Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Septième

Juliet


Les bras croisés sur sa poitrine, transi par le froid que la nuit perpétrait malgré le mois de mai, Kisaki trépignait encore au milieu du jardin lorsqu'enfin, derrière la porte, il a entendu des bruits de pas précipités dévaler les marches de bois avant de voir enfin la porte s'ouvrir sur la silhouette de Terukichi.
-Je suis désolé, j'avais quelque chose à faire avant de te laisser entrer. Viens.
Sans un mot, les deux adolescents ont gravi les escaliers sur la pointe des pieds,  et ce n'est que lorsqu'ils arrivèrent dans la chambre du garçon et que la lumière fut que Kisaki poussa malgré lui un cri d'émerveillement :
-Ta chambre est extraordinaire !
Désappointé, Terukichi a observé en silence Kisaki qui, comme un enfant, avait couru se jeter à plat ventre sur le haut lit à baldaquins qui trônait au milieu des murs bleus et or.
-Si tu fais tout ce boucan, mes parents vont se réveiller.
-Pardonne-moi, fit-il qui ne se sentait pas désolé du tout alors qu'il se tortillait à la manière d'une anguille sur les draps blancs de satin. J'ai entendu dire que Aoi t'appelait « Princesse », mais ce n'était pas une blague, tu as vraiment la chambre d'une princesse ! Dis, ce lit est immense, tu me laisseras dormir à côté de toi, pas vrai ?
-Qu'est-ce qu'il a fait, Asagi ?
-Pardon ?
 

Kisaki s'était brusquement redressé et l'euphorie présente un instant plus tôt sur son visage avait déserté sans laisser de trace.
-Tu m'as dit que si je t'invitais, tu m'avertirais de quelque chose, à répété Terukichi avec impatience. Toi qui sembles détester Asagi, tu faisais allusion à cet homme, n'est-ce pas ?
-Je te dis que ce n'est pas moi qui déteste Asagi, c'est le cas de tout le monde dans cette école, parce que tu sais, Asagi, personne n'ignore que tout ce qu'il attend est de pouvoir accuser Yuki des pires maux afin de le renvoyer, mais il se trouve qu'en agissant ainsi, le Directeur se mettrait toute l'école sur le dos car tu sais, Yuki est vraiment aimé, ici.
-Donc, tu es en train de me dire que je dois me méfier d'Asagi parce qu'il ourdit le dessein de renvoyer Yuki, a conclu Teru avec condescendance. Pardonne-moi mais je ne vois pas très bien ce que j'ai à voir là-dedans.
-Mais tu sais, Terukichi, je ne crois pas que ce soit par hasard si,  en me rendant à l'hôpital comme je le fais toutes les semaines, j'y ai croisé Asagi.
Teru a levé les yeux au plafond d'un air exaspéré pourtant, il a fini dans un soupir résigné par venir s'asseoir aux côtés du garçon.
-Cette personne que tu vas voir à l'hôpital, Kisaki, qui est-ce ?
-Je suis désolé... Je ne peux pas le dire.
-Pourtant, l'autre jour, lorsque nous avons marché ensemble,  tu m'as laissé t'accompagner jusque-là et tu ne semblais pas inquiet à l'idée que je te pose cette question.
-J'étais persuadé que tu ne me la poserais pas, Teru. Parce que je suis certain que tu sais mieux que quiconque que nous avons tous un secret.
 

Entendre d'un murmure mystérieux les mots que lui avait déjà adressés Joyama d'une voix claire a écrit sur la peau de Teru les brailles d'un frisson, comme si à travers Kisaki, c'était le fantôme de Joyama qui le hantait.
-Mais tu sais, Terukichi, lorsqu'en arrivant dans sa chambre j'ai vu qu'Asagi se trouvait déjà au pied de son lit, je n'ai pas pu rester un seul instant. Je viens le voir si souvent, pourtant, et si je le pouvais, je resterais à son chevet jours et nuits mais malgré ça, lorsque j'ai vu que cet homme était-là, une haine brûlante est montée en moi alors, pour ne pas céder au désir brutal de réduire cet homme en pièces, je suis parti en courant. J'ai couru encore et encore sans me rendre compte à quel point je m'éloignais et c'est à ce moment-là que tu m'as vu, Terukichi. Je suis désolé de ne pas m'être arrêté. J'avais peur d'arrêter de courir, je ne voulais pas qu'Asagi me rattrape.
-Toi... as murmuré Teru, levant ses yeux brillants vers le lustre qui scintillait de mille éclats. Toi, Asagi, tu le détestes vraiment, pas vrai ?
-Bien sûr que je le déteste ! s'est-il défendu avec hargne. Mais pose cette question à Joyama, Masahito ou Atsuaki, ils te diront tous la même chose ! Asagi est un être abject!
-Mais ce que tu me dis, Kisaki, me donne l'impression que tu me caches des choses.
-Pardon ?

Sans répondre, Teru s'est allongé sur le matelas et alors, il s'est mis à tendre les bras et avec ses mains, a accompli des gestes qui, sur les murs,  formaient des ombres chinoises qu'il ne quittait plus des yeux. À la fois fasciné par ce spectacle mystérieux et déstabilisé par l'apparente indifférence de son ami, Kisaki l'a observé faire, le cœur serré.
-Tu dis haïr Asagi parce qu'il souhaite renvoyer Yuki mais même si cela est vrai, ce n'est pas la seule raison, pas vrai ? Moi je pense... qu'un secret t'obsède, Kisaki.


Silence. Si Kisaki ne détachait plus son regard de la grue battant des ailes qui se dessinait sur le mur, c'était parce que cette fois, il ne voulait pas tourner la tête et laisser voir à son ami l'humidité dans ses yeux.
-Toi, Kisaki, si tu hais Asagi à ce point en te servant de cette excuse, c'est pour cacher qu'en réalité, il y a une chose bien plus grave dont tu ne veux pas parler. Une chose qu'Asagi aurait commise, une chose comme un crime.


