Nobody knows -les beaux yeux clos de Sui- Chapitre Sixième

Juliet

-Il fallait voir la tête du prof, quand Kisaki lui a dit qu'il n'était pas son genre, a articulé Maya comme il aspirait bruyamment une bouchée de nouilles servies fumantes.

Dans un rire gras, Aoi a reposé son verre à moitié plein sur le comptoir avec une force telle qu'une partie du contenu en éclaboussa sa chemise. La tache de bière sur le col blanc a paru l'amuser fortement car alors, son rire a redoublé, attirant à lui l'attention gênée de toute la clientèle de cet izakaya situé en plein centre de Shibuya. Comme d'ordinaire, l'endroit était bondé, rythmé par les vas-et-viens incessants de jeunes étudiants venus ici pour s'amuser ainsi que des salarymen venus pour se détendre après une longue et dure journée de travail.
-T'es vraiment idiot, a grondé Masahito comme il se redressait pour observer les dégâts qui s'étaient étendus sur sa propre chemise. C'est mon uniforme, mon uniforme, mec ; si tu le salis, c'est toi qui l'amènes au pressing.
-C'est vrai, Maya, ça, tu as raison, a renchéri Uruha avec véhémence. Je parle de Kisaki, hein, c'était vraiment drôle, et vraiment bizarre aussi. Je me demande si Kisaki a vraiment pu croire, l'espace d'un instant, que la convocation de Masashi était un rendez-vous déguisé.
-Les professeurs sont les pires, a fait une voix sèche.
 

Ils se sont tournés vers Teru qui, depuis le début, n'avait pas levé les yeux de son bol dont il avalait déjà pour la troisième fois le contenu avec une avidité telle qu'il donnait l'impression de s'être trouvé au bord de la mort sous le poids de la famine.
-Si la petite princesse dit que les professeurs sont les pires, alors, c'est que c'est vrai, non ? a fait Joyama dont l'alcool avait empâté la voix.
-Arrête de boire, a froidement ordonné Masahito. Tu ne t'entends pas parler, on dirait un attardé mental qui s'entraîne désespérément sur des exercices d'élocution la bouche pleine de marshmallows fondus.
-Mais dites, Terukichi a raison, non ? s'enhardissait Uruha que le peu d'alcool dans le sang libérait déjà de ses barrières psychiques. Je veux dire, c'est bizarre, hein, ce qui se passe depuis quelques temps, je me demande... Ma grand-mère, elle dirait que c'est une malédiction, quelque chose comme ça, et l'on dit bien qu'un problème n'arrive jamais seul, n'est-ce pas ? Comment dire... Quelque chose ne va pas, c'est certain, il y a des problèmes dans cette école.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
Teru avait pour la première fois daigné poser le regard sur l'un de ses amis, et la vue de ces yeux clairs rivés sur lui avec tant d'insistance déstabilisa Uruha :
-Non, je veux dire... Ah, tu es trop jeune pour ce genre de choses, tu vois.
-J'ai ton âge, abruti.
-Bien sûr, tenta-t-il de calmer en agitant hasardeusement ses mains dans les airs. Ce que je veux dire est que toi, tu es nouveau, et pour commencer, il vaut mieux que tu aies une bonne impression de notre école.
-« Pour commencer » ? Si je comprends bien, avec le temps viendront les désillusions et alors je saurai que cette école n'est qu'un endroit pourri comme les autres, n'est-ce pas ?
-La princesse est si mignonne, quand elle se met en colère.
Teru a tapé son poing sur la table, provoquant le cri de panique d'Uruha qui manqua en tomber à la renverse de son tabouret, et a vrillé sur Maya un regard empli de haine.
-La prochaine fois, ose me le dire en face et sans garder la bouche fermée, s'il te plaît.
-Tu es en colère, Princesse, a claironné Maya en détachant chaque syllabe. Et maintenant, tu es très, très mignonne.
Était-ce de la moquerie, ou un compliment sincère, c'est parce que Teru était alors incapable de lire la vérité dans ces innocents yeux bruns qu'il a fini par se détourner, réprimant sa rage.
-De toute façon, a-t-il repris à l'intention d'Uruha, je n'ai jamais compté sur ce lycée pour y mener une vie scolaire épanouie et pour me guider dans un chemin qui fera de moi un homme honnête et responsable. Alors, peu m'importe de savoir maintenant ce que cette école comporte de si spécial, puisque de toute façon, je n'ai toujours pensé que du mal de cet endroit.
-Mais, tu n'es là que depuis quelques temps, a bafouillé Aoi.
L'hilarité euphorique du jeune homme retombée, celui-ci demeurait le visage appuyé contre ses mains, ses yeux fixement rivés vers un point indéterminé. Il avait parlé d'une voix atone comme s'il avait dit cela par mécanisme en même temps qu'il était plongé dans un ailleurs impénétrable.
-Je haïssais ce lycée avant d'y venir.
-Alors, pourquoi est-ce que tu y es entré ? Tu es idiot ; je veux dire, si dès le début tu savais que tu n'allais pas t'y plaire alors, tu aurais dû tout faire pour ne pas y aller parce que maintenant, tu vas être malheureux.

