Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Treizième

Juliet

-Papa, est-ce que tu dors ?
Il n'y a pas eu de réponse, et au milieu des ténèbres, Kisaki s'est avancé prudemment vers le corps dont les contours se dessinaient sous les draps, immobiles. C'est avec douceur au début qu'il a posé sa main à l'endroit où il devinait une épaule et puis, comme le silence seul lui répondait, il a fini par le secouer de toutes ses forces.
-Papa, réveille-toi.
Dans un gémissement ensommeillé, Hiroki s'est retourné dans ses draps et, bien que bien sûr il ne pût rien voir, il a ouvert les yeux là même où le visage de Kisaki était penché.
-Qu'est-ce que tu as, démon ? a-t-il soufflé, encore dans les vapes.
Un soulagement intense a envahi Kisaki qui a dû se faire force pour ne pas venir se jeter dans les bras de l'homme. Mais il savait que lorsque Hiroki l'appelait « démon » de cette voix tendre, c'était que d'ores et déjà, ses bras lui étaient ouverts.
-Je peux dormir avec toi, Papa ?
-Et pourquoi est-ce que tu dormirais avec moi, démon ?
-S'il te plaît, j'ai rêvé de Sui.
En silence, la main de Hiroki est venue se poser sur la joue froide du garçon et lorsqu'il a senti l'humidité qui y régnait, son cœur a eu un serrement.
-C'est bon, Kisaki, tu n'as qu'à venir dormir avec moi, a-t-il dit comme déjà, le garçon venait se blottir timidement contre lui. Mais tu sais, moi, je ne peux rien faire contre tes cauchemars.
-Papa, tu sais, je l'ai retrouvée.
-De quoi est-ce que tu parles ?
-Mais, de la bague de Sui.
 

Contre sa poitrine nue, Hiroki avait l'impression de sentir les battements de cœur de l'adolescent aussi fort que s'ils avaient été les siens propres et alors, la détresse que pouvait ressentir Kisaki à ce moment-là était devenue la sienne.
-Tu sais, j'y avais pensé très fort, à la bague de Sui, et je ne sais pas vraiment pourquoi, mais ça me taraudait tellement que je me suis dit que je ne pourrais pas dormir sans l'avoir retrouvée. Alors avant de me coucher, j'ai fouillé ma chambre de fond en comble et au final, Papa, la bague de Sui que je croyais avoir à jamais perdue, elle était juste dans le tiroir scellé de ma boîte à bijoux.
 

Au début, Hiroki a marqué un silence qui a fait douter le garçon quant au fait qu'il l'avait écouté mais au final, un rire léger a chatouillé ses oreilles.
-Comment est-ce que tu as pu ne pas même y penser avant, idiot ?
-Mais c'est que, Papa, cette boîte, c'est Sui qui me l'avait offerte alors tu vois, je ne voulais plus l'utiliser. Cependant, en réalité, le seul bijou que j'y ai jamais mis, caché au fond de ce minuscule tiroir, ça a été cette bague qui a été retrouvée dans sa main.
-Kisaki...
-Papa, si Sui ne se réveille jamais, je vais finir par faire quelque chose que je ne pourrai pas me pardonner.
-Qu'est-ce que tu veux dire, démon ?
-Papa, depuis tout ce temps, il m'est devenu bien trop lourd de tenir ma promesse.

Un délicat effluve de chocolat monta aux narines de Kisaki qui alors, sortit doucement de sa torpeur pour lever ses yeux ronds d'étonnement vers l'homme qui venait prendre place à ses côtés.
-Un chocolat chaud. Parce que tu me faisais de la peine, à ne rien avoir, et que j'avais peur aussi que tu ne commandes de l'alcool. Dis-moi, tu n'as pas bu ? a fait Masashi non sans un léger ton de plaisanterie.
-Vous comptez toujours venir me voir dans ce café après vos heures de travail à chaque fois que vous voyez que j'ai séché les cours ?
-Je ne sais pas si je pourrai toujours le faire. Tu sèches de plus en plus souvent, et si je te paie un chocolat chaud à chaque fois, sans compter toute l'essence que j'utilise en faisant ces détours, tu vas finir par me coûter cher.
-Mais je ne vous demande rien de tout cela, moi. Et d'ailleurs, pourquoi est-ce que vous concluez toujours que j'ai forcément séché les cours ? J'aurais pu être malade, avoir eu un accident, avoir été enlevé, je ne sais pas, quelque chose, mais si vous déduisez cela automatiquement, je vais penser que vous me prenez pour un voyou.
-Je te prends effectivement pour un voyou.
-Alors puisque nous jouons la carte de l'honnêteté, n'ayons plus peur des mots : si vous continuez comme ça, à venir me voir dans ce piano-bar où j'ai juste envie d'être tranquille, je vais finir par penser que c'est du harcèlement sexuel.