 
Depuis le couloir parvinrent des bruits de pas étouffés comme des chaussons traînant sur le parquet, et Kisaki s'est raidi, figé dans sa terreur, jusqu'à ce qu'après une éternité, les bruits de pas -était-ce le père ou la mère de Teru, il l'ignorait- ne disparaissent enfin.
Mais ce qui fut l'angoisse de Kisaki a laissé place à un sentiment bien plus terrible encore. Une terreur brusque qui s'ancra au plus profond de lui comme si elle n'allait plus jamais repartir au moment où le rire démentiel de Teru a retenti. Et ce rire-là, s'est dit Kisaki comme son cœur s'arrêtait de battre, ce rire-là n'était pas le rire qu'un adolescent innocent pouvait avoir.
-Qu'importe à quel point tu le crois, Kisaki ! Parce que tu ne sais pas, toi, personne ne sait rien, et moi je le sais, tu vois, je sais que quoi qu'il ait pu arriver dans cette école de malheur, Asagi n'est pas le coupable !


« Qu'est-ce que tu en sais, toi ? »

Ce sont les mots que Kisaki aurait voulu prononcer mais lorsqu'il a entrouvert les lèvres, seul un râle presque inaudible en est sorti. Alors sans rien dire, et pour échapper au rire tétanisant de Teru, il a plaqué ses mains sur ses oreilles et d'un regard fiévreux a observé toute la pièce jusqu'à ce qu'à travers sa vision brouillée par les larmes, quelque chose ne retienne son attention. Quelque chose qui, sur le mur bleu en face de lui, contrastait tant qu'il s'est demandé comment avait-il pu ne pas le remarquer dès le début. Cette marque de forme rectangulaire, beaucoup trop claire par rapport au reste du mur, comme si la peinture bleue avait volontairement contourné cette espace pour en former un cadre.
Oui, un cadre.
Kisaki a penché la tête de côté et à côté de lui, c'était comme si les rires malades de Teru n'existaient plus. Un cadre. Comme si sur ce mur s'était trouvé durant des années le cadre d'une photographie que l'on aurait retirée.
Et l'espace d'un instant, une image a surgi à l'esprit de Kisaki mais, avant même que sa conscience n'ait le temps de la saisir, elle est partie comme elle était venue ; dans un éclair.
-Terukichi, tu dois partir de cette école. Parce que, tu sais, au final les choses pourraient devenir bien trop dangereuses.

Comme s'il avait prononcé là la formule qui mettait fin à l'enchantement, le rire de Teru a disparu et alors, les deux garçons ont écouté les échos de l'orchestre disharmonique s'évanouir dans le vide. Sans savoir pourquoi, Kisaki continuait de pleurer pourtant, nulle tristesse ne l'habitait à ce moment-là, et parce qu'il se sentait vide, il ne comprenait pas ce qui pouvait le faire pleurer alors. Le vide, puisqu'il est le vide, est inoffensif et ne peut atteindre personne, pourtant ce vide à l'intérieur de lui était différent, comme s'il n'était pas vraiment un vide mais un sentiment qui se déguisait en vide. En réalité, Kisaki se sentait vide de lui-même et empli par autre chose, comme par le fantôme d'un être qui se servait du corps des autres pour s'exprimer.
Mais s'exprimer à nouveau, Kisaki en était bien incapable tant sa gorge était serrée alors, il a baissé des yeux inquisiteurs vers Teru mais celui-ci avait clos les paupières et avec elles, c'est son cœur aussi qu'il avait fermé.
-Alors, a pourtant entendu murmurer Kisaki, si les choses deviennent dangereuses, je deviendrai dangereux à mon tour.

-Je suis rentré, Maman.
Chaque soir, Maya répétait la même phrase lorsqu'il pénétrait le seuil de sa maison et chaque soir, il se voyait répondre par le plus clair des silences. Il savait que tous les jours à cette heure-là, sa mère prenait son bain et que puisqu'un étage séparait la salle de bain du perron, elle ne pouvait pas l'entendre, malgré l'écho retentissant qui emplissait l'immense hall d'entrée. Sans réitérer, Maya s'est avancé, laissant négligemment ses chaussures sur le carrelage ciré et, lentement, s'est mis à gravir les marches en marbre de l'escalier en colimaçon. Passant devant la salle de bain, il remarqua avec étonnement alors que celle-ci était vide et brusquement des éclats de rire féminin l'ont surpris. Masahito a fait volte-face, tétanisé, avant de se diriger vers la porte à travers laquelle lui parvenaient ces éclats de rire.
-Maman ? a-t-il timidement appelé en s'avançant dans la pièce. Maman, je viens de te ramener le courrier, tu n'étais pas allée le chercher depuis trois jours.
Parce que la lumière vive de fin d'après-midi se propageait en filtrant à travers les rideaux fins des fenêtres qui occupaient toute la longueur du mur, Maya a mis un temps avant de s'habituer à cette violente clarté et d'apercevoir que, sur le canapé de cuir noir où elle était assise, sa mère n'était pas seule.
-Chéri !
Masahito a entendu un cri de joie suivi des claquements rapides des talons sur le sol, et c'est dans une indifférence apathique que Maya s'est laissé étreindre dans les bras de sa mère, laissant les effluves de roses engourdir sa conscience.
-Masahito, regarde qui est là, c'est une belle surprise, non ?! C'est Monsieur Sakurai ! Atsushi Sakurai, ne me dis pas que tu ne te souviens pas de lui ! Il était ton professeur de sport au collège, et il se trouve qu'il est venu emménager aujourd'hui dans notre quartier !
-Bonjour, Masahito.
 

