Nobody knows -les beaux yeux clos de Sui- Chapitre Troisième

Juliet

-Je n'ai pas voulu les envoyer à l'hôpital.

Combien de fois Kisaki avait-il répété ces mots avant ? Il ne le savait pas. Il les avait prononcés autant de fois que son cœur s'était emballé, alors les compter était devenu impossible. Tout ce que Kisaki savait alors est qu'il devrait continuer à les répéter tant que son interlocuteur afficherait ce même air sévère qui semblait n'autoriser aucune indulgence. Il y avait de la sincérité dans la voix de Kisaki, mais rien ne semblait pouvoir glisser une pointe d'émotion sur ce visage de marbre. Après tout, Kisaki lui-même ignorait si cette sincérité dans sa voix était l'expression d'un sentiment sincère enfoui au fond de lui ou si ce n'était rien que le résultat d'une comédie instinctive.
-Kisaki, je ne comprends pas ton attitude. Je ne t'ai pas toujours connu comme ça. Il y avait une époque où tu étais un élève sage et sérieux, mais depuis l'année dernière, ton comportement a commencé à aller de travers, tes notes ont chuté, les absences ont augmenté et à présent, il faut que tu ajoutes la violence à cette liste. Tu es en pleine régression, Kisaki. Qu'est-ce qui t'arrive ?
-Monsieur le Directeur, je n'ai pas voulu envoyer Aoi et Uruha à l'hôpital.
-Mais ils y sont et il n'y a qu'un unique responsable à cela.
 

Déconfit, Kisaki a laissé échapper un long soupir. Sans oser affronter le regard de l'homme qui lui faisait face, tandis qu'il savait bien que l'affronter était pourtant le seul moyen de démontrer sa bonne foi, il s'est demandé si se défendre était finalement si important. De quoi essayait-il de se justifier, après tout ? Plus il y pensait, et moins Kisaki comprenait quel mal avait-il bien pu faire. Certes, il avait mis à terre deux de ses camarades, faisant montre d'une violence qui ne lui ressemblait pas, mais au fond de lui Kisaki avait la certitude qu'il n'était pas en tort. C'était tout. Bien sûr, pour un regard extérieur, Kisaki eût sans nul doute été ressenti comme le grand coupable, puisqu'un regard extérieur alors n'aurait pu voir qu'un jeune homme aux cheveux rouges venant à la rencontre de ses deux amis pour subitement les tabasser sans raison visible.
Mais voilà. Elle était pourtant là, la raison. C'est juste qu'elle n'était pas visible. Non, décidément, Kisaki était persuadé de ne pas avoir eu tort à ce moment-là. Et même si le fait d'avoir eu recours à une telle sauvagerie le désolait un peu, lui, il savait que son crime était justifié. C'est juste que les autres ne pouvaient pas le savoir.

-Kisaki, réponds-moi. Si tu continues sur cette voie-là, je n'aurai pas d'autre choix que celui de te renvoyer. Crois-moi que c'est parce que je veux éviter d'en arriver là que tu dois me parler. Kisaki, il y a forcément une raison à cela.

Kisaki a étréci les yeux. Derrière son front pâle des milliers de pensées fourmillaient et grésillaient comme si les images de son esprit étaient saturées par un fléau parasite qui les empêchait de s'ordonner pour former une suite logique de réflexion. Il ne comprendrait pas. Personne ne pouvait comprendre le fond de sa pensée car alors, ce n'était pas de raisonnement dont il s'agissait, mais de sentiments purs et simples. C'étaient les sentiments de Kisaki qui l'avaient poussé à agir ainsi, et parce que lui seul les avait ressentis, lui seul pouvait comprendre. Le jeune homme en est arrivé à la ferme conclusion que se justifier était inutile : il n'avait rien fait de mal. Et être le seul à le savoir lui suffisait.
-Je crois que je vais être dans l'obligation de mettre à exécution la menace de ton professeur, Kisaki... Je vais devoir appeler tes parents.
Kisaki a relevé les yeux, penaud. La désolation était flagrante sur le visage de son interlocuteur et c'est peut-être cela qui l'abattait encore plus. Il allait le dénoncer par pur respect des conventions éducatives pourtant, son cœur d'homme l'empêchait de vraiment le vouloir. Il allait le faire malgré tout. Un mal pour un bien. Voilà, cela excuse pourtant tout, s'est dit Kisaki. Lui aussi, avait commis un mal pour un bien. Il n'y avait vraiment pas lieu de le punir.
-Bien, Kisaki, tu peux sortir. Il me faut avoir une discussion privée avec tes parents.
-Monsieur, mon père est un homme très gentil, vous savez.
Cette déclaration subite a surpris l'homme qui le considéra avec attention, attendant peut-être que cette prise de parole ne l'encourage à continuer sur sa lancée.
-Il est très gentil, et je ne crains pas ses remontrances, je ne crains pas non plus d'être renvoyé d'ici, d'ailleurs, mais si je ne tiens pas à me faire punir, Monsieur le Directeur, c'est que je ne veux pas lui causer de souci.

Soupir. L'homme s'est renfoncé sur son siège, le corps droit dont les épaules pourtant s'accablaient d'une faute qui n'était pas la sienne.
-Alors, Kisaki, puisque tu ne veux pas m'expliquer la raison qui t'a poussé à agir comme un délinquant, dis-moi ce que je dois faire.
-Mais il n'y a rien à faire, Monsieur. Je n'ai rien fait de mal.

Le pire dans tout cela est que Kisaki était profondément sincère. C'est ce que l'homme a pu ressentir intensément alors, cette certitude inébranlable qu'il était innocent, quoi que les autres aient pu lui dire. Comme si au fond de Kisaki, il y avait un secret dont la noblesse évinçait toutes les bassesses qu'il pouvait commettre.
Et face à lui, Kisaki avait le regard éteint de celui qui n'espère plus, mais qui a cessé d'avoir peur. Ainsi, Kisaki était devenu un garçon qui ne voulait pas, mais qui acceptait sans broncher.
-Pour la dernière fois, Kisaki, et pour ton bien propre, je te demande...
-D'ailleurs, vous ne pouvez pas comprendre, vous. Vous ne comprenez rien, vous ne savez rien, absolument rien, parce que déjà, si vous aviez su au moins l'essentiel alors, vous ne pourriez pas me menacer d'appeler mes parents, Monsieur. Parce que, moi, des parents, je n'en ai pas.
 