Il a semblé à Kisaki que le temps de silence marqué par Masashi était celui d'une profonde réflexion mais, au final, l'homme s'est contenté de souffler :
-Je suppose que c'est ce dont cela à l'air, vu de l'extérieur.
-Et vu de l'intérieur, qu'est-ce que c'est ?
-J'aurais fait ça avec n'importe qui d'autre que toi. Pas seulement mes élèves, en fait, mais dans le principe, je considère que tous les enfants et les adolescents de ce monde sont sous la responsabilité des adultes, et pas seulement de leurs parents. Lorsqu'un adolescent va mal, alors, si les parents ne sont pas les premiers à le voir, c'est aux autres de prendre la relève.
-Donc, vous me considérez encore comme un adolescent, et en plus, vous supposez à tort que je vais mal.
-C'est un préjugé que l'on a bien souvent, je te l'accorde, d'un adolescent qui sèche les cours pour préférer passer ses journées dans un bar infesté de fumée.
-Tout comme l'on aura des préjugés bien plus compromettants encore à votre sujet si je venais à révéler comment vous agissez envers moi. Ce genre de choses, vous savez, je veux dire ce que vous faites paraître comme de gentilles petites attentions, pourrait sembler bien moins innocent aux yeux de certaines personnes comme... le Directeur, par exemple.
-Ne me mets pas dans le même sac que...
-C'est pourtant ce que tout le monde fera, Monsieur, l'a coupé Kisaki en vrillant sur lui un regard assassin. Tout comme l'on a jugé Yuki en le regardant « de l'extérieur », ils ne prendront jamais la peine de fouiller plus avant en ce qui vous concerne pour connaître vos véritables intentions.
-Ne me dis pas que tu me prends pour un satyre, j'en vomirais.
-C'est parce que Yuki a eu ce même genre de comportement que l'on l'a pourtant pris comme tel, Monsieur.
-Tu fais partie de ces rares résistants, comme tes amis, qui clament l'innocence du bien-aimé professeur Yuki, n'est-ce pas ?
-Vous n'êtes qu'un jaloux, a craché le jeune homme que le mépris glaçait. Personne ne sait rien quant à ce qu'il s'est passé, mais moi... non, « nous » connaissons Sui mieux que quiconque et c'est pour cela que nous pouvons assurer l'innocence de Yuki.
-Mais puisque l'on parle de Yuki, c'est bien lui qu'il faut connaître, et non pas Sui, tu ne crois pas ?
-Sui connaissait Yuki et n'a jamais été du genre à être attiré par le danger.
-Cela explique sans doute pourquoi il s'est jeté par la fenêtre.
-Espèce de...
-Mais est-ce que c'est lui qui a vraiment sauté ?

Au début, Kisaki n'a rien pu dire, car alors il pensait que peut-être, ce n'était que lui qui interprétait mal les paroles de Masashi. Pourtant, plus il y repensait, plus l'ironie que l'homme avait contenue dans sa voix lui apparaissait flagrante et bientôt, Kisaki sentit naître au creux de son ventre une flamme de haine qui répandait sa chaleur brûlante jusqu'au bout de ses doigts.
 

Et puis, tout s'est passé très vite. Masashi a senti un liquide brûlant dégouliner le long de son visage, des débris de porcelaine et alors, c'est couvert de chocolat chaud que l'homme a vu passer sous ses yeux la silhouette précipitée de Kisaki.
-Vous n'aurez qu'à me faire renvoyer de l'école, si vous voulez vous venger.