C'est un homme de grande taille et dont les bras nus laissaient deviner tout un corps mince mais musclé qui s'avança vers lui dans un sourire rayonnant. Ce sourire si confiant que Masahito connaissait bien, un sourire qui, de par son assurance et son insouciance, en était presque intimidant. Lorsque l'homme lui a tendu la main, Masahito en a presque regretté le corps de sa mère collé contre le sien car alors, il ne se sentait plus que comme un chaton nu et sans défense face au loup qui venait d'apparaître.
C'est pourtant avec une douce voix humaine que le loup a déclaré :
-Je suis content de te revoir, Masahito.
Mais s'il devait être heureux ou effrayé, Masahito ne le savait pas, il ne le savait plus et, prisonnier au milieu du chaos que semaient les pensées en désordre dans son esprit, le jeune homme a tourné les talons sous les yeux interloqués des adultes, et ce n'est qu'une fois qu'il a senti le contact de l'asphalte sous ses pieds qu'il a réalisé qu'ils étaient nus.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Un bourdonnement sourd a extirpé Uruha de son sommeil et, dans un gémissement encore endormi, il a aveuglément tâtonné sur sa table de chevet avant de saisir le téléphone maudit, cause de son pénible réveil, qui continuait à sonner sans prêter attention au regard haineux de son possesseur.
-Pourquoi est-ce que tu sonnes déjà à cinq heures du matin ? a-t-il murmuré dans les vapes. Ce n'est pas l'heure à laquelle tu es réglé.
Mettant fin à cette vibration, il s'est enfoui sous les draps et moins d'une minute était passée avant qu'il ne se réveille à nouveau en sursaut.
-Quel est le problème avec ce satané téléphone ? a-t-il gémi.
C'est lorsqu'enfin ses yeux furent habitués à la luminosité de l'écran qu'il put lire en caractère noir que ce qu'il prenait pour une alarme de réveil était la sonnerie d'un appel.
-Masahito ? a-t-il bafouillé en décrochant avec panique.
-Dis, Atsuaki...
Uruha a plaqué une main sur son oreille libre, car alors la voix de Masahito était si faible à travers l'appareil qu'il pouvait à peine l'entendre.
-Maya, est-ce que tu vas bien ? s'est-il enquis, le cœur battant.
-Atsuaki, je suis en bas de chez toi, faisait le murmure éthéré.
-Mais qu'est-ce que tu...
-Atsuaki, je suis désolé, est-ce que tu peux m'apporter des chaussures ? Je ne peux pas rentrer chez moi et je ne pourrai pas aller à l'école comme ça.
-Des chaussures ? Mais qu'est-ce que tu racontes, Maya, pourquoi est-ce que tu es...
-Viens vite, je dois partir, je crois qu'ils me cherchent.
Une série de sonneries a retenti contre l'oreille d'Uruha avant que le garçon ne sorte subitement de sa torpeur et n'échappe en trombe de sa chambre pour courir jusqu'au perron. Lorsqu'il a ouvert la porte, il a guetté dans la pénombre, la poitrine oppressée par l'angoisse, avant de voir enfin Masahito qui se tenait agrippé à un poteau comme s'il avait peine à tenir debout.
-Mon Dieu, Maya, qu'est-ce que tu as fait ?
Il a couru à lui pour le rattraper à temps avant que le garçon ne s'effondre sur le sol.
-Maya, chuchotait doucement Uruha en caressant de ses gestes enfiévrés les joues de son ami. Maya, qu'est-ce que tu as, ton pied... Qui est-ce qui t'a blessé ?
-Ce n'est personne, Atsuaki, je n'ai pas fait attention en courant, j'ai marché sur un tesson de bouteille, Uruha, je suis odieux, j'ai laissé ma mère... Je me suis enfui et j'ai laissé ma mère avec Atsushi Sakurai, qu'est-ce que je vais faire ?
-Atsushi... a-t-il répété, creusant des rides de concentration sur son front. Atsushi, Atsushi... Maya, de quoi est-ce que tu parles ?
-Tu ne peux pas l'avoir oublié, Atsuaki, tu étais attiré par lui à l'époque du collège !
-Mais qu'est-ce qu'il vient faire dans cette histoire ? Et d'ailleurs, Maya, c'est quoi l'histoire ?
-Il est notre nouveau voisin ! Il est venu aujourd'hui rendre visite à ma mère pour la saluer, Atsuaki, pourquoi est-ce que tous ces malheurs ne tombent que sur moi ? C'est une malédiction, Uruha, cet homme était la dernière personne que je voulais revoir et à présent, parce que je suis incapable de l'affronter, je l'ai laissé seul avec ma mère et quelque chose de grave peut arriver !
-Tu délires, Maya, calme-toi, regarde-moi, Maya, mon Maya, là...
Il a essuyé délicatement les larmes qui coulaient sur les joues du garçon, plongeant ses yeux dans les siens comme il murmurait une succession de mots doux dans le but d'apaiser ses angoisses.
-Tu n'as pas de souci à te faire, Masahito, Atsushi Sakurai... Il est un homme gentil, tu n'as pas à t'inquiéter pour ta mère, Maya, tu as été bien trop affecté par ce qui s'est passé il y a deux mois, tu...
-Je ne te parle pas de ça ! S'il dit tout à ma mère alors, je vais mourir !
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 

Il avait hurlé avec une telle violence sans même s'en rendre compte qu'au loin, un aboiement enragé de chien se fit entendre, et terrifié à l'idée d'éveiller l'attention sur eux, Uruha a saisi Maya et s'est précipité tant bien que mal à l'intérieur de la maison dont il claqua la porte avec soulagement.
-Si mes parents ne se réveillent pas avec cela, alors Dieu existe, a soufflé Uruha comme ils montaient avec précaution les escaliers.
Était-ce Dieu, ou la chance, ils sont arrivés sans encombres dans la chambre du garçon pour laisser Maya s'affaler sur le lit défait.
-Je suis désolé, c'est assez petit et en désordre, et je n'ai pas de deuxième futon, alors ça va être compliqué pour dormir mais ne t'inquiète pas, je... Oh mon Dieu Maya, ton pied !
Il est sorti en trombe de la chambre avant de revenir armé d'une trousse à pharmacie d'un air assuré, mais lorsqu'il l'ouvrit, un air penaud passa sur son visage.
-Comment dire... Je ne sais absolument pas ce que je dois faire pour ça.

