Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-huitième

Juliet

-C'est moi.
Son geste semblait naturel, mais en réalité si Jui a appuyé son front contre ses deux mains reliées à ce moment-là, c'est parce qu'il se protégeait instinctivement de la colère qu'il craignait de voir éclater. Pourtant, et s'en douter il aurait dû, Atsushi n'a toujours affiché devant lui que ce même air impavide. Du moins, impavide semblait-il si l'on savait déjà que cette expression colérique sur son visage n'était qu'une force de la nature contre laquelle l'homme ne pouvait rien faire, quelle que pût être son humeur.
-Parce que je ne pouvais pas le supporter, Atsushi, continue-t-il d'une voix qui, depuis tout à l'heure, est la voix à la fois innocente et coupable qu'Atsushi n'avait jamais entendue alors.

C'était la voix d'un jeune homme qui reconnaît ses crimes et s'en repend avec une sincérité qui, si elle n'est feinte, a de quoi attendrir même les cœurs de pierre.

-Je ne pouvais pas. C'était de la jalousie ou de la haine, c'était de la peur aussi, Atsushi, parce que je crois comprendre à présent qu'il n'y a pas de haine sans peur, et moi j'avais peur. C'est vrai, j'avais peur d'être abandonné par la personne que j'aimais le plus au monde, j'étais en colère contre Terukichi qui éprouvait un amour malsain envers le garçon avec qui il partage le même sang, et surtout, ma jalousie et ma haine contre Sui étaient sans limites car j'étais bien trop faible pour pardonner qu'un autre que moi pût avoir plus de valeur aux yeux de Terukichi. Pourquoi est-ce que mes sentiments ne devaient pas être partagés, dites ? Pourquoi la nature humaine est ainsi faite que l'on ne peut choisir qui l'on aime, et que l'on se retrouve ainsi à ne penser qu'à ceux qui nous oublient ou à être aimés de ceux que l'on n'aimera jamais en retour ? Mais j'ai mal interprété l'amour de Terukichi, vous savez. Son amour, ce n'est pas un amour habituel... Lui, son amour, il le commande ; ce n'est pas un amour qui vient du cœur ou d'une quelconque réaction chimique qui agit sur le cerveau, non, mais son amour vient de son-cerveau lui-même ; de par sa raison autant que son intuition, qui n'est qu'une forme de raisonnement si accéléré qu'il n'atteint pas la conscience, Terukichi sait qui il faut aimer. Non pas seulement pour son seul bonheur, mais en réalité, Terukichi aime une personne spécifique par amour de l'humanité entière : il aimera toujours celui ou celle qu'il jugera pur et ainsi capable de rendre heureuses les personnes qui l'entourent. Il est comme ça, Terukichi ; c'est de cette manière que lorsqu'il était enfant, il est tombé amoureux de ma mère adoptive... D'une certaine manière, il l'est toujours, mais puisque c'est un amour qui n'a rien à voir avec la passion, il ne souffre pas de l'impossibilité d'une relation amoureuse avec elle, et seulement, il sait être heureux de savoir qu'en ce monde, une femme comme ma mère existe. Eh bien, si Terukichi éprouve cet amour si particulier envers son frère, c'est pour les mêmes raisons ; il connaît bien assez profondément les qualités humaines de Sui pour savoir qu'il est un être à aimer. Aimer, non seulement pour le récompenser d'être ce qu'il est, pour le rendre heureux tout autant qu'il rend heureux lui-même, mais c'est aussi pour l'encourager, Atsushi ! Terukichi est ainsi ; son amour envers une personne est destiné à rendre à cette personne ce qu'elle donne mais aussi, c'est une imploration latente, à la fois reconnaissante et craintive, qui voudrait que cette personne jamais ne change. Parce que lorsque Terukichi voit la perfection ou ce qui s'en rapproche le plus, il n'a qu'une angoisse ; la dégringolade vers la déchéance.
Au final, Atsushi... Quand Terukichi aime, il veut se protéger autant que protéger les autres. Mais cela, c'est une vérité qu'il est incapable de mettre en mots.


C'était bizarre. Depuis le début, Atsushi observait le jeune homme d'une telle manière que Jui avait pressenti, sans pouvoir l'admettre, ce qui allait irrévocablement se passer. Alors que ce pressentiment ne venait de nulle part autre que d'une intuition, Jui ne s'est pas étonné lorsque, sans un mot, Atsushi s'est levé du divan pour venir vers lui. Et comme si c'était là le geste le plus naturel du monde, il s'est installé auprès de Jui et l'a pris dans ses bras.
« Comme si » c'était le geste le plus naturel du monde ? Mais, non, s'est dit Jui, ce n'est pas seulement comme si, parce qu'en réalité, ce geste est vraiment naturel. C'est peut-être de comprendre cela qui a envahi Jui d'un soulagement tel que plus rien ne pouvait empêcher l'émotion de déborder dans ses yeux. Et c'est d'une voix étranglée et étouffée qu'il s'exprime quand il enfouit son visage au creux de cette poitrine chaude qui l'accueille.
-Depuis le début, j'aurais dû réaliser et accepter le fait que l'être humain que je suis n'avait pas assez de valeur pour être aimé de quelqu'un comme Terukichi.
-Dis-moi, Jui, murmure alors Atsushi comme il passe pensivement ses doigts dans les mèches blond cendré du jeune homme. J'ai comme quelque chose qui me dit qu'en réalité, Terukichi t'aime beaucoup plus que tu ne t'aimes toi-même.
Silence. Au creux des bras d'Atsushi, plongé dans l'intimité de cette alcôve à peine éclairée qui est comme un cocon isolé au milieu de l'agitation de ce café où ils étaient entrés depuis plus d'une heure déjà, Jui semblait dormir, et sous sa main Atsushi sentait le dos du jeune homme se soulever au rythme de sa respiration irrégulière.
-Les choses sont ainsi et le sont toujours, Jui ; il est toujours tellement plus difficile de se sentir aimé lorsque l'on ne s'aime pas soi-même. Et tu sais pourquoi c'est plus difficile ? Parce que lorsque l'on ne s'aime pas soi-même, c'est que l'on a déjà vécu la sensation ou le sentiment d'avoir été haï, méprisé ou rejeté. Mais une souffrance n'en cache pas toujours mille, et c'est la raison pour laquelle si se sentir aimé est difficile, ce n'est pas non plus impossible, Jui. Il ne fait pas de doute que Terukichi t'aime, de quelque manière que ce soit, et je crois bien qu'il n'est pas le seul. Alors maintenant, je te donne l'autorisation de pleurer si cela peut alléger ton cœur et te redonner le sourire ; Jui, je n'ai jamais vu ton sourire, ton vrai sourire.