Lorsque Masashi est sorti de ce bar, plus d'une heure après l'incident, il a vu devant l'entrée deux silhouettes collées l'une à l'autre sous la nuit. En s'approchant, Masashi a entendu que l'une d'elles, la plus petite, étouffait des sanglots saccadés dans les bras de la seconde. Alors sans rien dire, Masashi a accéléré le pas et lorsqu'en passant devant eux, Gara lui a jeté un regard assassin tandis qu'il tenait dans ses bras protecteurs l'adolescent abattu, il n'a pas ralenti.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Il paraît qu'Aoi t'a donné de l'argent, a soufflé Aij tandis que, à genoux devant Masahito, il lui appliquait un coton imbibé d'alcool sur la plaie qui s'étalait sur son front.
-Pourquoi est-ce que vous savez tout, vous ? a interrogé l'adolescent avec beaucoup plus de curiosité que de colère.
-Tant que ce n'est que moi, après tout, ce n'est pas très grave, tu sais. Seulement, si Asagi venait à tout découvrir, Masahito, je ne garantis pas que je puisse faire quoi que ce soit pour toi. Mais comment est-ce que tu as fait pour tomber sur le front, comme ça ?
-Je ne sais pas, j'ai eu un vertige. Aiji, est-ce que vous allez le dire à Asagi ?
-Est-ce que tu penses que cela changerait quelque chose si je le disais ?
-Bien sûr, a bougonné le garçon qui ne comprenait pas une question aussi stupide. Je me ferais renvoyer après tout, non ?
-L'idée de te faire renvoyer te fait-elle peur, Maya ?
-Je ne sais pas trop, a-t-il fait dans une moue hésitante. D'une certaine manière, je me sentirais plus tranquille si je n'avais pas à me rendre en cours tous les jours. Vous savez, l'école est une telle source de stress, cependant, si j'arrête l'école, alors ma mère aura de la peine, vous comprenez. Dites, avec l'héritage que nous a laissé mon père et mes grands-parents avant cela, ma mère et moi pourrions vivre toute notre vie sans travailler cependant, vous voyez, si je ne fais rien alors, ma mère croira que je n'ai aucun but dans la vie et cela la rendra extrêmement triste. Alors moi, j'aimerais qu'elle croie que, comme elle, j'ai un but dans la vie.
-Mais est-ce que tu en as vraiment un, Masahito ?
Lorsqu'Aiji eut fini d'appliquer ses soins sur la plaie de l'adolescent, il a fait mine de s'éloigner mais alors, Maya le retint fébrilement par la main, timide.
-J'ai déjà un but, Aiji.

Alors l'homme a semblé hésiter, entre s'éloigner du garçon pour ranger sa trousse à pharmacie ou bien, rester avec lui dont la voix semblait sur le point de fléchir.
Au final, Aiji s'est ravisé et, dans un soupir, a fait face à Maya dont les yeux brun clair brillaient de mille feux.
Et à nouveau devant cette fragilité vacillante, Aiji a senti son cœur s'attendrir, alors il est venu s'asseoir aux côtés du garçon qui s'éloigna, plus par pudeur que par peur.
-Quel est ton but, Masahito ?
Le garçon est demeuré silencieux un instant, tête baissée, comme il regardait avec morosité ses longues jambes se balancer lentement d'avant en arrière au rythme de ses battements de cœur. Conscient du regard inquisiteur qu'Aiji rivait sur lui, il a fini par tourner la tête et alors, toute la gêne qu'il avait ressentie jusque-là se volatilisa à la vue du sourire bienveillant de l'infirmier :
-Mais, mon but, Monsieur, c'est d'avoir un but.
 


-Et toi, Terukichi, tu as un but dans la vie ?
Les cinq adolescents flânaient dans les ruelles nocturnes, comme autant d'âmes perdues dans un monde qui n'était plus le leur, juste en attente de la rédemption secrète qui leur ferait enfin gagner le Paradis.
Terukichi avait les yeux rivés sur le sol, chantonnant du bout des lèvres le compte de ses pas en synchronisation avec chacun de ses camarades. Bien sûr, il avait parfaitement entendu la question d'Uruha cependant, connaître le nombre de pas qui s'écoulerait jusqu'à ce qu'enfin ils n'atteignent le moment où ils trouveraient quelque chose à faire lui paraissait bien plus important. C'est à peine s'il entendait les feux d'artifices qui au loin détonaient et dessinaient dans le ciel cette floraison de couleurs, celle-là même qui a fini par détourner l'attention qu'Uruha portait à Teru pour s'immobiliser au milieu de la rue, fasciné par le spectacle qui reflétait sur son visage levé des milliers d'éclats de couleur arc-en-ciel.
-Si tu traînes ici, l'on va t'oublier, est intervenu Aoi en le sortant brutalement de sa rêverie.

Boudeur, Uruha a regardé ses amis qui s'éloignaient sans même les attendre, et c'est avec résignation qu'il a saisi la main que Joyama lui tendait.
-Moi, clamait Masahito d'un ton joyeux, mon but est de me trouver un but, et puis, lorsque je l'aurai enfin trouvé, je me marierai.
-Avec qui est-ce que tu espères pouvoir te marier, idiot ? a lancé Aoi dans une grimace de dégoût. Toi qui ne penses qu'à la drogue et aux bonbons, tu n'attireras jamais personne dans tes bras.
-Joyama, tu es méchant avec lui, a marmonné Uruha en lui secouant la main.
-Je ne suis peut-être qu'un drogué, mais moi, lorsque je tomberai amoureux de quelqu'un un jour, j'aurai assez de cran pour le lui dire.
-Va mourir, drogué. Sale drogué, pauvre drogué, tu fais peine à voir, ça ne sert à rien de te décolorer les cheveux, tu es laid à voir, tu vas finir bientôt comme un cadavre, tu seras comme Skeleton.
-Ne parle pas ainsi de Gara !

