Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-deuxième

Juliet

-Gara.
La voix timide a été noyée sous les cascades affolées des notes qui roulaient, grondaient, pleuvaient en des torrents de larmes et de misères. Lamentations enfin libérées d'une âme qui les avait retenues pendant trop longtemps, les laissant en elle fermenter et germer de nouvelles graines, de nouvelles roses épanouies dans toute la beauté de leur chagrin, mais blessées par ces épines que l'on avait plantées en elles de sorte à faire croire qu'elles étaient les leurs, mais par lesquelles l'on les tuait lentement mais sûrement.
-Gara.

Le jeune homme baisse les yeux. Il ne sait même pas s'il l'a vu, il ne sait même pas s'il l'a entendu et s'il fait seulement semblant d'ignorer sa présence. Mais c'est légitime, après tout. Lui, il fait son travail, il passe ses soirées dans ce bar en tant que pianiste, et faire vibrer l'air pour créer ces mélodies qui ont fait de lui une légende, qui ont fait de lui l'homme grâce auquel des personnes de tous milieux et de tout âges viennent apaiser leurs consciences ici depuis des années, dans la volupté de la fumée intime, le manège émotif de ces notes folles à lier mais belles à aduler.


Gara, il faisait cela, il procurait leur thérapie aux gens, il apaisait leurs âmes inquiètes, leurs âmes ébréchées, leurs cœurs amochés, leurs esprits désordonnés, il pansait et il ordonnait tout ça avec ses propres blessures, ses propres délires qui se faisaient ressentir jusque dans le silence infime que laissait chaque note entre elles. Alors, il devait se résigner et seulement attendre qu'enfin, les envolées lyriques du piano ne tarissent d'elles-mêmes leur verve pour laisser place au calme bercé par les voix de fond des clients. 
Et ce moment finit par arriver enfin, moment que le jeune homme ne réalisa pas sur le coup car alors, il s'était d'ores et déjà perdu dans les méandres alambiquées de son esprit, mais c'est au son de la voix de Gara qu'il est brusquement sorti de sa torpeur, le cœur battant.
-Ce n'est pas la peine de faire cette tête, Uruha. Je ne t'ignorais pas par indifférence.
L'homme a descendu les quelques marches de la scène qui le séparaient de l'adolescent et s'est approché de lui, intime, prenant son visage inquiet entre ses mains.
-Et dis-moi à la fin ce qui me vaut cette petite moue chagrine.

Uruha le fixait de ses grands yeux brillants de reconnaissance, mais de surprise aussi, et c'est lui-même surpris de toute la tendresse qu'il ressentit pour cette homme qu'il l'implora :
-Gara, s'il te plaît, est-ce que je peux dormir chez toi ce soir ?
L'homme a lâché son visage en même temps qu'un soupir, puis il s'est mis à passer longuement sa main dans ses cheveux, observant le garçon d'un air pensif.
-C'est que, ce soir, j'avais encore prévu d'aller chez Hiroki, tu sais.
Uruha a hoché la tête avec assentiment, pourtant la déception était lisible sur son visage qui, de seconde en seconde, semblait se tendre d'inquiétude.
-Mais je peux peut-être faire quelque chose, si tu me dis ce qu'il y a.
-Gara, tu ne l'entends pas ?
L'homme a haussé les épaules en signe d'ignorance, comme il sondait de son regard inquisiteur celui du garçon qui ne le lâchait pas des yeux.
-Mais écoute, Gara.

Alors, Gara a écouté. Il y avait les murmures, les rires étouffés, les rires francs, les exclamations, la voix d'un homme âgé qui fredonnait une chanson populaire, les tintements des verres, ceux des petits couverts d'argent que l'on posait sur les minuscules assiettes de porcelaine, les bruits des pieds qui cognaient contre les chaises, les talons claquant sur le plancher, et puis... Gara s'est immobilisé. Oui, elle était là. Il l'avait perçue, il l'avait reconnue, seule, noyée quelque part dans le chaos de l'orchestre des sons et pourtant, reconnaissable entre mille, la voix d'Aoi, mais une voix dénaturée, une voix blessée, une voix amenuisée sous la pression de quelque chose, quelque chose qui entrecoupait sa voix et semblait rendre sa respiration pénible, quelque chose qui n'était que...
-Pourquoi est-ce qu'il pleure comme ça ? Dans un lieu public ?
-Je ne sais pas très bien, Gara, gémit le garçon dans sa détresse. Mais tu sais, Aoi est comme ça depuis trois jours, Aoi, il... Depuis que Masahito est parti, il semble plus n'avoir de volonté, et depuis trois jours, voilà qu'il se met à pleurer pour un oui ou pour un non, Gara, je ne sais pas... Je ne sais pas ce qu'il faut faire, moi, tu sais, j'ai vécu chaque jour de mon enfance et de mon adolescence en voyant Aoi si impassible que le voir pleurer, c'est devenu pour moi contre-nature.
-Oui, mais, la raison ?

Quand Uruha a relevé les yeux sur Gara, extirpé de ses pensées, il a réalisé qu'il voyait le visage de l'homme trouble à travers des larmes dont il n'avait pas remarqué l'existence.
-La raison ? a-t-il fait de sa voix fluette.
-Mais oui, la raison, a insisté Gara non sans détresse. S'il y a une raison pour lui de pleurer, alors, ça ne peut pas être contre-nature. Tu dis que tu ne sais pas très bien, Uruha, mais est-ce que tu peux te prétendre l'ami de ce garçon si tu ne sais même pas ce qui peut le faire pleurer comme ça ?


