Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-et-unième

Juliet

-Mon Dieu.

Il s'était agenouillé au pied du lit et avait approché son visage du sien comme pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Mais ce que voyaient ses yeux n'était pas une hallucination et alors, Kisaki ne pouvait que comprendre l'agitation d'Asagi qu'il avait prise pour de la panique. Mais ce qu'il ressentait lui-même, à la vue de ce spectacle enchanteur, Kisaki n'arrivait pas à l'identifier mais tout ce qu'il savait était qu'au fond de lui, un espoir venait de se raviver. Et c'est parce que sa lueur a faiblement éclairé les ténèbres en lui que Kisaki a réalisé alors, qu'en lui la lumière avait été éteinte sans même qu'il ne s'en rende compte.
-Oh, Sui, dis-moi pourquoi...
Kisaki se redresse et c'est le cœur alourdi d'une profonde compassion qu'il se penche sur l'endormi pour saisir son visage humide entre ses mains.
-Sui, dis-moi pourquoi est-ce que tu pleures comme ça ?

C'était vrai. Aussi incroyable que cela pouvait paraître, du coin des paupières closes de Sui coulaient des larmes qui finissaient alors, s'écrasant sur le tissu blanc, laissant derrière elles les traces humides d'un secret que Sui gardait mystérieusement enfoui dans son silence.
-Ouvre les yeux et dis-moi, Sui.
Inévitablement, Kisaki se met à pleurer et bientôt sur les joues de Sui s'écrasent les larmes du jeune homme.
-Tu n'imagines même pas dans quel état tu as mis Asagi.
Il semble sadique, le silence obstiné de Sui, alors même que pour Kisaki, ces larmes sont la preuve d'une conscience qui ne s'est pas encore trop éloignée de ce monde pour échapper aux sentiments et émotions que la vie en son sein apporte inéluctablement.
-Tu n'imagines même pas dans quel état tu me mets, moi, ton meilleur ami, mais dis-moi Sui, comment peux-tu être capable de nous faire ça ?
-Sui !

Asagi est arrivé en trombe, faisant sursauter l'adolescent qui s'écarta pour laisser passer l'homme qui se précipitait vers le lit, et les trois hommes ensemble formaient un tableau de doléances et de pleurs, comme sur le visage d'ordinaire si froid et impitoyable d'Asagi, Kisaki voyait couler des larmes pour la première fois.
-Quelqu'un va venir, Sui, d'accord ? Ils vont arriver, alors ne t'inquiète pas, Sui... Ne pleure pas, ouvre les yeux, qu'est-ce qui te fait pleurer comme ça, dis-moi ? Sui, je suis ton Directeur, et Kisaki est là aussi, est-ce que tu nous entends ?
-...Pas...

Asagi se fige. En même temps que son cœur celui de Kisaki a arrêté de battre et dans leurs souffles coupés, les deux hommes s'approchent.
Sui avait parlé. Oui, il avait parlé, il avait suffi qu'ils s'échangent tous deux un regard pour comprendre qu'ils n'avaient pas rêvé et subitement, c'était comme si Asagi et Kisaki s'étaient retrouvés propulsés dans un monde parallèle, un monde où seuls eux trois existaient, un monde où personne ne pouvait pénétrer, le seul monde où Sui semblait capable de parler. Et ce monde, Kisaki et Asagi le comprenaient, n'était autre que ce monde dans lequel Sui était plongé depuis ce jour où il avait fermé les yeux en même temps que sa conscience.
Mais comme une trouée dans le ciel, une brèche venait de s'ouvrir pour laisser filtrer un rayon de lumière et alors, la conscience de Sui s'éveillait à peine, floue et incertaine.
-Que dis-tu, Sui ?
La voix de Kisaki s'amenuise sous les sanglots qui apparaissent et, dans une précaution intense, comme s'il craignait seulement de frôler ce visage qui semblait fait d'albâtre, il se penche vers ses lèvres, sa vision brouillée par les larmes.
-Réponds-moi, Sui, qu'est-ce que tu essaies de nous dire ?
-...pas...
C'est un murmure infime, un murmure dont l'on ne prend conscience de l'existence seulement si l'oreille est attentivement collée contre ces lèvres, un murmure si faible qu'il semble sur le point de mourir. Alors, l'angoisse de voir Sui replonger dans ce silence insoutenable torture Kisaki dont les larmes accroissent dans ses yeux de verre.
-Répète, Sui, je t'en supplie, je n'ai pas compris, qu'essaies-tu de nous dire ?

Mais les lèvres de Sui sont sèches et son murmure sonne comme une tentative de parole désespérée d'un homme assoiffé au seuil de la mort.
-...Pas... Il ne vient pas...