 
 
 
 
 
 
 
 
 
Sans même lui laisser le temps de se demander où était la vérité dans tout cela, Kisaki s'est relevé et, d'un pas raide, s'est dirigé en direction de la sortie.
Guidé par son instinct plus que par sa conscience, car alors ses yeux étaient trop éteints pour qu'il ne réalisât où il marchait, Kisaki a continué à avancer encore et encore. Il a marché sans se retourner et puis, ce n'est que lorsque l'alarme crispante d'un klaxon l'a sorti de sa torpeur et qu'il a évité de justesse de se faire renverser, qu'il a réalisé qu'il avait quitté l'école.


-Asagi ?
Une voix hésitante s'est frayée un passage à travers les conduits auditifs de l'homme qui, depuis le départ de Kisaki, était demeuré les coudes posés sur le bureau et le front appuyé sur ses mains jointes. Aux yeux de Yuki qui se demandait s'il avait été bien entendu, il ressemblait à un saint en train de prier, prostré dans une douleur et un amour sans fond. Timidement, Yuki a fait un pas de plus vers lui, guettant avec appréhension la réaction du Directeur. Était-il trop plongé dans ses pensées pour l'entendre ou bien l'ignorait-il volontairement ? Mais cela ne ressemblait pas à Asagi d'ignorer un individu, même si à cet individu-là il souhaite le pire, alors, avec un peu plus d'assurance cette fois, Yuki s'est approché et a posé une main délicate sur son épaule.
-Asagi, quelqu'un est venu te voir.
Et Yuki a su, au regard que leva Asagi sur lui alors, que depuis le début sa présence avait été entendue, mais non désirée. Pourtant, Asagi n'a rien dit et s'est contenté d'exprimer son étonnement.
-Me voir ? Maintenant ?
-Oui, un homme est venu te voir... Enfin, pas te voir au sens propre, je veux dire... Je me suis permis de le conduire jusqu'ici, il voudrait que tu le reçoives maintenant.
-Ne pas me voir au sens propre ?
Un peu déconcerté, Asagi s'est contenté de hocher simplement la tête et puis, retrouvant toute sa lucidité, il a congédié Yuki d'un geste de la main.
-Fais-le entrer, et sors de mon bureau à présent.
Dans un sourire teinté de malaise, Yuki s'est incliné et, docile, s'est éloigné en refermant délicatement la porte derrière lui. Porte qui se rouvrit alors aussitôt sous le regard énervé d'Asagi avant que celui-ci ne remarque que ce n'était pas Yuki qui se trouvait sur le seuil.
-Veuillez m'excuser, a déclaré le nouveau venu en s'inclinant bassement. J'aurais dû frapper à votre porte avant de me permettre d'entrer...
-Excusez-moi, cher Monsieur, mais qui êtes-vous ? a répondu Asagi, interloqué.

Et c'est lorsque l'inconnu s'est redressé que Asagi a vu. Il est demeuré muet sur le coup, parce qu'alors un désagréable sentiment d'impuissance l'envahit. L'un de ces sentiments qui lui arrivait parfois de ressentir alors quand l'injustice se présentait devant lui sans qu'il ne pût rien y faire. Mais éprouver de la compassion pour un homme qui lui était inconnu, cela déplaisait à Asagi qui s'est dit qu'une telle sensiblerie ne pouvait que le mener à sa propre perte. Alors, il a soigneusement détourné le regard et a pensé avec soulagement qu'il était bon que l'homme ne voie pas sa décontenance.
-Je suis le tuteur de Kisaki, Monsieur. Pardonnez-moi de ne pas m'être présenté, j'ai une fâcheuse tendance à être discourtois parfois. Vous m'avez appelé il y a de cela une demi-heure, je suis venu aussi vite que je l'ai pu...
-Ciel, votre venue ne me dérange pas, mais je ne vous en demandais pas tant, a-t-il bafouillé, sincèrement désolé de l'inquiétude qu'il avait donnée à cet homme. Êtes-vous venu seul ?
Asagi a compris l'inopportunité de sa question au sourire gêné que lui adressa alors son interlocuteur, et dans son désir de se rattraper, il s'est redressé pour venir saisir l'homme qu'il guida jusqu'au siège.
-Asseyez-vous, je vous en prie.
-Monsieur, s'il vous plaît !