Aoi a poussé un cri de surprise au moment où il a senti une force le tirer en avant et sans transition, le garçon s'est retrouvé tétanisé, le visage collé à celui de Gara qui semblait l'examiner comme une bête curieuse.
-Mais qu'est-ce qui vous prend ?
-Toi, est-ce que c'est vrai que tu pleures pour Maya ?
Désarçonné, le regard d'Aoi est passé de Gara à Uruha, d'Uruha à Gara, et c'est avec les lèvres fermement closes dans un mutisme pudique qu'il s'est contenté de hocher la tête, penaud.
-Ah, non. Ce garçon est un menteur.
Gara l'a lâché si brusquement que Aoi est tombé à la renverse sur le divan, et face à lui il a considéré avec un mélange de peur et de curiosité l'homme qui se tournait vers Uruha d'un air réprobateur.
-Il ment, et toi, tu n'es même pas capable de le voir.
-Je ne mens pas ! s'est insurgé Aoi de sa voix que les sanglots restants dénaturaient. Et qui vous permet de traiter Uruha de la sorte ? Pour qui est-ce que vous vous prenez pour affirmer si je dis la vérité ou non, qui êtes-vous pour prétendre savoir ce que je ressens réellement ?!
-Ce que tu ressens réellement, gronda-t-il en pointant sur lui un doigt accusateur, je ne peux pas le savoir, Joyama. Mais ce que je sais en revanche est ce que tu ne ressens pas. Et au fond de moi, quelque chose me dit que la raison que tu as laissée croire à Uruha n'est pas vraiment celle qui te fait pleurer ; Joyama, en réalité, c'est toi qui me l'as dit.
-Espèce de fou, a craché Aoi dont les yeux un instant plus tôt chargés de peine se lestèrent d'un lourd mépris.
-Qui est le fou, sinon celui qui essaie de cacher ses souffrances pour paraître fort tandis que le secret ne fera que le rendre plus faible chaque jour de sa vie ?!
-Qu'ai-je donc fait pour que tu décharges ta colère sur moi ? a sangloté Aoi, terrorisé par cette rage qu'il n'aurait jamais imaginé voir un jour en Gara.
-Rien, Aoi, tu n'as rien fait, et c'est justement cela qui m'énerve ! Tu aurais pu faire quelque chose pourtant, tu aurais pu ravaler ta fierté de mégalomane, celle-là qui t'empêche toujours d'avouer tes sentiments, et faire comprendre à Uruha quelle tristesse, quelle détresse te mettent dans cet état parce que tu vois, Aoi, ton ami se fait bien plus de souci pour toi que tu ne sembles vouloir t'en faire pour lui, mais si tu étais vraiment son ami, Aoi, alors tu lui expliquerais, alors tu le laisserais t'aider parce que t'aider, Uruha ne demande que ça, parce que Uruha t'aime, Aoi, et parce que tu n'as pas le droit de faire couler les larmes de ton meilleur ami juste parce que tu as honte des tiennes !
 
 

 
 

Alors ce n'était que cela, depuis le début. Gara ne pouvait tout simplement pas pardonner à Aoi d'ignorer l'amour qu'éprouvait pour lui son meilleur ami, et de faire semblant de ne pas voir toute la tristesse qui découlait de l'impuissance à le consoler dont Uruha se sentait coupable. Une impuissance dont il n'était pourtant pas le fautif car seul Aoi mettait tout en œuvre pour que son ami renonce à tenter de le consoler.
-Lâche et orgueilleux est celui qui cache son humaine faiblesse derrière un masque de mauvaise foi.
Sans plus attendre, Gara a tourné les talons et sur son passage, empoigna brusquement Uruha qui se laissa traîner à sa suite, ahuri.
-Où est-ce que tu l'emmènes ?! s'écria Joyama d'une voix rauque. Skeleton !
 

Gara a fait volte-face et, tenant toujours plus fermement l'adolescent par le poignet, a fusillé d'un regard noir Aoi qui se sentit devenir tout petit face à la colère grondante de l'homme.
-Mais chez moi, Joyama. Je l'emmène chez moi vois-tu, parce que le pauvre garçon m'a supplié de l'y emmener, et sais-tu au moins pourquoi est-ce qu'il en est arrivé à faire ça ? Oh, attends une seconde, je crois que j'ai deviné : je pense qu'une fois de plus, tu avais promis à ton ami que vous deux passeriez la nuit ensemble chez toi cependant, tout comme cette fois où tu me l'as presque vendu, à moi un inconnu, je suppose que tu as changé d'avis et peut-être que dans sa déréliction, Uruha n'a rien trouvé de mieux à faire que de chercher de la compagnie auprès de quelqu'un qui n'aura pas le cœur de la lui refuser. Oh, mais, ne fais pas cette tête dépitée, voyons. Je suis certain qu'Uruha serait très heureux s'il pouvait plutôt passer sa nuit en ta compagnie mais il semblerait, vois-tu, que tu ne veuilles rien faire pour le mettre à l'aise. C'est pourquoi Uruha m'a confié que parce qu'il avait enfin réalisé qu'il n'était qu'un poids pour toi, il ne reviendra plus jamais te voir jusqu'à ce que peut-être arrive un jour, par miracle, où tu réaliseras qu'il est prêt à tout pour te venir en aide, et que tu décideras enfin de lui témoigner cette confiance que lui t'a offerte dès le début.
 