Kisaki se redresse, l'âme sens dessus-dessous, et lorsqu'Asagi croise son regard troublé, son front se plisse des rides de l'inquiétude. L'homme s'avance vers le jeune homme.
-Qu'est-ce qu'il a dit ? balbutie-t-il maladroitement. Kisaki, je n'ai rien entendu pourtant, j'ai vu ses lèvres à peine bouger.
- « Il ne vient pas ».
-Pardon ?
-Il ne vient pas, répète Kisaki d'une voix aussi blanche que son visage. Ce sont les paroles qu'il a prononcées. « Il ne vient pas ».
-Qu'est-ce que ça veut dire ? s'enquit Asagi, à bout de nerfs comme il observe Sui qui semble s'être replongé dans les marécages sans fond de l'inconscience. Sui, est-ce que tu m'entends ? Dis-nous, Sui, qui est-ce qui ne vient pas ?


Il leur semblait qu'une éternité s'était écoulée tandis qu'ils rivaient avec angoisse leurs regards sur ce visage endormi et pourtant, seules quelques secondes sont passées avant que Sui n'entrouvre les lèvres à nouveau.
-Teru.


« Teru ».
Teru, ou le nom pour lequel les larmes de Sui s'étaient remises à couler en silence.



 
-Personne ne devra le savoir.
Dans un geste effrayé, Masahito agrippa ses mains autour des manches d'Aiji comme l'homme faisait mine de tourner les talons. Penaud, celui-ci s'est retourné et s'est retrouvé ainsi confronté à la vision désolante du visage décomposé de l'adolescent.
-Pour tout ce que vous faites pour moi, Aiji, je vous suis infiniment reconnaissant. Seulement, s'il vous plaît... Si vous pouviez leur dire de ne l'apprendre à personne... Kisaki, Uruha, Aoi et Terukichi, cela m'est égal qu'ils sachent mais pouvez-vous leur faire promettre de garder tout ceci secret ? J'ai tellement peur que l'école le sache !
-Pourquoi est-ce que tu ne le leur dis pas toi-même ?

Maya a détourné le regard et dans ses yeux brillants, dans sa moue chagrine, Aiji y a vu le signe témoin de toute la solitude qu'il tentait de cacher jusqu'à présent.
-Masahito, tu n'aurais pas maigri depuis ces trois derniers jours ?
-Je ne peux pas leur dire, Aiji, ils ne sont pas venus me voir.
Le dépit de Maya était tel que l'homme avait perdu tout le cœur à le laisser seul dans cette chambre austère et sinistre où il allait peut-être demeurer enfermé durant des mois qui s'annonçaient douloureusement pénibles.
-C'est comme si depuis que je me trouve ici, ils venaient de réaliser à quel point mon cas était grave. Ils ne s'en étaient pas rendus compte avant ? Ou bien est-ce qu'ils fermaient les yeux pour ne pas se dire que leur ami était un drogué ? Mais dans le fond, Aiji, peut-être que ça leur a toujours été égal. Peut-être que je leur ai toujours été égal.
-Toi, ne dis pas ça pour m'attendrir, enfin.
-Mais je le pense !
-Alors, tu penses mal. Tes amis ont toujours été avec toi, et rien ne devrait te faire penser que leur affection était fausse.
-Mais vous, Aiji, vous disiez ça parce que je vous attendris ?
Aiji a fait « non » de la tête mais c'est pourtant un rire de tendresse qu'il a communiqué au garçon qui s'est contenté de baisser la tête, honteux.
-Je disais ça parce que tu me donnes l'impression de vouloir attendrir.
-Vous avez sans doute raison, a soupiré le garçon comme à regret.
-Ce n'est pas mal, tu sais, Masahito. La solitude fait faire des choses parfois inattendues ou bien même dangereuses. Je suppose que tu es mieux placé que moi pour le savoir, n'est-ce pas ?
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
-Mais, Maya, personne ne se jette dans la spirale infernale de la drogue sans raison.
-Je ne suis pas sûr, Aiji. Au final, je crois que je suis le pire de tous, car la raison qui a bien pu me pousser là-dedans, je ne peux pas m'en souvenir. Après tout, je suis peut-être le seul et unique fautif qui a sauté de lui-même dans ce gouffre.
-Tu devrais me le dire, Masahito. Bien, pas forcément à moi, mais à quelqu'un. Pourquoi est-ce que tu ne me fais pas confiance ?
-C'est en moi que je n'ai pas confiance, s'est désolé l'adolescent comme il semblait au bord des larmes.
-Alors, la raison pour laquelle tu as voulu chercher refuge dans la drogue, tu t'en souviens, n'est-ce pas ?
-Non, Aiji ! Je ne mens pas, vous ne savez pas, vous, vous semblez ne pas comprendre, mais ne voyez-vous pas que je suis encore plus perdu que vous ? Je ne peux pas me dire que j'en suis arrivé là de mon propre fait mais plus j'y réfléchis, Aiji, moins je suis capable de trouver une raison qui aurait pu, même juste un peu, me faire me pardonner que je sois tombé si bas.
-Tu as oublié ? Ou bien est-ce que quelqu'un a voulu que tu l'oublies ? Tomber au plus bas dans le désir de ne pas donner envie à l'autre de te faire plus de mal encore, c'est accepter de mourir pour pouvoir survivre. Parce qu'il t'en voulait d'exister, parce que tu savais que le fait seul que tu existes était dangereux face à lui, tu as essayé de te détacher de toi-même, oui ; tu as essayé de n'exister plus qu'en apparence. Souffrir, Maya, tu as dû souffrir à un point inimaginable pour en arriver là, mais ne crois-tu pas plus logique de penser que la raison de ta souffrance ne peut pas être toi-même ? Parce que tu es comme tout le monde, n'est-ce pas, Maya ? Oui, c'est sûr, tu es comme tout le monde et ton désespoir en est la preuve : tu as envie de t'en sortir. Tu as envie de vivre. Le monde est peuplé de personnes qui ont envie de vivre mais vois-tu, Maya, il existe une vérité bien malheureuse ; cette vérité est que certaines personnes, dans leur mégalomanie dévastatrice, pensent qu'il est nécessaire d'en tuer d'autres pour pouvoir vivre et pouvoir régner. Et Maya, dans le fond, je me dis que tu as dû tomber sur l'une de ces personnes sans cœur et malsaines pour en venir à te détruire comme l'on a réussi à te persuader que c'est ce que tu devais faire. Pousser les autres au suicide pour ne pas avoir face aux yeux du monde les mains souillées de sang... c'est ce que des personnes qui s'appellent « êtres humains » ont fait depuis la nuit des temps.
-Aiji, est-ce que vous pensez sincèrement ce que vous dites ou alors cherchez-vous par tous les moyens de me déculpabiliser ?
-Entendons-nous bien sur une chose, Masahito ; de toutes les manières, je n'ai aucune envie de te voir souffrir.
 