Asagi s'est figé dans sa stupeur, le visage décomposé, et dans une inclination d'excuse il est venu s'asseoir en face de l'homme qui rivait sur lui ces yeux troublants par leur clarté significative. Ces yeux là, s'est dit Asagi, je pourrais les contempler toute ma vie cependant, le faire serait comme un voyeurisme malsain et lâche. Car il est lâche de dévisager ainsi un homme qui ne peut pas le faire.
C'étaient les pensées sincères d'Asagi pourtant, il ne pouvait réellement pas détacher ses yeux de ceux de l'autre qui n'eut que tôt fait de deviner, par ce silence troublé, le regard curieux qui se posait sur lui alors.
-Excusez-moi, Monsieur le Directeur, mais si je suis venu ici, c'est pour parler de Kisaki, alors...
-Kisaki, s'est empressé de répéter Asagi d'un ton grave et ferme. Oui, Monsieur, je suis désolé... Je crains de ne vous avoir alarmé pour rien au téléphone, en réalité.
-Que voulez-vous dire ?
Asagi a étréci les yeux, jaugeant alors si dans le regard sans vie de cet homme s'était réellement avivée cette lueur d'espoir qu'il avait cru voir alors. Mais sans doute avait-il rêvé, car le front de l'homme se striait de ridules comme il abaissait les sourcils en signe d'inquiétude. Ou d'incrédulité ? Alors qu'il ne savait lui-même pourquoi il osait un tel mensonge, Asagi n'a pu retenir ces mots :
-Ce que je vous ai raconté à propos de ce qu'a fait Kisaki à ses camarades... Certes, c'est bien lui qui les a mis à terre, mais il semblerait qu'il ne s'agisse là que de légitime défense.
-De la légitime défense ? Vous voulez dire que ces deux garçons s'en sont pris à mon fils ?
-Je suis désolé, Monsieur... D'après ce que j'ai pu soutirer, ces deux garçons étaient en froid avec votre fils à cause d'une simple histoire de cœur... Ils l'ont agressé alors qu'ils se sont croisés dans la rue et, vous connaissez la suite.
-Donc, vous êtes en train de me dire que Kisaki est innocent et qu'il ne sera pas renvoyé du lycée, est-ce bien cela ?
-Cela n'a pas l'air de vous faire plaisir, fit remarquer Asagi avec appréhension.
L'autre a eu un rire gêné qui accrut le malaise de son interlocuteur. Instinctivement, Asagi s'est renfoncé dans son siège, essayant de lire sur les traits de l'homme les pensées qui l'animaient alors.
-C'est que, sauf votre respect, Monsieur le Directeur, j'ai du mal à vous croire.
-Pardonnez-moi ?
-Eh bien, il est vrai que je ne vois pas quelle raison pourrait vous pousser à vouloir prendre la défense de Kisaki mais, pour être honnête, je pense que le cas est plus grave que vous ne le dites.
-Je ne comprends pas, a rétorqué Asagi d'une voix qu'il voulut claire et ferme. Je vous dis que votre fils n'a nulle raison, pour l'instant du moins, d'être renvoyé de notre établissement. Je ne suis pas homme à plaisanter sur ce genre de sujet, Monsieur. Vous ne me faites pas confiance sur ce point-là ?
-Oh, mais, c'est à Kisaki que je ne fais pas confiance.

Totalement pris dans la déconfiture de ces rôles inversés, l'attaquant en défenseur, le défenseur en accusateur, Asagi n'a soufflé mot.
-Dites-moi la vérité, Monsieur. Kisaki s'en est pris à ses deux camarades sans raison valable, n'est-ce pas ?
-Écoutez, je ne comprends pas. D'où vous vient ce manque de confiance en Kisaki ? Il est votre fils, je pense que vous devriez...
-Il n'est pas mon fils.
Ces mots avaient retenti comme une menace dans l'esprit d'Asagi, alors. Comme si par cette simple déclaration, l'autre avait voulu lui faire comprendre que le sort de Kisaki ne serait jamais entre ses mains. Mais Asagi n'a pas compris pourquoi est-ce que cela pouvait lui apparaître ainsi menaçant. Car, après tout, le sort de Kisaki n'était pas son affaire personnelle. Ce qu'il voulait vraiment savoir, alors, était si la colère perçue dans la voix de son interlocuteur avait été bien réelle.
-Ne me dites pas que vous ne le saviez pas.
-Pardon ? a bafouillé Asagi, brusquement tiré de sa torpeur.
-Kisaki. Je suis son tuteur, vous savez. Enfin, je suis son oncle. Il n'a pas d'autre famille que moi.
-Je suis désolé, je...
-Ce n'est pas à vous d'être désolé.
Réprimant un profond soupir, Asagi s'est avancé et penché par-dessus le bureau, installant entre eux une intimité confidentielle à laquelle l'autre sembla ne prêter nulle attention.
-Pourquoi ne me croyez-vous pas ?
-Parce que, bien que j'ignore comment Kisaki a pu se comporter à l'école jusque-là, ce que je sais est qu'il a toujours été loin de l'enfant que j'ai connu jadis depuis que ses parents sont morts.
-Alors, plutôt que de le condamner, ne croyez-vous pas qu'il faudrait plutôt lui tendre la main ?
-Mais je l'ai fait, pourtant. Seulement, lui, il ne comprend pas.

Il y avait cette teinte de désespérance dans sa voix qui heurta Asagi de plein fouet. Ému et troublé, l'homme s'est réinstallé au fond de son fauteuil, assistant au spectacle désolant de ces yeux qui, s'ils ne pouvaient rien voir, pouvaient sans doute pleurer encore. Oui, cela se voyait. Un regard qui arrivait à refléter tant de tristesse alors même qu'il était déjà mort ne pouvait qu'appartenir à des yeux capables de pleurer.
-C'est à cause de moi, vous savez. Lorsque je tends la main à Kisaki pour lui apporter mon aide, il ne peut pas s'empêcher de voir cette main-là comme si elle se tendait dans le but de quémander la sienne.
Silence. Asagi détourne le regard et, à travers les persiennes à semi-closes de la fenêtre, il se laisse caresser par les rayons de soleil se filtrant timidement un passage jusqu'à lui.
-Il n'y a rien de pire pour un homme heureux que de voir que son bonheur ne peut pas être partagé.


Asagi n'a pas répondu.
Mais, c'est une bonne chose, non ? s'est-il demandé. C'est sans doute une bonne chose, de ne pas toujours pouvoir partager son bonheur. Parce que chaque être est différent, alors, ça veut dire que le bonheur n'est qu'une chasse au trésor géante pour chacun des humains vivant sur cette Terre. Une chasse au trésor qui pouvait parfois prendre toute une vie mais, après tout, la partie de Kisaki venait seulement de commencer.

La sonnerie de fin des cours retentissait encore quand Teru dévalait les escaliers à toute vitesse. Comme possédé par un démon intérieur, il filait sans même réaliser qu'à chaque seconde, l'un de ses pieds qui touchaient à peine les marches pouvait rater son coup et le faire basculer en avant où il connaîtrait alors le drame de sa vie. Mais les marches, Teru ne les voyait même pas, il les descendait trois par trois sous les regards ahuris des autres élèves passants qui se demandaient si, après tout, il n'avait pas été évident dès le début qu'un garçon aux cheveux argentés était fou. Et Teru ne voyait pas, que derrière lui quelqu'un le suivait tant bien que mal car avec plus de prudence, et au tournant des escaliers il bousculait sans s'excuser ceux qui se trouvaient par hasard sur son chemin.
-Terukichi, es-tu fou ?! Ne cours pas comme cela !
Parce que cette voix lui était familière et désagréable, Teru s'est retourné et eut à peine le temps de voir Yuki qui lui faisait de grands signes.
-Teru, calme-toi, tu m'entends ?!
-Va mourir.

