Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Quinzième

Juliet

-De toute façon, ce n'est même pas Yuki dont il s'agit.
-Qu'est-ce que tu dis ?
Aiji s'était retourné et, soucieux, avait posé une main bienveillante sur le front du garçon qu'il trouvait alarmant, avec son visage pâle et son regard éteint qui se perdait dans un nulle part empli de mystères.
-Je parlais des cicatrices sur le corps de Sui, a fait Maya qui semblait ne s'être pas même rendu compte du contact de la main d'Aiji sur son front. Ces cicatrices, en réalité, je ne sais plus très bien pourquoi, mais je suis persuadé que ce n'est pas Yuki qui les a faites.
-Tu ne sais plus ? s'est enquis Aiji en secouant doucement l'adolescent par les épaules. Dis, Masahito, regarde-moi, qu'est-ce que tu veux dire par « tu ne sais plus ? »

Maya l'a regardé droit dans les yeux, mais c'était comme si Aiji avait un mort en face de lui. Les yeux de Maya n'exprimaient rien si ce n'était ce vide sans fin qui creusait sa tête, le vide de celui qui a un trou blanc là où il devrait avoir des souvenirs.
-Maya, réponds-moi, a-t-il insisté bien qu'il savait que c'était vain. Tu veux dire que tu as déjà su la vérité quant aux cicatrices de Sui ?
-Non, Monsieur, je n'aurais jamais pu le savoir. Moi, Sui, je ne pouvais pas vraiment lui parler vous savez, il était toujours collé à Kisaki ou bien, parfois il partait avec...

Maya est pris d'un frisson, il se tend et se recroqueville, tremblant de tout son être, mais le contact des mains d'Aiji qui frottent énergiquement ses bras ne peut pas réchauffer cette peau glacée qui l'enveloppe tout entier dans son blizzard.
-Masahito, je t'en supplie, ne me dis pas que tu fais encore une crise, tu dois me dire, Maya, avec qui est-ce que Sui partait ?
Mais le garçon a secoué la tête avec frénésie, mais était-ce parce qu'il refusait catégoriquement de le lui dire, ou bien parce qu'il était juste incapable de s'en souvenir ?
-Sui partait... Je ne m'en rappelle plus, Aiji, mais Sui partait... Il y avait plusieurs personnes, mais ce n'était pas Yuki non, ce n'est pas possible que Yuki soit plusieurs personnes à la fois, vous comprenez ? Alors quand Sui partait, il était avec plein de monde mais, je ne sais pas, je crois que je rêve, oui, c'est cela, Aiji, vous savez, ce doit être un souvenir fabriqué de toutes pièces, mais moi, je pense que Yuki n'a rien fait.
-Il faut que tu te souviennes, Masahito, le supplia l'infirmier désemparé. Qui étaient ces personnes avec qui Sui partait ?
-Je ne sais pas, Aiji, gémissait le garçon qui semblait au bord des larmes tandis que son corps se raidissait de plus en plus sous les effets du froid qui l'assaillait. Comment voudrais-tu que je le sache, moi, je n'ai jamais rien su à propos de Sui, tout ce que je sais est qu'il porte ces cicatrices, j'ai été le premier à le découvrir mais à part ça, je ne sais rien.
-Tu viens toi-même de dire que Sui partait avec des gens ! Maya, écoute-moi ! Tu es persuadé que Yuki est innocent, n'est-ce pas ? Alors dis-moi, qui au lieu de Yuki aurait pu faire ces cicatrices à Sui ?
-Mais personne, Aiji, pourquoi quelqu'un aurait-il fait ça ? Tu es ignoble, complètement odieux, comment peux-tu imaginer que quelqu'un ait pu avoir le cœur de lui faire du mal, à lui ? Sui n'était pas quelqu'un à qui l'on pouvait faire du mal, même un monstre se serait accordé à le dire, alors, il est évident que ces cicatrices, c'est Sui lui-même qui les a faites, non ?

Les mains d'Aiji ont glissé sur ses épaules pour venir se poser sur ses joues qui avaient commencé à se mouiller sans même que le jeune homme ne semble le réaliser.
-Ne pleure pas, Maya, j'ai l'impression que c'est moi qui te fais pleurer.
-Ce n'est pas de ta faute, Aiji, je te jure que j'essaie de me souvenir pourtant, je n'y arrive pas...
-Mais te souvenir de quoi, Masahito ? Dis-moi, à quel propos ?
-Je ne sais plus Aiji, pardonne-moi, a-t-il articulé entre deux sanglots. Pardon, mais il faut que j'en prenne, Aiji, ça fait presque deux jours, je n'en peux plus, je t'en supplie aide-moi, il faut que j'en prenne, il le faut...
-Masahito, rentre chez toi.
-Non ! Je ne peux pas, chez moi, je suis sûr qu'il y a encore cet homme avec ma mère, pourquoi est-ce qu'il passe son temps à discuter avec ma mère comme s'ils étaient les meilleurs amis du monde, dites ? Moi, je suis sûr qu'Atsushi est un menteur, il a déjà tout dit à ma mère, c'est forcé, Atsushi a trahi mon secret et moi, j'ai trop honte de retourner chez moi, j'ai envie de disparaître quand ma mère me regarde, Aiji, j'ai l'impression de ne plus être un homme, non, je ne suis plus du tout un être humain, même ma mère, je suis sûr que maintenant elle me voit comme un objet sale et rouillé bon à jeter à la poubelle mais elle ne le fait pas parce qu'elle a pitié, ma mère est beaucoup trop gentille, Aiji, pourtant elle devrait me détester, moi, si j'étais elle, j'aurais tué ce fils indigne que je suis depuis longtemps, Aiji, je ne veux pas retourner chez moi, il faut que je retourne en cours mais maintenant, j'ai trop besoin, là, je ne peux pas retourner en cours dans cet état, Aiji, je vous en supplie, aidez moi.
-Masahito, il y a une chose que je dois savoir.

Le ton était infiniment tendre, et c'est peut-être cela qui, sur le coup, oppressa le cœur de Masahito dans sa poitrine serrée. Parce qu'à travers cette tendresse, il devinait la volonté d'Aiji de lui soutirer un secret dont lui-même ignorait la nature. Comme si ce secret-là, seul Aiji savait que Masahito le portait.
-Dis, Maya, la drogue, qui est-ce qui te l'a procurée ?