Sans un mot, Maya lui arracha la boîte des mains et entreprit sous le regard intrigué de son ami de s'improviser son propre secouriste, désinfectant longuement la plaie profonde de laquelle le sang s'écoulait à flots et, lorsque la pression du coton imbibé sembla momentanément calmer le saignement, il fouilla dans la boîte avant d'en sortir un sachet marqué de pansements stériles. C'est avec une parfaite assurance qu'il saisit un rouleau de bandage et, après avoir précautionneusement déposé le pansement sur sa blessure, déroula le bandage dans un premier tour diagonal et recouvrit ainsi son pied de plusieurs couches, augmentant tour à tour la largeur du bandage. Lorsqu'enfin tout fut fixé, Masahito étendit son pied bandé devant ses propres yeux admiratifs.
-Masahito, c'est formidable, tu es ton propre super-héros ! s'exclama Uruha avec emphase.
-Ne t'emporte pas tellement, répondit-il dans un rire gêné. Je n'ai aucun mérite, tu sais, je passe tellement de temps à l'infirmerie pour sécher les cours... Il y a un recueil de techniques de secouristes, là-bas, alors quand je m'ennuie, je n'ai rien d'autre à faire que de le lire.
-Alors c'est cela, concéda Uruha qui ne perdait rien de son emphase. Dis, Masahito... Si tu avais si peur qu'Atsushi parle de certaines choses à ta mère alors, pourquoi les avoir laissés seuls ?
-Je l'ignore, tu sais...
Il s'est tu, les yeux dans le vague comme il semblait profondément plongé dans ses réflexions, et ce n'est qu'après de longues minutes de silence qu'il a levé vers Uruha un visage exténué.
-Je ne sais pas, a-t-il soupiré d'une voix atone. Au début, je crois que je n'ai pas pensé à ça... À ce que je faisais, aux conséquences de mes actes, à la surprise et la gêne qu'ils ont pu ressentir, et je crois qu'à ce moment-là, je n'ai pas vraiment pensé à ce qu'il pourrait advenir en mon absence. Tout ce que je sais est que sur le coup, lorsque je l'ai vu qui me souriait comme si de rien n'était, j'ai commencé à sentir une angoisse intense me gagner et alors, quand il s'est approché de moi, je l'ai vécu comme une menace, tu vois, cet homme, je voulais l'oublier, définitivement, je voulais vraiment tout faire pour oublier Atsushi Sakurai, mais pas lui seulement, j'aurais voulu oublier tout ce qui de près ou de loin pouvait me rappeler cette époque alors, lorsque je l'ai vu avancer vers moi, c'était comme si c'était mon passé qui venait me provoquer.  Alors subitement, j'ai pris peur et quand j'ai réalisé ce que je faisais, j'étais déjà loin dehors.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu t'es incroyablement bien débrouillé, a fait remarquer Aiji comme il terminait d'enrouler le bandage autour du pied de Masahito. C'était du bon travail, mais dans un premier temps, j'aime mieux que tu me laisses changer cela tous les jours.
Lorsqu'Aiji s'est redressé, il a fait face au regard interloqué de Masahito.
-Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça ? s'est enquis l'infirmier d'un air d'inquiétude.
-Mais, vous venez de dire qu'il fallait changer mon bandage tous les jours.
-Bien sûr, a-t-il renchéri en désignant d'un geste maladroit le pied du garçon. Je ne sais pas comment tu t'es fait cette blessure, mais la plaie est étonnamment profonde, cela va mettre du temps avant de cicatriser.
-Oui, mais d'une certaine manière, c'est comme si vous me corrompiez, Monsieur.
-Je te demande pardon ?
-Mais, cela... En fait, vous m'avez clairement laissé entendre que je devais revenir tous les jours à l'infirmerie pour que vous changiez mon bandage.
Ils se sont intensément dévisagés, l'un impavide, l'autre plongé dans un trouble profond et à la fin, trop écrasé par ce puissant malaise, Aiji a fini par détourner le regard et tourner le dos en traînant avec lassitude ses pieds sur le sol.
-Je ne veux pas savoir à quoi tu penses, Masahito, a-t-il articulé dans un soupir, mais quoi qu'il en soit, tu peux très bien le faire toi-même si tu préfères.
-Bien sûr que non, Aiji... Je veux dire Monsieur Misui, moi, ça ne me gêne pas de venir, mais comment dire... Mes professeurs commencent à trouver étrange que j'aille si souvent à l'infirmerie et de plus, compte tenu de ce qu'il s'est passé le jour où le Directeur a trouvé ce sachet de poudre, je ne veux pas prendre de risques supplémentaires. Je m'étais résolu à contrecoeur à ne plus venir ici et ne voilà-t-il pas que vous me dites de venir chaque jour. Cela ne ressemble-t-il pas à une mauvaise plaisanterie ? Vous savez, si le Directeur s'en rend compte, vous risquerez d'avoir des ennuis par ma faute.
-J'ai déjà des ennuis par ta faute.
Le ton d'Aiji manquait étrangement de colère et de conviction pourtant, cela a suffi pour déstabiliser Maya qui s'est tu, penaud.
-Ne t'inquiète pas pour moi, Asagi ne pourra pas me renvoyer.
-Il le pourra, tout comme il réussira à renvoyer Yuki tôt ou tard. Vous devriez connaître cet homme mieux que moi, Monsieur Misui : il est tant corrompu qu'il n'est plus que capable de voir en les autres son propre démon qu'il y transpose. Parce qu'Asagi a le regard noir et mauvais, c'est ainsi qu'il voit le monde et pour cette raison, Monsieur, n'importe qui est susceptible d'être en danger à partir du moment où ce monstre a posé les yeux dessus, parce que son regard est si sali qu'il est capable de souiller même un Ange !
-Qu'est-ce que tu peux en savoir, espèce d'arrogant ?! a explosé Aiji dans un volte-face nerveux. Comment peux-tu te permettre devant un adulte de dire ainsi du mal du Directeur ? Tu crois que je ne peux rien dire ? De toute façon, il ne pourra jamais souiller un Ange comme tu le crois, Masahito, parce que les Anges, ça n'existe pas et c'est bien pour cela que cet homme a raison de guetter le mal là où il menace !
-Où donc est-ce que le mal menace ?! Dites-le moi, Monsieur, ce n'est pas dans cette école, pas dans cette école, Aiji...
-Qui t'a autorisé à être si familier envers moi ?!