Alors que Gara parlait, le teint d'Uruha avait viré au blême et dans un regard de stupeur à l'attention de l'homme, il a ouvert des lèvres tremblantes sans qu'il n'ait pu proférer le moindre son. Gara avait menti mais, alors que le mensonge était ce qu'Uruha portait le plus en horreur, cette fois l'adolescent n'a pas protesté. Car il avait compris alors les bonnes intentions que Gara cachait derrière le masque de cette rage foudroyante.
-Tu viens de perdre un ami cher, Joyama. Ou plutôt, au lieu de le perdre, je crois bien que tu l'as délibérément jeté à la poubelle.
Et Aoi a entendu, alors, les pas des deux hommes qui martelaient en chœur sur le sol, dans une synchronisation parfaite qui semblait le narguer dans un rire strident de victoire.
-Uruha.

L'avait-il ignoré ou bien ne l'avait-il pas entendu, Aoi ne le savait pas, et la seule chose qu'il savait alors était qu'il était en train de laisser partir sous ses yeux cette silhouette qui s'enfonçait déterminément dans la fumée, s'éloignant de lui un peu plus à chaque instant. Cette silhouette qui, ce n'était plus qu'une question de secondes, allait disparaître pour peut-être ne plus jamais revenir dans sa direction.
« Témoigner à Uruha la confiance qu'il m'a offerte dès le début. »
Alors, c'est vrai que je l'ai jeté à la poubelle ? Je n'ai témoigné à Uruha aucune confiance, jamais je n'ai pu lui faire don d'un seul geste, d'une seule parole qui eût pu lui assurer qu'il avait la mienne et alors, comme lui m'a offert les yeux fermés toute la sienne propre, le voilà dépossédé à présent de la moindre confiance et c'est pour cette raison qu'Uruha doit partir, ou bien je finirai par le tuer de l'intérieur en reniant sa solitude, car tout ce que j'ai fait dans le fond, c'est abandonner Uruha ? Oui, c'est cela, c'est Gara qui a raison. Uruha, dès le début, je l'ai abandonné, je l'ai laissé tomber, juste à côté de moi, oui, mais malgré tout, je l'ai laissé tomber quand même.
-Et alors, Skeleton ? Tu l'as bien compris, non ? Si j'ai menti, c'est par lâcheté, mais toi qui as su que j'avais peur, tu n'as pas imaginé un seul instant que ma seule peur était de perdre le seul être dont la confiance comptait vraiment à mes yeux ?

Ils se sont retournés. À travers la fumée Aoi n'a pas pu distinguer leurs regards mais il savait d'ores et déjà, par intuition et par habitude aussi, que celui d'Uruha devait être mouillé de larmes.
-Je n'en peux plus, moi, a articulé le jeune homme en dépit de sa gorge serrée par les sanglots amers. Vous croyez que c'est facile d'avouer aux autres une vérité que l'on ne veut même pas s'avouer à soi-même ? Vous, depuis le début, vous pensez que c'est facile de pleurer à la place de ceux qui ne peuvent plus le faire ?

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Les êtres mauvais qui s'évertuent à mettre les autres plus bas que terre, ceux-là savent que sans ça, ils ne seraient jamais capables de leur arriver à la cheville.

Comme seules les agitations habituelles de la rue lui répondaient, Jui a levé ses yeux inquisiteurs sur Atsushi et, fâché, a assené d'une tape innocente le crâne de l'homme qui prêtait son attention à la rue.
-Quand je vous parle, vous m'écoutez. C'est la règle.
Atsushi s'est contenté de le toiser en silence, et Jui s'est demandé si cette fois, la colère sur son visage n'était due qu'à son apparence naturelle ou si elle était le fruit réel de son comportement outrageux.
-Depuis tout à l'heure, tu ne fais que dire des phrases sans queue ni tête. Tu ne tiens même pas un discours cohérent ; ton esprit est une girouette qui change de pensées au rythme de ta respiration.
-Si vous m'écoutiez, bougonna Jui d'un ton boudeur, vous auriez su que tout ce que je dis est cohérent. Et d'ailleurs, je n'aurais pas besoin de tant parler si vous faisiez l'effort d'animer un tant soit peu la conversation.
-Cela est hors de question, trancha Atsushi d'un ton infaillible. Moi, je te paie à manger et à boire, et toi, tu fais la conversation ; tu me dois bien ça.
-Vous voulez dire que vous m'achetez pour que je vous fasse la conversation ?