 
 
 
 
 

Silence. L'adolescent le regarde comme s'il avait à ses côtés le Messie pourtant, ce n'était qu'un homme chagriné et impuissant qui se tenait assis sur le bord de ce lit.
-Pourtant, a ajouté Aiji d'une voix morne, j'ai conscience que je ne peux pas faire grand-chose pour toi. Et c'est parce que je le sais que je crois inutile d'essayer de te persuader de choses qui ne sont pas la vérité ; car je pense que ce n'est qu'en sachant la vérité pure et elle seule que l'on peut s'armer de ce avec quoi l'on pourra la combattre. Je te l'ai dit ; tu es un garçon attachant à mes yeux et pour cette raison, je ne veux pas te voir souffrir. Cependant, je m'efforcerai toujours de demeurer objectif. Je ne veux pas dire « ce n'est pas de ta faute » juste pour te faire plaisir, tu comprends. Si je le dis, c'est parce qu'une cause extérieure à toi me semble tout à fait la plus probable et rationnelle.

Maya a hoché la tête avec assentiment. Il comprenait parfaitement les pensées d'Aiji, et d'ailleurs celles-ci l'émouvaient profondément pourtant, il avait du mal à se persuader que l'homme pût avoir raison.
-Vous êtes gentil, Aiji, seulement, lorsque je réfléchis à toutes les personnes de mon entourage d'aujourd'hui ou d'avant, je ne peux vraiment pas trouver quelqu'un qui ait pu me faire du mal à ce point.
-Mais tu sais, Masahito, il y a la terreur qui, souvent, empêche les souvenirs de resurgir à la surface.
-Justement, je vous dis que je ne vois pas qui...
-Seulement, parfois, il y a seulement la loyauté.
Silence. Maya écarquille de grands yeux sur Aiji qui, alors, tourne vers lui un visage dont le sourire semble étonnamment tendre. Tendre, mais vraiment trop triste à voir.
-Ce que je me demande, Masahito, est si tu haïssais ou bien si tu aimais cette personne.


 
-Aoi.
C'était peut-être la dixième, peut-être la vingtième fois que Joyama entendait son nom prononcé par cette même voix coupable, la voix de quelqu'un qui semble s'en vouloir d'être seulement là, qui s'en veut de seulement vouloir être vu. Alors, c'est avec résignation que Aoi, qui s'était pourtant fermement décidé à demeurer insensible à la présence de son ami, a tourné le regard sur Atsuaki.
Son ami était étalé là, sous l'arbre feuilli qui les abritait de ce soleil trop violent, et le regardait la tête à l'envers, ses grands yeux bruns écarquillés en une expression d'hébétude.
-Qu'est-ce que tu as de si important à me dire, Uruha ?
-Rien, Aoi, je suis désolé, mais comme ça me faisait mal de te voir avec cet air soucieux, j'ai préféré t'extirper de tes pensées.