Kisaki avait hurlé si fort que Terukichi avait sursauté et alors, interrompu dans le compte de ses pas dont il perdit le fil, il s'est résigné.
-Est-ce que quelqu'un peut me dire où est-ce qu'on va comme ça ? a-t-il lancé à la cantonade, las de marcher sans but.
-J'en ai aussi marre de marcher, a renchéri Uruha dans un gazouillis plaintif. Non, d'ailleurs, je vois ce que vous êtes en train de faire. Je ne sais pas de qui vient l'idée, mais je ne pense pas qu'il ait eu raison, dites, faisons demi-tour maintenant, je n'ai pas envie d'y aller.
-De quoi est-ce que tu parles ? a grogné Aoi, agacé de ce que son ami tirait sur sa main à chaque mot qu'il prononçait.
-Mais, de l'hôpital. L'on ne peut pas aller à l'hôpital avec Terukichi.
L'adolescent s'était retourné et, fixant Uruha comme s'il se demandait qui était donc cet individu qui se tenait devant lui, il s'est approché, méfiant :
-J'ai déjà vu ce garçon, a soufflé Terukichi comme il étrécissait sur Uruha des yeux luisants de mépris. À cause de Kisaki, j'ai été amené à le voir, et quelqu'un a donc l'intention de me faire retourner dans cet endroit macabre ?
-Ce n'est pas ce que j'ai dit, Terukichi, a gémi Uruha qui s'est blotti contre Aoi comme un enfant timide contre son père. Mais puisque nous marchons en direction de l'hôpital depuis tout à l'heure, j'ai juste supposé que...
-Yuki le savait.

Ils se sont tous tus, rivant leurs yeux ahuris sur Kisaki dont le visage sous le halo blafard de la lune ressemblait à un portrait tracé à la craie, au milieu duquel deux saphirs scintillaient de mille feux. Oppressé par le poids de ces regards qui le fixaient avec insistance, Kisaki s'est approché de Terukichi comme si dès le début, c'était à lui seul qu'il devait s'adresser.
-Pour les cicatrices que Maya a vues sur le corps de Sui. Yuki le savait.
-Et qu'est-ce que tu veux que ça me...
-Attends, l'a coupé Joyama en bousculant brutalement Terukichi. Kisaki, qu'est-ce que tu veux dire par « Yuki le savait » ?
-Je ne sais pas, a-t-il répondu d'une voix fiévreuse comme si toute son assurance s'était envolée d'un seul coup. L'autre jour, je suis resté avec Yuki à la fin des cours pour lui parler et je ne sais pas pourquoi, je le lui ai dit, pour les cicatrices que Maya avait vues, et bien sûr Yuki a semblé choqué, il m'a dit qu'il l'ignorait mais il mentait, oui, j'en suis sûr, Yuki mentait, ça se voyait à son expression, parce qu'à ce moment-là, c'est vraiment de la peur que j'ai lue dans ses yeux, comme s'il craignait que je ne l'accuse de quelque chose mais ce n'était pas de la surprise, non, Yuki était juste terrifié, pour Sui... il le savait. Mais nous l'ignorions, pourquoi Yuki le savait mais pas nous ?
-C'est stupide, est intervenu Masahito dans un rire nerveux. Tu ne fais que partir sur de simples suppositions, une intuition, dis, rien ne peut te faire affirmer que Yuki l'ait déjà su, comment peux-tu insinuer des choses comme ça ?
-Mais tu étais le premier à le soupçonner, Maya, dès lors que tu as vu ces cicatrices ! s'est défendu Kisaki en détresse.
-Et toi, tu as été le premier à prendre sa défense, qu'est-ce qui ne va pas, à la fin ? Alors, tu penses que c'est Yuki qui a pu infliger ces cicatrices à Sui ?
-C'est parce qu'il les a faites qu'il était déjà au courant !
-Mais il n'était pas au courant, imbécile !
-Pourquoi est-ce que tu ne vas pas lui en parler toi-même, si tu ne me crois pas ?
-Deux gamins décérébrés en plein dialogue de sourds.
 

Kisaki et Maya ont poussé en chœur un cri de douleur comme les mains de Terukichi s'étaient resserrées autour de leurs nuques.
-Pas un seul pour rattraper l'autre, a soufflé Terukichi comme d'une poigne de fer il forçait les deux garçons à s'incliner. L'un et l'autre n'avez aucun argument pour justifier de ce que vous avancez, mais dites-moi, n'est-ce pas vous tous qui cherchiez un but ? Dites, vous autres, c'est bien ça dont vous discutiez tout à l'heure, non ? Vous cherchiez un but dans la vie, alors, plutôt que de vous soucier d'un futur beaucoup trop lointain pour l'appréhender, pourquoi est-ce que vous ne vous donnez pas des buts pour le présent, un but qui vous donnera le droit de vivre dignement ?
Il les a lâchés et, dans un soupir de soulagement, les deux jeunes hommes massèrent leurs nuques endolories, grimaçant. C'est un regard haineux que Terukichi balada sur ses amis tour à tour, avant de cracher :
-Votre but maintenant est tout trouvé, tout comme le mien l'est depuis longtemps.
 