Jui relève la tête. Il veut lui sourire mais ne peut le faire qu'à moitié. Si c'est aussi la gêne qui le retient, Atsushi devine aussi que ses paroles n'ont pas suffi à redonner joie et confiance au jeune homme.
-C'est bizarre, Jui ; alors que je t'invite, tu ne m'as rien demandé aujourd'hui. Tu ne veux pas une crêpe ? Un fondant au chocolat ? Une glace ?
-Atsushi, ne me parle pas comme si j'avais trois ans.
-Pourtant, s'insurge gentiment l'homme, d'habitude c'est toi qui réclames comme si...
-Mais je n'en ressens pas le besoin, aujourd'hui.
Jui se redresse. Ça veut dire qu'il se libère de l'étreinte d'Atsushi. Ils sont tous les deux côte à côte avec personne en face d'eux pourtant, lorsqu'il regarde en face de lui, Jui se sent moins vide que lorsqu'Atsushi était là qui l'écoutait attentivement mais dont il ne pouvait pas sentir la présence à ses côtés.
-Atsushi, tu sais, je suis désolé.

Jui a les yeux dans le vague. La lumière douce et chaude qui règne à l'intérieur de l'alcôve semble l'endormir tant elle lui est lénifiante. Mais en réalité, la conscience de Jui est vive et le chagrin reflété dans son regard en est le témoin.
-Désolé ? Jui, mais de quoi ? fait cette voix rassurante auprès de lui.
Jui secoue mollement la tête. S'endormir ici et maintenant, sans honte ni crainte à avoir, juste dans la confiance qui pourrait l'amener à l'abandon total du corps et de l'âme, avec pour seul drap les bras d'Atsushi qui l'entoureraient.
-Je ne sais pas, Atsushi. Mais quel que soit l'endroit où je me trouve, quelle que soit la personne avec qui je suis, d'une certaine manière, je me sens toujours désolé.
-Mais ne dis pas ça, Jui, comme si tu avais toujours quelque chose à te reprocher à l'égard de tout le monde, déplore Atsushi que les paroles du jeune homme émeuvent plus qu'il ne le voudrait. Écoute, je ne vais pas te mentir en te disant que ta réaction était normale. Ce que tu as fait à Sui... jamais personne ne devrait infliger un tel sort à quiconque mais, Jui, tu n'es pas le mal incarné, tu sais ? Tu n'es pas un démon mais un être blessé dans son amour, le sien propre et celui des autres, et parce que tu es malgré tout un être humain toi, tu n'as pas à toujours t'en vouloir auprès d'eux, car eux aussi font des erreurs ! Alors Jui, dis-moi, je sais que tu as aussi des intentions pures alors, de quoi devrais-tu être désolé ?

Vraiment, Jui semble sur le point de s'endormir. À moitié affalé sur la table basse qui les séparait un instant plus tôt, lui et Atsushi, il donne l'impression que d'une seconde à l'autre, il va s'y écrouler de sommeil. Pourtant, ses yeux rivent toujours mélancoliquement le mur nu en face de lui. Et sa voix dans le cocon intime de l'alcôve résonne comme un secret inviolable :
-D'être là, Atsushi. Partout et à toute heure, je me sens désolé d'être seulement là.


-Je suis heureux que tu sois venu me chercher.
Pour toute réponse, Aiji s'est contenté de sourire. Levant ses yeux par-dessus les épaules de Masahito, il a regardé derrière la chambre vide, et le lit si bien ordonné que déjà, il ne portait plus trace de sa présence. Ça lui a fait un soulagement à Aiji, de savoir que bientôt, Masahito serait libéré de cet endroit, même si...
-J'ai dû me battre pour t'obtenir cette décharge, Maya, prononça-t-il doucement. Mais ce n'est que pour une semaine, ne l'oublie pas.
Masahito a hoché la tête. Il avait l'air solennel et pourtant, Aiji a deviné que même s'il ne disait rien, Masahito savait déjà qu'il ne retournerait plus jamais dans cet endroit.
 
 
 
 




-Où est-ce que tu veux aller ?
Masahito a tourné la tête vers lui, ahuri. Les mains figées sur le volant, Aiji avait le regard perdu dans cet horizon citadin bouché par les embouteillages.
-Qu'est-ce que vous voulez dire ?
Il ne savait pas trop pourquoi il s'était remis à le vouvoyer. Shinji n'a pas réagi, peut-être parce qu'il avait conscience de la pudeur du garçon qui, s'il la combattait, l'amenait parfois à creuser encore entre eux une distance dont il ne voulait pas réellement.
-Je ne sais pas, a dit Aiji. J'ai pensé que puisque tu venais seulement de sortir de cet endroit, tu aurais envie de te changer les idées.
-Alors, j'aimerais bien aller au restaurant.

La spontanéité du jeune homme fit rire l'infirmier qui lui administra une chiquenaude gentiment vengeresse sur le crâne.
-Je n'ai jamais dit que je t'invitais où quoi que ce soit, profiteur.
-Alors, je ne sais pas. Et si nous allions visiter un temple ?
Pas de réponse. Aiji lance une œillade interrogatrice à Masahito qui ne la remarque même pas. Lorsqu'enfin l'embouteillage se desserre et que la voiture redémarre, il sourit.
-Va pour le restaurant.