L'air choqué de Jui eût été comique si en même temps, il n'y avait pas eu ce fond de peine qui brillait au fond de ses yeux, tentant vainement de se cacher derrière l'éclat de la colère.
-Dans ce cas-là, je dirais plutôt que tu te vends, puisque c'est toujours toi qui m'incites à t'inviter.
-Je me comporte à vos yeux comme un gigolo, c'est bien ce que vous êtes en train d'insinuer ?
Atsushi a laissé planer le silence, comme il fixait sans ciller le visage décomposé du jeune homme. Cette fois, Jui l'avait bien trop pris au sérieux pour que la plaisanterie ne continue et, dans un soupir excédé, Atsushi a voulu poser une main affectueuse sur le crâne du garçon qui la repoussa avec véhémence.
-Ne faites pas semblant d'être gentil quand à l'intérieur de vous-même, vous vous moquez de moi.
-Est-ce que j'ai l'air de me moquer de toi, Jui ? s'enquit Atsushi sans aucune colère.
-Ne faites pas semblant, ; à l'intérieur de vous, vous êtes mort de rire, je peux même entendre votre rire strident d'ici.
-De tels propos me semblent outrageux de la part d'un garçon qui passe sa vie à se moquer des autres, tu ne crois pas ?
Jui n'a pas répondu. Triturant la surface lisse de son tiramisu du dos de sa cuillère, il a fini par en extraire un bout et tendre la cuillère vers la bouche de l'homme qui repoussa sa main avec délicatesse mais fermeté.
-Tu crois pouvoir détourner la conversation en jouant aux amoureux avec moi ?

Était-ce la découverte de sa flagrante supercherie, ou le terme d'amoureux qui conféra à Jui cet air crispé sur son visage, toujours en est-il que son indignation fut telle qu'un cri retentit à travers la rue, appelant alors l'attention perturbée des passants.
-Vous n'êtes vraiment qu'un mufle, a-t-il craché comme ses yeux lançaient des éclairs d'abomination sur un homme impassible. Et soyez reconnaissant que j'aie le bon-goût de me tenir à une telle politesse.
- « Le bon-goût », a ri Atsushi avec une ironie amère. Ce que tu appelles « bon-goût », et dont tu es totalement dénué, Jui, n'est que de la lâcheté : tu n'oses pas te montrer impoli envers moi car tu ne sais pas encore comment est-ce que je pourrais réagir, cependant, je ne suis pas assez naïf pour ignorer que tu n'en penses pas moins. Bien, mais ça m'est égal, tu sais ; pense ce que tu veux de moi, et si le fait que je dise la vérité fait de moi une ordure de la pire des espèces, alors c'est que la vérité elle-même ne vaut pas mieux que l'ordure que je suis, tu ne crois pas ? Écoute, Jui, tes manières sont insupportables. Tu n'es qu'un manipulateur tantôt mielleux, tantôt effarouché, tantôt arrogant, mais cela je l'ai discerné dès le début et parce que tes manèges ne me font pas peur, je n'ai jamais rechigné à me trouver en ta compagnie. Mais retiens bien une chose, Jui : les manèges, quels qu'ils soient, voilà bien longtemps que j'ai passé l'âge d'y monter.


Sur ces mots, Atsushi s'est redressé d'un air décidé mais son assurance a semblé basculer lorsqu'il a vu Jui se décomposer sur place, penaud. Dans un soupir empreint de lassitude, il s'est rassis en face de lui et bien que toute rancœur semblait l'avoir déserté, le regard insistant de l'homme pesait sur la conscience de Jui qui ne priait plus seulement que pour pouvoir disparaître à l'instant même.
-Ne mens pas, Jui. Un jour ou l'autre, il te faudra bien dire la vérité.
-Je ne vois pas de quoi tu parles.
Qu'il se mette subitement à le tutoyer, Atsushi ne parvenait à déterminer si c'était là une marque d'irrespect ou au contraire, un désir de réduire entre eux la distance psychique, mais il ne s'est pas indigné et s'est contenté de sourire avec bienveillance, malgré la mauvaise foi flagrante du jeune homme.
-Je t'écoutais, tout à l'heure, alors que tu parlais à tort et à travers et m'as accusé de ne pas te prêter attention. N'as-tu pas dit que les personnes qui mettent les autres plus bas que terre sont celles qui sont déjà tant inférieures que, si elles n'usaient pas de cette bassesse, n'arriveraient jamais à la hauteur de leurs victimes ?
-Je l'ai dit, Atsushi, et je le pense ; ne crois-tu pas que j'ai raison ?

Atsushi a jeté un regard subreptice à Jui avant de baisser les yeux sur son verre d'alcool qui, depuis le début, semblait l'appeler sans qu'il ne daignât lui prêter attention. Jui se demandait si Atsushi ne commandait pas de l'alcool dans l'intention d'y noyer quelque chose enfoui au plus profond de lui pour, au final, renoncer à cette pratique immature et inutile qui ne faisait qu'ancrer plus profondément le fond dans une nouvelle forme.
-Je pense que tu es capable de bien sages paroles, Jui. Tu as raison.
Son ego encouragé par les paroles d'Atsushi, le jeune homme retrouva son assurance et, figé droit sur sa chaise, il a planté ses yeux dans ceux de son interlocuteur, un sourire s'étirant sur ses lèvres aussi large que l'était son optimisme à cet instant précis.
-Vous voyez, Atsushi, j'ai toujours raison et lorsque j'ai tort, c'est que je mens délibérément.
-Alors, c'est la raison pour laquelle tu as si souvent tort, Jui.

Déconfiture. En l'espace d'une seconde Atsushi a brisé l'euphorie de Jui disparue aussi vite qu'elle était venue. Décomposé, il a longuement contemplé l'homme, cherchant maladroitement à évaluer s'il plaisantait ou non, mais il n'y avait rien d'autre à voir en Atsushi que la plus grande gravité.
-Tu semblais si bien t'y connaître sur le sujet, Jui, que je n'ai pas pu m'empêcher d'en déduire qu'en parlant de personnes qui mettent les autres plus bas que terre par lâcheté et infériorité, tu ne parlais que de toi.