L'homme explosait, les nerfs tendus à un point tel qu'il semblait prêt à le frapper. Malgré la peur qui s'est trahie à travers son visage, Maya est demeuré immobile tandis même que l'homme s'approchait de lui, menaçant.
-Ne m'appelle pas par mon prénom, Masahito, et puisque c'est toi-même qui as laissé si bien entendre que mes actes pouvaient être mal vus par le Directeur, alors va t'en !
-Arrêtez de me hurler dessus, Monsieur, gémissait l'adolescent que cette colère démesurée terrorisait. Je suis en train de vous dire qu'il n'y a aucune raison de voir le mal dans cette école, Monsieur, tout le monde ici se trompe, vous êtes d'accord avec moi, n'est-ce pas ?
-Alors que fais-tu de ce qui s'est passé il y a deux mois ?
 

Assis sur le lit, Maya a reculé jusqu'à s'acculer au coin du mur, se repliant dans une position fœtale instinctive. Cette violence et cette agressivité en Aiji étaient parties aussi brusquement qu'elles étaient venues pourtant, le regard que posait l'infirmier sur lui à ce moment-là était bien plus effrayant encore, comme si toute la détresse et l'angoisse contenues dans ses yeux brillants se transmettaient jusqu'à l'intérieur du garçon.
-Vous voulez me faire marcher, Aiji.
La voix de Maya est partie dans un enrouement incompréhensible comme sous le poids des sanglots montants sa gorge se resserrait.
-Alors, vous prenez sa défense, Aiji, vous pensez qu'Asagi a raison et vous voulez que Yuki soit renvoyé...
-Non, Maya, s'est défendu Aiji comme il se sentait flancher face à la détresse du garçon. Calme-toi et écoute-moi, tout ce que je veux c'est comprendre...
-Vous ne voulez rien comprendre du tout, vous, l'a coupé le garçon de sa voix chargée de rancœur. Vous ne voulez rien comprendre parce que vous êtes présomptueusement persuadé d'avoir compris mais en réalité, vous êtes comme les autres, vous êtes le pire, dès le début vous agissez comme si vous vouliez défendre Yuki mais en réalité, vous jouissez d'avance du jour où il aura perdu car c'est tout ce dont vous êtes capables, vous mais les autres aussi, de vous réjouir du malheur des autres et tant pis si ce sont des innocents, vous êtes méprisable autant que vous êtes méprisant, Aiji, et vous ne pouvez pas savoir quelle haine j'ai contre moi-même de vous avoir fait aveuglément confiance, pensant que vous étiez quelqu'un de sensé et gentil, mais au final, si vous prenez un Ange pour un démon, c'est parce que l'Ange est par nature votre ennemi et alors, le démon, c'est vous.
 
 
Il l'avait vu venir depuis plusieurs secondes déjà et pourtant, Masahito n'a pas cherché à fuir lorsqu'il a su que le coup allait s'abattre sur lui. Aiji a regardé sa main, cette main qui avait blessé sa joue et portait des traces humides de ses larmes tandis que, prostré contre le mur, Maya sanglotait en silence.
-Votre rôle est de soigner les gens, alors pourquoi est-ce que vous les frappez ?
-Sors d'ici, Masahito.
-Je ne le veux pas.
-Sors d'ici ! Tu n'as jamais eu rien à faire ici alors si tu ne veux pas aller en cours, tu n'as qu'à rester enfermé dans ta chambre à te droguer comme un rebut de la société !
-Je le ferais si je le pouvais, figurez-vous ! a-t-il explosé dans sa rage. Pauvre fou, vous n'êtes qu'un fou, un paranoïaque, un névrosé, un animal, un...
Cette fois, il eut le vif réflexe de protéger son visage de ses mains, pourtant Aiji n'eut d'autre geste envers lui que de saisir ses joues entre ses mains pour le forcer à soutenir son regard. Parce que ses yeux couleur miel étaient peut-être trop clairs pour supporter ce regard sombre, Maya a de nouveau laissé poindre les larmes dans ses yeux comme pour les cacher derrière un rideau d'eau.
-Va t'en, Masahito. Il ne sert à rien de discuter aujourd'hui alors, s'il te plaît, retourne en cours avant de nous attirer des ennuis.
-Puisque Yuki est si dangereux, pourquoi est-ce que vous m'obligez à retourner dans sa classe ?
 

Silence. Aiji lâche le visage du garçon et se laisse lourdement affaler à ses côtés, exténué. Il a longuement passé ses mains sur son visage comme pour détendre tous ses traits tendus par la nervosité mais en réalité, il se cachait pour ne laisser l'adolescent voir sa fatigue.
-Dites-moi, a fait timidement la voix du garçon. Je veux savoir pourquoi est-ce que vous êtes incapable de lui faire confiance. Ce qui s'est passé, il y a deux mois... Personne n'a jamais pu avoir la preuve de qui en est le véritable responsable. Malgré tout, ils n'ont pas hésité à faire porter la faute sur Yuki tandis qu'avant ce jour, tout le monde avait confiance en lui. L'on s'accordait tous à dire qu'il était un homme généreux, un professeur patient et indulgent comme il en existe peu de nos jours, et juste parce que ce jour-là, cet accident s'est produit, juste parce que cet homme a eu la malchance d'être au mauvais endroit au mauvais moment, l'on se permet de le désigner aussitôt comme coupable ? Alors même que vous n'avez aucune preuve, vous rêvez tous d'en construire une pour pouvoir le renvoyer la conscience légère mais pourtant, Aiji, vous n'avez pas le droit de faire ça, ce n'est pas à un innocent de payer pour les erreurs des autres, parce que ce qui est arrivé était une erreur, oui, la plus terrible des erreurs, malgré tout ce n'était pas la sienne. Et pour voir le mal là où il n'y en a pas, je vous méprise et vous hais tous.
-Tu ne sais rien du mal, Masahito. Tu n'es qu'un gosse bercé par tes illusions, tu ne veux juste pas voir la réalité en face parce que tu veux encore croire en la possibilité de vivre dans un monde pur et exempt de défauts mais Maya, le monde n'a jamais été comme ça et il serait temps pour toi d'ouvrir les yeux.
-J'ai vu le mal de beaucoup plus près que vous ne le pensez.
 