-Vous savez, Aiji, en réalité, je l'avais deviné.
Aiji a levé les yeux de son assiette et a fixé, hébété, Masahito. Mais quels ne furent pas sa surprise et son trouble lorsqu'à nouveau, le jeune homme s'est mis à parler.
-Pour Jui, après que j'ai compris qu'il était la cause de mon... addiction, parce que tout avait commencé à ce moment où j'avais cru entendre des pleurs en provenance des vestiaires, j'ai deviné. L'identité de celui qui se trouvait dans ces vestiaires.
-Arrête tout de suite, Masahito.
Maya ne comprenait pas. Blême, il a tristement commencé à triturer la nourriture dans son assiette car il a pensé que le reproche d'Aiji venait du fait que, alors que l'homme l'avait si gentiment invité, lui n'avait pas encore touché à son plat. Non pas que l'odeur délicieuse du curry et le raffinement de la viande ne l'attiraient guère, mais sans savoir pourquoi, il avait subitement senti monter en lui cette mélancolie qui lui coupait alors l'appétit.
-Alors, Aiji, a-t-il pourtant renchéri tandis qu'il mâchait consciencieusement, lorsque j'ai compris ça, je ne savais pas quoi faire. Je ne pouvais pas être sûr puisque je n'avais pas de preuve, vous comprenez, mais en même temps, je suis aussi le premier à avoir par hasard découvert ces entailles sur la poitrine de Sui alors qu'il était encore dans le coma. Alors, forcément, j'ai aussitôt fait le rapprochement.
-Masahito, je t'ai dit d'arrêter ça, tu ne peux pas parler normalement ?

Déconfit, Masahito s'est tu, se consolant alors sur la saveur de la nourriture qu'il laissait longuement dans sa bouche pour s'en imprégner la langue. Il s'est dit tout simplement que ça ne se faisait pas de parler la bouche pleine mais pourtant, Aiji l'avait déjà réprimandé tandis qu'il ne mangeait même pas. Mais c'est peut-être le fait de parler qui avait gêné Shinji car alors, ça empêchait le garçon de savourer un plat qu'il lui avait tout de même payé. Honteux, Maya a dégluti et au final, a malgré tout tenté une nouvelle fois :
-Alors, Aiji, je voulais te demander...
-Comment est-ce que tu fais ça ?
Maya s'est immobilisé. Circonspect, il s'est mis à parcourir du regard l'immense salle de style baroque comme s'il allait pouvoir y trouver une réponse à la question de Shinji. Mais il n'en fut rien évidemment alors, c'est penaud qu'il a reporté son regard sur son interlocuteur.
-Quoi ? a-t-il timidement fait comme il se sentait déjà coupable d'avoir commis une faute dont il ignorait la nature.
-Mais, cela, là, juste à l'instant, Maya. Remets-toi à parler pour voir.
-Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
-Pas comme ça, non, s'impatienta Aiji en balayant l'air de sa main. Mais juste tout à l'heure, tu parlais mais ton visage demeurait immobile, je veux dire, tes lèvres étaient fermées.
Masahito ne s'en était pas rendu compte. Si bien que lorsqu'Aiji le lui a fait réaliser, il s'est mis à avoir honte, comme si une tare venait d'être révélée.
-Je te jure que je ne l'ai pas fait exprès, Aiji, s'excusa timidement le garçon. Si cela t'a effrayé, je suis désolé ; je dois avouer que c'est si naturel pour moi que parfois, je n'y fais plus attention.
-Depuis quand sais-tu faire cela, Maya ? s'enquit l'homme qui subitement, semblait admiratif.
-Je ne sais pas vraiment, marmonna-t-il, les yeux baissés sur son assiette. Tout ce que je sais, c'est qu'après...
Il s'est arrêté un moment. Il a fixé intensément Aiji comme s'il tentait de sonder au fond de ses yeux les pensées réelles de l'homme. Maya avait peur, Shinji ne savait de quoi mais il pouvait ressentir les sentiments profonds du garçon jusque dans ses propres entrailles.
-Tu peux me parler, Maya, tu sais, le rassura doucement Shinji.

Masahito a hoché la tête dans un pâle sourire reconnaissant mais il a baissé les yeux. Parler, il le voulait de tout son être, c'était évident, pourtant Aiji ne comprenait que trop bien que cela demandait au jeune homme un sacrifice intense. Le sacrifice tout entier de sa pudeur et par-là même alors, le sacrifice de cette armure à l'intérieur de laquelle il vivait depuis si longtemps déjà. Parler, pour Maya, c'était se mettre à nu, offert au regard jugeur de l'homme et pourtant, malgré sa peur intense, l'espoir secret de se voir accepté tel qu'il est était si immense que Maya, en se résignant, s'est libéré :
-Après que j'aie été violé pour la première fois par l'un de mes professeurs, alors que j'étais au collège... J'ai développé une sorte de pathologie. Tu sais, Aiji, je ne veux pas que tu penses que je suis fou ou malade ou autre mais, c'était comme une sorte de schizophrénie, tu comprends, je n'avais personne à qui parler à ce moment-là, j'avais le sentiment que tout était de ma faute car c'était alors ce que cet homme s'évertuait à me faire croire, et j'étais seul, Aiji, seul en proie avec moi-même, ce moi souillé, ce moi objet, ce moi sans valeur et pourtant, ce moi qui était le seul à pouvoir m'aider...
« Alors, tu sais ce que j'ai fait, Aiji ? J'ai commencé à me parler à moi-même. À me faire mes propres aveux, mes propres confidences, me confier tous mes maux, tous mes secrets, toutes mes terreurs. Ce qu'il me faisait subir et ce qu'il me disait, toute la haine, le vice et le désir mégalomane de dominer qu'il y avait dans chacune de ses actions et de ses paroles, je les ai confiés à moi. À l'autre moi que j'étais en train de construire. Devant un miroir, enfermé dans ma chambre, seul je m'asseyais. Et lorsque c'était le moi blessé qui parlait, je veux dire, le vrai moi, celui qui avait tellement besoin de s'exprimer, je demeurais la bouche close et ainsi dans mon reflet, j'avais l'impression de voir l'autre moi qui m'écoutait, attentif et troublé, sans jamais m'interrompre. Et lorsque je faisais répondre l'autre moi, celui dont j'avais fait mon confident, alors je parlais en articulant distinctement les syllabes sur mes lèvres et ainsi, dans le miroir, j'avais réellement l'impression que cette personne qui était moi sans être moi en face me répondait. Tu trouves que c'est étrange, n'est-ce pas, Aiji ? Tu as raison, j'ai honte, lorsque je repense à toutes ces choses, j'ai l'impression d'être complètement devenu fou seulement, au fond de moi je me dis que... Je me dis que si je n'avais jamais usé de ce moyen pour tenter d'exprimer ma souffrance en créant ce moi qui faisait tout pour me convaincre que je n'étais pas coupable alors, fou, je le serais sans doute devenu vraiment et je crois, Aiji, que sans ce moi-là qui m'a sauvé, je serais mort depuis longtemps déjà.
-Tu sais, Masahito, je trouve cela extraordinaire.
 