Elle allait pourtant venir toute seule, la réponse. C'est ce qu'Aiji a cru alors, quand il a vu la bouche de Maya s'ouvrir sur une inspiration et que dans ses yeux est passé un éclat de conscience. Pourtant, au moment même où il allait prononcer un nom, Maya s'est tu, juste parce qu'alors, le vide total a refait surface dans son esprit.
-Je ne sais pas, a-t-il marmonné.
Et peut-être plus encore que le fait qu'il ne connaîtrait pas la réponse, ce qui a désespéré Aiji à ce moment-là est que le regret dans la voix de Maya sonnait bien trop sincère.


-Vous savez, tout n'est qu'une question de courage. Et de morale, bien sûr ; la morale compte plus que tout, plus que les sentiments eux-mêmes, car c'est la morale seule qui fait la justice, tandis que les sentiments comme la haine et le désir de vengeance ne sont que des pulsions égoïstes destinées à détruire plus que ce qui n'a déjà été détruit au lieu d'essayer de le réparer. Oui, tous ceux qui ne sont pas capables de comprendre ça sont soit des idiots finis, soit des personnes qui marchent avec des œillères parce qu'elles sont trop lâches pour affronter la réalité ; quoi qu'il arrive, lorsque l'on commet un acte contraire à l'éthique, l'on ne peut jamais que s'accuser soi-même. C'est un manque total de discernement, de raison et d'honnêteté. Un manque total d'humanité, qui plus est. Bref, vous le savez, la planète est remplie de monstres. Et moi, j'ai arrêté d'être l'un d'eux, en définitive.
 

C'était presque un geste machinal, mais Jui a saisi une cigarette du paquet qu'Atsushi avait posé devant lui et a porté celle-ci à sa bouche le plus naturellement du monde, les yeux dans le vague. Il a sursauté quand les doigts d'Atsushi sont venus la lui retirer.
-Tu es peut-être majeur, mais en tant que professeur, même si je ne suis pas le tien, je ne laisse pas un jeune fumer devant moi.
-C'était complètement instinctif, s'est excusé Jui dans un rire nerveux. À vrai dire, je n'ai jamais fumé de ma vie, vous savez. C'est juste que j'étais un peu nerveux, je suppose.
-Qu'est-ce que tu voulais dire par le fait que tu as arrêté d'être un monstre ?
-Si je vous le dis, vous me payez un fondant au chocolat ?
-Jamais.

Jui a ri, un peu pour cacher la vexation due à ce refus catégorique, mais aussi parce qu'il s'amusait de cette franchise.
-J'étais un monstre avant, vous le savez ? Ah, j'étais pire qu'un délinquant. D'ailleurs, j'ai été renvoyé de mon lycée à cause de cela, même si ça n'a pas vraiment changé grand-chose pour moi puisque je finissais ma dernière année. Quand même, mes parents n'ont pas apprécié. Je ne faisais que me battre. Tout le temps. C'était presque compulsif, vous voyez, il y a des gens comme vous qui ne peuvent pas s'empêcher de fumer même devant les non-fumeurs comme moi et puis, il y a ceux qui se battent pour un oui ou pour un non. C'était comme si je voulais toujours écraser quelqu'un, vous voyez, c'était un besoin pitoyable mais pourtant vital, si je n'écrasais personne, je ne me sentais pas bien dans ma peau, comme si... Comme si, si je ne rabaissais pas les autres plus bas que terre, j'étais juste incapable de m'élever à leurs niveaux. Alors, plutôt que d'essayer de faire de moi quelqu'un de meilleur et respectable, je préférais piétiner les personnes honnêtes, mais au final, cela faisait de moi quelqu'un de bien plus méprisable encore, n'est-ce pas ?
-Pour être franc, Jui, je dois t'avouer que j'ai toujours haï ce genre de personnes. Plutôt que d'essayer de devenir heureuses par elles-mêmes, elles imposent leurs propres malheurs aux autres.
-Mais oui, c'est exactement ça ! Vous avez bien compris, Atsushi, vous êtes merveilleux ! s'est exclamé le garçon avec emphase. Je n'étais pas heureux à cette époque, et pour cette raison, j'entraînais égoïstement les autres dans ma chute sans fin afin de ne pas mourir seul. Lorsque j'y repense, j'ai honte de réaliser quelle ordure j'ai pu être, je méritais vraiment de mourir, vous savez, et il eût mieux valu que je finisse ainsi si subitement, je n'étais pas remonté à la surface.
-Et quel est ce miracle qui t'a permis de remonter parmi le monde des vivants ?
 
 
« Parmi le monde des vivants ».
Mais, s'est dit Jui, je n'étais pas mort. C'est vrai, j'étais peut-être odieux, j'étais peut-être malheureux, néanmoins puisque j'avais un cœur qui bat toujours, je n'étais pas mort.
Jui n'avait pas le sentiment d'être revenu du monde des morts. Peut-être était-ce parce qu'il n'avait jamais été mort, mais dans le fond, c'était peut-être aussi parce qu'il n'avait pas ressuscité. Atsushi s'est penché sur lui, intrigué par la mine défaite du jeune homme qui regardait dans sa tasse de café vide comme un enfant regarde sous le lit au-dessous duquel il craint de voir apparaître des monstres.
-Jui ?
-Vous savez, ma vie est entre les mains d'une autre personne, a-t-il déballé d'une seule traite.
Cette déclaration sembla surprendre Atsushi, et par-devers lui, Jui a pensé qu'il aurait mieux aimé de la déconfiture plutôt qu'une telle surprise.
-Une personne que tu aimes ?
-Vous plaisantez, j'espère, a-t-il ri avec grandiloquence. Non, bien sûr que non, mais mon bonheur est détenu entre les mains d'une personne que je déteste.
-C'est complètement absurde. Si tu hais cette personne, elle ne peut pas faire ton bonheur, n'est-ce pas ?
-Vous ne comprenez décidément rien, pour un adulte, soupira le garçon, harassé. Je n'ai pas prétendu que cette personne faisait mon bonheur, néanmoins il se trouve que c'est elle dont mon bonheur dépend.
-Je ne comprends pas, Jui, a balbutié Atsushi, décontenancé. Que peux-tu espérer attendre d'une personne que tu détestes ?
-Vous voulez savoir ce que j'attends d'elle ?