-Un marché ?
La cuillère tournait lentement dans ce café déjà froid et, au fond de la tasse, Asagi écrasait ces grains minuscules du sucre qui n'avait pas eu le temps de fondre. Se raidissant sous l'effet d'un frisson, il a saisi la tasse et a avalé avec une grimace amère une gorgée du liquide avant de reporter son regard sur Masashi.
-Un marché, bien sûr, a-t-il répété avec lenteur.
-Mais quel genre de marché, Asagi?
-En quoi est-ce que cette question te regarde ?
-N'es-tu pas le premier à m'en avoir parlé ?
-J'ai seulement pensé que ça pourrait te faire plaisir. Après tout, cette histoire ne t'a-t-elle pas affecté, toi aussi ?
Masashi a enfoui son visage au creux de ses mains, massant du bout des doigts son front derrière lequel brûlait une braise, comme les cendres de souvenirs insidieusement ravivés.
-Je n'ai pas été autant affecté que toi, Asagi. Pour autant, je ne peux pas être indifférent à cette histoire.
-Alors, tu devrais pouvoir me comprendre, non ?
-Non, a répliqué Masashi d'un ton ferme. Ou plutôt, même si je peux comprendre, je ne peux excuser ta manière de penser. Je t'ai dit que je n'étais pas autant affecté que toi ; ce que je voulais dire est que toi, tu l'es bien trop. Cette histoire t'a touché personnellement et maintenant, tu as fait de l'affaire d'un autre la tienne et tu n'es plus capable de réfléchir avec objectivité, toi que la rancœur habite.
-Alors tu te figures que ce que je pense n'a que pour fondement la haine que je porte à l'égard de cet homme ? Ne penses-tu pas que j'ai éprouvé de la haine après seulement avoir appris qui il était en réalité ? Moi, Masashi, je faisais confiance à Yuki, c'est pourquoi au début, je ne disais rien quant à ce qui se passait. Je le laissais faire parce que je le croyais honnête mais...
-Mais il n'y a jamais eu de preuve, trancha Masashi avec acidité.
-De quelle preuve as-tu donc besoin pour savoir ce que Yuki a fait ?! Même si Sui s'est jeté de lui-même par la fenêtre, dis, même si c'est vrai, s'il en est arrivé à un tel geste alors, à qui la faute, dis-moi ?
-Alors, c'est te venger que tu souhaites ?
-Ce que tu appelles une vengeance n'est qu'un châtiment, tu devrais le savoir, a clamé Asagi en plaquant violemment sa main contre la table. Si nous laissons les criminels commettre des péchés sans rien dire, Masashi, alors cela dépeint un mépris inhumain envers la victime.
-Alors, tu comptes utiliser quelqu'un d'autre pour mener à bien tes desseins ?
-Je ne vois pas ce que tu veux dire.
-Ne te moque pas de moi ! explosa Masashi au bord de la crise de colère. Tu sais parfaitement de quoi je parle, il y a deux minutes à peine tu te vantais fièrement d'avoir conclu ce marché !
-Et je continue de m'en vanter, Masashi, parce que j'estime avoir raison.
-Comment est-ce que tu peux... a-t-il soufflé, refusant d'y croire. Ce n'est plus toi, Asagi, je ne te reconnais plus depuis ce jour, tu es devenu un monstre fait de fer et de glace. Dire que tu es demeuré enseignant durant toutes ces années avant de devenir directeur, en réalité tu n'es qu'un homme corrompu qui entraîne dans son déclin même un innocent qui n'a rien à voir avec...
-Ou peut-être que tu ne sais rien, Masashi ?
 

Masashi l'a dévisagé, sondant son regard pour y percer le mystère qui vacillait comme une flamme de bougie infime au milieu du ciel noir de ses yeux. Et alors, au sourire victorieux qui a étiré les lèvres d'Asagi, Masashi a compris que les choses n'étaient pas ce qu'elles lui avaient semblé être.
-C'est que, vois-tu, il est le premier à m'avoir proposé ce marché.

Mais Masashi a secoué la tête, comme s'il réfutait de tout son être ce qu'Asagi pouvait lui dire et pourtant, l'horreur sur son visage trahissait le fait que déjà, il croyait en ces paroles. Dans un murmure, Asagi s'est penché sur lui.
-Parce que la vérité, lui la sait.