 
 

Maya l'a dévisagé. Il l'a fait avec cette appréhension qui trahissait son besoin suprême de se sentir compris et soutenu et ainsi, ne rendait que plus visible encore l'angoisse qui le rongeait. L'angoisse à nouveau de ne pas être compris, de ne pas être cru ; en fait d'être condamné.
-Je veux dire, reprend Aiji dans un sourire qui se veut rassurant, je ne parle pas seulement du fait que tu sois ventriloque, qui est déjà assez exceptionnel en soi, mais ce que tu as fait, Masahito, pour venir en aide à toi-même alors qu'il te semblait que le monde entier était ligué contre toi, je trouve cela tellement... admirable. Admirable, mais pas seulement Maya, comment dire, je n'arrive pas à trouver le mot exact, c'est...

Maya a attendu, le cœur battant comme en face de lui Aiji cherchait péniblement au fond de son cœur le mot qui pourtant était déjà là, juste au bord de ses lèvres.
-Rassurant, a-t-il lâché d'un seul coup. Voilà, Maya, en fait, c'est rassurant. Quelqu'un qui a à ce point envie de vivre, Masahito, même s'il n'en a pas conscience, même si ce désir est refouléeau plus profond de lui, je crois que c'est juste quelqu'un qui dans le fond a su cacher dans un coffre inviolable afin de la conserver intacte la conscience qu'il a de lui-même ; c'est-à-dire la conscience qu'il a de sa valeur.

Maya appuie son front contre ses deux mains reliées. Il semble prier mais en fait, s'il ferme les yeux, c'est parce qu'il veut empêcher les larmes de couler. Même si finalement, il sait que ce n'est pas nécessaire.
-Et Masahito, de la valeur, tu en as tellement que c'est presque si je ne sais même plus quoi en faire.
-Alors, a murmuré Masahito pour changer de conversation -car les émotions l'avaient privé de ses moyens face à ce qu'il prenait pour une déclaration-, concernant Sui, Aiji, je vous ai dit que je l'avais deviné dès lors que j'ai compris d'où venait mon addiction... Hier vous savez, Uruha est venu me rendre visite, et alors il m'a enfin avoué toute la vérité que Aoi lui avait confiée mais lui avait défendu de me dire dans sa totalité. Aoi et Uruha le savent, pourtant ils ne le dénoncent pas, mais croyez-vous que j'aurais raison de faire comme eux et, en me taisant, laisser l'ignorance planer sur chacun quand la peur plane sur les autres ?
Aiji, dites-moi ce que je dois faire s'il vous plaît, je suis perdu.

Shinji l'a dévisagé. Attendri, il s'est penché par-dessus la table pour venir délicatement essuyer une infime tache de curry au coin de ses lèvres. Et à ce moment-là, Maya a réellement eu l'impression de voir de l'amour dans les yeux de l'homme.
-Maya, je crois que toi mieux que quiconque es bien placé pour savoir que cacher un crime, de qui qu'il vienne, ne pourra toujours que faire plus de mal. Ce qui est arrivé à Sui n'en est que la pire des preuves.

Il était là. Juste là. Plus proche peut-être qu'il ne le lui avait jamais été, plus proche de lui qu'il ne se l'était jamais senti même ces jours où il le tenait dans ses bras, où il était tenu dans les siens, et pourtant quand Yuki a voulu coller ses paumes contre celles de Sui, une paroi de verre les séparait, aussi infime que fatale.
Assez fatale pour Sui qui laissa ses émotions transparaître sous forme de cristaux liquides dans ses yeux.
-Tu sais, je suis content de te revoir.
La voix de Sui tremblait. D'un geste si maladroit qu'on eût dit qu'il allait tomber, il s'est assis sur la chaise en face de son interlocuteur, et ce n'est qu'alors qu'il a réalisé dans le regard de Yuki les émotions intenses contre lesquelles celui-ci se battait pour ne pas les laisser exploser de toutes parts.
-En fait, c'est beaucoup plus que content. Yuki, je...
Il a semblé hésiter un instant, les lèvres entrouvertes sur son silence et puis, au final, soumis à ce regard qui le dévisageait avec intensité, Sui a lâché :
-Je n'aurais vraiment pas voulu que tu me voies mort.
Yuki a souri. S'il l'a fait, c'était pour s'empêcher de pleurer, c'est la raison pour laquelle son sourire ressemblait plutôt à une grimace. Yuki a secoué la tête dans un rire qui se voulait détendre l'atmosphère :
-Tu ne pouvais pas, Sui. Les Anges, c'est immortel, tu le sais ?
-Mais ce que je sais aussi est que les Anges ne sont pas destinés à vivre sur Terre.

C'était drôle. Pourtant, Yuki était déjà venu le voir à l'hôpital, et bien sûr, Sui n'avait pas changé à l'hôpital, si ce n'était le fait douloureux qu'il demeurait constamment endormi. Malgré tout, le revoir ainsi, le teint si lisse et éclatant, les yeux si profonds et vifs, et cette chevelure d'or encadrant son visage comme une cascade de rayons de soleil, ça lui semblait étrange. Comme si après ces quelques mois d'absence qui lui avaient paru une éternité, Yuki s'était attendu à voir un Sui vieilli, un Sui épuisé par le temps et l'immobilité, un Sui terne qui ne serait plus que l'ombre de lui-même. Pourtant, c'est un jeune homme plus vivant que jamais qui se présentait à lui, si radieux au milieu de cet endroit lugubre. Oui, malgré les larmes qui abondaient clandestinement sur ses joues, Sui était la radiosité même.