Comme s'il avait inconsciemment senti que cette voix l'appelait, Aiji a relevé les yeux vers Maya. Quelle ne fut pas sa surprise, alors qu'il s'était attendu au contraire, lorsqu'il vit que les larmes du garçon avaient séché et que ses yeux étaient devenus arides. Non, il ne pleurait plus Maya, pourtant dans son regard éteint, c'était comme si toutes force et volonté de lutter l'avaient quitté, comme si même pleurer maintenant était demander trop d'énergie à quelqu'un qui était déjà mort dans le fond. C'est l'impression qu'a eue Aiji et alors, il n'a pu que rester muet face à ce visage vide d'émotions.
-Je l'ai vu, Aiji, répétait Maya d'une voix qui semblait parvenir du fond d'un gouffre. Le mal, il est venu à moi de très près, de si près qu'en réalité, le mal n'est plus près de moi, mais il a fini par être au-dedans de moi, Aiji, vous ne savez pas, vous, personne ne sait ce qu'est le mal vraiment parce que le propre du mal est d'être ignoré de tout le monde mais alors, si je vous disais pour quelle raison est-ce qu'il y a cette plaie profonde dans mon pied, peut-être que vous pourriez comprendre mais je ne vous le dirai pas, Aiji, je vous accuse de rester dans l'ignorance mais dans le fond, je préfère que vous le restiez, parce que le mal ne se dit pas, Aiji, parce que si le mal demeure toujours, c'est que personne n'osera jamais l'avouer et tout le monde préférera continuer à le subir mais vous voyez, Aiji, dans cette école, je suis sans doute la première personne qui devrait voir le mal partout puisque le mal est en moi mais malgré tout, vous avez raison de dire que je veux encore croire en un monde juste et innocent, parce que je deviendrais fou si je devais cesser définitivement d'y croire. Alors, Aiji, ce n'est pas de ma faute si je refuse de voir un démon lorsqu'en face de moi, c'est juste un homme qui se tient.
 
 
Masahito savait que ça allait arriver tôt ou tard, mais il n'a rien pu faire lorsqu'il a senti que ça arrivait bien trop tôt malgré lui. Ce cri retenu dans ses entrailles depuis le début de la nuit, ce cri de détresse et d'horreur qui le hantait de l'intérieur et qui le rendait fou, il a senti qu'il ne pouvait plus le contenir et alors, ce cri s'est échappé de la gorge de Maya en même temps que dans un élan impromptu, Aiji est venu étouffer ce cri tout contre son cœur.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Tu as un instant, Terukichi ?
Au milieu de la débandade, Teru s'est immobilisé et, sans même faire attention à ses camarades pressés qui le bousculaient en s'agglutinant vers la sortie, il a attardé ses yeux sur Yuki sans ciller.
-C'est à moi que vous parlez ?
-Y a-t-il un autre élève qui s'appelle Terukichi, ici ?
Circonspect, Teru a cherché quelqu'un, n'importe qui du regard comme pour y trouver un quelconque secours et lorsqu'en fin il a vu Uruha et Aoi qui l'attendaient devant la porte, ceux-ci lui ont fait un vague signe de la main lui intimant de ne pas s'inquiéter. « L'on t'attend», a-t-il cru lire sur les lèvres d'Uruha. Teru a grimacé, ne sachant s'il s'agissait-là d'une agréable attention de la part de ses amis ou bien s'il devait prendre cela pour de l'indifférence, lui que les garçons abandonnaient entre les mains de Yuki.

« Bien, de toute façon, ils ne peuvent rien y faire », s'est raisonné Teru qui résigné, a attendu que tout le monde eût déserté la pièce pour refermer la porte derrière lui et s'approcher d'un pas prudent vers l'homme qui ne détachait pas les yeux des feuilles éparpillées sur son bureau. Terukichi a attendu, les mains reliées devant lui, avant que l'homme ne daigne lui prêter attention.
-Ceci, a déclaré Yuki en tendant un paquet de feuilles sous son nez. J'ai demandé à Monsieur le Directeur de me le procurer, car je voulais un peu voir ce qu'il en était, Terukichi. Ce sont là les examens que tu as passés pour ton admission dans ce lycée, n'est-ce pas ?
-Oui, Monsieur, a-t-il murmuré qui se demandait bien où est-ce que l'homme voulait en venir.
-Bien, à vrai dire, si j'ai demandé à voir les résultats de tes examens dans chacune des matières, c'est que j'avais besoin de savoir s'ils étaient les mêmes que les résultats des contrôles que tu as passés ici depuis le début de l'année. Je ne parle pas que des miens, mais j'ai demandé à tes professeurs de m'informer de tes résultats dans toutes les matières. Bien, je suis sûr que tu es en train de te dire que ma curiosité frôle le vice,  mais laisse-moi te dire que tu te trompes. Comment dire, Terukichi... Je ne comprends pas.
-Je ne comprends pas non plus, Monsieur.

Son professeur l'a dévisagé un instant, ignorant si le garçon était sincère ou s'il usait de l'ironie, seulement, il était impossible de déceler la moindre pensée sur ce visage impavide.
-Bien, Terukichi, assieds-toi s'il te plaît.
Dans un ostensible soupir, Teru s'avança mollement vers la chaise la plus proche qu'il traîna sur le sol dans un crissement insupportable avant de s'asseoir en face de Yuki qui ne manqua pas de lui adresser un regard torve.
-Je ne comprends pas, Teru, a-t-il lâché en se renfonçant dans son dossier d'un air las. Regarde-moi ces notes, Terukichi, les notes de tes examens d'entrée et des contrôles effectués depuis le début de l'année. Sois honnête avec moi ; est-ce que tu as triché ?