Atsushi a saisi la petite cuillère d'argent sur l'assiette vide du jeune homme et s'est mis à touiller son verre d'alcool dans lequel s'éparpillèrent des particules de chocolat qu'il regarda tournoyer dans le liquide avec attention, pareil à un enfant.
-Vous voulez dire que je suis une personne lâche et inférieure ? a chevroté Jui après un long silence.
-Ce que je veux dire est que tu t'es mis à agir de manière basse et inférieure parce que c'est ce que tu as toujours pensé être.
-Pourtant, je n'ai jamais agi de la manière que vous prétendez, s'est-il défendu sans grande conviction.
-Et pourtant, c'est toujours ainsi que je t'ai vu agir.
-Ai-je fait quoi que ce soit qui vous permette de l'affirmer si péremptoirement ?

Le regard d'Atsushi voulait tout dire. Un regard qui, s'il ne contenait pas la moindre trace de colère, était bien trop dénué de tendresse pour que Jui ne comprenne, alors, que la vérité depuis longtemps était apparue flagrante à Atsushi. Atsushi ou l'homme qui semblait toujours en colère sans jamais l'être, Atsushi ou l'homme qui se confinait dans le silence pour mieux se plonger dans ses pensées, Atsushi ou celui qui observait sans rien dire, Atsushi ou celui qui attendait que la vérité n'éclate au grand jour.
-Mais tu mens à Maya, n'est-ce pas ? Auparavant, tu parlais toujours de lui comme s'il te préoccupait mais à présent, depuis qu'il est parti en cure de désintoxication peut-être pour plusieurs mois, toi, tu sembles l'avoir oublié comme si tu étais soulagé de son absence.
-Et alors ? C'est mal, de me sentir léger à l'idée que Maya est loin de moi en ce moment-même ?
Il avait laissé planer un long silence avant de rétorquer ces mots, et Atsushi n'a que trop bien senti l'agressivité dans sa voix qui dissimulait une peur plus profonde.
-Ne pas vouloir voir quelqu'un, Jui, je ne pense pas que ce soit mal en soi. Ce qui est mal est que, depuis le début, tu as fait semblant de prêter attention à ce pauvre garçon que tu venais toujours voir chez lui alors même qu'il ne le voulait pas, et qu'il ne comprenait pas non plus la raison qui t'amenait à venir le voir si régulièrement. À quoi est-ce que tu pensais au juste, Jui ? Depuis le début, il est évident que tu n'éprouves pas la moindre amitié pour Masahito.
-C'est quelque chose que vous n'affirmez qu'à partir de rien.
-N'est-ce pas évident ? Masahito te reprochait de venir le voir. Malgré tout, tu continuais à venir toujours de manière impromptue sans jamais respecter son vœu légitime de rester seul ou, du moins, de ne pas rester avec toi. Si tu avais été son ami, Jui, tu aurais respecté sa volonté, tu aurais écouté ses paroles quand il disait qu'il ne voulait pas de toi chez lui, n'est-ce pas ? Et Jui, tu sais, voir quelqu'un que l'on ne veut pas voir, c'est pire encore que de rester éloigné d'une personne qui nous manque. La personne qui nous manque, elle, il nous suffit de se remémorer les bons moments passés avec elle pour trouver une consolation qui nous permette de patienter et qui ne rendra les retrouvailles que meilleures. Mais voir quelqu'un que l'on ne veut à tout prix pas voir ? Jui, cela est une torture pure et simple, et c'est justement parce que tu savais que tu faisais du mal à Masahito dès lors que tu apparaissais auprès de lui que tu venais le voir.
-J'attendais seulement qu'il me dise pourquoi.


Et des deux hommes, c'était bel et bien Jui qui semblait le plus en colère. Mais alors qu'Atsushi voyait la cause de sa colère dans le fait qu'il ait étalé au grand jour sa vérité, en réalité la colère de Jui n'était que reproches à l'encontre de l'homme de n'avoir pas su la deviner dans son entièreté. La vérité.
Mais plutôt que de la colère, c'était peut-être seulement de la détresse.
-Pourquoi est-ce qu'il ne voulait pas me voir, Atsushi. J'avais besoin de comprendre la raison pour laquelle il ne voulait pas me voir, moi qui suis censé être son ami, parce qu'en réalité, tout ce que je voulais savoir, c'était seulement si Masahito se souvenait au moins de moi.
Atsushi allait répondre mais quelque chose l'a fait se raviser. Un pressentiment, comme s'il avait instinctivement senti que le fait de parler pourrait amener à se taire Jui qui n'avait pas encore tout dit. Alors Atsushi s'est tu et c'est avec une infinie patience qu'il a observé le jeune homme penaud.
- S'il se souvenait de moi, a répété Jui d'un ton sans vie, ou plutôt, de ce que j'ai fait.