-Je te sortirai de là, Yuki. Je te le jure. Je sais ce qu'a fait Teru. Depuis le début, il ne s'est inscrit dans cette école que dans le but de te trouver et de me venger ; c'est lui qui s'est poignardé même s'il l'a fait avec tes mains, Yuki. Terukichi n'a eu aucune honte de me le dire, comme si tout cela était parfaitement normal mais moi, j'ai beau être son frère et l'aimer de tout mon être, je ne veux pas préserver un amour égoïste en dépit de la justice.
-Alors, est-ce que c'est mon amour à moi que tu espères préserver si tu dénonçais Teru, Sui ?
-Quel amour ? Yuki, tu ne m'aimes pas ; du moins, pas du même amour que j'espérais tant recevoir auparavant. Non, Yuki, ce n'est pas par amour pour toi que je le fais, même si mon amour pour toi n'est pas mort dans mon sommeil. Si je le fais, Yuki, c'est au nom de la Justice, la seule, la vraie, c'est au nom de la vérité parce que c'est la vérité seule qui conduit à la dignité humaine ! Et parce que je suis un humain, je ne veux pas voir un homme innocent envoyé derrière les barreaux par la haine injuste de mon frère.
-Injuste ? répéta Yuki qui, si ému pourtant par la volonté du jeune homme, ne pouvait se permettre de le laisser transparaître. Sui, ce qu'a fait Terukichi n'est pas tellement injuste à partir du principe où, ces crimes que l'on m'a tant soupçonné d'avoir commis à ton encontre, lui ne doutait aucunement de leur véracité.
-Mais il n'avait pas le droit de douter et entamer une vengeance sans aucune preuve ! s'insurgea Sui, au bord de la crise de nerfs.
-Je t'en prie, calme-toi ; t'énerver ne fera qu'empirer les choses.
-Alors, Yuki, tu es en train de dire que ce qu'a osé faire Terukichi est juste ?! Tu es en train de te condamner toi-même si tu laisses entendre de la sorte que tu n'as que le sort que tu mérites !
-Alors, Sui, à supposer qu'ils te croient et que tu puisses prouver tes propos, que comptes-tu leur dire exactement ?
Silence. C'est la surprise qui fige Sui car alors, il avait pensé que l'évidence se lisait en lui comme dans un livre ouvert.
-Mais, la vérité, Yuki, répondit-il d'une voix blanche. La vérité, comme je n'ai fait que toujours la dire.
-Tu mens.
 


 
 
 
 
 

Le cœur de Sui rate un battement. Derrière la vitre et si proche de lui, en Yuki sourd une rancœur qui parvient dans son cerveau sous forme d'ondes cérébrales.
Sui se demande, cherchant à réprimer sa panique, qu'a-t-il pu commettre comme erreur par le passé pour ainsi être accusé mais il ne voit pas, non, il ne voit pas, alors les larmes de Sui se remettent à poindre et ainsi, il voit encore moins.
-Tu mens, Sui. Tu n'as pas toujours dit toute la vérité puisque, lorsque je cherchais à savoir qui t'infligeait ces tortures, tu refusais obstinément de me le dire.
Sur ses genoux, les mains de Sui se sont resserrées comme il se tendait de tout son être. Oui, c'était vrai, il avait tout fait pour cacher la vérité, mais...
-Mais Yuki, c'est parce que je ne voulais pas...
-De toute façon, Sui, je ne t'autoriserai pas à me défendre si tu n'essaies pas d'abord de te défendre toi-même.


-Alors, a fini par prononcer péniblement Sui après un long instant de silence empli de malaise, puisque tu ne sembles pas accepter que Teru puisse payer le prix du mal qu'il a fait, Yuki, c'est peut-être moi qui dois me dénoncer ?
-Idiot, a ri nerveusement son interlocuteur, qu'est-ce que tu racontes ?
-Parce que c'est de ma faute, Yuki. C'est de ma faute parce que je lui avais dit que c'était la tienne. Ce jour-là, tu sais, j'avais prévu de me suicider si jamais une nouvelle fois tu repoussais mes avances ; et tu les as repoussées avec plus de virulence que jamais, Yuki. Et tu sais ce que j'avais fait ? Dans l'intérieur de ma chemise, j'avais caché une lettre destinée à Terukichi dans laquelle j'avais écrit « c'est à cause de Yuki ». Mais je ne pensais pas, je te le jure ! Je réalise maintenant à quel point mon acte était cruel et absurde mais à ce moment-là, parce que j'avais déjà tellement parlé de toi à Terukichi en lui disant combien tu étais un homme bon et que je t'aimais malgré la non-réciprocité de cet amour, jamais je n'aurais cru qu'en lisant ce mot, mon frère aurait tout de suite pensé que tu étais l'auteur des persécutions dont j'étais l'objet ! Mais c'était évident, non, c'était pourtant évident que Terukichi ferait aussitôt un lien entre toi que j'aimais éperdument et ces blessures sur mon corps avec lesquelles je venais quémander sa compassion sans jamais lui avouer de qui elles venaient ! Pourtant ce n'était pas toi, Yuki, et si tu savais à quel point je m'en veux d'avoir été la cause de toute cette haine et cette violence ! J'aurais dû écouter Terukichi dès le début, tout comme j'aurais dû te faire confiance à toi, Yuki. Dès le début, j'aurais dû vous confier la vérité mais pourtant, j'étais bien trop conscient de ce dont aurait été capable Terukichi si j'avais osé dénoncer Jui !
 
 
 
« Jui ». Ce nom a ébloui Yuki comme un éclair subit à l'intérieur de son cerveau qui ne laissa derrière lui que des pensées saccagées, un monde en ruines.
Jui, ou le nom qui avait explosé comme une bombe atomique.
-Alors, c'était lui, Sui. Lui, une seule personne était responsable de tous ces malheurs, a soufflé Yuki que toute force vitale semblait avoir déserté.

Non, a pensé Sui. Non, Jui n'était pas à proprement parler seul parce que, tu sais, il avait réussi à enrôler l'un de mes plus proches amis avec lui. Mais cela, c'est une chose que je n'avouerai jamais à personne parce que je sais, oui, je sais que la souffrance d'Aoi était peut-être encore plus grande que la mienne.
-Yuki, si Terukichi avait su que Jui me portait cette haine parce qu'il était jaloux de cet amour que mon frère me portait, alors Jui aurait couru un grand danger. Yuki, je te le jure, et parce que Jui est malgré tout mon cousin, je ne pouvais pas le dénoncer alors, je t'en prie, ne m'en veux pas si je n'ai rien pu dire.

Yuki comprenait. Il ne comprenait que trop bien la peur que Sui avait eue des représailles, la culpabilité qu'il aurait ressentie si Jui avait dû souffrir, et au fond de lui aussi, le désir secret que Sui avait eu de sauvegarder le lien qui, puisqu'ils étaient cousins, avait pu unir Jui et Terukichi.
Ce Terukichi que Jui avait peut-être aimé un peu trop, ou du moins trop mal, au point d'en haïr Sui.
Oui, tout cela, Yuki le comprenait et malgré tout, l'accepter lui était bien trop pénible.
-Pourtant, Sui, protéger un coupable ne fait que détruire un peu plus la victime. Mais ça, ce n'est que lorsque l'on est enfin sorti de la spirale infernale des menaces et de la maltraitance que, enfin, un infime rayon de lumière peut apparaître et, dans ce noir jusqu'alors si intense, nous laisser entrevoir la vérité.
 