Angélique ou démoniaque, le cœur de Joyama balançait quant au choix de la nature de cet acte, mais comme il observait le visage à l'envers de son ami, il n'a pu que se résoudre à choisir la première supposition qui, somme toute, était une évidence.
-Dis plutôt que cela t'énervait de voir que je ne faisais pas assez attention à toi, a ri l'adolescent non sans une certaine affection dans sa voix dont il se serait pourtant bien privé.
-C'est vrai, a admis Uruha dans la plus parfaite candeur, mais toujours en est-il que tu avais l'air soucieux, Aoi, et je me demande bien pourquoi.
-Eh bien ne te le demande plus, Uruha : avec Masahito en cure de désintoxication, tu ne trouves pas qu'il y a de quoi être inquiet ?
-Et ? C'est tout ?
-«C'est tout ?» a répété Aoi, déstabilisé. Tu plaisantes, n'est-ce pas ? C'est notre ami dont il s'agit, et toi, le fait qu'il soit enfermé là-bas où il n'a pratiquement pas de droit aux visites t'est indifférent ?
-Joyama, c'est justement parce que j'aime Masahito que je me sens plus soulagé de le savoir enfin déterminé à se sortir de cet enfer plutôt que de le voir se laisser plonger à l'intérieur et chaque jour s'enfoncer un peu plus... Jusque-là, je n'avais pas d'espoir qu'il s'en sorte, tu sais.
-Mais tu ne sais pas, toi, à quel point les taux de guérison sans rechute sont faibles, en réalité. 
-Il y a tellement de choses que je ne sais pas, Aoi.

Dans un soupir de bien-être, Uruha s'est étiré de tout son long, tortillant son corps élancé sur le matelas d'herbe, avant de se redresser et observer en face à face son ami que la promiscuité du visage du garçon rendait mal à l'aise.
-Eh bien, par exemple, je ne sais toujours pas ce que tu étais en train de penser « vraiment ».
Silence. Aoi plisse les yeux comme s'il essayait de sonder à travers le regard d'Uruha ce qu'il cachait dans son esprit.
-«Vraiment »? a-t-il répété, déboussolé. Qu'est-ce que tu veux dire par « vraiment », Atsuaki ?
-Mais, que Masahito était l'excuse idéale pour justifier ton air si inquiet, mais dans le fond, ce n'était pas à sa condition que tu pensais. Je me trompe ?
-Tout à fait. Depuis qu'il est parti, Maya occupe la majorité de mes pensées.
-Je n'ai pas prétendu qu'il ne te préoccupait pas, a répondu le garçon sans un mystérieux sourire en coin.
-Tu viens juste de le dire, à l'instant.
-J'ai dit que tu ne pensais pas spécialement à sa condition, Joyama. Même si j'ai dit que ce n'est pas le fait qu'il soit en cure de désintoxication qui te préoccupait, je n'ai jamais prétendu que malgré tout, Maya n'était pas le sujet principal de tes pensées.
-J'ai cessé de suivre tes élucubrations, Uruha, je ne les comprends plus.
-Moi, je me demande bien pourquoi tu n'as jamais regardé Maya de la même manière que tu as toujours regardé le reste du monde.
-Enfin, Atsuaki, qu'est-ce que tu essaies d'insinuer à présent ? s'est enquis Aoi dans un rire de malaise.
-Mais tu sais, je n'y aurais pas fait attention si ce n'était pas Masahito lui-même qui me l'avait fait remarquer le premier. Un jour, il est venu me trouver l'air déconfit en me demandant si par hasard, moi qui suis ton meilleur ami ne savais rien à ton sujet. Lorsque je me suis enquis de savoir de quoi est-ce qu'il parlait, il m'a confié que la manière dont parfois tu le regardais le troublait profondément. Comment dire... Comment est-ce qu'il décrivait ton regard, déjà ? C'était étrange. Il disait que toutes les fois où, lorsque nous sommes tous ensemble, tu te mets en colère, ta colère semble disparaître au moment-même où tu poses ton regard sur lui.
-C'est ridicule, a commenté Aoi que la colère justement semblait gagner. Qu'est-ce que s'est imaginé Maya à mon égard ?
-La même chose que moi sans doute, Joyama. Après qu'il m'ait dit ça, j'ai finement observé ton comportement envers lui lorsque nous étions tous ensemble. Et j'ai constaté alors non sans stupeur qu'il n'avait rien inventé ; Aoi, le regard que tu poses sur Maya est toujours différent de celui que tu portes sur chacun de nous. C'est comme si... la simple vue de Masahito te lénifiait, Aoi. D'un seul coup, tu sembles oublier toute colère, toute haine, toute frustration, comme ça, tu laisses posé plusieurs secondes ton regard sur Maya qui feint de ne rien voir et doucement, c'est comme si tout ce qui faisait du mal à ton cœur ou ton âme disparaissait.
-Ce n'est pas vrai, ça.
-Pardon ?
Aoi avait parlé d'une voix rauque et méconnaissable, comme dans sa gorge le brûlait le goût acide du mensonge. Son propre mensonge.
-Aoi, tu es malade ?
-Ce n'est pas vrai, a répété l'adolescent avec difficulté en appuyant une main sur sa gorge. Atsuaki, tout ce que tu dis là, tout ce que même Masahito semble avoir pensé, ce n'est pas vrai. Tu penses que je suis amoureux de Maya, n'est-ce pas ? Mais tu te trompes. Tout comme tu te trompes quand tu dis que la vue de Masahito me purifie de tous les mauvais sentiments que je peux contenir en moi.
-Aoi !
C'est le cœur contrit de douleur qu'Uruha est venu serrer dans ses bras son ami qui se laissa faire avec une docilité presque déstabilisante.
-Joyama, je t'aime, moi, tu sais, je t'aime même si ce n'est pas réciproque, alors je t'en prie, ne pleure pas car quelle que soit ta douleur, je veux pouvoir la porter afin de te soulager.
Mais blotti dans l'étreinte chaleureuse de son ami, Aoi secouait frénétiquement la tête comme ses sanglots ne pouvaient plus se tarir.
-Ce n'est pas ça, Maya, tu ne comprends pas toi, tu ne sais pas, mais tu ne peux pas savoir, c'est normal, après tout personne ne le sait, personne, et surtout pas Maya lui-même. Mais tu vois, Uruha, quand je regardais Maya, ce n'est pas vrai que j'étais moins triste, ce n'est pas vrai que je n'étais plus en colère, parce que tu vois Uruha, la colère et la tristesse, je les ressentais tellement plus fort quand je regardais Maya, parce que tu ne sais pas, toi, mais dès lors que je pose mes yeux sur Masahito, c'est moi que je vois.