-Et vous, avez-vous déjà connu les persécutions ?
Les yeux de Jui s'étaient mis à briller d'une lueur insondable, et sous le halo des lampadaires son sourire ressemblait à une grimace macabre. Pourtant, c'est sans prêter garde à cette malice insidieuse qu'Atsushi a avancé sa main pour ôter la feuille qui s'était glissée dans les cheveux du jeune homme.
-Non, a-t-il répondu sans émotion, je n'ai jamais été victime de persécutions dans le cadre scolaire. Pourquoi cette question ?
-Je ne pas demande si vous, vous l'avez vécu, imbécile, a rétorqué le jeune homme en effectuant un mouvement de recul comme si la proximité d'Atsushi assis en face de lui le dégoûtait subitement. Ce que je veux savoir, c'est si en tant que professeur, vous avez déjà eu des élèves victimes de persécution.
-Eh bien, je ne crois pas, a fait Atsushi en oubliant de s'indigner du mot « imbécile ».
-Pourtant, si j'en juge par votre âge, cela fait longtemps que vous exercez le métier de professeur de sport, n'est-ce pas ?
-Une douzaine d'années, a admis Atsushi qui déjà, lisait les futures paroles du garçon au fond de son regard.
-Et vous pouvez prétendre qu'en une douzaine d'années, vous n'avez « jamais » connu de cas de persécutions dans vos classes ?
-En réalité, je n'en ai jamais vu, mais...
-Mais c'est plutôt que vous ne vouliez pas les voir.

La colère était réelle dans la voix de Jui qui le fusillait de son regard noir et pourtant, au fond de ses yeux n'avait pas disparu cette lueur maligne qui semblait jubiler d'une victoire dont il ignorait la nature.
-Le Japon se leurre, Monsieur Sakurai. Les adultes passent leurs vies à se leurrer et sachez qu'il n'existe pas un établissement dans ce pays dans lequel il peut s'écouler une seule année sans qu'aucune persécution ne soit faite. Parce que ça arrive. Toujours. Sans cesse. Quelle que soit la réputation d'une école, d'un collège ou d'un lycée, même d'une université vous savez, il ne se passe jamais une année normale sans que personne n'ait souffert en silence à cause de la cruauté gratuite des autres. Vous le savez, Monsieur Sakurai, n'est-ce pas ? Ce n'est pas comme si le phénomène était peu connu, c'est seulement que personne n'en parle, parce que parler des vices des autres, c'est parler de ses propres travers dont on se sent coupables et que l'on ne veut pas reconnaître et alors, parler des persécutions dans ce pays est un sujet tabou qui peut être fatal à celui ou celle qui ose l'aborder. Cependant, Monsieur Sakurai, ni vous ni personne ne peut continuer à porter ce bandeau noir encore longtemps : et vous savez que vous avez déjà été confronté à des cas victimes de persécutions seulement, tous comme ces adultes égoïstes et irresponsables, vous ne vouliez pas le voir.
-Mais qu'est-ce que tu voulais que je fasse, Jui ? Bien sûr, si l'on en juge par les statistiques, il paraît inconcevable qu'en douze années de carrière, je n'aie jamais connu un élève victime de ces brimades pourtant, même si c'était le cas, il n'y a jamais eu le moindre signe qui puisse m'alarmer !
-Il y a toujours des signes, Atsushi.

La colère de Jui semblait s'être volatilisée, pourtant, après qu'il a déclaré ces mots, il s'est mis à tourner la tête pour s'évader dans la contemplation de la rue, signifiant par-là même que pour lui, la discussion était close.
-Tu dis cela parce que tu as une rancœur envers les adultes, Jui ?
Le silence du garçon veut cacher des choses et pourtant, les traits crispés de son visage trahissent la concentration de sa haine au creux de son cœur.
-Réponds-moi, Jui, ou bien faut-il que je te paie à nouveau à manger et à boire pour que tu daignes répondre à chacune de mes questions ?
-Je vous signale que la dernière fois, j'ai déposé de l'argent sur la table en partant, a craché le garçon en le foudroyant du regard. J'ai mon honneur, je ne peux pas faire payer un adulte à ma place. La dernière fois n'était qu'un test pour tenter de détecter si votre curiosité n'était que du vice ou un intérêt sincère.
-Oh, je vois, a-t-il commenté dans un hochement de tête assenti. Et qu'a été la conclusion du test, je te prie ?
-Je ne sais pas, comment voulez-vous que je le sache ? Vous m'énervez, vous qui avez l'air toujours en colère et qui pourtant vous exprimez toujours de cette voix doucereuse. Oui, vous m'énervez, vous me semblez bien plus hypocrite que quiconque.
-Alors pourquoi, tandis que tu t'apprêtais à partir de chez Masahito, m'as-tu proposé de t'accompagner dans ce café ?
-Parce que je ne sais pas qui vous êtes réellement, si vous mentez ou si vous êtes sincère, si votre âme est reflétée par vos paroles ou par votre visage, je ne le sais pas, et je dois absolument le découvrir, sans quoi cela me rendra fou.
-Et je deviendrai fou aussi si tu ne me dis pas la vérité, Jui. En réalité, elle vient de là, ta colère, pas vrai ? Cette colère profonde qui t'habite à chaque instant et dont tu ne peux te défaire, ne vient-elle pas du fait que toi aussi, tu as été martyrisé durant ta scolarité et qu'à présent, tu en veux à tous les adultes de fermer les yeux sur l'évidence ?
-Et encore une fois, vous montrez à quel point vous êtes aveugle, Monsieur Sakurai. Sérieusement, permettez-moi de vous poser une question : quel genre de personne croyez-vous que je sois ?
 