Il l'avait prononcé trop bas au milieu du brouhaha agité de fin des cours pour que Yuki ne l'entende, c'est pour cela que lorsqu'une main s'est posée sur son épaule, il a poussé un cri plus de surprise que de peur, car il pensait cette main être celle du professeur venu pour le réprimander. Teru a fait volte-face, les nerfs tendus, et est demeuré pantois quand il a vu en face de lui Maya essoufflé. Ils se sont dévisagés un instant pendant que le jeune homme reprenait péniblement son souffle, et Maya allait prononcer quelque chose quand Teru l'a repoussé brusquement.
-Je n'ai pas de temps à passer avec toi.

Et sous les yeux interloqués du jeune homme, il a repris sa course effrénée et ce n'est qu'enfin quand toute l'agitation de la foule qui se pressait dans les couloirs disparut, lorsque même les ronflements des moteurs dans les rues se firent lointains, lorsqu'enfin il atterrit dans cette ruelle d'un quartier calme et désert, que Teru s'est laissé choir sur le sol, le souffle coupé.

 
 
 
 
 
 
Il avait mis du temps à se redresser. Du temps, beaucoup trop, du moins c'est l'impression qu'avait le jeune homme même si en réalité, seulement quelques minutes s'étaient écoulées. Alors il avait repris sa marche, luttant contre sa fatigue pour accélérer le pas, mais il traînait son corps comme si celui-ci était devenu trop lourd à porter. Ou bien était-ce le cœur dans sa poitrine qui était devenu trop lourd. Écrasé par le poids d'une culpabilité éreintante, celle d'avoir selon lui trop tardé, il n'en avait que plus de mal à avancer et sa rage contre lui-même n'en était que plus vive. Mais il avait beau s'admonester, se donner des coups de bâtons mentaux, la douleur lancinante dans ses côtes était telle que poser un pied devant l'autre devenait une torture.
Alors, sans même sentir venir l'émotion subite qui l'assaillit, Teru a posé ses mains sur ses joues et a regardé, avec stupeur, ses paumes humides de larmes.
-Terukichi.
Sans trop savoir pourquoi, il avait craint que ce ne soit Yuki revenu le hanter, et les mots « va mourir » allaient à nouveau s'échapper de ses lèvres quand la vue de Kisaki derrière lui l'a réduit au silence. Un sourire se dessinait délicatement sur le visage de l'adolescent, un sourire qui laissait transparaître comme du soulagement. Ahuri, Teru a regardé son camarade s'approcher et a regardé alors, son teint pâle et ses yeux creusés comme s'il avait beaucoup pleuré.
-Tu pleures, Terukichi.

Il l'a laissé faire quand Kisaki a avancé ses mains vers son visage et s'est mis doucement à essuyer les larmes sur ses joues. Dans n'importe quelle autre circonstance, Teru eût ressenti de la honte pourtant, sans trop savoir pourquoi, il ressentait qu'il n'y avait aucune gêne à avoir auprès de lui à ce moment-là. Comme si, dans le fond, ils étaient tous les deux dans le même sac.
-Où est-ce que tu étais, Kisaki ?
-Je suis parti de l'école.
Kisaki a ri d'un air attendri, et Teru s'est demandé si c'était l'air niais qu'il devait avoir alors qui l'a amusé ainsi.
-Le Directeur va sans doute me renvoyer, tu sais, alors ça ne change rien. Il a appelé mon tuteur.
-Ton tuteur ?
-Terukichi, est-ce que tu habites par ici ?
Le garçon a secoué la tête, penaud. Une expression de suspicion est passée sur le visage de Kisaki avant de disparaître aussitôt.
-C'est dommage. J'avais pensé qu'il serait agréable que nous soyons voisins.
-Tu vis dans ce quartier ? interrogea le garçon qui se sentit aussitôt stupide de poser une question dont la réponse était évidente.
-Ma maison est juste là.
Kisaki s'est retourné pour pointer du doigt une charmante bâtisse blanche de style occidental sertie d'un enclos derrière lequel Teru pouvait deviner alors des orangers dont les fruits mûrissaient doucement.
Lui qui aurait imaginé Kisaki vivant dans un endroit beaucoup plus froid et bourgeois, il a été surpris de voir cette petite maison accueillante baignée sous le soleil. Il s'est dit, comme ça, qu'une famille vivant dans une telle maison ne pouvait qu'être chaleureuse. Même si cette famille ne se résumait qu'à un adolescent et son tuteur.
-Où est-ce que tu vas, Terukichi ?
Il a reporté son attention sur lui et, lui-même surpris de tant d'animosité dans sa propre voix, a rétorqué.
-Cela ne te regarde pas.
-Si tu passes par ici, a répondu Kisaki sans sembler s'offusquer, nous pouvons peut-être faire un bout de chemin ensemble ? Je ne tiens pas à rentrer chez moi, tu sais, et puis, il y a un endroit dans lequel je dois me rendre.

Teru n'a pas répondu. C'est parce qu'il hésitait, au fond de lui, il craignait que les choses ne tournent mal pourtant, il se disait aussi que si jamais c'était le cas, alors il pouvait éloigner Kisaki avant qu'il ne soit trop tard. Mais c'est parce qu'il se confinait dans ce silence réflexif que Kisaki a cru qu'il s'agissait là d'un accord tacite.
-Allons-y, Terukichi.
Et comme s'ils n'avaient pas failli se battre lors de leur première rencontre, comme s'ils se connaissaient depuis toujours et qu'il n'existait au monde d'amitié plus intense que la leur, Kisaki a saisi Teru par le bras et tous les deux se sont avancés, l'un d'un pas leste, l'autre d'un pas presque forcé. Et quiconque les aurait vus de dos alors aurait pensé immédiatement à deux oisillons collés l'un à l'autre dans l'attente craintive de pouvoir enfin déployer leurs ailes.