-Je suis désolé de t'avoir fait attendre. Je devais prévenir mes parents de ton arrivée avant de te laisser entrer, mais en fait, ils ne sont même pas là.
-Alors, je peux entrer ?
-Je ne peux plus refuser, maintenant.
Sans plus un mot, Terukichi s'est écarté pour laisser passer sur le seuil Kisaki qui entreprit d'ôter ses chaussures avec une lenteur particulièrement profonde.
-Je sais que ça te dérange, mais je n'avais pas le choix.
-L'on a toujours le choix.
Les yeux baissés, Kisaki s'est redressé et a saisi tristement les chaussons que son ami lui tendait. Si tant est qu'il pouvait vraiment considérer Teru comme son ami.
-Mon père a été transporté d'urgence à l'hôpital alors que j'étais en cours, Teru. Gara est parti le suivre en emportant la clé de ma maison, je ne peux plus rentrer chez moi.
-Tu n'avais qu'à rejoindre Gara à l'hôpital.
-Mais je ne veux pas voir mon père, murmure Kisaki. Ou plutôt, il ne voudrait pas que je le voie dans son état, tu sais. La dernière fois qu'il a fait ce genre de malaise... j'ai dû rester sans le voir durant trois jours.
-Alors, tu n'as qu'à attendre Gara devant chez lui jusqu'à ce qu'il ne rentre.

Tandis qu'ils étaient en train de monter les escaliers qui menaient à sa chambre, Kisaki s'est immobilisé, penaud.
-Qu'est-ce qu'il y a ?
-Je ne peux pas non plus te forcer, Teru. Si ma présence te dérange vraiment, alors je peux partir malgré tout, tu sais.

Teru l'a dévisagé un instant, figeant une moue perplexe sur ses lèvres, puis c'est dans un soupir d'agacement qu'il a redescendu les marches à toute vitesse pour venir saisir sa main.
-Si tu le dis comme ça, ça ne peut pas me résoudre à le faire, idiot.

Ils ont pénétré dans sa chambre et, dès l'instant même où Kisaki a franchi le seuil, il a senti comme une bouffée de solitude l'envahir, un sentiment de vide et de déréliction et d'un seul coup, il a hésité et, immobile, il s'est mis à inspecter la pièce avec soin. Il n'y avait pas de doute, c'était toujours la même, la chambre de Teru si propre et si bien ordonnée qu'elle donnait l'impression que jamais personne n'y pénétrait. Et c'était peut-être ça, ce sentiment de vide et d'absence qui procurait à Kisaki cette troublante sensation de déréliction.
Oui, c'était ce sentiment d'absence qui émanait de la pièce comme un relent fluctuant d'amertume, et dans son malaise Kisaki s'est demandé comment Terukichi avait seulement la force psychique de passer chacune de ses nuits dans cette chambre macabre. Absence... Cette chambre vide était-elle vraiment à l'image de Teru ? Était-elle vraiment la chambre d'un adolescent en plein épanouissement, était-elle vraiment le reflet de l'étendue spirituelle dont, Kisaki le savait et le sentait jusqu'au plus profond de lui-même, Teru qui était si silencieux était capable ?
Car même lorsqu'il s'est mis à observer Terukichi au beau milieu de cette chambre, Kisaki a cru y voir alors une discordance, en a eu ce sentiment d'étrangeté comme si Teru était là sans être là, comme si en réalité, cette chambre n'était pas vraiment la sienne.
Oui, au beau milieu de sa propre chambre, celle dont il avait pourtant foulé le sol des milliers de fois, Terukichi semblait comme un parfait étranger, un enfant perdu au milieu du désert. Un désert où soufflait le vent sans fin de la solitude.
-Kisaki, tu vas te décider à entrer ?