La candeur avec laquelle Aoi lui avait adressé ces mots, et la profondeur du chagrin sincère qui ternissait son regard, tout cela a stupéfia Teru qui, sur le coup, n'a pas su quoi dire.
-De toute façon, je n'avais vraiment pas le choix, a-t-il fait d'un ton agacé qui signifiait la fin de la discussion. Ce que je veux savoir, moi, est si vraiment, Kisaki aurait pu avoir des raisons de croire que la convocation de notre professeur était un rendez-vous déguisé.
-Nous ne savons pas, a scandé Masahito en soulevant son verre de bière pour observer le monde qui transparaissait à travers. Ce que je sais, ce que nous supposons tous du moins, c'est que si court cette rumeur comme quoi le Directeur rêve de virer Yuki, c'est qu'il y a sans doute une raison.
-Qu'est-ce que Yuki a à voir avec Masashi ? s'impatientait Teru que l'intrigue gagnait de plus en plus.
-C'est une chose que tu veux vraiment savoir ?

Masahito a ri et s'est tourné vers Terukichi pour l'observer d'un œil à travers cet objet merveilleux dont les caractéristiques cylindrique et transparente faisaient apparaître un monde méconnaissable. Tout était déformé, tout devenait comme dans un délire extatique après avoir avalé des champignons hallucinogènes et, dans un rire allègre, Masahito a posé le verre pour taper dans ses mains sous les regards inquiets de ses camarades.
-Il se passe des choses étranges dans ce lycée, tu vois, Princesse, il ne faut pas que tu t'approches... Toi, tu es petit, tu es fragile, tu es innocent, ils te mangeraient tout cru, si tu ne fais pas attention...
Le cœur de Teru a sauté un battement lorsque sans crier gare, Masahito l'attira brusquement à lui, resserrant une étreinte passionnelle que les effets de l'alcool rendaient violente.
-Je te protégerai, Princesse, si quiconque tente de te faire du mal, tu sais, je te protégerai cette fois, je le ferai, je te le jure, je te le jure, jamais plus je ne laisserai quelqu'un...
-Jamais plus ?

Teru s'est libéré de son étreinte, mais Masahito ne semblait même pas avoir remarqué la brutale disparition de cette présence qu'il enserrait contre lui comme s'il se fût agi de sa propre vie. Les yeux dans le vague, il balançait mollement ses jambes dans le vide au rythme d'une berceuse dont il articulait les mots fantômes du bout des lèvres. Jetant un regard de détresse à Aoi et Uruha, Teru a senti le vide se creuser en lui lorsqu'il a vu sur le visage des deux garçons une angoisse plus profonde encore.
-Qu'est-ce qui s'est passé dans cette école ? a voulu prononcer Teru, mais sa voix s'est amenuisée dans sa gorge étranglée par l'émotion.
Silence. L'espace d'un instant, c'était comme si tout avait cessé d'exister. La musique ambiante qui minaudait un long larmoiement d'amour, le grésillement des fritures, le bouillonnement des plats que l'on préparait, les voix animées des clients, les bruits des pintes de bière posées sur les tables, les martèlements sourds des pieds contre le plancher, et même la symphonie incessante de la vie citadine, derrière le rideau qui servait de seul rempart entre deux mondes, tout cela a semblé disparaître de la conscience de Teru comme, sans savoir pourquoi, il sentait quelque chose sombrer au fond de lui. Jusqu'à ce que la voix de Maya ne lui parvienne du fond des abysses :
-Il y a un loup qui se cache dans cette école.

Mais peut-être, s'est dit Teru, peut-être qu'en réalité, c'était lui-même qui sombrait au fond de quelque chose.

-Tu me vois désolé de devoir en arriver là, Kisaki.
Confiné dans son silence, le garçon continuait d'un geste d'automate à cocher les cases du questionnaire à choix multiples que Masashi lui avait finalement tendu après s'être rendu compte que son discours n'atteindrait jamais sa conscience. Communiquer avec Kisaki, c'était communiquer avec un sourd, avec la lassitude en prime de savoir que ce qui ressemble à de la surdité n'est que de l'indifférence à son paroxysme.
-Crois-moi que ça ne m'amuse pas non plus, de devoir rester ici à te surveiller tout simplement parce que tu préfères faire le pitre en classe au lieu de faire les exercices que je demande. Et sois encore heureux que je te donne une seconde occasion de le faire, j'aurais très bien pu te coller un zéro. Kisaki, écoute-moi.
-Je ne comprends pas bien, Monsieur.
-Tu comprendrais mieux si tu faisais l'effort minimum d'écouter mes cours.
-Non, je ne parle pas de ce questionnaire de demeurés. Mais vous, Monsieur, je ne vous comprends pas.