Tous les « non » du monde eussent été moins clairs que le regard foudroyant que lui adressa si spontanément Teru à ce moment-là. Impressionné par l'agressivité qu'avaient provoquée en l'élève ses propos, Yuki s'est penché par-dessus le bureau, tendu, plongeant un regard grave dans celui du garçon :
-Je sais bien que tu n'es ici que depuis quelques semaines, et qu'il en faut beaucoup plus pour juger correctement la personnalité et les compétences d'un individu mais laisse-moi te dire, Terukichi, que si je me fie à ton comportement en classe, tu es tout sauf un élève modèle. Tu bavardes en cours, tu dors en cours, tu rêves en cours, tu réponds à la moindre remarque, bref, un vrai gamin si je peux me permettre, aussi je pense qu'il est légitime pour moi, en tant qu'enseignant, de penser que tu as triché.
-Alors, pensez-le, mais vous n'en aurez jamais la preuve, et je ne pourrai pas être renvoyé, a-t-il répliqué avec défiance sans baisser les yeux.
-Ne me parle pas sur ce ton, je te prie.
-Vous venez de faire montre d'un irrespect bien plus grave que le mien.
-Donc, tu assures que tu n'as pas triché ?
-La tricherie est faite pour les faibles et les lâches, est-ce ce dont j'ai l'air, Monsieur ? Je ne vous permets pas de me juger de la sorte car comme vous l'avez dit vous-même, vous ne me connaissez pas, et bien que je reconnaisse être très largement doté de la malignité nécessaire pour pouvoir tricher sans jamais être pris, sachez que mon honneur et ma fierté en prendraient un sacré coup si je venais à m'abaisser à ce niveau.
Un sourire en coin creusa une ombre au coin des lèvres de Yuki qui se mit à dévisager l'adolescent non sans cacher sa jubilation d'irriter ainsi son objet de mire.
-Très intelligent, peut-être si j'en juge par l'excellence de tes notes, mais bien immature comme je le pensais, à réagir au quart de tour.
-Je me fiche bien de ce que vous pensez, espèce de...
-Je ne finirais pas cette phrase, si j'étais toi.
Le cœur rongé par l'amertume, le garçon s'est résigné et a attendu, les nerfs tendus, qu'enfin Yuki exprime le fond de sa pensée.
-Bien, j'ai compris que tu n'étais pas quelqu'un de sérieux en cours, mais qu'en est-il de chez toi, Terukichi ? Est-ce que tu étudies beaucoup, chez toi ?
-Pas vraiment, bougonna-t-il comme déjà, son esprit vagabondait à travers la fenêtre.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? Terukichi, regarde-moi, que veux-tu dire par « pas vraiment ? »
-Pas du tout, a-t-il lâché dans un geste impatient. Sérieusement, à quoi rime tout cela ? Je voudrais pouvoir sortir, ce n'est pas juste si je dois faire des heures supplémentaires.
-Tu ne travailles pas du tout chez toi ?
-Pas du tout, a-t-il répété en même temps qu'il sentait sa nervosité s'accroître et tendre ses muscles. Une bonne fois pour toutes, dites-moi où est-ce que vous voulez en venir.
Un claquement brusque a retenti et Teru a poussé un cri de surprise, le cœur battant, fixant de ses yeux écarquillés l'homme qui venait de frapper ses mains sur le bureau.
-Tu veux que je sois bref, Terukichi, alors je vais être bref, a-t-il articulé en se redressant pour le surplomber d'un air intimidant. Je pense que tes notes ne sont pas normales, non, ne me regarde pas comme ça, je ne suis pas en train de dire que tu as forcément triché. Ce que je veux que tu saches, Teru, est que ce lycée est réputé pour son haut niveau et que par conséquent, son examen d'entrée est l'un des plus difficiles de tout le Japon. Et toi, tu n'as fait aucune erreur. Aucune, Terukichi, dans aucune matière, et il se trouve qu'il en est exactement de même pour tous tes contrôles alors dis-moi, Terukichi, comment est-ce qu'un adolescent de dix-sept ans qui ne travaille ni en cours, ni chez lui, peut faire preuve d'une telle excellence ?
-Votre question est idiote.
-Pardon ?
 

Il avait été certain qu'ainsi complimenté, Terukichi n'aurait jamais pu se mettre en colère pourtant, c'était bien ce sentiment-là qui se reflétait sur son visage.
-C'est complètement idiot, a-t-il craché avec mépris. C'est comme si je venais vous demander pourquoi la nature vous a fait stupide et irritant, eh bien, qui le sait ? La nature m'a fait intelligent, plutôt surdoué même, mais est-ce que je sais pourquoi, moi ?
Plutôt que de l'offusquer, ces propos ont semblé plonger Yuki dans un parfait état de transe,  et c'est presque comme un automate qu'il s'est rassis sur son siège, les yeux dans le vague.
-Alors, comme ça, Terukichi, tu es surdoué, a-t-il marmonné à lui-même. Eh bien, l'un explique l'autre, l'on dit toujours que les surdoués ont un comportement associale, voire agressif. Ils ne sont pas très doués pour les relations humaines.
-Vous marquez un point, Monsieur : les relations humaines, je suis persuadé que vous êtes un maître en la matière.
S'il y avait eu une once de moquerie ou d'ironie dans le ton de Teru, peut-être que Yuki n'y aurait pas tellement prêté attention. Seulement, c'était justement parce que ses mots sonnaient avec la plus grande sincérité qu'il s'est inquiété :
-Pourquoi me dis-tu cela ?

-Absolument pour rien, Monsieur. C'est une intuition que j'ai.

L'adolescent lui a adressé un sourire timide et soudainement, c'était comme si une toute autre personne se trouvait en face de lui.
-Veuillez me pardonner, Monsieur, s'est platement excusé Teru en s'inclinant. Je sais bien que mon comportement est détestable, seulement, parfois, je ne peux pas me contrôler. Je suis désolé.
 