Le jeune homme est brutalement sorti de sa torpeur et, encore quelque peu étourdi par la spirale de ses pensées, il a remarqué l'air farouche avec lequel son ami le dévisageait. Pour la première fois, alors que le garçon semblait si coléreux, Kisaki s'est surpris à trouver Terukichi « attendrissant ». Mais il valait mieux ne rien en laisser paraître, a-t-il pensé, car sur le visage de Teru était figée cette impatience qu'il devinait en train de se transmuer en colère. Dans un faible sourire d'excuse, Kisaki a pénétré au milieu de cette atmosphère étrange, oui, et cette atmosphère, elle ressemblait à...
Kisaki a écarquillé les yeux. Mais oui, c'était cela. Il l'avait connu alors, il l'avait déjà senti, lui, ce relent fluctuant et nauséabond qui semble vous suivre partout où que vous alliez, ce sentiment de solitude, cette impression d'absence, et tout le désespoir latent à l'intérieur qui fermente comme un noyau pourri dans un fruit rongé par les vers. Oui, cela ne faisait plus aucun doute, Kisaki le savait ; c'était l'impression de la mort.
-Tout cela va passer, ne t'inquiète pas.
Kisaki a senti la main tiède de Teru se poser sur son front et dans un pâle sourire de reconnaissance, le garçon a remercié son ami qui s'asseyait en face de lui. Sous les yeux mornes de Kisaki, un verre de lait semblait le supplier de le boire, pareil à la fiole contenant la potion magique qui fit rétrécir Alice.
-À part de l'eau, je n'ai plus grand-chose à boire chez moi, fit Teru comme pour se justifier. Et puis tu sais, lorsque j'étais petit, ma grand-mère me donnait à boire du lait après que j'aie eu une crise de larmes.
-Je ne comprends pas pourquoi, a ri le garçon qui ne parvenait pas à s'imaginer Teru « petit ». Et d'ailleurs, je n'ai pas fait une crise de larmes, c'était juste un coup de cafard passager.
-C'est parce que je ne buvais que du lait, à l'époque. Alors, ma grand-mère s'était mis en tête que c'était la seule chose qui pouvait me calmer et le pire, c'est que ça marchait.
-Je suis désolé, Terukichi. Alors que tu m'acceptes chez toi, je gâche l'ambiance avec mes états d'âme... Sincèrement, je te demande pardon.
-Tu sais, Kisaki, je n'en ai jamais l'air, mais je suis capable de comprendre ce genre de choses.
Son ami l'a observé avec reconnaissance, muet, mais c'est lorsqu'il allait dire quelque chose que la voix morne de Teru l'a coupé.
-S'il existe ce que l'on appelle des vagues à l'âme, Kisaki, alors moi, c'était tout un océan entier en pleine tempête qui agitait l'intérieur de ma tête. Parce que tu sais, moi, j'ai perdu quelqu'un de précieux.
-Alors, c'est de là que vient cette...

Kisaki s'est arrêté à temps, réalisant qu'il était sur le point de commettre une erreur. « C'est de là que vient cette impression d'absence qui fluctue en un relent macabre dans ta chambre ? ». Non, il ne pouvait pas demander ça. Ça lui semblait tellement indécent sur le coup que pour échapper au regard interrogateur de son ami, Kisaki s'est mis à chercher avec panique n'importe quoi, n'importe quel mot qui pût effacer ses paroles précédentes. Mais Teru a été plus rapide que son esprit affolé.
-J'ai raconté cela à Yuki. Que mon meilleur ami s'était suicidé l'année dernière, et que je porte des cheveux argentés en hommage à lui qui les avait aussi, des cheveux si beaux... C'est ce que j'ai dit à Yuki lorsqu'il m'a reproché ma couleur de cheveux et ordonné de retrouver ma couleur naturelle.
-Quand tu dis que tu lui as raconté cela, tu veux dire que c'était un mensonge ?
Dans un sourire triste, Terukichi a saisi le verre de lait que son ami semblait n'avoir pas l'intention de toucher et tout en le portant à ses lèvres, il faisait « non » de la tête, doucement.
-C'est la vérité, a-t-il dit après avoir laissé son verre à moitié vide. Mon ami le plus cher a attenté à sa vie, l'année dernière...
Teru est demeuré pensif un moment, ses yeux scintillants rivés dans le vague comme il gardait serré ce verre à moitié vide au creux de sa main tremblante.
-Terukichi, je suis vraiment désolé...
-Mais quand même, pour les cheveux argentés, ça, c'était un mensonge.

La stupéfaction de Kisaki valut à Terukichi un éclat de rire allègre et sans transition, toute mélancolie semblait avoir déserté l'âme du jeune homme.
-Ne me regarde pas comme ça ; il fallait bien que je trouve quelque chose pour qu'il me laisse tranquille quant à mes cheveux, tu ne crois pas ? Après tout, tu connais ça aussi ; combien de fois t'a-t-il reproché tes cheveux rouges ?
-Terukichi, ce n'était pas la peine de lui mentir, tu sais.
La gravité avec laquelle il lui avait prononcé ces mots, et le voile de tristesse qui était venu recouvrir le ciel de ses yeux, cela a troublé Terukichi qui l'a dévisagé avec interrogation, muet.
-C'est que Yuki est très tolérant, tu comprends. On ne le dirait peut-être pas comme ça, c'est vrai qu'il a l'air sévère, mais il suffit de lui demander les choses gentiment pour qu'il les accepte toujours, tu sais... Yuki n'est pas idiot, il ne voit pas le fait de porter des cheveux rouges ou argentés comme un crime ni même un délit, c'est juste qu'il est soucieux de s'aligner aux règles, mais... Il a toujours préféré faire passer la liberté individuelle de chacun avant les règles, si tant est que l'on ne nuise à personne. C'est pourquoi, Teru, si tu avais compris ça, tu n'aurais pas eu à lui mentir.
 