Dans un soupir exténué, Masashi est venu s'arrêter derrière l'épaule de Kisaki pour observer les résultats de son examen. Il n'a rien dit, sous le coup de la surprise, lorsqu'il a vu que la plupart des réponses cochées étaient justes tandis que, s'il en jugeait par la vitesse avec laquelle Kisaki répondait, il n'eût fait aucun doute alors que le garçon se contentait de répondre au hasard.
-Prends tout de même le temps de réfléchir.
-Pourquoi ? Vous êtes pressé, non ?
-Je te dis de ne pas répondre au hasard !
-Je ne réponds pas au hasard, Monsieur.
Et c'était vrai. C'est en toute confiance et sans la moindre once d'hésitation que Kisaki cochait les cases une par une, ses yeux parcourant la feuille de haut en bas sans jamais discontinuer comme s'il n'avait pas besoin de lire les questions.
-Qu'est-ce que tu ne comprends pas, Kisaki ?
-Pourquoi est-ce que vous me punissez.
-Alors, dis-moi ce que je dois faire, selon toi, avec un élève qui se permet de m'ignorer ostensiblement, de ne prêter aucune oreille à ce que je dis, de dormir en classe, de dissiper ses camarades, de bavarder haut et fort, et, en plus de cela, de faire des blagues de nature douteuse devant tout le monde.
-Quelle blague, Monsieur ?
-Cette histoire, là, a répondu Masashi d'un ton embarrassé. Quand tu as dit que je n'étais pas ton genre.
-Je ne voulais pas vous vexer.
-Tu ne l'as pas fait et je ne te parlais pas de ça. C'est comme si tu avais voulu sous-entendre quelque chose à mon égard en prenant tout le monde comme témoin.
-Je ne l'ai pas fait exprès, Monsieur, c'est vraiment sorti tout seul.
-C'est bien là le problème ; ta spontanéité te perdra. Eh bien, tant mieux si cela ne te fait rien et que tu préfères continuer, mais essaie de ne pas entraîner les autres dans ta chute.
-C'est en cela que je ne vous comprends pas, Monsieur.
-Quoi donc ?
-Vous dites que vous m'avez puni, mais en réalité, vous êtes en train de vous punir vous-même. Qui sait ce qu'il pourrait advenir si Monsieur le Directeur nous voyait ? Personne n'ignore ce qu'il voudrait faire à Yuki, et il pourrait un jour vouloir vous faire subir le même sort... Vous avez commis une erreur le premier vous-même en disant devant tout le monde que vous vouliez me convoquer après les cours. Vous vous doutez bien que dans cette école, et plus particulièrement dans cette classe, quelque chose de tel peut paraître bien vite suspicieux... Vous savez de quoi je parle.
-Alors, n'en parle plus, a ordonné Masashi comme ses nerfs se tendaient sous le coup d'une brusque nervosité.
-Mais vous en avez parlé le premier, Monsieur.
-C'est toi qui viens d'en parler, à l'instant !
-Vous en avez parlé de manière détournée rien qu'en me convoquant, Monsieur.
-Tu es en train de me dire que tu crois que je...

Comme s'il venait de se rendre compte qu'il était sur le point de prononcer un blasphème, Masashi s'est ravisé et s'est mis à balader fiévreusement ses yeux de parts et d'autres de la pièce. Un regard extérieur eût dit qu'il y cherchait désespérément quelque chose, un indice, du secours ; mais bien sûr il n'y avait rien qui eût pu entraver son angoisse alors, c'est d'une voix rauque que Masashi a articulé :
-Tu vas continuer longtemps à voir le mal partout, Kisaki ?
-Ce n'est pas le mal que je vois, Monsieur. Je vois le fantôme du mal là où il a frappé jadis.

Le stylo de Kisaki a roulé sur le bureau avant de s'écraser sur le sol. Se sont éparpillées de minuscules taches d'encre comme un feu d'artifices dans le ciel.
Appuyée sur sa feuille, la main de Kisaki était raide comme celle d'un mort.
-Qu'est-ce que tu as, Kisaki ?! s'est affolé Masashi qui l'a saisi pour le forcer à soutenir son regard.
Il s'est raidi lorsqu'il a vu dans ses mains le visage strié de larmes du garçon. Ces grands yeux clairs écarquillés en une expression de stupeur versaient des larmes presque malgré eux et, malgré lui, Kisaki faisait pleuvoir le ciel.
-Ne pleure pas, mon Dieu, arrête ça, suppliait fébrilement Masashi comme il passait ses mains sur ces joues humides pour les sécher. Arrête, arrête ça, tu es fou, c'est me causer des problèmes que tu veux ? Kisaki, ne fais pas l'idiot, finis ton examen et va t'en, mais arrête donc de pleurer !
-Il faut que j'aille à l'hôpital.

Masashi l'a brusquement lâché comme s'il venait de réaliser que c'était un pestiféré qu'il tenait dans ses mains. Subjugué, il a regardé sans rien dire l'adolescent qui se relevait, tremblant de tout son être. Masashi est venu appuyer ses mains contre ses épaules pour le forcer à se rasseoir mais le garçon l'a écarté d'un geste brutal qui manqua de le faire basculer.
-Repose-toi, Kisaki, a tenté de le persuader Masashi. Tu n'es pas dans ton état normal, tu trembles, tu es pâle, assieds-toi, te dis-je, je vais appeler une ambulance.
-Non ! s'est-il époumoné dans un cri strident. Il faut que j'aille à l'hôpital, maintenant, et ce n'est pas ce fichu examen qui m'en empêchera !
-Qu'est-ce que tu as, Kisaki ?! Ce n'est pas sans raison si tu veux te rendre à l'hôpital, alors laisse-moi les faire venir à toi, tu n'es pas en état d'y aller seul ! Dis-moi ce que tu as ?!
-Comme si vous ne le saviez pas.

