour en avoir.
-Alors, tu avoues ne pas avoir les mains blanches.
-Tu voudrais que je l'avoue, mais ce serait mentir. Sache qu'un homme qui se sent responsable d'un drame, même s'il ne l'a jamais voulu, ne peut que se sentir coupable.
-Mais lui, il...
-Est-ce que je dois vraiment porter le fardeau de quelqu'un qui a voulu se délester du sien ?

Silence. Ils se dévisagent ou plutôt se sondent, se cherchent, se défient, mais alors même que leurs yeux brûlent ils ne peuvent plus détacher leurs regards l'un de l'autre comme si l'instinct en eux leur intimait de ne lâcher prise sous aucun prétexte. C'était là comme une guerre froide passée sous silence, entre deux êtres qui ne communiquaient plus mais ne se comprenaient que par ce qu'ils voulaient comprendre. Ployant sous l'atmosphère pesante qui régnait sur eux, Yuki a fini par ciller, et dans la douleur de s'être avoué vaincu, il a déclaré :
-Je ne sais pas si l'amour est un crime, Asagi, mais s'il en est un, alors tu es bien le seul criminel dans cette histoire.

Silence. Le sourire qui passe sur les lèvres tordues d'Asagi alors semble retenir tant d'invectives emplies de mépris qui le brûlent.
-Comment aurais-je pu t'accuser d'amour, Yuki ? Il est évident que l'amour, tu ne sais même pas ce que c'est.

Sans plus rien ajouter, Asagi a repris sa descente précipitée dans les escaliers, et ce n'est que lorsqu'il a disparu de sa vue que, dans un éclair d'illumination, Yuki à son tour s'est mis à suivre ses pas, ses battements de cœur rythmés par l'écho des paroles qui, alors, avaient su l'atteindre dans son être.
 

Signaler ce texte