Ils avaient marché en silence tout le long du chemin. Et ce silence plongeait Teru dans un profond malaise car alors, il était à mille lieues de se douter que ce silence-là, ressenti par Kisaki, était un berceau de bien-être et de confiance. Comme si confinés tous deux dans le même silence, ils partageaient une intimité qui ne pouvait que renforcer leurs liens. Mais Teru subissait ce silence comme une chape de plomb sur sa conscience, et il aurait donné n'importe quoi alors pour que son compagnon ne prononçât un mot, n'importe quoi, pourvu que sa poitrine oppressée ne se déleste enfin de ce poids insoutenable. Alors, quand il a entendu Kisaki parler, Teru a senti son cœur sauter un battement.
-C'est ici que je vais.
Et lorsqu'il est enfin sorti de sa torpeur pour lever les yeux du sol qu'il n'avait pas quitté une seule fois, Teru a su que le « ici » de Kisaki était un hôpital. Le temps passé aux côtés du garçon avait semblé infiniment long pourtant, il a été surpris en voyant la bâtisse ultramoderne de voir qu'ils avaient déjà parcouru tout ce chemin.
-Je te laisse ici, Terukichi. Où vas-tu ?
-Nulle part.
Ces mots l'avaient échappé comme la contemplation du bâtiment plongeait Teru dans les abîmes sans fin d'une mélancolie dévastatrice. Comme s'il craignait attraper un quelconque mal en restant trop près de lui, Terukichi s'est reculé, nerveux.
-Nulle part ? a répété Kisaki que l'attitude du garçon intriguait.
-Je viens de me souvenir que j'ai quelque chose à faire, Kisaki. Je suis désolé, je ne peux pas venir avec toi, je dois y aller.
-Il n'était pas question que tu viennes avec moi, de toute façon.

Teru a fiévreusement hoché la tête alors même qu'il n'avait pas écouté ce qu'il avait dit et puis, sans même dire un mot, il lui a adressé un vague signe de la main et le garçon a fait demi-tour, marchant en sens inverse sur ses propres pas comme s'il devait en effacer les empreintes.
De loin, Kisaki a observé ce garçon qui, vu de dos, ressemblait à un oisillon dans l'espoir angoissé un jour de pouvoir voler.
Terukichi marchait, les yeux dans le vague, avec comme seule pensée en tête l'image de cet hôpital dont la superficie devait être aussi grande que le malheur qui pouvait s'y voir à l'intérieur. Teru s'en voulait un peu, pour Kisaki.
Car en réalité, ce n'était pas qu'il avait quelque chose d'urgent à faire. Ce n'était pas non plus que sa compagnie lui était si désagréable que cela. Mais ce qui avait poussé Teru à fuir au moment où il avait compris quel était le lieu où Kisaki se rendait, c'était juste qu'il avait peur que tous les deux ne se retrouvent au même endroit au même moment.
Car, après tout, la probabilité qu'ils ne se rendent tous deux au même endroit pour la même raison était bien présente.
 


 
C'était comme un appel à la poésie. Des mots d'amour destinés à la vie qui, dans la plus pure pudeur, choisirent la musique pour se faire entendre. Dans un soupir commun, Aoi et Uruha se sont collés l'un à l'autre au fond du canapé de cuir, dans ce coin de pièce où personne ne pouvait les voir, cachés par les cloisons de bois qui semblaient là pour inciter chacun à faire de son temps passé dans ce bar un moment de détente illicite.
Au creux de son cou moite de chaleur, Aoi sentait le souffle d'Uruha agrippé à lui comme une moule à son rocher. Cette promiscuité le gênait, pourtant il suffisait de voir les yeux vitreux et le corps flasque de son ami pour savoir qu'Uruha avait bien trop bu pour se rendre compte de ce qu'il faisait. Tout ce que Aoi espérait, du fond de son canapé luxueux imprégné des relents de tabac, était que par-delà sa conscience à semi-comateuse, Uruha puisse ressentir la musique comme il la ressentait. Cette tragédie au piano qui aspirait à la mort pour renaître de ses cendres dans une vie meilleure. Mais tout cela, c'est du mensonge, du beau mensonge, pensait Aoi. Parce que la propriété de la mort est d'être éternelle, elle ne peut rien refaire naître d'elle-même. Ou alors elle n'est pas la mort, mais une mascarade destinée à susciter la pitié des gens. Voilà, c'est sans doute ce à quoi devait servir cette musique, dans le fond. À faire appel à la pitié des gens, demander de manière détournée à ce que quelqu'un vienne tendre sa main parce qu'alors, sans doute que le pauvre type qui a composé cette musique n'avait même pas le courage de le demander en face. Ou bien l'avait-on trop de fois rejeté pour qu'il l'ose à nouveau. Alors, ça sert à ça la musique. À entendre ou dire en musique ce que l'on n'accepte pas d'entendre ou de dire en paroles, parce que les douleurs avouées de vives voix mettent mal à l'aise. L'on sait que la confession attend un réconfort, mais personne n'a jamais envie de réconforter qui que ce soit ; réconforter, c'est du travail, c'est un fardeau, c'est gênant, parce que la personne qui doit réconforter, eh bien, dans le fond, elle souffre aussi, et si elle savait ce qu'il fallait faire pour être mieux, alors elle l'aurait fait depuis longtemps.
Alors, il y a la musique, pour avouer pudiquement ses souffrances intérieures, elle a cette vertu de se délester au moins de ce poids de souffrir seule parce que toujours, la musique est certaine de toucher des cœurs qui comprendront cette souffrance. Parce que ces cœurs-là auront la même, oui, ils ne peuvent que comprendre, et compatir, et pleurer avec la musique sur son sort à elle, et sur leur sort à eux, ils pourront pleurer comme ça entre faibles émotifs lâchés dans la nature, et puis finir par pleurer sur le sort de cette humanité qui, dans sa souffrance commune, se soude l'espace d'un instant et dans un élan d'altruisme se partage sa douleur et la donne aux autres comme elle reçoit les leurs, pour ne pas être seule. En apparence.
 