Non. Sur le coup, Masashi ne faisait pas semblant. Sa panique et son désarmement étaient réels, l'inquiétude creusant les striures sur son front plus encore, et même en y réfléchissant profondément, il n'arrivait pas à déterminer alors la nature du mal-être de Kisaki.
Ce n'est que lorsque l'adolescent a vrillé sur lui ce regard noir en lui crachant ces mots que Masashi a compris. Ça lui a fait l'effet d'une onde de choc à l'esprit, lorsqu'il a compris alors que les symptômes physiques du garçon n'avaient rien à voir avec une quelconque maladie. Oui, maintenant, Masashi savait. Kisaki n'était pas malade mais malgré cela, le besoin de se rendre à l'hôpital ne lui permettait plus d'attendre. Et parce que Kisaki continuait à le dévisager avec haine comme si dans le fond, il attendait de lui une réponse, Masashi a simplement hoché la tête et alors, prenant ce geste pour le mot de passe de la liberté qu'il espérait tant, Kisaki s'est mis à courir en dehors de la salle.

Un éclair rouge a heurté de plein fouet Yuki avant de s'écraser sur le sol, sonné.
-Mon Dieu, mais qu'est-ce que tu fais là ?! s'est exclamé le professeur qui a aussitôt laissé ses dossiers s'éparpiller sur le sol pour venir tendre ses mains au garçon.
Acceptant docilement son aide, encore trop étourdi par le choc de la collision, Kisaki ne l'a pas quitté des yeux. C'est que, sur le coup, il n'avait pas été très sûr d'avoir reconnu la voix de Yuki. Le coup sur son crâne lui avait donné le tournis et, au début, sa vision s'était couverte d'un brouillard noir avant que, peu à peu, la brume ne se dissipe et ne fasse apparaître devant lui le visage soucieux de son professeur.
-Kisaki, ne cours pas comme un fou dans les couloirs, même lorsque tu crois qu'il n'y a personne. Qu'est-ce que tu fais encore dans l'établissement à cette heure-ci ?
-Yuki, a péniblement articulé Kisaki qui priait intérieurement que les larmes sur ses joues n'aient pas laissé de traces. Yuki, vous êtes mon sauveur.
-Excuse-moi ?
-Dites, vous voulez bien m'amener à l'hôpital ?
Silence. Si Yuki ne répondait pas, c'est parce qu'en son esprit une succession d'images sans suite défilait comme autant d'engrenages qui, parce qu'ils ne pouvaient plus s'imbriquer les uns aux autres, roulaient à vide dans un crissement rouillé. La détresse de Kisaki se lisait dans son regard comme dans un livre ouvert pourtant, l'espace d'un instant, Yuki a vraiment cru que ce n'était là qu'une attaque sournoise. Mais parce qu'il a fini par comprendre dans ce regard suppliant l'innocence du jeune homme, Yuki allait prononcer un « oui » lorsque Kisaki l'a devancé :
-Je suis tellement désolé. Depuis le début, j'aurais dû penser que vous étiez la dernière personne à qui il fallait demander une chose pareille.
Et comme il était venu, Kisaki a disparu dans un éclair rougeoyant sans plus laisser de traces. Sans plus laisser de traces ? Pas vraiment. Même lorsqu'il a totalement disparu de sa vue, même lorsque l'écho de ses pas précipités s'est évanoui dans les airs, il restait une trace de Kisaki que, peut-être, Yuki avait rêvé. La sensation chaude de la caresse subreptice avec laquelle il avait frôlé sa main avant de filer comme un voleur.


-T'es mignonne, Princesse. Princesse. Princesse, ma petite princesse, toi qui me tiens en laisse, il te faudra savoir ce que tu ne veux voir, je te suis dévoué corps et âme, je dois t'avouer alors ma flamme...
Le poids de Joyama qui s'appuyait à lui comme à une béquille manquait de le faire flancher à chaque pas pourtant, Teru avançait vaillamment, les yeux fixement rivés vers un horizon que ni l'étroitesse des rues bondées, ni la nuit ne laissaient voir librement. Mais lui, il fixait toujours ce même point en face de lui comme s'il était le seul à y voir quelque chose de merveilleux. C'était peut-être cela, qui donnait le courage à Teru d'avancer sans laisser tomber Aoi trop ivre-mort pour marcher seul, même si au creux de son oreille, le souffle alcoolisé du jeune homme l'irritait.
-Princesse, minaudait Aoi d'un ton guilleret comme il sautillait à chaque pas, rendant son poids sur l'épaule du garçon plus lourd encore. Princesse, je t'amène boire, viens avec moi, j'ai plein de choses à te dire, allez, viens, personne ne nous regarde, personne ne saura, ce sera notre petit secret...
Le bout de sa langue est venu titiller le lobe de Teru qui, dans un cri strident, s'écarta du garçon qui manqua de tomber à la renverse avant que Maya et Uruha ne viennent le retenir à temps.
-Toi, a vociféré Teru à l'adresse d'Uruha qu'il pointait d'un doigt accusateur. C'est le tien, non ?
-Le mien ? a répété le garçon, hébété.
-Ne sais-tu pas que lorsqu'un chien ne sait pas se tenir, l'on le tient en laisse ?
-Oh, je crois que j'ai énervé la princesse, a bafouillé Aoi comme il se dépêtrait maladroitement de l'emprise de ses deux amis pour s'approcher de Teru. Allez, Princesse aux cheveux d'argent, tu ne veux pas savoir ? J'ai plein de secrets à te raconter, petite poupée, tu n'aimes pas les secrets, c'est ça ? Non, mais pourtant, vois-tu, dans ce monde, il n'existe pas une seule personne qui vive sans secret, ce qui veut dire que même toi, tu en as...
-Va le faire taire, toi !