Il y a eu ce sourire, au coin des lèvres de Jui, qui a creusé une ombre énigmatique comme si, au coin de ces lèvres pourtant si tendres, se lovait un secret plus sombre que le regard plongé dans le sien.
-Mais je n'attends rien de cette personne, Atsushi. Justement, tout ce que je demande de mieux d'elle, c'est le néant.

 
-Masahito.
Jui s'est approché du garçon, ou bien juste ce pauvre corps secoué de sanglots agrippé comme une loque au baldaquin de son lit, le visage souillé de larmes qui ne s'altéraient plus. C'est avec condescendance que Jui est venu doucement étreindre Masahito qui, alors, s'accrocha autour de son cou comme à une bouée de sauvetage. Maya était en train de couler, oui, il se noyait dans ses propres larmes et dans cette chambre luxueuse et spacieuse, la solitude était un vent froid qui l'enveloppait de toutes parts. C'est peut-être pour cela qu'il tremblait, Masahito, mais Jui avait beau essayer de le réchauffer de ses mains, les tremblements compulsifs semblaient prendre tout le contrôle de son corps.
-Fais quelque chose pour moi, Jui, je t'en supplie.
 

La voix de Maya est cassée au milieu des sanglots qui affluent dans sa gorge, et les yeux larmoyants de Jui lui hurlent sa compassion pourtant, il reste inerte, impuissant face à une détresse bien trop grande pour lui qui se sent si petit. Oui, Jui a mal de l'admettre, mais il se sent petit lorsqu'il s'agit de venir en aide à une personne, car comment sauver un être d'une mal-être si profond qu'y plonger à son tour pour venir l'en tirer reviendrait à un suicide pur et simple ? Les fonds du marécage de son désespoir étaient trop sombres et Jui n'osait pas s'y aventurer, alors il regardait juste l'adolescent depuis la surface, à travers ses yeux qui étaient comme un ciel noir en train de pleuvoir.
-Je ne sais pas quoi faire, Jui. Je sais ce que tu penses, c'est de ma faute tout ce qui arrive, mais bien sûr que c'est de ma faute, c'est parce que je le sais que je ne le supporte plus, tu sais, j'ai causé ma propre perte, alors est-ce que j'ai vraiment le droit de m'en sortir ? Non, bien sûr que non, je n'en ai pas le droit mais je le veux, Jui, et je sais qu'il n'y a qu'une seule chose à faire pour cela, moi, je dois partir... C'est aussi ce que veut Aiji, tu sais, il faut que j'aille en cure de désintoxication, mais je ne le peux pas ! Je ne le peux pas car ma mère saura, je ne veux pas que ma mère sache, Jui, elle est la seule qui ignore, elle est la seule qui m'aime encore et me voit comme une personne à part entière, mais si elle apprend que je ne suis plus qu'une loque qui dépend de sachets de poudre pour tenir debout, qu'est-ce qu'elle pensera, dis ? À ce moment-là, Jui, je ne mériterai plus d'être son fils et alors tu sais, si je n'ai plus ma mère, je n'ai plus rien.
-Mais moi je t'aime, Maya, a répondu son ami en baladant fiévreusement ses mains sur les joues trempées du garçon. Ne l'oublie pas, moi je t'aime, il y a tellement de personnes qui t'aiment, moi, tes amis, cet infirmier dont tu me parles tout le temps, même Atsushi t'aime, et ta mère, mon Dieu Maya, mais comment est-ce que tu peux douter de l'amour de ta mère ?
-Tu ne comprends pas, Jui, elle, elle m'aime... parce qu'elle me voit comme un être humain, avant de me voir comme son fils tu sais, elle me voit avant tout comme un être humain et c'est pour cette raison qu'elle m'aime, mais lorsqu'elle saura que je ne suis même plus un être humain, elle...
-Mais, Maya, en ce monde, tu es le seul à dire que tu n'es pas un être humain.


Il était grand et fort, le corps de Maya, pourtant entre les mains de Jui il n'était plus qu'un nouveau-né sans défense qui pleure, terrorisé de découvrir le monde qui l'attend. Alors Maya enfouit son visage contre la poitrine de son ami, comme un enfant contre le cœur de son père, et il sanglote doucement, ravalant sa honte et son amertume, juste obsédé par une seule et même pensée.
-Aide-moi, Jui.
-Je suis désolé.
Il saisit son visage entre ses mains et le force à soutenir son regard mais à travers ses larmes, Maya ne voit qu'une forme floue et indistincte qui n'aurait pas même pu lui faire savoir que c'était Jui si, bien sûr, il ne l'avait déjà su.
-Je suis tellement désolé, Maya.

Est-ce que Jui pleure ? Il lui semble avoir entendu sa voix se briser sous le poids d'un chagrin trop lourd pourtant, Maya ne peut pas y croire. Après tout, Maya n'a jamais vu Jui pleurer, non, les larmes de Jui, c'est sans doute une légende, parce que Maya la connaissait, l'insensibilité de Jui, ou plutôt, cette capacité qu'il avait à contrôler ses émotions comme il le voulait. Après tout, Jui était infaillible, il n'avait pas versé de larmes il y a trois ans de cela, lorsqu'il avait appris qu'il était un enfant adopté, il n'avait pas non plus manifesté le moindre trouble lorsqu'il s'était fait renvoyer de son école, n'avait manifesté aucune douleur ni sentiment de défaite lorsqu'après une rixe violente, il s'était retrouvé à l'hôpital. Non, Jui n'avait jamais montré le moindre signe de faiblesse, et si certains pensaient que c'était de l'insensibilité, Maya pensait parfois que c'était une preuve de sagesse admirable. Oui, c'était forcé, Jui ne pouvait pas être insensible, pas à ce point. Il ne l'était pas, puisque la compassion dans sa voix était sincère. Il ne l'était pas puisqu'il était en train d'essayer de consoler le garçon avec une maladresse désemparée. Il ne l'était pas, car il était juste impossible que ce soit l'insensibilité qui ait empêché Jui de pleurer le jour où son camarade d'école, son ami, avait commis cet acte fatal. C'est vrai, s'est dit Maya. Jui avait juste superbement dissimulé ses sentiments le jour où Sui s'était jeté du haut d'une fenêtre.
-Je suis tellement désolé, Maya.