-Maintenant, je te le rends. Après tout, Jui, maintenant que j'ai pris conscience de tout cela, je ne veux plus être la poubelle de tes souvenirs.
La lame pointée vers lui, Jui a baissé les yeux vers cet objet sacré que lui tendait Teru, le regard noir. Objet sacré ou non, en réalité, car s'il contenait tout l'amour que Jui ressentait pour son cousin, il contenait aussi toute la haine qu'il contenait pour son autre cousin, le frère, pour ce garçon-là dont la chair avait été goûtée par cette lame souillée.
Non, vraiment, en y regardant bien, Jui comprenait que cette arme ne contenait absolument rien de sacré. Même l'amour qu'il ressentait pour Terukichi ne l'était plus, profané qu'il avait été par la haine qui en avait découlé à l'encontre de Sui. Et l'amour d'une personne qui engendre la haine d'une autre, ce n'est pas sacré. Surtout quand cette autre personne est à ce point précieuse pour celle que l'on dit aimer. Alors, depuis le début, ce que Jui avait pris pour de l'amour, ce n'était peut-être que du désir. Un désir ardent et refoulé de posséder Terukichi dans son entier.
-Terukichi, il fallait que je te dise...
-Tu as de la chance, le coupe froidement le garçon. J'aurais aimé te tuer avec cette arme mais vois-tu, j'ai déjà failli devenir un criminel et à présent, je n'ai pas envie de recommencer.

C'est vrai, songe Jui. C'est vrai, j'ai prétendu aimer ce garçon et pourtant, en devenant un criminel, je l'ai poussé à en devenir un à son tour. À la seule différence que lui a su s'arrêter avant la dernière limite ; quant à moi, jusqu'où ai-je su aller, mon Dieu ? Mon Dieu, mais où est-ce que je suis allé ?
-Terukichi, jamais je n'aurais voulu... que cette arme te blesse, toi aussi.
-Puisqu'elle a blessé mon frère, elle ne pouvait que me blesser en retour.

Jui se demande si Terukichi va se mettre à pleurer, comme l'intonation de sa voix le laisse présager. Pourtant ce regard froid et sans pardon demeure toujours aussi sec tandis que les yeux de Jui s'humidifient. Terukichi tend toujours ce couteau qui maintenant n'a plus aucune valeur, mais est plutôt la preuve de cette absence totale de valeur que Jui représente.
-Je ne pouvais juste pas supporter de me dire que toi et moi, Teru, ne pouvions pas être pareils, murmure Jui qui n'a plus de voix.
-Et pourtant deux personnes identiques ne peuvent exister dans ce monde et si elles existent, alors ce n'est qu'une illusion entretenue par au moins l'une d'elles si ce ne sont les deux, rétorque son cousin avec amertume.

Jui ne répond pas. Il baisse juste la tête en signe de soumission et, penaud, saisit enfin cette arme que Terukichi ne supportait plus de tenir entre ses mains. C'est que sur ses mains, il avait l'impression de sentir couler le sang de son frère.
-Je m'excuse, Terukichi. Pour tout le mal que je vous ai fait, à toi et à Sui, je m'excuse.
-Oui, Jui. Que tu t'excuses, c'est justement le problème. Ne t'excuse pas toi-même des crimes que tu as commis quand moi, je ne t'accorderai jamais mon pardon. Jamais, Jui, tu m'entends ? Tu n'auras pas mon pardon même si je sais que Sui t'a déjà accordé le sien.
-Je le sais... balbutie Jui, déstabilisé . C'est juste que je me suis mal exprimé, Terukichi, je voulais seulement dire que je suis désolé, parce que, tu sais, quand je disais vouloir de toi, en réalité je me trompais, ce que je voulais, ce n'était pas à proprement parler « toi », mais... Être comme toi, Terukichi. Être comme toi, c'est ce que j'aurais voulu.
-Mais moi, je ne veux pas être comme toi, Jui. Si une telle chose devait arriver, je voudrais mourir.
Jui sourit. Pour de faux, bien sûr, parce que son cœur est secrètement en train de pleurer mais s'il sourit, c'est parce qu'il se dit que Terukichi mérite bien plus de recevoir un sourire que de la rancœur.
-Le problème n'est pas vraiment que tu ne sois pas moi. Tu sais, Terukichi, je le regrette, mais je ne suis pas toi.
-Va t'en, maintenant. Si je t'ai fait venir chez moi, c'était uniquement pour te rendre tes souvenirs... Parce que ce sont bien les souvenirs de tes crimes que tu as voulu renier en m'offrant ce couteau avec lequel tu as entaillé la poitrine de mon frère, n'est-ce pas ?

Jui ne répond pas. Il sait que Terukichi n'a pas besoin de la réponse parce qu'il la connaît déjà mais, l'entendre dire de ses propres lèvres attiserait plus encore sa colère et peut-être même, pourrait aviver en lui une peine intense que Jui sent latente en lui. Alors, Jui s'incline piteusement avant de prononcer du bout des lèvres comme un honteux secret -honteux, mais pourtant si sincère :
-Terukichi, je te jure... Je te jure que la prochaine fois que tu me verras, je serai devenu quelqu'un de meilleur.

Terukichi hoche la tête. Mais son expression n'a pas changé et par ce hochement de tête, il lui indique juste qu'il a bien écouté ses paroles.
Pourtant, Jui a l'impression de voir au fond du regard de Terukichi se cristalliser comme des flocons de neige les lueurs de colère qui scintillent depuis les ténèbres de ses prunelles.
-Je n'accepterai pas qu'il y ait une prochaine fois, Jui.


Et puis le monde a sombré dans le silence.

 

-Pourquoi est-ce que tu as accepté de renoncer à ta fierté au point de m'appeler en pleurant ?
-Parce que je ne voulais pas mourir.
Forcément, elle n'avait pas été dure à trouver, la maison d'Atsushi. Puisqu'il était voisin de quartier avec Masahito, il avait suffi d'un coup d'œil à Jui pour la trouver et alors, sans trop savoir quel instinct l'avait poussé à chercher, ou plutôt sans trop oser se l'avouer, il avait sorti son téléphone et, presque sans s'en rendre compte, avait parcouru son répertoire jusqu'à y trouver le nom d'Atsushi.
Au moment où la sonnerie retentissait au creux de son oreille, brusquement, il s'était mis à pleurer.
Si brusquement que lorsqu'il a entendu la voix d'Atsushi à travers le combiné, il n'a pas pu répondre aussitôt.
 