Terrifié par cette rage contenue qui laissait planer autour de Terukichi une aura de danger, Atsuaki s'est craintivement approché d'Aoi avant de lui saisir délicatement les poignets pour le forcer à soutenir son regard.
-Aoi, embrasse-moi, a-t-il supplié.
Cette voix plaintive et ces yeux brillants ont su toucher Masahito et Terukichi qui se demandèrent si Uruha faisait vraiment semblant pourtant, peut-être parce que l'alcool refoulait ses émotions, Aoi est demeuré de marbre face à son ami, ou plutôt il semblait trop ailleurs pour pouvoir entendre.
-Embrasse-moi, Aoi, a répété Uruha avec plus d'assurance cette fois.
-Oui, mais, pourquoi au fait ? a-t-il demandé dans un sourire béat.
-Parce qu'il en a marre de t'entendre parler, je dois te faire taire.
-Oui, mais, si c'est moi qui t'embrasse, alors, ce serait un peu comme si je me faisais taire de mon propre chef tandis que si tu le fais toi-même alors, là, l'on pourra dire que c'est toi qui m'as fait taire et ainsi, tu paraîtras fort, tu saisis ?
 

Ce que Uruha saisissait était que s'il était vrai que l'alcool avait le pouvoir de révéler les pensées et sentiments les plus profondément enfouis dans une personne alors, il espérait que ce truisme ne fût qu'une idée reçue comme une autre. Mais était-ce cet état d'ébriété qui avait poussé Aoi à clamer à voix haute son raisonnement, ou bien faisait-il seulement semblant d'être ivre pour se permettre de déblatérer tout ce qu'il voulait dans le but de le déstabiliser ? Mais non, c'était ridicule. Uruha n'avait pas pu compter les verres qu'Aoi avait vidés dans ce restaurant de rue, et ses yeux vitreux montraient à quel point ses paroles échappaient totalement à son contrôle. La moue boudeuse qu'a effectuée Aoi alors qu'Uruha se perdait dans son hésitation a fait ressortir le piercing qu'il portait à la lèvre et à cette vision, la première pensée qui frappa Uruha fut qu'à leur dernier baiser qu'Aoi avait cru lui voler, il n'avait pas senti le contact du plastique contre lui.
-Quand es-tu allé te faire ce piercing ? a-t-il interrogé comme il penchait candidement la tête de côté.
Mais Aoi secouait vivement la tête d'un air effarouché, offrant à ses amis l'impression de voir un chien s'ébrouer en sortant mécontent de son bain.
-Moi, je fais des bisous, et les autres, ils ne m'en font pas.

Il fixait Uruha d'un air pensif pourtant, le vide dans ses yeux révélait que ses réflexions lui faisaient voir toute autre chose. Cette situation a plongé Atsuaki dans un profond malaise, et la gêne de voir les yeux de ses amis rivés sur lui avec inquisition mêlée à l'émotion provoquée par la candeur éméchée de son ami, tout cela l'a poussé dans un seul et même élan tout contre la poitrine d'Aoi qui l'a regardé faire sans rien dire.
Aoi a observé ces cheveux couleur miel, ces mains graciles posées contre sa poitrine, ce visage caché tout contre lui et puis tout ce corps étranger qui se collait en lui, apportant sans le savoir une chaleur diffuse.
Alors, Aoi a doucement refermé ses bras contre ce corps si délicat dont le propriétaire semblait ne plus vouloir le quitter. C'était comme un échange de chaleur, quelque chose qui ne pourrait plus marcher si subitement cet échange prenait fin. Alors, peut-être pour mieux sentir cette chaleur, ou peut-être pour mieux faire sentir la sienne au corps étranger, Aoi a refermé ses bras autour de la forme blottie. Il a tourné la tête vers Terukichi et du bout des lèvres a murmuré :
-Est-ce que je suis obligé de me taire, dis ? Ça, ce n'est même pas un baiser.