Aoi a un goût amer dans la gorge. Il saisit son verre, fait une grimace de dégoût quand il s'aperçoit qu'il est vide et alors, il regarde le visage d'Uruha qui semble dormir la joue appuyée sur son épaule. Aoi observe ses deux lèvres entrouvertes, une bouche rose en bourgeon de fleur de cerisier prêt à éclore, ces lèvres si douces comme un appel aux sens desquelles s'échappe une haleine alcoolisée. Sans réfléchir, Aoi se penche, pose ses lèvres sur les siennes et pénètre sans tarder sa langue à l'intérieur de cette bouche qui n'émet aucun bruit.
Il le sent, le goût de l'alcool mêlé à la salive salée d'Uruha, mais ça ne lui suffit pas, il lui en faut plus que ça. Aoi met fin à ce baiser volé qui n'était pas vraiment un baiser, au final, mais juste la quête de l'ivresse, et dans un râle de désagrément il observe ce verre vide qui le nargue.
« Tu mériterais que je te balance à terre, tiens, ordure, et tu feras moins le malin quand je rirai en te regardant éclaté en mille morceaux sur le sol et que je te cracherai dessus, ordure, va, ordure, ordure, ordure. »
 
-Tu pourrais au moins servir à quelque chose, toi. Va m'acheter à boire.

Il s'adressait à Uruha plus pour se défouler que par espoir de recevoir une réponse, pourtant, contre lui le jeune homme a poussé un gémissement ensommeillé et s'est mis à se tortiller avant d'ouvrir les yeux. Scrutant Aoi en clignant des paupières comme s'il avait peine à le distinguer, Uruha a affiché un air réprobateur qu'a aussitôt contredit sa moue résignée.
-Mais je n'ai plus beaucoup d'argent...
-Je m'en moque. Tu me dois bien ça.
-Pourquoi ?
-Allez, grouille ! a-t-il crié d'une voix rauque.
Et d'un geste impatient, Aoi a sorti de sa poche un paquet de cigarettes qu'il se mit à fouiller de ses doigts que la nervosité faisait trembler.
C'est avec une boule dans la gorge qu'Uruha s'est redressé et, résigné, s'est éloigné sous l'œil torve d'Aoi avant de disparaître dans la fumée.
-Je n'ai plus d'argent pour rentrer chez moi, maintenant, a marmonné Uruha comme il déposait un verre de whisky-coca devant son ami.
-Tu ne pouvais pas le dire avant, abruti ?
-Mais je ne voulais pas que tu te mettes en colère, a-t-il gémi en s'affalant sur le canapé.
-Eh bien, maintenant, je le suis.
Penaud, Uruha s'est mis à observer timidement Aoi qui sirotait son verre d'un air las. Ces cheveux si noirs et soyeux, cette peau si lisse, ce regard si profond et ces lèvres qui en feraient pâlir de jalousie une femme, il avait tout du parfait éphèbe jeune et beau pourtant, Uruha avait l'impression d'avoir à côté de lui un vieil homme qui avait pris l'aspect extérieur d'un adolescent. Dans les yeux noirs d'Aoi se lisait cette lassitude qui semblait trop profonde pour que l'on puisse l'en extraire. Comme si au lieu d'être le fruit d'un mal, cette lassitude en était la racine même, trop bien ancrée à sa terre.
-Tu es beau, Aoi.
-Je le sais.
-Tu es sûr que tu le sais ?
-Fiche-moi la paix, bordel.
Uruha a baissé les yeux, docile. La musique du pianiste pénétrait son âme et s'inscrivait en elle comme l'encre noire et indélébile sur les pages blanches d'un livre ouvert. Et tout ce dont avait envie Uruha à ce moment-là, était de venir se blottir à nouveau tout contre Aoi et ne sentir plus rien d'autre que l'effluve de sa peau. Mais venant de Aoi qui ne lui adressait pas même un regard, il semblait impossible d'espérer un accueil chaleureux dans ses bras.
-Aoi, où est-ce que je vais dormir ?
-Si tu espères que je t'invite chez moi, alors, tu peux abandonner cette idée. Avec ce qui s'est passé à cause de ce petit merdeux de Kisaki, mes parents me prennent pour un délinquant. Je leur ai dit que je dormais chez toi, ce soir, pour qu'ils ne fassent pas d'histoire. Alors, si jamais je reviens à l'improviste avec toi à moitié-bourré sur le dos, je peux dire adieu à ma vie sociale, tu comprends ?
Uruha a hoché la tête, même s'il savait que son compagnon ne lui prêtait aucune attention. Bien sûr, qu'il comprenait. Malgré tout, il ne savait toujours pas où est-ce qu'il allait dormir, sans argent pour se payer le métro ou un taxi.
-Au fait, je t'ai embrassé quand tu dormais.
-Je ne dormais pas.
 

 
 
 
 