 
 
 
 
 

Terukichi alors, en observant le visage diaphane si chagriné de son ami, s'est surpris pour la première fois de sa vie à trouver Kisaki « attendrissant ».
-Ce n'est pas grave, ça, comme mensonge, a marmonné Teru d'un air déconfit.
-J'ai l'impression que tous les mensonges sont graves.
Kisaki regardait profondément Teru en disant cela, et dans le malaise infini que lui procurait cette observation qui lui semblait comme un viol de l'esprit, Terukichi se taisait, échappait comme il le pouvait à ce regard perçant en baladant ses yeux de toutes parts de la pièce, blême. Mais c'est en suivant alors le regard de Teru que celui de Kisaki s'est à nouveau posé sur le mur, à l'endroit exact où la première fois qu'il était venu, il avait vu l'une des traces de forme rectangulaire blanche. Ces traces qui ne laissaient que trop bien deviner la présence antérieure de cadres de photographies qui avaient été retirés.
-C'était ton meilleur ami, n'est-ce pas ?
-Pardon ?
-Toutes ces traces sur tes murs, a doucement murmuré Kisaki sur un ton de désolation. C'étaient des photos que tu avais prises avec ton meilleur ami. Je me trompe ?
Déboussolé, Teru s'est contenté de secouer la tête en signe de négation. Mais c'est d'un œil suspicieux que Kisaki a continué à examiner la pièce, avant de reporter son regard de glace sur le garçon impressionné.
-Il y a une chose que je dois te dire.

Au fur et à mesure que Kisaki parlait, il semblait à Teru que sa voix devenait de plus en plus lourde, et ses mots de plus en plus lents comme s'il essayait de graver profondément leur ampleur dans l'esprit de son interlocuteur.
-C'est à propos de Sui.
Terukichi ne semblait toujours pas comprendre, mais il s'est contenté de hocher la tête avec assentiment, attendant patiemment que son ami ne lui expose les faits.
-Asagi et moi avons vu Sui à l'hôpital.
Intrigué, Teru aurait voulu demander si Kisaki et Asagi s'étaient ensemble rendus à l'hôpital où s'ils s'y étaient retrouvés par hasard, mais il n'a pas eu le temps de formuler sa question que son ami le coupa.
-Terukichi, il ne s'est pas réveillé mais du fond de son inconscient, Sui s'est mis à parler.
L'expression de Teru changea du tout au tout à ce moment-là, comme ses yeux s'illuminèrent d'un éclat ardent.
-Ce garçon, il a...
-Il a prononcé ton nom.

Cette fois son visage s'est transmué en un tableau de surprise et Teru a sondé le regard de Kisaki, inquisiteur, avant de réaliser que celui-ci n'avait plus l'intention de parler.
-Qu'est-ce que tu veux dire par « il a prononcé mon nom » ?
-Je ne sais pas, moi, a-t-il rétorqué avec une pointe d'agacement. Asagi était affolé parce qu'il avait vu des larmes couler des yeux clos de Sui. Lorsque je suis arrivé, je lui ai parlé dans son sommeil, je lui demandais pourquoi est-ce qu'il pleurait. Dis, tu sais, c'était affreux à voir, les larmes de Sui qui coulaient sans que je ne puisse même savoir pourquoi, alors j'ai vraiment insisté pour qu'il me réponde, mais jamais je n'aurais imaginé qu'il le ferait, seulement, Sui a fini par entrouvrir les lèvres et c'est alors qu'il a dit : « il ne vient pas ».
-Il ne vient pas, a machinalement répété Teru, mais à son air hébété, il était clair qu'il ne comprenait pas.
-«Il ne vient pas », Teru. C'est ce qu'il a dit, et lorsque je lui ai demandé sans relâche qui est-ce qui ne venait pas, c'est ton nom qu'il a prononcé.
-Mon nom, a scandé Teru d'un air fâcheux. Tu veux dire qu'il a prononcé le nom « Terukichi » ? Es-tu sûr d'avoir bien compris ? Moi, ce garçon, je ne l'ai rencontré que cette fois où tu m'as emmené le voir presque de force. Je ne suis même pas sûr que tu aies prononcé mon nom ce jour-là et qu'il ait pu l'entendre.
-En réalité, il a seulement prononcé « Teru ».
Terukichi l'a dévisagé, mi-curieux mi-perplexe, avant de balayer l'air d'une main d'un geste impatient.
-Tu te moques de moi, Kisaki ? Des prénoms qui commencent par « Teru », il y en a plein tu sais.
-C'est quand même assez rare. Et puis, tu sais, comme tu es mon ami et que tu avais semblé touché par la condition de Sui, je me suis dit que, peut-être, tu étais revenu le voir sans le dire à personne et que Sui s'en rendait compte... avant que tu n'arrêtes de venir.
-C'est ridicule, enfin ! Je t'ai dit que je ne l'ai vu qu'une fois, et... D'accord, Kisaki, je l'admets, une nuit, je suis venu le voir sans jamais rien en dire à quiconque mais, cela ne s'est produit qu'une fois, et je ne peux pas imaginer que ce garçon ait pu avoir conscience de ma présence, ou s'il en avait conscience, réaliser que c'était moi qui étais venu.
-Il a dû le sentir ! s'est exclamé Kisaki avec emphase. Ne me regarde pas comme ça, je suis sérieux, je veux dire... Et si c'était ton aura qu'il avait reconnue ? Et si, inconsciemment, ta présence lui avait fait du bien et qu'il regrettait à présent que tu ne viennes plus ?
-C'est impossible, commençait à s'impatienter Terukichi. Pour commencer, toutes ces histoires d'aura ne sont que superstitions qui ne tiennent en rien compte de la raison, et de plus, je n'ai absolument rien fait ni dit de spécial pour que ce garçon puisse même inconsciemment ressentir le désir de ma présence. Non, Kisaki, il est évident qu'il s'agit d'un tout autre « Teru »  que moi-même.
-Mais, Terukichi, je croyais connaître toutes les fréquentations de Sui, et moi qui suis son meilleur ami, je n'ai jamais connu un seul « Teru » qui puisse être celui qu'il...
-Mon meilleur ami portait le même nom que moi.
 