-Cet homme n'est pas venu te voir, cette fois.
À la lueur lointaine des lampadaires semblait flotter dans les airs une masse rouge qui s'est lentement mise à remuer de gauche à droite. Il suffisait de reculer d'un pas et de se mettre face à elle pour distinguer sous cette masse dont la vivacité était ternie par l'obscurité nocturne un visage baissé, un visage aussi terne que ce ciel qui, ce soir-là, semblait trop déprimé pour accueillir en son sein la moindre étoile.
-Pourquoi n'es-tu pas entré dans le bar au lieu de m'attendre dehors ? s'est enquis l'homme en s'approchant de Kisaki, prenant garde à ne pas émettre de bruit sur l'herbe qui bordait l'allée de pierre menant jusqu'au perron d'entrée du vieux bâtiment.
-Je t'attendais à l'intérieur, Gara. Puis je suis parti.
-Parce que ce n'est pas moi que tu attendais.
Kisaki a relevé la tête. Son teint était pâle, ses yeux étaient brillants mais creux, comme s'il avait beaucoup pleuré. Mais par son silence, Gara savait que l'adolescent ne désirait pas de questions alors, ce n'est qu'armé d'un sourire empli de son habituelle chaleur que Gara s'est approché de Kisaki pour prendre sa main.
-Tu sèches les cours de plus en plus souvent, Kisaki. Cet homme ne peut pas venir te voir à chaque fois pour seulement s'enquérir si tu vas bien, tu comprends ? Il n'est pas le seul à avoir des responsabilités ; même les élèves ont des responsabilités envers leurs professeurs, et envers eux-mêmes. Si tu es de plus en plus souvent absent, Kisaki, alors il doit commencer à croire qu'il n'y a rien à faire pour ton cas.
-Depuis le début, Masashi ne venait pas pour me dire de retourner en cours.

Kisaki a sa main délicieusement prisonnière dans celle de Gara. Ils marchent tous les deux, simplement bercés par l'intimité des lueurs chaudes, et comme ses yeux suivent inlassablement les mouvements mécaniques de ses pieds sur le sol, Kisaki, l'espace d'un instant, se surprend à se demander si la vie n'aurait pas été meilleure si seulement Gara avait été son père.
-Tu es amer. Amer de te dire que Masashi n'est jamais venu parce qu'il se souciait de ton sort et de ton avenir. Tu es amer et je le comprends, mais je ne sais pas si tu as raison de penser cela.
-Gara, tu raisonnes comme si Masashi était une personne importante à mes yeux.
-Il ne l'est pas ?
-Je ne sais pas trop, Gara. Tu sais, il n'y a rien de plus important pour moi que Yuki. Oh, bien sûr, tu ne dois pas te sentir blessé pour cela. Je t'aime aussi, Gara, tu comptes beaucoup pour moi. J'aime aussi papa comme je lui dois la vie, et je suis éternellement attaché à Sui, mais... Tu vois, vous, c'est différent. Toi et papa, je vous ai déjà, je n'ai pas vraiment peur de vous perdre car j'ai confiance en votre amour, même si papa parfois me fait peur avec ses colères imprévisibles... Enfin, d'une certaine manière, vous êtes déjà profondément ancrés dans ma vie privée, et quant à Sui, lui... je l'aurais encore tout entier dans ma vie s'il n'était pas dans cet état. Mais Yuki, tu vois... Yuki, je n'ai jamais réussi à attirer son attention autrement qu'en tant qu'élève, je n'ai jamais réussi à attiser sa bienveillance autrement qu'en tant qu'adolescent, mais, une attention et une bienveillances particulières, celles d'un homme qui ressent un sentiment particulier pour une autre personne... Cela, je n'ai jamais pu l'obtenir de Yuki, et je ne l'obtiendrai jamais. Tu vois, Gara, pendant longtemps j'ai cru que j'étais un peu jaloux de Sui malgré moi, malgré notre amitié, mais au final, je réalise que ce sentiment était sale et dénué de fondement. Même Sui n'a jamais pu obtenir l'amour de Yuki. Pourquoi, je ne le sais pas. Pourquoi alors que Sui est l'être le plus joli, le plus humain et le plus adorable que la Terre n'ait jamais porté, je ne l'ai jamais compris. Sui, peut-être qu'il a cru qu'il était incapable d'être aimé de Yuki, mais je crois qu'en réalité, c'est Yuki qui est incapable d'aimer qui que ce soit. Même Teru, il ne l'aimera pas, dis. Teru a des qualités que très peu de personnes en ce monde ont, il a le détachement et l'objectivité à toute épreuve d'une personne qui a décidé de consacrer sa vie à la raison et l'intelligence, et c'est quelque chose qui a le pouvoir d'attirer indéniablement certains types d'individus, mais... Cela ne touchera pas le cœur de Yuki non plus, Teru se trompe sur toute la ligne. De toute façon, ce que j'ai cru être un grand cœur chez Yuki, ce n'était peut-être qu'une grande conscience.
 