Masahito a recouvré ses esprits, brutalement tiré de sa torpeur, et a fixé avec hébétude le visage du jeune homme qui ne se tenait qu'à quelques centimètres du sien. Le bout de ses doigts effleurait délicatement le coin de ses yeux dès lors qu'une larme se mettait à perler, clandestine. Lentement les pleurs de Maya se sont calmés et, bien qu'il fût transi de froid encore, en cette chaude journée du début du mois de juin, il s'était arrêté de trembler.
-Je suis tellement désolé, Masahito.
-Pourquoi est-ce que tu dis cela, toi qui n'as rien fait ?
 

C'était un silence infime, qui ne dura qu'une demi-seconde alors. Le temps qu'il fallait à un papillon de prendre son envol pour se diriger vers la lumière artificielle qui lui brûlera les ailes. Maya ne savait pas très bien pourquoi, mais ce sont les images qui lui sont venues à l'esprit et alors, il a compris qu'il avait été lui-même un papillon, à qui il avait fallu moins de temps qu'il n'en faut pour le dire pour trouver ses ailes brûlées par cette drogue en laquelle il avait cru voir la lumière du jour. Il a juste duré une demi-seconde, ce silence, mais en réalité, c'était juste le temps qu'il avait fallu à Jui pour déposer, sur ses lèvres, un baiser si subreptice que Masahito ne l'avait pas vraiment senti.
-Mais, parce que te voir dans cet état à présent, Masahito, ça n'a plus aucun sens.
 
 
« Qu'est-ce que tu racontes ? De toute façon, ça n'en a jamais eu, du sens ».
Maya n'avait pas très bien compris ce qu'avait voulu dire Jui mais il n'a pas répondu, encore un peu subjugué par ces paroles absconses et aussi, ce baiser qui était venu pour aussitôt partir sans laisser de traces. Un baiser qui n'exprimait rien, sinon un geste automatique ou une pulsion inexplicable, bref, ce n'était qu'un baiser à l'image de Jui alors : insensible et compulsif. Et pourtant, il avait été doux aussi. Un peu comme Jui savait l'être parfois.
-Je dois partir.

Masahito a acquiescé sans rien dire, suivant du regard Jui qui s'éloignait à reculons, avec ce sourire gravé sur ses lèvres qui semblait juste vouloir dire « ne t'inquiète pas ». C'était tendre et intriguant, ce sourire, mais Maya ne pouvait en détacher ses yeux car alors, il lui semblait que tous les mauvais côtés de Jui qu'il avait honnis jusque-là s'étaient envolés rien qu'avec ce sourire.
Puis Jui lui a adressé un signe de la main et lorsqu'il eût refermé la porte derrière lui, Maya a réalisé qu'il n'avait même pas su pourquoi il était venu.


-Aoi.
Uruha avait arrêté de compter le nombre de fois où il avait appelé ce nom d'une voix timide, ou plutôt, craintive, comme si en appelant ce nom il croyait appeler un esprit malin qui risquait de vraiment survenir à tout instant. Et c'était presque un esprit auquel Aoi ressemblait, oui, à travers la fumée ambiante il avait cette transparence diaphane et cadavérique qui lui donnait une allure de fantôme. En cette présence fantomatique Uruha se sentait presque en danger, pourtant il se raccrochait mentalement à lui comme si l'objet du danger lui-même seul pouvait l'en sauver.
-Aoi, réitère-t-il, le cœur battant.
-Combien de temps encore vas-tu m'appeler avec cette voix gémissante de chiot battu ?! Qu'est-ce qui ne va pas, avec toi ? L'on dirait que je te fais peur.
Uruha avait eu encore plus peur face à la colère subite de son ami mais il n'a rien dit, ravalant l'amertume qui remontait jusque dans sa gorge.
-Je me posais simplement une question, Aoi.
-Si tu la poses à toi-même, tu n'as qu'à te répondre toi-même.
Comme si Aoi avait pu voir la déconfiture sur la figure d'Uruha malgré la fumée, le jeune homme a ri, passant une main sur le crâne de son ami qui finit les cheveux en bataille.
-Si tu me prends toujours au sérieux, Uruha, alors il est normal que tu aies peur de moi.
-Pourquoi est-ce que tu as l'air toujours si en colère si tu ne fais que plaisanter ? a marmonné l'adolescent, las.
-Parce que ça ne me va pas, d'avoir l'air avenant. Et Uruha, qu'est-ce que c'était, ta question ?
-Pourquoi est-ce que l'on va toujours ici ? Je veux dire... Toujours, tu dis « viens, je t'emmène sortir ce soir », après les cours, ou même quand tu m'appelles le week-end, mais au final, tu m'amènes toujours dans ce piano-bar.
-Oh ? Ça...
Il a saisi son verre, lapant une gorgée de l'alcool fort qu'il garda longuement dans sa bouche, grimaçant, avant de l'avaler dans un bruit de déglutition.
-C'est parce qu'ici, avec toute cette fumée, je ne suis pas obligé de voir ta sale tête.