« Personne ». Ce mot a eu l'effet d'une onde de choc dans l'esprit d'Atsushi qui, sur le coup, s'est demandé ce que le mot « personne » pouvait bien évoquer à quelqu'un comme Jui. Même si force était d'admettre qu'il ne savait pas vraiment ce que pouvait vouloir dire « quelqu'un comme Jui », Atsushi avait cette espèce de sentiment qu'aux yeux de Jui, être une « personne » à part entière relevait d'un critère sélectif très haut placé. Bien trop haut placé.
En somme, Jui avait bien trop de mépris qui découlait de tout son être pour laisser penser qu'il considérait chacun de ses semblables comme des « personnes ».
-Que veux-tu dire, Jui, lorsque tu me demandes quel genre de personne es-tu à mes yeux ?
Atsushi avait parlé si bas qu'il donnait l'impression de prononcer un secret tabou mais en réalité, c'est juste à ce moment-là une angoisse inqualifiable qui l'avait privé de sa voix. Sa poitrine s'est même serrée lorsqu'il a vu la main de Jui s'avancer vers lui pour, au final, voir entre les doigts du jeune homme une feuille qui s'était déposée à son tour sur son crâne.
Puis il y a eu cet éclat de rire soudain, comme un coup de couteau dans le dos, un rire tranchant et éclatant pareil à une lame au soleil. Un rire qui a redoublé lorsque Jui a saisi la terreur sur le visage d'Atsushi.
-Ce que je veux dire, Monsieur Sakurai, est que je n'aurais jamais pu faire partie du clan des opprimés.


Quatre mois plus tôt




Il était comme ça, le corps de Sui. Grand de taille et pourtant, lorsqu'il se dévoilait, il se révélait si frêle qu'il donnait l'impression de pouvoir s'écrouler si l'on le touchait du bout des doigts. C'était un corps longiligne et blanc, même s'il ne l'était plus tout à fait avec ces striures rouges qui rendaient cette œuvre pure maculée par des mains sales. Ô oui, si fragile et si facile à faire tomber, ce corps froid et doux qui venait se coller sans pudeur mais sans provocation contre l'adulte qui, sentant le bras de l'adolescent enserrer ses épaules, s'est laissé non sans culpabilité bercer par la tendresse qui émanait de ce geste.
Il y avait dans cette étreinte un mélange du désir de lui faire savoir son amour et, en même temps, comme un appel au secours ; mais à ni l'un ni l'autre, Yuki ne se sentait capable de répondre. Et parce que les bras de Yuki demeuraient ballants, Sui a fini par détacher son étreinte et s'est reculé, les yeux baissés. Une fois encore, les yeux de Yuki n'ont pas pu se détacher des entailles qui abîmaient cette poitrine blanche et alors, il l'a regardé dans les yeux, inquiet :
-Est-ce que tu les as déjà montrées à quelqu'un, Sui ?
-Non, Monsieur, a fait sa petite voix coupable qui trahissait sa peur. Bien sûr que non, vous savez bien qu'il n'y a que vous qui devez le savoir, car si quelqu'un d'autre l'apprenait...
-Tu dis que je suis le seul qui doit savoir, mais en réalité, tu me caches beaucoup de choses, Sui.