Terukichi avait pris son inspiration, s'apprêtant à répondre il ne savait même quoi mais, subitement, son souffle s'est arrêté. Devant lui, il avait cru voir passer, au milieu de tous ces néons criards qui les agressaient de toutes parts dans le but de les attirer dans des endroits de nature plus ou moins douteuse, une lumière qui semblait un peu différente, une lumière qui ne clignotait pas et n'apparaissait pas si vive dans la nuit mais qui, pourtant, n'avait rien de naturel.
Cette lumière était rouge, mais lorsque Terukichi s'est tourné vers la direction que la lumière avait prise, il n'a pu voir qu'une silhouette indistincte courir au loin.

-Attends !
Ils n'eurent pas le temps de réaliser cette voix virile qu'il y eut un choc brutal, et Teru a senti que le bras autour de son cou le relâchait quand un bruit mat s'est fait entendre. Interloqués, les trois amis ont fixé Aoi qui s'était écroulé par terre sous le choc de la collision, et quelle ne fut pas leur surprise lorsqu'ils virent l'homme responsable de cet accident.
Devant eux, Asagi haletait et, l'espace d'un instant, il leur a semblé que l'homme ne les voyait pas tant son esprit était ailleurs. Puis soudainement, comme s'il venait de réaliser l'identité de ceux qu'il avait heurtés, il a poussé un cri :
-Pardon ! Je suis désolé, j'étais pressé et ne faisais pas attention, je...
-Si Aoi a une hémorragie interne à cause de vous, ce sera auprès de ses parents qu'il vous faudra vous excuser, a froidement rétorqué Terukichi comme il se baissait pour soulever péniblement le corps ramolli du garçon.
-Ne faites pas attention à lui, Monsieur le Directeur, est intervenu Maya en s'interposant entre tous deux. Il est effronté et il ne sait pas ce qu'il dit, il a bu et... Non, je veux dire, bien sûr qu'il n'a pas bu, Monsieur le Directeur, personne n'a bu d'ailleurs mais Teru est encore sous le choc, alors veuillez le pardonner pour son arrogance.
-Comment te croira-t-il si tu dis que Joyama n'a pas bu ? a gémi Uruha en désignant d'un air accablé le garçon qui ne tenait sur ses jambes que par la force de Terukichi. Allez, venez, allons-nous-en maintenant.
Uruha est venu prendre par le bras Maya et Teru qui se sont laissés faire sans un mot, mais Uruha a senti une force le tirer brutalement en arrière, entraînant ses amis avec lui. En face d'eux, Asagi les dévisageait de ces grands yeux noirs que les reflets des néons rendaient délicieusement inquiétants.
-Je cherche Kisaki...
 

Il articulait avec peine et de ses lèvres s'échappait une respiration sifflante comme s'il avait couru pendant trop longtemps.
-Kisaki ? a répété Uruha qui n'était pas très sûr d'avoir compris.
-Il est passé par-là, a fait Asagi qui, dans un geste vague de la main, a désigné toutes les directions possibles. Il s'est enfui, je ne sais où, et j'ai peur qu'il fasse une bêtise, je veux dire... La dernière fois, son père m'a prévenu qu'il n'était pas rentré chez lui durant la nuit et il voulait au moins savoir s'il s'était rendu en cours. Je ne veux pas encore de problème avec ce garçon, alors aidez-moi à le retrouver, s'il vous plaît, je vous dis qu'il est passé par-là, vous l'avez forcément croisé, n'est-ce pas ?
-Non, ont répondu en chœur Uruha et Maya le plus sincèrement du monde.
-Oui, moi je l'ai vu.
 

Et comme s'il avait vu apparaître en face de lui le Saint Sauveur, Asagi s'est jeté sur Teru qui manqua en laisser tomber à nouveau Aoi dont les yeux vitreux témoignaient de son parfait état de béatitude.
-Tu l'as vu, Terukichi, est-ce qu'il t'a parlé ?
-Encore heureux qu'il ne l'ait pas fait, a maugréé le garçon que cette situation mettait mal à l'aise. Aoi, bon sang, tu es si lourd...
-Tu es certain que Kisaki ne t'a pas parlé ?
Teru l'a dévisagé, les lèvres obstinément closes, comme il voyait dans les yeux d'Asagi cette lueur d'angoisse qui lui apportait un sentiment étrange. Teru était incapable de définir la nature de ce sentiment alors mais il le sentait là, palpable ,comme si ce sentiment était le cœur qui battait sourdement contre sa poitrine.
-Il y a quelque chose que Kisaki devrait me dire ?
Les yeux d'Asagi se sont étrécis comme s'il tentait de déceler au fond du regard de Teru quelque chose qui semblait l'intriguer.
-Il n'y a rien, a-t-il fini par lâcher sans détacher son regard.
-Teru, pourquoi est-ce que tu ne nous as pas dit que tu avais vu Kisaki ? s'est enquis Uruha d'un ton monocorde.
-Il courait si vite ! Je n'ai pas pu m'assurer que c'était lui mais maintenant, je sais que je ne me trompais pas, et tu vois, même si j'avais voulu rattraper ce parasite, j'aurais été bien en peine de le faire car il filait à une vitesse telle qu'il donnait l'impression de fuir le Diable.