« Allô ? » avait fait la voix surprise d'Atsushi, car c'était bien la première fois que le jeune homme l'appelait. « Allô ? Jui ? » avait-il insisté avec une pointe d'inquiétude cette fois. Alors sans transition Jui lui avait demandé s'il pouvait venir chez lui, implorant, si touchant dans sa façon de lui dire de manière détournée à quel point il avait juste envie de le voir.
Bien sûr, Atsushi n'avait pas pu résister face à toute la détresse et cette candeur humaine qu'il avait sentie à travers cette requête honteuse mais désespérée, et quand Atsushi lui a dit qu'il pouvait venir, qu'il l'attendrait, Jui a répondu qu'il était déjà en face de chez lui.
Alors, Atsushi avait aussitôt deviné ce qui avait bien pu se passer.
-Je ne voulais pas mourir, a répété Jui entre deux sanglots, mais vous savez, Atsushi, j'ai eu l'impression d'un coup que si je n'étais pas avec vous immédiatement, je pouvais faire une bêtise.
-Des bêtises, tu en as déjà fait tellement, souffla Atsushi.

Jui a éberlué les yeux, ne sachant comment il devait prendre cette remarque, avant de s'apitoyer sur son propre sort, le visage décomposé.
-Mais, Jui, reprit Atsushi d'une voix douce, tu as bien dit à Terukichi que la prochaine fois que tous deux vous verriez, tu serais devenu quelqu'un d'autre, n'est-ce pas ?
-Justement ! s'étrangla le jeune homme, au bord du désespoir. C'est suite à cela qu'il m'a répondu qu'il ne désire aucune prochaine fois ! Je l'ai entendu, Atsushi ! Je connais Terukichi, je connais ses entêtements, je connais sa fierté, je connais sa conviction d'avoir raison, cette manière qu'il a de ne jamais douter de lui, du bien-fondé de chacun de ses actes, je connais son sens de la Justice et de la morale et surtout, je connais l'irréversibilité de la moindre de ses décisions, Atsushi ! Quand Terukichi décide d'une chose parce qu'il la juge honnête et juste alors, il ne recule devant rien, et ce qu'il a fait à Yuki n'en est que la plus grandiose des preuves ! Moi, je le sais, Atsushi, il m'a suffi de voir son regard à ce moment-là pour comprendre qu'il ressentait jusqu'au plus profond de lui les sentiments que ses paroles ont laissé entrevoir ! Et maintenant...

Jui s'est tu un instant, le regard dans le vide. Sur le coup, Atsushi a senti son cœur sauter un battement. Jui avait l'inexpressivité d'un mort.
-Maintenant, reprit-il d'une voix si basse qu'il fallait se pencher pour l'entendre, à cause de ce que j'ai fait et que rien jamais ne pourra pardonner, je suis condamné à vivre loin des yeux et du cœur de la personne que j'ai aimée.
-Mais si tu reviens à lui en étant devenu quelqu'un d'autre, Jui, Terukichi ne pourra pas te rejeter puisqu'il ne pourra pas te reconnaître.

Jui ne répond pas. Il veut s'arrêter de pleurer mais comme il n'y arrive pas, il cache son visage derrière ses mains et enfonce ses dents dans sa lèvre inférieure.
-Ou plutôt te connaîtra-t-il en réalité pour la première fois...


Jui ne comprend pas. Il a parfaitement saisi le sens profond des paroles d'Atsushi, le sens qu'il n'avouait qu'à demi-mots pourtant, ce que Jui ne comprenait pas était comment est-ce qu'Atsushi pouvait avoir de telles certitudes à son sujet.
Juste la certitude infondée mais immuable que Jui n'était pas celui qu'il avait paru être. En face du jeune homme, Atsushi avait le regard doux sous ses sourcils dessinés dans un air coléreux.
-Dans le fond, Jui, je n'ai jamais eu l'impression de t'avoir réellement rencontré, tu sais.

Il avait dit cela comme s'il avait lu dans ses pensées. Jui, le cœur battant, s'est mis à douter ; est-ce qu'il devait lui demander pardon ? Est-ce qu'il devait éprouver des regrets pour avoir porté un masque qui n'en était peut-être pas un mais, dans le fond, son vrai visage ? Est-ce que Jui avait le droit de profiter de cette chance inespérée qu'était la confiance inestimable qu'Atsushi lui témoignait avec tant de pudeur pour au final, finir encore par trahir quelqu'un qui l'aime, quelqu'un qu'il aime ? Est-ce que la confiance et la tendresse d'une personne pouvaient avoir la moindre valeur lorsqu'au fond de soi, l'on ne sait que trop bien tout le mal dont l'on est capable pour pouvoir les mériter ? Est-ce que ce qui était une chance inestimable pour Jui, un trésor bien plus précieux qu'il n'en avait l'air, n'était pas l'assurance d'un malheur imminent pour Atsushi ?
-Je ne te pardonne pas le mal que tu as fait, Jui. Je ne te le pardonne pas parce que ce n'est pas à moi de pardonner un mal que tu as infligé à d'autres et puis, le pardon ne doit pas venir de la bonté des autres, mais du mérite de soi-même. Jui, si au fond de toi tu penses que tu ne mérites pas d'être pardonné, alors fais en sorte d'agir de manière à ce qu'un jour, tu réalises avoir accompli assez de bienfaits pour te pardonner tes péchés.