C'était juste trop dur. Trop dur de se dire tout simplement que Aoi plaisantait avec ce ton si sérieux et de faire l'impasse là-dessus. Bien qu'Uruha ne disait rien, son âme était sens dessus-dessous et il se sentait comme dégringoler du haut qu'un escalier d'où on l'avait poussé. Un escalier que pourtant il avait gravi avec peine, y mettant même son souffle en péril.
-Pourquoi, Aoi... a-t-il fait d'une voix blanche, les yeux tristement rivés sur ses mains sagement posées sur ses genoux. Pourquoi, si tu me détestes, alors est-ce que tu demandes si souvent à me voir ? C'est pour te venger ?
-Ai-je laissé entendre que je te détestais ?
-Le ton sur lequel tu as laissé entendre ne pas vouloir voir ma sale tête n'était pas très gentil, si tu veux savoir.
-Ta sale tête, a répété Aoi, levant les yeux au plafond comme il aspirait une bouffée de cigarette. Ta sale tête... c'est vite dit, et je viens de t'expliquer qu'il ne faut pas me prendre au sérieux.
-Si tu ne penses pas ce que tu dis, Aoi, alors contente-toi simplement de ne pas le dire ! Tu préfères proférer des méchancetés plutôt que de te taire ? Ne te moque pas de moi, j'ai l'impression qu'ici, c'est toi qui ne vas pas bien.
-Qui a prétendu que je ne pense pas ce que je dis ? s'est impatienté Aoi, agacé.
-Alors je suis désolé d'avoir une sale tête qui ne satisfasse pas tes critères de beauté ! Pardon si je suis une tache dans ton champ de vision !
-Pauvre gamin, va, est-ce que j'ai dit que tu avais une sale tête ?
-Bien sûr, que tu l'as dit ! s'est exaspéré Uruha qui ne savait plus s'il devait abandonner ou se révolter d'une telle mauvaise foi.
-Oui, je l'ai dit, calme-toi, l'apaisa son ami d'un geste de la main. J'ai dit que tu avais une sale tête, mais n'empêche, ce n'est pas comme si je l'avais pensé. C'est juste que ton visage, je n'ai pas envie de le voir.
-Cela revient exactement au même, ne te moque plus de moi comme ça, s'est défendu le jeune homme d'une voix étranglée. Toujours être repoussé par toi et t'entendre me tourner en dérision, combien de temps crois-tu que je vais le supporter ? Si tu ne veux pas de moi, ne viens pas à moi et je comprendrai.
-Ton visage, c'est un visage d'ange, mais moi, je ne peux pas le regarder qui ai des yeux de démon.
 

« Cela encore, c'est quelque chose que tu ne penses pas ? Si tu cherches encore à me calmer par de jolis mots, Aoi, c'est inutile. Je ferais mieux de partir et de trouver autre chose, quoi que ce soit qui ne me rappelle pas toi parce qu'au fil du temps, tu sais, c'est le fil rouge qui se brise. Je parle de ce fil que tu n'as jamais vu ni senti autour de ton doigt. »
Uruha aurait voulu lui hurler à la figure ces mots et lui cracher tout le mal-être qui en découlait mais, s'il l'avait fait, alors sans doute que tout aurait fini comme ça. Parce que si Uruha avait osé dire enfin qu'il voulait partir, Aoi ne l'en aurait pas empêché.

-Tu comprends, Uruha, la pureté qui transparaît sur ton visage... c'est tout le contraire de ce que je suis, c'est tout ce que je ne pourrai jamais atteindre. C'est aussi bien si, toi non plus, tu ne peux pas me voir. Tel que je suis... Je ne parle pas seulement de mon visage, bien sûr, mais de tout le reste, tu sais, tout ce qui me constitue est bien trop pourri pour toi qui as le cœur si noble et l'âme si pure.
-Tu dis des mensonges...
Confusion mentale. Uruha plonge son visage entre ses mains et Aoi ne sait pas s'il est en train de rire ou de pleurer.
-Atsuaki, l'appelle-t-il doucement en se penchant vers la silhouette prostrée. Écoute-moi, je suis sérieux quand je dis que...
-Sérieux, mais pas crédible, Aoi, a rétorqué le garçon en se redressant subitement. Toi, tu prétends que j'ai un cœur et une âme purs, mais est-ce que tu n'as vu que ça sur mon visage ? Est-ce que c'est un fantasme que tu t'es créé à partir de l'aspect extérieur que tu as pu voir de moi ? Si ce n'est que ça, Aoi, ça n'a aucune valeur, mais ne prétends pas que tu sois juste intimidé par ce que tu appelles un cœur et une âme purs parce qu'au final, ni mon cœur, ni mon âme tu n'as appris à connaître, parce qu'au final, ce que je ressens et pense réellement, je n'ai jamais pu te le dire.
 

La colère d'Uruha sonnait fausse, ou plutôt, le désespoir qui tentait de se cacher derrière était bien trop flagrant pour que cette colère pût sonner juste aux oreilles d'Aoi qui a dû se faire force pour ne pas laisser éclater ses émotions.
Il y avait juste le visage d'Uruha si proche du sien qui le fixait à travers la fumée, et rien que cela, c'était à la fois bien trop beau et troublant pour qu'il puisse penser à autre chose. Au fond, même consoler Uruha, Aoi n'y a pas pensé, parce qu'il ne pouvait pas croire qu'Uruha pût avoir de la peine, par sa faute à lui. Car ce sont toujours les personnes qui sont le plus aimées qui font le plus de mal. Et la douleur d'Uruha, elle, était des coups de canons au milieu d'un champ de bataille.
-De nous deux, Aoi, c'est peut-être toi qui as les pensées les plus pures.
-C'est parce que tu ne sais pas, toi.