Yuki s'est redressé et, lentement, s'est dirigé vers le garçon qui l'a regardé s'approcher, les yeux arrondis par la peur, avant que l'homme ne vienne poser ses mains sur son visage pour le forcer à soutenir son regard.
-Dis-moi la vérité, Sui. Je veux que tu me la dises.
-Yuki, je vous ai dit toute la vérité, vous voyez bien que je ne mentais pas lorsque je disais que j'étais...
-Je n'ai pas dit que tu avais menti, Sui, ce que je dis, c'est que tu ne m'as pas « tout » dit, a-t-il insisté.
L'adolescent avait voulu lui échapper pourtant, ce regard plongé dans le sien était si profond que lui, maintenant qu'il s'y était plongé, ne trouvait plus la force et le souffle pour remonter à la surface.
-Tu ne me fais pas confiance, Sui.
-C'est vous qui ne me faites pas confiance, Yuki. Moi... Moi, je me moque de tout cela, vous savez ? Ces cicatrices, ce n'est pas un problème, moi je n'appartiendrai toujours qu'à vous et quoi qu'il arrive en dehors, vous aurez le droit de faire tout ce que vous voulez, parce que je vous appartiens, vous savez, n'est-ce pas ? Yuki, moi je peux tout supporter si vous m'aimez.
-Mais je ne t'aimerai jamais, Sui. Tu entends ? Je ne t'aimerai jamais comme cela, même si tu déclares ne vouloir que te dévouer à moi corps et âme, moi je ne peux pas t'aimer parce que c'est comme ça, je ne peux pas décider de l'amour tu sais, tout comme tu n'as pas pu en décider non plus mais tu vois, Sui, si tu avais une once de raison, tu oublierais tout ça.
-Vous raisonnez comme mon frère.
 

Sui a brutalement repoussé Yuki qui manqua basculer en arrière pourtant, c'est lui-même aussi qui l'a rattrapé avant que l'homme ne tombe la tête la première.
Alors Sui l'a serré de toutes ses forces dans ses bras mais parce qu'il ne supportait pas d'être plus grand que Yuki, il s'est laissé glisser jusqu'à tomber à genoux et alors, il a enfoui son visage au creux de ce ventre plat et ferme contre lequel il ferma les yeux de délice.
-Relève-toi immédiatement, Sui, et rhabille-toi à présent.
-Ne faites pas comme si cela vous dérangeait.
-Cela me dérange, et ce sera encore bien pire si quelqu'un surgit dans cette salle soudainement !
Une boule d'amertume serrant sa gorge, Sui s'est redressé et alors, Yuki a vu ce visage décomposé cadré par l'or de ces longs cheveux en bataille.
-Il faut que tu m'écoutes, Sui, tu...
-Finalement, l'a-t-il coupé comme il commençait à enfiler sa chemise, je ferais peut-être mieux de le révéler à quelqu'un, pour ces cicatrices. Après tout, il est évident que ce n'est pas vous que ça peut toucher.
-Tu ne le feras pas, a rétorqué Yuki dans un rire mal à l'aise comme il secouait frénétiquement la tête. Tu n'auras jamais le courage de le faire, je le sais.
-Yuki, je peux te parler un instant ?
 

Yuki a fait volte-face et a fixé, tétanisé, Asagi qui se tenait sur le seuil et ne pouvait pas détacher son regard de l'adolescent qui n'avait même pas daigné lever les yeux sur lui, bien trop occupé qu'il était à boutonner sa chemise.
-Sui, a fait Asagi d'une voix blanche, que fais-tu encore ici ?
-Il me fallait avoir une discussion privée avec mon professeur, Monsieur.

Sans plus attendre, le garçon a saisi son sac et a filé à toute allure en dehors de la pièce comme s'il voulait fuir quelque chose, ou plutôt quelqu'un. Pourtant, arrivé au seuil, il s'est retourné et est demeuré immobile, ses yeux brillants rivés sur Yuki, et Sui semblait le supplier de quelque chose -mais quoi ?- seulement, il n'y eut aucune réponse et alors Sui s'en est allé. Asagi l'a suivi des yeux, ce garçon aux cheveux en bataille, à la chemise froissée, qui n'avait pas eu le courage de le regarder une seule fois.
-Asagi, est intervenu Yuki avec angoisse, ce n'est pas ce que tu peux penser...
-Mais je ne pense rien, moi. Je me contente de voir.
-Asagi, je te jure sur l'honneur que je n'ai pas...
-Je suis venu te voir à propos de Junichi Kiyono.

Il y a eu un moment de flottement durant lequel la mémoire de Yuki n'a laissé qu'un blanc, quand l'image d'un garçon apparut subitement à son esprit, si vive qu'elle en effaça toutes ses pensées d'alors.
-Junichi Kiyono, a répété Yuki. Tu veux parler de ce garçon de dernière année, celui que tout le monde appelle Jui ?
-Lui-même.
-Et qu'est-ce que j'ai à voir avec ce garçon, moi ?
-Il y a à voir que si tu n'avais pas été occupé à faire je ne sais quoi avec Sui, tu aurais remarqué depuis longtemps qu'une bataille a éclaté devant l'enceinte du lycée et que Jui, qui est l'instigateur de cette bagarre, vient d'être blessé. Alors maintenant, tu assumes un peu ton rôle de professeur et c'est toi qui vas prévenir les parents du garçon que non seulement, leur fils s'en va pour l'hôpital, mais qu'en plus de cela il s'en ira de l'école définitivement.

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