Il avait dit cela d'un ton étrangement coléreux, pourtant, c'est avec une infime délicatesse que Teru a approché sa main du visage défait de son ami pour venir ôter une poussière qui s'était accrochée à l'une de ses mèches rougeoyantes.
-Tu veux dire que feu ton ami pourrait être...
-Je ne sais pas, moi, a soupiré le garçon dans un haussement d'épaules. C'est juste que, puisque tu sembles tant tenir à trouver une explication, j'essaie de t'aider à en trouver une, seulement j'ai bien peur qu'elle ne soit erronée.
-Terukichi, si jamais, par cet étrange hasard, le « Teru » dont parlait Sui était ton ami décédé, alors ce serait terrible.
-Dans tous les cas, ça ne peut pas être pire que d'être mort.
-Terukichi, tu ne comprends pas ! s'est étranglé Kisaki dans une voix tremblante. Cette personne, si par malheur c'était elle que Sui voulait voir, alors... Non... Ce garçon dénommé Terukichi ne reviendra jamais, tu le sais tout aussi bien que moi, n'est-ce pas ? Alors, si vraiment ton ami est celui dont Sui a besoin, si ce garçon est celui pour qui Sui versait ces larmes, alors, Sui pourrait ne jamais avoir envie de se réveiller.
-Kisaki, ce que tu es en train de dire... est que si c'était le cas, alors la mort de Terukichi pourrait être la véritable cause de la tentative de suicide de Sui.


Ces mots eurent l'effet d'une onde de choc dans l'esprit de Kisaki qui se tut, ses lèvres sèches tremblant sur des mots qu'il n'arrivait pas à prononcer. Il s'est mis à secouer frénétiquement la tête de gauche à droite, laissant apparaître dans ses yeux des larmes de détresse.
-Je n'avais même pas pensé à ça, a-t-il balbutié, plus pâle que la mort.

C'est dans un air de regret, - était-ce parce qu'il se refusait à manifester toute marque de tendresse, ou bien par regret de voir son ami blessé - que Terukichi est venu prendre dans ses bras son ami dont il sentit battre contre sa propre poitrine le cœur aussi vite que celui d'un rouge-gorge. Rouge, c'est la couleur profonde dans laquelle s'est plongé Terukichi comme il a enfoui son visage dans les cheveux de Kisaki d'où émanait un léger effluve fruité.
-Tu ne devrais pas trop t'en faire malgré tout, Kisaki. C'est que, si mon ami Terukichi avait été une personne si importante pour Sui, alors j'aurais déjà entendu ce nom avant de le rencontrer pour la première fois, tu ne crois pas ?
-Es-tu seulement bien sûr que ton ami ne t'a jamais parlé de lui ?
-J'en suis certain, Kisaki. La vie de mon meilleur ami, ceux qu'il aimait, ceux qu'il détestait, ceux qui le rendaient heureux et ceux qui lui faisaient du mal, tout cela n'avait aucun secret pour moi.
-Alors, Terukichi, qu'est-ce qu'on peut faire ? Sui, il pleurait vraiment, tu sais. Il pleurait et lorsqu'il a prononcé ce nom, tu vois, j'ai été odieux, oui, Teru, j'ai été odieux parce qu'à ce moment-là, j'ai été jaloux de ne pas être la cause de ses larmes pourtant, tu vois, il me semblait que c'eût été plus logique si Sui avait appelé le nom de Yuki, et pourtant, c'est le nom d'un inconnu de tous qu'il a prononcé, et même si j'ai été jaloux à cet instant, Teru, je n'ai jamais autant souffert de voir que Sui contenait en lui un vide peut-être encore plus grand que son cœur.

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