C'étaient des paroles sages, des paroles qui semblaient vouloir dire que tout cela n'avait plus d'importance, des paroles qui cherchaient à faire comprendre le renoncement et l'indifférence pourtant, c'était bel et bien de l'amertume que Gara percevait dans la voix du jeune homme. Et dans la nuit leurs pas à l'unisson marquaient le rythme de leurs pensées, lentes mais s'imprégnant précautionneusement dans la terre pour y laisser leurs empreintes.
-La raison pour laquelle tu dis que même Sui n'a pas pu être aimé de Yuki... Qu'est-ce qui te fait affirmer ça ?
Au début, Kisaki n'a pas répondu. C'était un peu parce qu'il était à ce moment-là plongé dans ses pensées, mais un peu aussi parce qu'il avait jugé que la question de Gara n'attendait pas réellement de réponse. Ce n'est que lorsqu'il a relevé les yeux de ses pieds et remarqué que l'homme le regardait fixement qu'il a compris.
-Oh, mais c'est simple, tu sais. Je veux dire... Si jamais il est véridique que Yuki a commis des agressions sexuelles sur Sui, alors l'on peut fortement supposer que ces traumatismes soient la cause de sa tentative de suicide. Or, lorsque l'on commet de telles horreurs sur une personne, il est clair que l'on ne peut pas parler d'amour sans être de mauvaise foi. Malgré tout... Je pense que Yuki est innocent et alors, il est clair que la raison du suicide de Sui est l'absence totale de l'amour qu'il espérait tant de sa part. Voilà pourquoi je dis qu'en aucun cas, Yuki n'a pas aimé Sui.


-Au fond, il doit être toujours aussi pauvre et déshérité, celui qui ouvre des milliers de trésors sans jamais savoir en tirer la moindre particule d'or.
Kisaki a déposé le coton imbibé d'alcool et de sang dans la coupelle prévue à cet effet et, d'un coup d'œil en arrière, a tacitement interrogé Gara qui a hoché la tête avec assentiment. Soucieux pourtant, Kisaki a examiné attentivement la plaie qui s'étalait sur le front de son père, plaie suintante d'un sang qui ne semblait pas vouloir coaguler.
-À quel propos disais-tu cela, Kisaki ? s'est enquis Hiroki en venant saisir d'une main aveugle mais délicate le poignet de son fils.
-Je parlais de Yuki, papa. Yuki, il ouvre des cœurs peut-être aussi facilement qu'il respire mais au final, tout l'or précieux que contiennent ces cœurs à l'intérieur d'eux-mêmes, Yuki n'a jamais su l'emprunter sans aucune arrière-pensée pour en faire sa richesse intérieure.
-Cela, c'est peut-être parce que Yuki ne respire pas aussi facilement que tu peux le penser.

Kisaki voyait trouble, et à travers la pellicule humide qui recouvrait le ciel de ses yeux, le visage de Hiroki lui paraissait à la fois si proche et si lointain qu'il avait l'impression qu'en réalité, Hiroki se trouvait déjà dans un autre monde et que l'homme qui se trouvait juste en face de lui n'était que le fruit de son imagination ; le souvenir vivant d'un vivant qui ne l'était plus.
« Mais Hiroki est bien là, s'est raisonné le jeune homme, il est bien là, bien vivant, et si jamais je devais me laisser succomber à des hallucinations alors, j'aurais déjà retrouvé ma mère et mon père. »
-Ce que je veux dire, Papa, est que Yuki est sans doute inconscient ou bien trop indifférent pour faire seulement attention à ce qui se trouve en chacun. Et parce que jamais il ne veut saisir les richesses des autres, il restera toujours pauvre, à l'intérieur de lui-même, pauvre et solitaire...
-Tu dis cela, Kisaki, mais dans le fond, peut-être que ton professeur éprouve pour tous ces cœurs ouverts bien trop d'admiration et de respect pour oser s'y servir. C'est que tu sais, Kisaki, quand on prend ce qu'il y a dans le cœur de quelqu'un, alors ce cœur n'est plus le même et perd de sa valeur.

À nouveau, Kisaki a cherché une aide silencieuse auprès de Gara qui, adossé au chambranle de la porte, se contentait d'observer la scène, bras croisés.
-Papa, a fait Kisaki d'une voix rauque, nous devrions t'emmener à l'hôpital. La plaie est plus profonde que tu ne le penses, le sang ne veut pas s'arrêter de couler. Mais qu'est-ce qui t'a pris de courir pour venir nous ouvrir le portail du jardin ? Je te l'ai déjà dit, Papa, ne te précipite pas dans les escaliers.
-Je n'arrive pas à croire que ce soit mon fils qui me fasse des remontrances comme à un enfant, souffla Hiroki, à mi-chemin entre l'agacement et l'amusement.
-Papa, je t'en prie, sois prudent, moi je pense... Tu devrais aller faire une radio à l'hôpital.
-Une radio ? Pour une petite chute sans importance ? Mais tu es tombé sur la tête !
-Non ! C'est toi qui es tombé sur la tête, papa. L'on ne sait jamais quels genres de traumatismes peuvent survenir même après une chute qui paraît anodine, je...
-Tu ne vas tout de même pas me faire la leçon pendant des jours pour que j'apaise tes inquiétudes irrationnelles !
-Mes inquiétudes irrationnelles ainsi que celles de Maman auraient épargné ta vue si seulement tu nous avais écoutés !


« Il a raison. »
Hiroki se tait. L'espace d'un instant, il cherche instinctivement Gara du regard sans même se souvenir ni réaliser que le noir intense dans lequel il est plongé ne disparaîtra plus jamais sous la puissance de la lumière. Et jamais Hiroki, même si ses mains tâtonnent aveuglément pour trouver l'interrupteur, ne pourra poser sur Gara ni sur personne d'autre un regard qui n'ait d'autre fonction que de voir. À jamais, les regards de Hiroki qui chercheront quelqu'un d'autre le chercheront pour exprimer sa détresse, ses colères, ses peines et ses craintes, mais plus jamais Hiroki ne pourra tourner ses yeux morts vers une personne dans le seul but de la voir.