 
C'était la réaction qu'Atsuaki avait secrètement espérée. Ahuri, Aoi a enfin daigné tourner les yeux vers lui pour lui faire savoir sa contrariété.
-Alors, pourquoi tu n'as pas réagi ?
-Mais, je ne sais pas, Aoi, pourquoi est-ce que tu me grondes ? Je pensais que tu te vexerais si je t'en empêchais.
-Alors, comme ça, si j'essayais de te violer, tu me laisserais faire juste par peur que je ne me vexe ?
Uruha n'a pas répondu. Plus que de la colère, c'était de l'irritation qu'il y avait dans la voix d'Aoi ; l'agacement de celui qui cache sa déception derrière un sentiment qui le rend moins faible. Mais si jamais c'était bien de la déception qu'il y avait en Aoi, alors cela voulait dire qu'il avait déjà attendu quelque chose de lui ? Dans un soupir abattu, Uruha a replié ses jambes contre lui, sans prêter attention aux traces que laissaient ses semelles sur la banquette. Si jamais Aoi avait pu attendre quelque chose d'Uruha alors, il n'arrivait vraiment pas à déterminer ce que ce pût être. Et puis, après tout, était-il forcément légitime d'attendre quoi que ce soit de quelqu'un ? Était-ce pour cette seule raison que l'on restait avec cette personne ?
Mais c'était possible, oui. Même fortement probable. Parce qu'Uruha n'avait jamais vraiment ressenti la moindre forme d'affection ou une amitié sincère de la part d'Aoi envers lui, alors sans doute que la raison pour laquelle il restait à ses côtés depuis tant d'années déjà était qu'il attendait quelque chose de lui. Une chose pour laquelle Aoi lui faisait sans doute confiance.
-Uruha, tu te souviens de ma proposition de la dernière fois ?
Uruha a acquiescé en silence, son menton posé sur ses genoux collés. Bien sûr, qu'il s'en souvenait. Même si c'était malgré lui.
-Tu vas peut-être trouver un endroit où dormir ce soir.
Alors, Uruha a senti à côté de lui Aoi qui se redressait et l'instant d'après, il a vu cette main tendue sous son nez. Il a levé les yeux vers Aoi qui le dominait de toute sa hauteur et dont la tête, au sommet, semblait avoir disparu dans le brouillard de fumée.
-Allez, viens.
 

Alors sans rien dire, Uruha a posé sa main au creux de la sienne et lorsqu'ils se sont mis à marcher côte à côte au milieu de tout le monde, il a prié le ciel pour que la fin de la mélodie ait laissé le public trop mort pour qu'il ne puisse les voir.


Il avait aperçu, par-delà le rempart de fumée, ces deux silhouettes approcher mais il n'en avait pris garde, pensant que, parce que personne ne pouvait remarquer l'existence d'un être humain derrière l'illusion d'un robot programmé pour jouer du piano, rien ne pouvait tenter de l'atteindre. Alors, lorsqu'il a vu ces silhouettes gravir les trois marches qui le surélevaient avant que n'apparaissent deux adolescents aux visages tuméfiés, il a été si surpris sur le coup qu'il en a oublié son désagrément.
-Eh, le pianiste.
C'était un espèce d'arrogant, regard hautain mais gueule d'ange, qui venait de lui adresser la parole avec ce sourire en coin de celui qui se moque intérieurement.
L'homme n'a rien répondu, ne daignant pas même se lever de son tabouret. Juste, il guettait l'autre garçon dont le regard se baladait de parts et d'autres de la pièce comme s'il craignait plus que tout de croiser le sien. Un garçon plein d'innocence, a pensé le pianiste, et dont le visage si doux, bien que gâché par cette croûte de sang séché qu'il avait au coin des lèvres, avait en lui quelque chose de dérangeant dont il ignorait la nature.
-Je te parle, Skeleton.
Il a reporté son attention sur l'arrogant dont l'impatience se manifestait, flagrante, dans l'agressivité de sa voix et les mouvements compulsifs de sa jambe.
-Tu as une groupie, le pianiste.
Il a fait oui de la tête d'un air assenti, pensant en reposant son regard sur Uruha qu'il y avait sans doute nettement pire, comme groupie. Même si le terme de groupie sonnait en lui comme un mot étranger et qu'il avait du mal à concevoir que ce type de personnes puisse exister, surtout quand c'était à son encontre.
-Dis, en échange, tu peux faire ce que tu veux avec, mais il n'a nulle part où dormir : il est fauché, le pauvre. Tu peux bien faire quelque chose, Skeleton ?
-Je m'appelle Gara.

Gara. Est-ce que c'est un vrai prénom, ça ? s'est demandé Aoi. Il a considéré cet homme maigre dont les côtes saillaient sous la peau nue de sa poitrine, et Gara eut le sentiment humiliant d'être jugé par un marchand d'esclave sur le point d'acquérir une nouvelle marchandise.
-Skeleton, ou Gara, ça n'a pas d'importance de toute façon ; il est bourré. Mais il est mignon, tu vois bien, très mignon. Alors, tu le prends ?
Gara a haussé les épaules. La lumière du projecteur accroché au plafond, et la fumée toxique ambiante, tout cela lui brûlait les yeux et il a baissé la tête, craignant que les larmes naissantes ne provoquent un malentendu quant à ses états d'âme. Gara s'en moquait bien, de toute façon, mais il ne tenait surtout pas à ce que le jeune effronté ne prenne ces larmes pour de la faiblesse.
-Si tu veux, mais va t'en, s'est-il entendu dire avant même qu'il ne réalise.
-Je t'aime bien, Skeleton.
Alors, outrepassant les codes de la pudeur, l'arrogant a posé ses lèvres sur celles de l'ange qui s'est laissé faire malgré la surprise apparente sur son visage, et ce baiser a duré de longues secondes sous les yeux vitreux de Gara avant que le sale gosse ne lâche enfin son compagnon dans un sourire victorieux.
-C'était pour le goût de l'alcool.
Et puis, sans plus attendre son reste, il a disparu dans la fumée et lorsque le bruit de ses pas est devenu enfin inaudible, Gara a contemplé le jeune garçon qui, son regard terne perdu dans le vague, semblait avoir perdu notion de la réalité.
-Tu as l'air de te laisser marcher sur les pieds, toi.
 