Uruha a tressailli. Les mains d'Aoi étaient venues se poser, douces et félines, sur son visage, comme à travers l'opaque couche ses yeux scintillaient de la lueur du délice. Les caresses tièdes sur le visage d'Uruha lui étaient comme une ode, la consécration de toute la tendresse qu'il avait toujours espéré recevoir au fond de lui sans jamais oser l'avouer. Pourtant, il y avait tant d'inquiétude dans son cœur, comme s'il craignait que cette tendresse en réalité ne soit qu'un mensonge comme tous ceux que pouvait dire Aoi sans le moindre scrupule.
-J'ai envie de t'avoir, Uruha. C'est ainsi et je n'y peux rien, toi non plus malheureusement, mais dès que je te vois, j'ai envie de t'avoir, alors tu comprends, je n'ai pas vraiment le choix. Te savoir auprès de moi m'est essentiel pourtant, je sais que si je te vois trop longtemps, je finirai par en devenir fou à lier. Alors, c'est bien mieux pour toi d'être caché au milieu de toute cette fumée. Je te veux, Uruha, et si jamais je devais réussir à t'obtenir un jour, alors ce serait vraiment dangereux, tu comprends ?
-Tu veux dire que tu me ferais du mal ?
Un petit rire s'est échappé d'entre les lèvres d'Aoi, ces lèvres tendres et audacieuses qui demeuraient figées en un sourire trop triste pour être un sourire.
-L'on ne peut faire que ce que l'on est, Atsuaki.
-Alors, tu es en train de me dire que je devrais avoir peur de toi ?
-Ce serait tellement plus simple pour chacun de nous si tu pouvais t'éloigner de moi, Atsuaki. Bien sûr, je te dis cela mais dans le fond, je le ferais moi-même si j'en avais vraiment la force et l'envie.
-Alors, c'est juste de toi que tu as peur, Aoi.
-Tu ne comprends pas, Uruha...
-Je comprends tout, Aoi ! C'est toi qui ne sais rien, dis, tu es un Ange, c'est forcé, tu es un Ange puisque c'est un Ange que tu vois en moi, et les Anges ont la fâcheuse faculté de ne voir que des Anges même là où il n'y en a jamais eu, mais dis-moi Aoi, tu crois que si tu étais le mal, tu pourrais me voir comme ça, toi ? Le mal transpose ses propres vices sur les autres, c'est la raison pour laquelle il se répand partout, parce que comme il ne voit que le mal, il se pense autorisé à le faire par vengeance, mais c'est faux ! Toi, tu as peur pour moi ; toutes ces fois où tu m'as rejeté le prouvent, non ? Tu ne veux pas t'associer à moi de peur que je souffre mais celui qui souffre le plus, Aoi, c'est toi, parce que tu es plein d'amour, tu en es empli à en crever et pourtant, tu crois ne pas pouvoir le donner parce que si les Anges voient des Anges autour d'eux, ils ne savent pas se voir eux-mêmes, et Aoi, même si tu dis des paroles méchantes, dans le fond tes actes sont là pour me rappeler que tu...
-Je suis un monstre.

Ça avait sonné comme une sentence magistrale, un coup de maître, une évidence.
Et même si de tout son cœur, Uruha était persuadé du contraire, il savait qu'arguer pour démontrer ses torts à Joyama aurait été parler dans le vide.
Sentant qu'Aoi se faisait force pour ne pas pleurer, Uruha a silencieusement versé des larmes, comme si à travers elles c'étaient celles de son ami qui se versaient.
-Mais, Joyama, pourquoi...
-Alors, maintenant, t'aimer ou non, ça ne fait plus aucune différence.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu es retourné le voir, n'est-ce pas ?
Depuis plusieurs secondes déjà, Yuki avait entendu retentir dans le couloir les pas cadencés qui se rapprochaient peu à peu. Alors, il n'a manifesté aucune surprise lorsque, comme il s'y était attendu, Asagi est entré en trombe dans la salle de classe.
-Tiens, il n'y a que toi, pour une fois, a ironisé l'homme avec amertume.
Yuki avait les coudes appuyés sur son bureau, et le front posé sur ses mains reliées, fermant les yeux dans une méditation complexe de laquelle il dut se retirer avec résignation pour porter une attention polie vers son supérieur.
-De quoi suis-je accusé, cette fois-ci ?
-Ne fais pas l'insolent avec moi, a menacé Asagi comme il s'est avancé vers l'homme pour le dominer de toute sa hauteur. Sui, tu es retourné le voir à l'hôpital. Ne me mens pas, il y avait des roses blanches dans son vase, et ces fleurs, ce sont celles que tu préfères, n'est-ce pas ?
-Pardonne-moi d'avoir amené des fleurs, a rétorqué Yuki, amer. Je reconnais que pour un comateux, ça n'est pas très utile alors vois-tu, je te laisse tout le loisir d'en alerter la police : j'ai commis là un crime impardonnable.

Il l'avait vu venir depuis le début, le poing qui s'est écrasé sur son visage et l'a fait s'étaler contre le mur. Étourdi par la douleur sourde, Yuki a relevé un regard brillant de défiance vers Asagi, ignorant le filet de sang qui coulait au coin de ses lèvres.
-Si tu te sers du nom de l'amour et de la justice pour justifier tes pulsions de violence alors, Asagi, tu ne mérites pas cet amour que tu convoites comme un dû.
-Alors dis-moi en quel honneur est-ce que tu te permets d'aller le voir, toi ?! a-t-il explosé comme il se faisait force pour ne plus se laisser dominer par la rage.
-Que tu le veuilles ou non, qu'il l'eût voulu ou non, ce garçon est malgré tout devenu une personne importante à mes yeux !
-Ne me fais pas rire, a craché Asagi que la notion même du mot « rire » semblait avoir déserté son esprit depuis bien longtemps. Tu oses parler d'une « personne » mais pour toi, Sui n'a jamais été rien d'autre qu'un objet.
-Comment peux-tu encore affirmer pareil sophisme quand tu ne sais rien ?!
-Même Aiji a fini par me parler de ces cicatrices que Masahito a vues sur le corps de Sui.
-Alors, si tu penses que j'ai torturé ce garçon avant de le faire basculer par la fenêtre, pourquoi est-ce que tu ne me tues pas sur le champ ?! Parce que c'est juste cela que tu désires, n'est-ce pas, Asagi ?! Depuis le début, tout ce que tu veux n'est pas la justice, mais une vengeance, la tienne, « ta » vengeance, Asagi ! Alors fais ce que tu veux, Asagi, tu n'as qu'à m'envoyer en taule si tu arrives à les persuader de ma culpabilité seulement, moi, tu ne me tromperas jamais, je sais ce que tu veux, je sais ce que tu fais, et ce que tu fais, avant même de le faire pour Sui, tu le fais pour toi !
-Espèce de...
-Monsieur Yuki ?

Cette voix est tombée, comme un flocon de neige doux et pur au milieu de ce monde gouverné par la haine et la rage. Sans se tourner vers celui qui venait de s'immiscer dans leur bataille, Yuki a instinctivement essuyé d'un revers de manche le filet de sang sur son visage, ne pouvant retenir ce sourire moqueur face à Asagi qui devenait blême.
-Monsieur Yuki, a timidement insisté Kisaki tandis qu'il traversait le seuil. S'il vous plaît, est-ce que je pourrais vous parler ?
-Tu lui parleras demain, intervint Asagi avec impatience, ne vois-tu pas que ton professeur est occupé ?
-Monsieur le Directeur, je suis désolé, c'est une urgence qui ne peut attendre.
 