« Ma sœur et son fils ont toujours eu raison, de toute façon. Et moi, j'ai juste été ce gamin désobéissant, ce gamin qui a voulu se faire passer pour un adulte. »

-Tu n'aurais pas eu cette amaurose si tu nous avais écoutés, Maman et moi, lorsque nous te disions d'aller à l'hôpital après que tu aies eu tous ces symptômes. Maman avait travaillé dans les soins hospitaliers d'urgence et toi, tu ne lui faisais même pas confiance. Ou peut-être que tu te moques de ce qu'il peut t'arriver ? Dis-le moi, Papa. Dis-le moi si c'est cela. Tu en as peut-être marre que je t'appelle Papa, pas vrai, puisque tu n'es que le frère de ma mère mais si vraiment tu te moques de qui tu es et de ton sort, alors tu n'aurais jamais dû m'accueillir sous le seul prétexte que je suis le fils de ta sœur !


« Mais dis, grande sœur. Être aveugle ne me rend plus si triste, à présent.
C'est qu'auparavant, après ta disparition, je passais désespérément mes journées à te chercher sans même m'en rendre compte, mais tu vois grande sœur, partout où je posais le regard en ce monde, tu n'étais pas là.
Mais maintenant que je ne vois plus personne, tu comprends, ça devient différent. J'essaie de me dire que c'est juste moi, que c'est juste de ma faute si je ne te vois pas, parce que je suis aveugle. Tu vois... Comme ça, ça semble plus facile à supporter. »

-À tous croire que la mort peut être si bien... Vous êtes tous devenus complètement malades.


« Ah, mais bien sûr, il y a ça aussi. Grande sœur, tu dois te dire que je suis bête. Il y a « ça » qui fait toute la différence, entre les êtres que j'aime qui sont encore en vie et toi que j'aime qui n'es plus là. C'est qu'eux, même si je ne peux plus les voir, j'ai encore la capacité et le réconfort de pouvoir les entendre et de les toucher. Tu entends, grande sœur ? La voix de ton fils. C'est la voix d'un jeune homme qui se retient de pleurer. Je suis sûr que tu m'en veux, pour aviver des larmes en Kisaki. Tu sais, c'est sans doute égoïste, mais cela me rassure de savoir qu'en ce monde, j'ai un enfant, l'enfant qui est le tien mais aussi un peu le mien maintenant, qui soit capable de pleurer pour quelqu'un comme moi.
Écoute la voix de Kisaki, grande sœur. Toi et ton mari, vous ne vous lassez sans doute pas de l'entendre, n'est-ce pas ?
Je comprends ce sentiment. Après tout, si seulement j'avais su, j'aurais pu prêter bien plus d'attention à ta voix. Maintenant, je souffre de ne pas l'entendre mais tu vois, grande sœur, je veux me dire qu'il y a une explication rationnelle à tout.
Tous les gens qui m'entourent, je peux les entendre, seulement je ne peux pas les voir ; cela, c'est juste parce que je suis aveugle.
Toi, grande sœur, si je ne peux pas t'entendre, dans le fond... Ce n'est jamais rien qu'une question de distance. 
Parce que ta voix, elle continue quand même d'exister quelque part, pas vrai ?
Une question de distance...
J'espère que c'est vraiment ce que l'on peut appeler une explication rationnelle. »
 
 
-Papa, il y a en toi bien assez de valeur et de richesses pour que nous t'aimions, dis, alors toi qui devrais savoir le mieux ce qu'il y a de beau en toi, c'est toi qui peux avoir l'accès total à l'intérieur de toi-même. Tu ne peux même pas comprendre ça pour t'aimer toi-même ?
« Grande sœur, ton fils... »


-Papa, si tu ne nous suis pas à l'hôpital, Gara et moi croirons que tu te moques royalement de tout ce que tu peux laisser derrière toi.
« On dirait que tu l'as mis au monde pour me sauver la vie après ta mort. »

 
 
-C'est bon, Kisaki.
-Pardon ?
Les épaules de Hiroki se sont mises à trembler comme un brusque frisson l'assaillit, et le cœur serré il a relevé son regard aveugle sur le jeune homme dont il sentait l'aura chaleureuse émaner juste en face de lui, si proche qu'elle semblait l'envelopper au creux de ses bras.
-C'est bon, Kisaki. Pour une fois, je vais t'écouter. Toi, mais ta mère aussi, je vais vous écouter.

Kisaki n'a rien su dire alors, déconcerté face à la vision de ce visage qu'il croyait ne plus reconnaître et, avant même qu'il n'ait eu le temps de se tourner vers Gara, celui-ci est intervenu, attirant Hiroki hors de la pièce sous le regard encore troublé de Kisaki.
-Ne pleure pas comme ça, Hiroki ; ce n'était pas quelque chose que nous attendions et à quoi nous étions préparés. Je te dis de ne pas pleurer, idiot, tu es un homme fort, non ?
Il y avait ce bras fraternel et familier que Gara passait autour de ses épaules et, en même temps, le baiser furtif qu'il a senti se déposer sur sa joue humide. Et entre rires et reniflements, Hiroki n'a pu qu'articuler :
-Justement, Gara. Justement.

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