 
 
 
Il a fallu un moment pour que ces paroles n'atteignent la conscience d'Uruha. Surpris que le pianiste lui adresse la parole, il l'a regardé avec crainte qui se levait de son tabouret pour venir poser ses mains sur ses épaules. Les épaules d'Uruha, graciles, semblaient pourtant robustes comparées à celles de l'homme. Skeleton, donc. Est-ce qu'il y avait de la moquerie dans ce surnom, ou bien une affection apparentée à une certaine pitié ? Uruha a levé les yeux et son regard a croisé le regard brun et doux de Skeleton.
-Non, je me suis juste laissé embrasser.
-Je ne te parle pas de ça. Il est étrange, il semble prendre certaines choses à la légère, c'est comme... Tu vois, là, il vient de me vendre ton corps, en somme.
-Et alors ? Il ne le fait pas pour lui, puisque ce n'est pas lui qui en tire les bénéfices.
-Tu n'as nulle part où dormir ce soir ?
-J'habite dans la banlieue de Tôkyô et comme j'ai dû lui payer à boire, je n'ai plus d'argent pour rentrer.
-Tes parents ne peuvent pas venir te chercher ?
-Je ne suis pas censé être dans un bar à cette heure-ci.
-Invente n'importe quoi, je ne sais pas.
-Mais, vous aviez dit que vous étiez d'accord pour me garder cette nuit.

Dans un soupir las, Gara l'a lâché pour venir s'affaler mollement sur son siège. Massant son visage pâli par la fatigue, il a considéré le pauvre garçon penaud dont l'anxiété se faisait lire dans ce regard suppliant.
-C'est que, je n'étais pas censé rentrer chez moi ce soir, tu comprends.
 

Ce que Uruha ne comprenait pas, c'était que Skeleton puisse avoir quelqu'un dans sa vie. Un homme, une femme, un jeune ou un vieux, il n'en avait aucune idée, mais le fait seul d'envisager qu'il puisse avoir une vie de couple le privait totalement de ses moyens. Non pas que Skeleton, mise à part sa maigreur, fût laid, effrayant ou désagréable, mais il lui semblait qu'un homme cadavérique qui passait ses nuits à jouer du piano dans un bar où il était toujours caché dans l'intimité de la fumée omniprésente était invraisemblable.
En réalité, Uruha pensait même que Skeleton contenait en lui assez de mystère pour attirer certaines personnes en quête de sensations insolites, et il n'était pas si étonnant de penser qu'il pouvait avoir son petit comité d'admirateurs plus ou moins secrets, mais que plus fervents. Non, dans le fond, ce qui surprenait le plus Uruha, c'était que Skeleton lui-même puisse avoir envie d'entretenir une relation amoureuse avec quelque personne que ce fût.
Dans la poitrine si maigre de Skeleton, le cœur ne devait pas être assez grand pour y loger quelqu'un.
-Ne fais pas cette tête, jeune homme. Je suis peut-être quelqu'un de faible, mais honnête. J'ai dit à ce garçon que je t'acceptais alors, je ne vais pas te laisser à la rue, dis ?
 

Relevant des yeux scintillants d'espoir vers Gara, Uruha a émis ce sourire hésitant de celui qui ne sait s'il doit être reconnaissant ou s'excuser d'être un fardeau. Et comme pour lui faire comprendre de la vanité de tout cela, Gara s'est mis à rire, et dans le rire de Gara se dégageait une chaleur si forte que le jeune homme s'est demandé d'où pouvait venir autant de réconfort quand c'est un homme au corps si froid et inquiétant qui l'exprimait.
-Un garçon comme toi tout seul la nuit, il se ferait manger tout cru.
-Alors, vous m'emmenez chez vous ? interrogea Uruha du bout des lèvres.
-Chez moi, je ne peux pas. Il n'y a pas qu'à toi que j'ai fait une promesse.

Alors, Gara s'est redressé et puis, quand il a passé son bras autour de ses épaules, Uruha et lui sont sortis vaillamment vers ce dehors nocturne et tapageur, un dehors où, malgré la fraîcheur et les étoiles dans le ciel, la nuit n'existait pas.


Et aucun d'eux n'avait soufflé mot durant le long trajet en métro, puis la marche à pieds qui les avaient conduits jusqu'ici. Comme si le silence était la seule communication possible, ils se taisaient, mais dans ce silence-là Uruha retrouvait la sérénité de la solitude. C'était une solitude qui n'avait rien de triste puisqu'elle apportait l'intimité dont il avait tant besoin, lui qui craignait toujours les regards posés sur lui. D'ailleurs, aucun regard ne lui avait été adressé même durant tout le temps qu'ils passèrent ensemble côte à côte, mais dans cette ignorance flagrante Uruha ne voyait aucun affront, ni même une simple indifférence, mais plutôt une marque de respect comme si Gara pouvait sentir que trop d'attention eût mis le jeune homme mal à l'aise. Alors dans ce silence offert plutôt qu'imposé, Uruha se complaisait pourtant, lorsque marchant sous la lueur des lampadaires tranquilles il reconnut un quartier qui lui était familier, il a volontairement brisé ce silence.
-L'un de mes amis habite ici, Skeleton.

Uruha a pensé que la surprise qui se lisait sur le visage de Gara était due au fait qu'il avait parlé mais en réalité, si l'homme avait été troublé à ce moment-là, était que ce surnom, Skeleton, qui avait sonné de manière méprisante de la bouche d'Aoi, semblait d'une familiarité tendre venant des lèvres de ce jeune homme. Comme si cette familiarité était le mot de reconnaissance que le jeune homme ne savait exprimer autrement.
-J'ai aussi un ami qui habite ici, a-t-il simplement répondu d'une voix atone. Alors, moi aussi, j'habite ici de temps en temps.

Mais en répondant cela, Gara montrait qu'il n'avait pas compris. La déclaration d'Uruha, qu'il avait prise pour une simple remarque, était en réalité l'expression d'une inquiétude dont l'homme ne pouvait pas deviner la nature.
De toute façon, il était trop tard pour reculer, pensait Uruha. Il avait déjà profité de la gentillesse de Gara qui l'avait accepté alors même qu'ils ne se connaissaient pas et puis, tout valait mieux que de passer la nuit dehors. Après tout, Uruha n'avait pas eu besoin que Gara le lui dise pour savoir qu'il était le genre de personne à se laisser dévorer toute crue. Alors, sans rien dire, Uruha a resserré sa main autour de celle de Gara qui n'avait cessé de tenir la sienne durant tout le chemin et, confinés à nouveau dans ce silence intime qui n'allait plus durer longtemps, ils se sont dirigés tous deux vers un même endroit avec pourtant des appréhensions différentes.

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