Lorsque Kisaki a confronté son regard à celui d'Asagi, Yuki a senti naître au fond de lui un sentiment étrange. Un mélange de trouble, d'angoisse, mais de soulagement aussi, comme la surprise de réaliser un fait heureux, si heureux qu'il craignait que ce ne fût qu'une illusion. Néanmoins, ce sentiment existait, qui lui redonnait l'espoir et lui disait que tout pouvait redevenir comme avant. Le doux sentiment que la justice, la vraie, pouvait vraiment exister en ce monde.
Ce sentiment, il lui est apparu lorsqu'il a vu que face au ciel bleu et pur des yeux de Kisaki, le ciel noir fait d'orages et de nuages des yeux d'Asagi a capitulé.
-Ne reste pas longtemps, Kisaki.
-Je resterai le temps qu'il me faudra, Monsieur.
Désarmé, Asagi n'a pu que demeurer muet face à cette assurance et alors, après avoir jeté un dernier regard assassin à Yuki qui se retint de rire, l'homme s'en alla non sans passer une main affectueuse sur le crâne de l'adolescent. Asagi, ou l'homme qui changeait de personnalité au gré des personnes qui se présentaient à lui. Asagi, ou l'homme dont personne ne saurait dire s'il était véritablement ange ou démon. Après qu'il eût enfin fermé la porte derrière lui, Kisaki s'est avancé vers Yuki, le cœur serré.

-Vous avez du sang sur le visage.
-Ce n'est rien.
L'adolescent s'est approché un peu plus encore, jusqu'à venir frôler du bout des doigts la trace rouge sur son menton.
-Il vous bat, n'est-ce pas ?
-Non. Nous nous battons.
-Ce n'est pas vrai, vous ne vous battez jamais, vous.
Kisaki a tamponné à l'aide d'un mouchoir la plaie encore suintante au coin des lèvres de Yuki qui se laissa faire, trop fatigué pour trouver des arguments qui repousseraient le jeune homme.
-Il vous hait, c'est évident, a soufflé Kisaki avec chagrin.
-Oh, ne t'inquiète pas, il n'est pas le seul ; il est juste celui qui le montre ouvertement.
-Vous êtes en train de vous plaindre ? a souri Kisaki, amusé.
-Je ne me plains pas vraiment du fait d'être haï. Peut-être même que ça me ferait sourire s'il y avait une raison à cela. Seulement, ce que je ne peux pas supporter est le fait que l'on voie en moi quelqu'un que je ne suis pas.
-Et c'est qui, ce quelqu'un que vous n'êtes pas ?
-Tu le sais très bien. Je n'ai pas... Sui, je ne l'ai pas touché.
-Mais bien sûr que je le sais, Monsieur.
-Alors tu es le seul, a ri l'homme avec amertume.
-Néanmoins, il est véridique que vous mentiez lorsque vous m'avez dit ne pas être au courant quant à ses cicatrices.

Silence. Le regard brun et inquiet de Yuki croise celui bleu et impénétrable du jeune homme.
-N'ai-je pas raison ? La surprise que vous avez exprimée au moment où je vous en ai parlé n'était pas due à l'existence de ces cicatrices même, mais au fait que moi, je le savais, n'est-ce pas ?
L'absence de réponse de Yuki voulait tout dire. Cette main qui continuait inlassablement à tamponner sur sa plaie, il l'a retirée d'un geste doux mais ferme avant de venir s'asseoir sur le rebord de sa chaise, exactement dans la même position dans laquelle Asagi l'avait trouvé.
-Mais je ne pense pas forcément ce que vous pensez que je pense, Yuki.
-Alors, qu'est-ce que tu penses ? a-t-il dit sans lever son visage à moitié caché derrière ses mains.
-Que peut-être étiez-vous juste la seule personne à qui il confiait ses secrets.
-Quel genre de secrets ?

Il y avait comme de la colère dans la voix de Yuki mais dans le fond, c'était juste peut-être l'expression de l'épuisement psychologique d'un homme persécuté à tort et qui arrivait à bout de nerfs.
-Des secrets qu'il ne vous aurait pas donné le droit de dire, Yuki. C'est pour cette raison que je ne vous les demanderai pas.
-Est-ce que tu joues un double-jeu ?
Yuki avait brusquement relevé la tête, comme pris par une soudaine illumination, et au milieu de son visage pâli par la fatigue deux yeux d'un brun profond brillaient, inquisiteurs. À ce moment-là Kisaki comprit qu'il n'y avait aucune menace à craindre, nulle révolte dans le cœur de Yuki, juste le besoin impérieux de savoir si, dans le fond, il pouvait vraiment trouver un allié. La crainte de Yuki de se voir désillusionné était aussi grande que son espoir était profond, et son espoir aussi profond que sa solitude insondable.
-Je n'ai pas de preuve quant à votre innocence, Yuki.
-Je le savais, a soupiré l'homme, désabusé. Et je ne peux pas t'en vouloir, mais comment est-ce que j'ai pu espérer un instant...
-Mais je n'ai pas non plus de preuve quant à votre culpabilité, Yuki, alors, pour cette raison, je continuerai à vous soutenir. Parce que personne n'en a eu, des preuves, et il semblerait qu'à nous ses plus chers amis, Sui ait caché certaines choses. Alors, Yuki, du moins jusqu'à ce qu'un jour, un événement fatal ne nous apprenne que vous êtes définitivement celui qui a fait du mal à Sui, jusqu'à ce qu'arrive ce jour où je connaîtrai la plus douloureuse désillusion de toute ma vie, si ce jour doit arriver, et que Dieu nous en préserve, alors jusque-là, Yuki, vous qui êtes seul contre tous, je continuerai à vous apporter mon soutien.
 