Ce disant, Teru avait porté un regard insistant sur Asagi qui dut se faire force pour soutenir ce regard empli de défiance.
-Vous devez m'aider à le retrouver, je vous en supplie... Il se fait des idées, ce garçon, nous nous sommes rencontrés par hasard à l'hôpital alors il a cru...
-Qu'est-ce qu'il y a de si intéressant à voir, à l'hôpital ? l'a coupé Teru dont la voix exprimait une impatience nerveuse.
-Rien, mon garçon, je veux dire, rien si tu me demandes quoi, mais si tu me demandes qui alors, je te répondrai qu'il y a une personne à voir.

Une ombre d'inquiétude a traversé les yeux de Teru. Un élan de détresse le fit se retourner vers Uruha et Maya qui lui répondirent d'un sourire désolé.
-Il y a un garçon, a expliqué Uruha d'une voix étrange, une voix entrecoupée et étouffée comme s'il essayait de parler dans l'eau.
-Un garçon, a machinalement répété Teru sans vraiment saisir. Tu sais, il y a plein de garçons dans les hôpitaux.
-Pas des garçons comme lui, Terukichi, je veux dire... Un garçon, il était dans notre école, tu sais, et puis du jour au lendemain, sans crier gare, il a disparu de la circulation pour finir quelque part entre la vie et la mort.
Autour de la taille d'Aoi, la main de Teru se resserrait comme si à présent, les rôles s'inversaient et que c'était au tour d'Aoi de soutenir Teru.
-Je suis désolé, je ne pouvais pas le savoir. Comment était ce garçon ? a-t-il fait d'un ton rauque.
Teru s'était adressé à Uruha pourtant, c'est Maya qui lui a répondu :
-Il n'était pas très grand, tu sais, moins que toi encore et puis, il se décolorait les cheveux en blond, et pire encore, il avait la fâcheuse habitude de se montrer en public avec les yeux charbonnés de noir, c'est la raison pour laquelle beaucoup de gens le prenaient pour un voyou pourtant, ceux qui le connaissaient bien pouvaient le dire : il était pur et aimant comme un Ange.

Teru est demeuré silencieux un instant, et s'est mis à observer pensivement Masahito en mâchouillant inconsciemment sa lèvre inférieure. Il semblait tellement déconnecté de la réalité que ses amis se sont demandés comment gardait-il malgré tout la présence d'esprit de canaliser toutes ses forces pour continuer à soutenir Aoi.
-Moi, je ne crois pas aux Anges.

Personne ne lui a répondu. Il avait lâché cela avec une colère pareille à celle de quelqu'un qui aurait lancé des invectives. Teru a commencé à tourner les talons, faisant signe à ses amis de le suivre, quand une voix les a arrêtés.
-Bien sûr que tu ne crois pas aux Anges.
Ils se sont immobilisés alors, car entendre Aoi s'exprimer d'une voix qu'il s'efforçait de faire paraitre claire leur paraissait aussi invraisemblable que l'éveil soudain d'un mort.
-Tu ne peux pas croire aux Anges, a répété Aoi qui rivait un regard éteint sur le sol. Les Anges, personne ne peut les voir car même à supposer qu'ils existent alors, le propre des Anges est de vivre au Paradis, n'est-ce pas ? C'est la raison pour laquelle nous n'avons aucune chance d'en rencontrer sur Terre.

Silence. Timidement, Asagi s'approche de Teru pour lui proposer tout bas son aide et, après un instant d'hésitation comme si léguer Aoi aux mains de cet homme pouvait être dangereux, le garçon a fini par lui céder l'adolescent qui s'est laissé appuyer contre Asagi sans la moindre gêne.
-Mais, d'une manière ou d'une autre, lui, c'est quand même un Ange.

Sous les yeux interloqués des trois adolescents, Aoi a passé ses bras autour du cou d'Asagi pour venir confortablement poser sa joue au creux de son épaule. Ainsi collé à lui avec les yeux fermés, il faisait presque penser à un jeune enfant endormi dans les bras bienveillants de son père, mais un jeune enfant qui parlait dans son sommeil.
-Alors, puisque c'est un Ange, il ne peut pas déroger à la règle, vous comprenez ? Parce qu'il n'a rien à faire au milieu des humains corrompus et salis, s'il ne retourne pas à son Paradis natal alors, il ne sera plus un Ange et pour éviter qu'un tel drame n'arrive, il devra y retourner et pour cette raison, que l'on le veuille ou non, il est obligé de mourir.