À ce rythme-là, ça frôlait presque la double-personnalité, a pensé Yuki estomaqué. Mais il a préféré ne rien dire et rassurer le garçon d'un sourire chaleureux.
-C'est bon, redresse-toi, je n'aime pas ce genre d'excuses.
Troublé par ce regard empli de reconnaissance, Yuki a mis un temps pour remettre son esprit en ordre et déclarer avec fermeté :
-Bien, Terukichi, ce que je pense est que tu n'as rien à faire dans cette classe.


Est-ce que ce n'était qu'une impression ? Terukichi ne disait rien et pourtant, il y avait cette détresse et cette frayeur dans les yeux de Teru qui parlaient d'eux-mêmes et alors, à cet instant précis, Yuki se sentait comme s'il venait de commettre un homicide involontaire.
-Terukichi, est-ce que tout va bien ?
-Pourquoi, Monsieur ?

C'était complètement fou et démesuré. Lui qui se montrait la minute d'avant si fier et intouchable, voilà qu'il semblait subitement propulsé au bord du gouffre et par-là même, au bord des larmes.
-Terukichi, qu'est-ce qui ne va pas ?
-Mais, pourquoi, Monsieur, s'est-il enquis d'une voix étranglée, je veux dire... Pourquoi, subitement... Je ne peux pas changer de classe, Monsieur, c'est ce que vous voulez, n'est-ce pas ?
-Je n'ai pas dit que c'est là ce que je veux, mais je pense que ce serait le mieux pour toi. Terukichi, je ne comprends pas, tu me dis être un surdoué et d'après ce que j'ai pu voir, il semblerait que ce ne soit pas du tout un mensonge alors, que fais-tu en deuxième année de lycée, toi qui pourrais déjà être diplômé des plus grandes universités de Tôkyô ? Je ne pense pas qu'il soit bon pour ton épanouissement personnel de te trouver au milieu de personnes ordinaires qui ont un niveau si inférieur au tien. Je veux dire... Terukichi, je ne comprends pas comment l'on a pu ne jamais t'en parler, mais tu n'as rien à apprendre ici.
-Monsieur, réfléchissez à ce que vous dites, c'est absurde, je... J'ai peut-être un niveau excellent, mais malgré tout, puisque je n'ai jamais atteint que la deuxième année de lycée, je ne peux pas subitement prétendre à l'université, comme ça, je veux dire, si je ne fais pas toutes mes années de lycée alors, qu'importe combien j'apprends vite, si j'arrive sans avoir les bases nécessaires, je serai perdu, vous comprenez ?
-En temps normal, tu le serais, je pense.
- « En temps normal » ? a-t-il répété avec angoisse. Non, Monsieur, si vous sous-entendez que parce que je suis doué, je n'aurai aucune difficulté alors, permettez-moi de vous signaler que vous vous trompez complètement, je...
-Par « en temps normal », je voulais dire si en réalité, tu n'avais pas déjà terminé le lycée.
 
 

Il n'y avait plus que deux issues possibles pour Teru à présent. Ou bien il avait mal compris les mots de Yuki, ou bien le monde s'écroulait sous ses pieds en cet instant même.
-Pardon ? a-t-il voulu prononcer en ne sortant qu'un faible gargouillis.
-Ce que je suis en train de dire, Terukichi, est que j'ai juste là, dans mon tiroir, le dossier entier de tes notes et appréciations obtenues lorsque tu étais en troisième année de lycée, avant de venir dans le nôtre... pour entrer en deuxième année.
Parce que le pauvre garçon devenait plus pâle que la mort et ne répondait plus de rien, Yuki s'est penché sur lui pour venir saisir ce visage défait entre ses mains.
-Je ne suis pas en train de te blâmer, Terukichi, ni d'essayer de te forcer à quoi que ce soit. Mais ce que je voudrais savoir est pourquoi toi, qui as terminé avec les honneurs ta troisième et dernière année de lycée alors que tu n'avais pas encore dix-sept ans, est-ce que tu as pris la folle décision de venir dans ce lycée pour y suivre une seconde année que tu as déjà passée il y a deux ans !


Ou le garçon ne voulait pas répondre, ou il avait perdu littéralement l'usage de la parole. Et même si le désir d'obtenir une réponse le brûlait, Yuki se sentait incapable de forcer à l'aveu cet adolescent qui semblait si fragile qu'il donnait l'impression de pouvoir s'effriter si l'on posait le doigt dessus. C'est avec la plus grande délicatesse qu'il a saisi son visage pour l'inciter à soutenir son regard,  mais même rivés sur lui, les yeux de Teru ne semblaient pas le voir.
-Terukichi, il est impossible que le Directeur ait pu t'autoriser à recommencer une deuxième année alors que tu avais brillamment obtenu ton diplôme de fin de lycée dans un établissement réputé. Ne me demande pas comment je le sais, Terukichi, j'ai pu me renseigner auprès de ton ancien lycée mais dis-moi pourquoi avoir fait une telle démarche.
-Monsieur...
Sa voix était un râle pénible comme si ses mots étaient conduits par un mécanisme dont les rouages étaient rouillés au point de tourner péniblement dans un crissement insupportable.
-Oui, Terukichi ? a-t-il soufflé dans un sourire qu'il voulait apaisant.
-Monsieur, je veux sortir.
-Tu pourras sortir, Terukichi, mais je t'en prie, avant je voudrais que tu me dises pourquoi. Je te promets que cela restera un secret, je...
-Si vous ne me laissez pas sortir, j'irai dire au Directeur que vous avez essayé de me séquestrer.
Alors c'est cela, a pensé Yuki qui ne pouvait refouler sa déception. Un adolescent surdoué mais un adolescent sournois et manipulateur qui pouvait se montrer prêt à tout pour obtenir ce qu'il voulait. C'est résigné mais le cœur amer que Yuki a lâché le garçon et s'est affalé sur son siège, exténué.
-Alors, nous n'en parlerons plus, Terukichi. Vas-y. 

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