C'étaient des paroles candides, presque trop naïves, qui semblaient provenir d'un enfant qui n'a encore rien appris des travers de la vie et pourtant, il y avait bien trop de sincérité et de douleur dans ces propos alors, au final, Yuki a su qu'il fallait prendre le jeune homme très au sérieux. Parce que sérieux, Kisaki l'était même plus que lui encore. Il avait cette gravité qu'il n'avait encore jamais connue chez un adolescent mais Kisaki, lui, semblait avoir balayé le moindre reste d'insouciance qui lui restait pour se plonger dans la dure réalité ; celle de son professeur. Une réalité qu'il avait choisi d'affronter avec lui par le seul désir de ne pas le laisser seul. Les paroles de Kisaki semblaient peut-être illusoires, c'était vrai, mais elles avaient cette détermination et cette noblesse de cœur qui les rendaient plus fortes et plus belles que n'importe quelles autres.
-Je ne sais même pas quoi te dire, Kisaki.
-C'est parce que je vous aime, Yuki.

Il était évident que Kisaki avait prononcé ces mots à contrecœur. Malgré tout, à présent qu'il l'avait fait, il se sentait libéré d'un poids qu'il se rendait compte avoir porté depuis trop longtemps maintenant qu'enfin, il le sentait s'estomper petit à petit. Kisaki s'était attendu à toutes les réactions, sauf à l'absence même de réaction. Il n'y avait pas la moindre once de surprise, la moindre pointe d'agacement, la moindre trace d'amusement ou même la perception d'un quelconque malaise. Rien que ce stoïcisme à l'état pur qui fit se demander à Kisaki sur le coup s'il n'avait tout simplement pas rêvé avoir trahi son propre secret.
-Tu n'avais pas à te donner cette peine, Kisaki.

 

 

Kisaki a fermé les yeux. Yuki l'avait finalement bien entendu, mais peut-être que le contraire eût mieux valu après tout.
-D'une certaine manière, tu aurais pu éviter de me le dire. Je le savais déjà, tu sais.
-Je suis désolé, je suppose que cette situation vous met mal à l'aise, prononça tristement Kisaki qui ressentait bien plus de gêne encore.
-Ne t'inquiète pas, je m'étais déjà préparé à ce genre de situation embarrassante depuis longtemps et, après tout, c'était mon rôle de te mettre en garde dès le début. Seulement, j'ai réitéré une erreur fatale en ne le faisant pas... Tout ce que je peux espérer, Kisaki, c'est que les choses ne tournent pas comme avec...

Il s'est ravisé dans un soupir, avant de replacer sur son visage le masque de l'implacabilité, sondant solennellement le regard de Kisaki :
-Pourquoi est-ce que tu es venu ?
Le visage de Kisaki s'illumina brusquement, ses yeux arrondis comme s'il venait de se souvenir de quelque chose et alors, il a fouillé dans sa poche avant de s'avancer vers Yuki d'un pas incertain. L'homme a regardé, subjugué, cette main blanche et refermée se tendre avant de s'ouvrir lentement, découvrant au creux de sa paume un objet minuscule et brillant.
-C'est sa bague. C'est la bague de Sui.
Après l'avoir tacitement interrogé du regard, Yuki a saisi entre ses doigts la bague comme il l'eût fait d'une relique sacrée. Il a contemplé passivement l'objet, silencieux, figé dans cette expression d'hébétude qui lui donnait presque l'air d'un enfant face à un trésor.
-Je ne l'ai jamais vu porter cette bague. Es-tu sûr qu'elle est à Sui ?
-S'il ne l'a jamais portée, Yuki, c'est parce qu'il avait prévu de vous l'offrir ce jour où il s'est jeté de la fenêtre.
Yuki l'a reposée au creux de la paume de Kisaki comme s'il tenait-là un objet maudit qui le condamnerait pour l'éternité. Blême, il a secoué la tête comme pour chasser les mauvaises pensées qui l'envahissaient l'une après l'autre.
-C'est idiot, non ? a fait Kisaki qui ne contrôlait pas les trémolos dans sa voix. Mais il s'était trompé, il l'avait achetée dans une bijouterie féminine.
-Pourquoi est-ce que tu me la donnes ? Suis-je obligé de l'accepter ?
-Vous ne l'êtes pas, Yuki, tout ce que je voulais, c'était que vous sachiez...
-Je n'avais pas besoin d'une bague pour le savoir.
-Non, vous ne savez pas, a insisté le garçon dans son désarroi. Sui, il vous aimait vraiment, vous savez, il vous aimait bien plus que vous n'avez jamais pu l'imaginer.
-J'ai compris à quel point il m'aimait ce jour-là, Kisaki. Mais est-ce que c'était vraiment de l'amour ? Au final, j'étais juste quelqu'un dont il avait infiniment besoin, mais l'amour, Kisaki... Si ça avait été de l'amour, tu crois qu'il aurait osé sauter ?

Les yeux de Kisaki ressemblaient à deux vitraux d'église dont le bleu ciel se recouvrait d'une pellicule trouble de pluie. C'étaient des larmes d'église, des larmes de pureté et de lamentations, mais de prières aussi. Malgré qu'il restait silencieux, au fond de son cœur Kisaki hurlait son désarroi, sa détresse et ses rêves, implorait un miracle, mais à qui seulement croyait-il le demander ?
-Va t'en, Kisaki. Asagi reviendra d'un instant à l'autre, c'est forcé.
Il s'est contenté de hocher la tête sans mot dire, replaçant la bague au fond de sa poche où elle disparut comme si elle n'avait jamais existé. Une larme cristalline a perlé le long de sa joue quand il a cligné des paupières, mais il n'y a pas prêté attention. Alors, résigné, Kisaki s'est révérencieusement incliné avant de s'éloigner sans bruit.
-Es-tu capable de me faire comprendre pourquoi, Kisaki ? Pourquoi moi qui ne suis qu'un homme ordinaire ? Qu'est-ce que j'ai en plus, dis ?

Il s'est immobilisé, automate raide et figé qui lui tournait le dos, avant de se retourner dans un mouvement presque mécanique.
-Plutôt qu'une chose en plus, c'est peut-être quelque chose que vous avez en moins, Yuki.
-Comme quoi ? s'enquit l'homme, troublé.
-Je ne saurais vraiment le dire. Juste peut-être comme cette envie de détruire inhérente aux hommes qui va au-delà de tout autre désir qui pourrait faire du bien.
 

Kisaki s'est arrêté un instant, une moue hésitante aux lèvres, avant de reprendre avec assurance :
-Oui, c'est cela. Peut-être que c'est cette égoïste et désastreuse ambition que vous, vous n'avez pas.

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