-Cet homme est le pire de tous.
Il était plus de minuit déjà quand il est arrivé face à la grille de sa maison.
Il était plus de minuit, les étoiles avaient déserté le ciel et en plus de cela, le silence qui enveloppait le quartier trop calme avait quelque chose de foncièrement inquiétant. La nuit était totale, parce que cet endroit semblait si perdu, quelque part au milieu de Tôkyô presque comme un monde parallèle, que personne n'avait semblé songer à y installer des lampadaires et, au loin, les miaulements plaintifs de chats errants ressemblaient à de macabres appels au secours.
Il y avait tout cela alors, qui eût donné à n'importe quel étranger l'envie de s'enfuir en courant pour échapper à cette atmosphère oppressante pourtant, lorsque Teru a entendu cette voix surgie de nulle part, il n'a pas ressenti la moindre peur, ni même de la surprise. Comme si dès le début, il avait senti qu'il trouverait un intrus accroupi contre le muret qui ceignait sa maison, blotti dans l'ombre.
-Je suis désolé, a murmuré Terukichi comme si l'ambiance intime de la nuit l'incitait à la confidence. Mais, autour de moi, des hommes qui sont les pires, il y en a plein. Donne-moi ton téléphone.

Circonspect, Kisaki le lui a pourtant donné sans un mot et a compris alors, peut-être avec une pointe de déception, que tout ce que Terukichi voulait faire avec ce téléphone était de s'en servir comme lampe de poche pour éclairer le fond de son sac de cours afin d'y trouver son trousseau de clés.
-Je ne peux pas sonner chez moi, tu comprends. Si mes parents voient à quelle heure je rentre enfin, je suis fini.
-Tu ne sais pas, toi ? a renchéri Kisaki sans cacher qu'il n'avait rien écouté. Le pire d'entre tous, je pense que c'est le Directeur, tu sais. C'est même sûr, il n'y a pas que moi qui le dis, mais les autres aussi.
-Toi et les autres, vous allez bien ensemble, entre parfaits imbéciles.
-Pardon ? Écoute, je ne sais pas d'où te vient cette arrogance, mais je te conseille de calmer tes ardeurs si tu ne veux pas finir persécuté dans cette classe. Toi, l'on dirait que tu brûles de haine au fond de toi, mais laisse-moi te dire que si tu dois avoir la haine contre quelqu'un, alors c'est contre lui qu'il faudrait l'avoir.
-Ce Directeur incompétent ?
-Il n'y aurait pas de problème s'il était juste « incompétent » a craché Kisaki dans une grimace d'agacement. Mais lui, dis, il est bizarre, très bizarre même, je veux dire qu'il est du genre dangereux. D'ailleurs, tu ne m'as même pas demandé pourquoi est-ce que je suis ici, tu ne veux pas le savoir ?
-Je ne veux pas savoir pourquoi est-ce que tu es ici, mais comment est-ce que tu y es arrivé. Je ne t'ai jamais dit où j'habitais, n'est-ce pas ?
-Je ne crois pas... a-t-il bougonné avec hésitation. Mais à vrai dire, je ne me souviens pas comment est-ce que je l'ai su.
 

Cela sonnait tellement faux que Teru a préféré se dire qu'il avait volontairement donné l'impression de mentir pour ne pas le laisser croire qu'il avait quelque chose à cacher. Par « je ne me souviens pas comment est-ce que je l'ai su », Kisaki signifiait qu'il s'en souvenait parfaitement et que Terukichi était libre de s'en enquérir. Et pourtant, parce qu'il avait senti cette sorte d'impatience et d'anxiété dans la voix de Kisaki, Teru a préféré se taire.
-Alors, pourquoi est-ce que tu es là, au final ?
Dans le noir, Teru a entendu un soupir qui semblait être du soulagement.
-Je voulais te prévenir, toi. Tu vois, je sais bien que la première fois que nous nous sommes vus, nous nous sommes disputés et que je n'ai pas été très tendre, mais tu sais, je ne te déteste pas, d'ailleurs, le jour où tu es arrivé, je t'avais vu par la fenêtre du premier étage. C'était en pleine heure de cours mais j'étais dans les couloirs à ce moment-là car Yuki m'amenait chez le Directeur, et soudainement j'ai vu arriver cette personne curieuse qui portait des cheveux argentés. C'était toi, et sur le coup, j'ai vraiment pensé que nous pourrions devenir amis, entre excentriques, tu vois. J'ai pensé cela mais au final il s'avère que tu ne sois pas aussi excentrique que tu n'en as l'air, je veux dire, toi, ta marginalité, mis à part dans la couleur de tes cheveux, elle ne transparaît pas dans ton comportement, c'est, comment dire... Comme si tout ce que tu contenais d'étrange et particulier était refoulé au plus profond de toi et que toi et toi seul pouvais savoir ce que tu caches tout au fond, tu comprends ?

Le silence perplexe qui a précédé ce soliloque enfiévré a plongé Kisaki dans un profond malaise comme il sut alors que ce que Teru était sans doute en train de comprendre, à cet instant, était que Kisaki était fou.
-Bref, a-t-il ajouté d'un ton maladroit. Ce que je voulais dire simplement est que je ne te déteste pas malgré tout et pour cette raison, comme tu es nouveau dans notre lycée, je me suis dit que je devais t'avertir.
-M'avertir ?
Au loin, un miaulement infini de chat a retenti, pareil à la plainte d'un loup qui hurle à la mort et à nouveau, le silence a enveloppé les deux garçons. Dans l'obscurité totale, Terukichi ne distinguait Kisaki qu'à la lueur que ses yeux émanaient.
-Je te le dirai si tu me laisses dormir chez toi ce soir.

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