C'est vrai, a tristement pensé Jui. Le pardon d'Atsushi ne vaut rien car ce n'est pas à lui que j'ai fait du mal. Même le pardon de Sui n'a aucune valeur si malgré cela, je continue à vivre tout en continuant à répandre le mal autour de moi. Ceux qui répandent le mal au détriment de la vie n'ont pas conscience de la valeur de la vie elle-même. Alors, dans le fond, leur propre vie, ils ne la méritent pas tout comme ils ne méritent pas ces vies qu'ils ont gâchées.
-Je ne te pardonne pas, Jui. Mais te voir mort, je ne veux même pas imaginer ce que ça aurait pu me faire. Tu vois, le suicide, au final, ce n'est rien qu'un meurtre détourné sur soi-même.
Jui se pose des questions. Il plonge son regard dans celui d'Atsushi qui le soutient sans le moindre signe de défaillance et il se demande, comme ça, s'il a le droit. S'il a le droit de faire ce qu'il veut si tant est que ce qu'il veut ne puisse pas porter atteinte à d'autres personnes. Ce qu'il se demande, en fait, est si le geste qu'il rêve de faire pourrait porter atteinte au bien-être d'Atsushi.
-Ne me regarde pas comme ça, Jui.
-Tu as dit, Atsushi, que tu n'avais jamais eu vraiment l'impression de m'avoir rencontré.
Atsushi baisse les yeux. Il se sent coupable d'avoir prononcé ces paroles, car il craint qu'elles n'aient blessé le jeune homme bien plus qu'il ne l'aurait voulu.
C'était un peu comme s'il avait dit que pour lui, Jui n'était rien qu'un étranger sans importance à ses yeux.
-Oui, Jui, murmure-t-il tout bas. C'est parfois... toujours ce que j'ai ressenti.
-Alors, Atsushi, tu veux bien m'aider à me rencontrer ? Comme ça, lorsque je me connaîtrai enfin, je pourrai me présenter à toi. Dis, Atsushi, est-ce que tu es d'accord pour faire ma connaissance ?

Atsushi ne répond pas. Mais ça suffit à Jui qui ne demande rien d'autre. Rien d'autre que cette acceptation de lui-même qu'il croit voir dans les yeux d'Atsushi, cachée quelque part derrière les larmes clandestines. Atsushi a la gorge serrée pourtant, lorsqu'il ouvre la bouche, un sourire discret creusant une ombre au coin de ses lèvres, c'est une voix claire qui s'exprime :
-Ça, c'est un magnifique projet qui t'éloigne enfin du gouffre de la mort.
 


-Toi, là ! Répète donc ce que tu viens de dire.
Ce n'était pas ces deux hommes en uniforme qui l'encadraient lui, recroquevillé sur sa chaise, dont Terukichi avait peur. Non, il y avait quelqu'un d'autre face à qui Terukichi devait faire front et pourtant, il n'osait jamais diriger ses yeux ailleurs que sur ses mains nerveusement entrelacées sur ses genoux, moites.
Une main s'est posée sur son épaule, il a frémi.
En fait, il avait honte de pleurer, mais s'il pleurait, c'est parce qu'il avait honte d'être là. « Là », ou en face de ce regard qui, il le sentait, ne le quittait pas.
-L'on ne te veut aucun mal, petit. Nous avons seulement besoin que tu nous expliques clairement ce qui s'est passé.

Terukichi renifle. Il replie ses jambes contre sa poitrine, semelles sur le bord de la chaise, parce que dans cette petite pièce non climatisée où règne une chaleur lourde et humide, il a froid.
-C'est à cause d'un chagrin d'amour. J'avais fait des avances à cet homme, et parce qu'il m'a rejeté, j'ai voulu me venger. Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'étais hors de moi, et alors que je croyais avoir été blessé dans mon amour, je n'ai été blessé que dans mon amour propre. Je ne voulais pas vraiment lui faire de mal, Monsieur, ou plutôt... Si, je l'ai tellement voulu sous le coup de la colère, j'ai tellement désiré le voir souffrir autant que je souffrais, alors, j'ai tout mis en place, depuis le début, j'ai...


Sous les yeux ahuris des deux hommes, d'un geste lent et tremblant Terukichi a déboutonné le col de sa chemise pour laisser entrevoir son cou fin sur lequel était demeurée l'ombre d'une tache violacée.
-Je suis allé jusqu'à me cogner volontairement le visage et pratiquer l'auto-strangulation pour que, lorsque je me présenterais au commissariat, l'on croie que cet homme m'avait agressé. C'est aussi moi qui avais déchiré mes propres vêtements. Violences, et agression sexuelle... Je voulais l'humilier au plus haut point, je voulais le tuer de l'intérieur en faisant penser le monde entier que cet homme avait commis ces crimes. J'avoue, j'ai profité du fait qu'il ait déjà été soupçonné d'attouchements par le passé afin de rendre mes propos plus crédibles. Tout était calculé dès le début. Même le couteau... Le couteau, c'est moi aussi qui me le suis planté dans les cotes, Monsieur. Je l'ai mis de force dans ses mains que j'ai saisies et alors, je me suis poignardé. Cela aussi, c'était parfaitement calculé ; j'avais mis des gants pour qu'on ne trouve pas mes empreintes sur l'arme. Je savais que je n'allais pas mourir mais avec cela, la tentative de strangulation et la tentative de viol, Yuki était déjà perdu, et c'était tout ce que je voulais. Seulement...

Terukichi hoquette. De chaque côté du garçon, les deux policiers en uniforme se lancent un accord tacite, mais la perplexité est au coin de leurs lèvres crispées.
-Seulement, Messieurs, reprend Terukichi de sa voix étranglée, à présent je ne le veux plus et parce que j'ai réalisé l'ignominie de mes actes, parce que j'ai réalisé que cet homme ne mérite pas son malheur, parce que dans le fond, je l'aime encore, je viens vous avouer la vérité.
-Écoute-moi, mon garçon...
L'un des deux hommes, dont les traits trahissent son origine coréenne, s'abaisse à hauteur du garçon et, posant une main sur sa joue, force doucement celui-ci à soutenir son regard.
-Ce que tu dis-là est assez étrange, mais infiniment courageux de ta part. Cependant, nous ne pouvons te croire au pied de la lettre tant que nous n'aurons pas mené d'enquête à ce sujet.
-Mais il n'y a pas besoin d'enquête, Monsieur, réagit Terukichi en secouant vivement la tête, les yeux brillants de détresse. Parce que je suis le seul coupable, parce que tout ce que j'ai dit est vrai, et je...
-Nous ne pouvons pas exclure l'hypothèse qu'un complice de cet homme accusé de t'avoir agressé t'ait forcé par des menaces à venir nous raconter cette histoire, intervint le deuxième policier. C'est pourquoi tant que nous n'aurons pas la preuve de ce que tu avances, nous ne pourrons relâcher cet homme.
-Mais c'est moi, la preuve ! s'insurgea le garçon, au bord de la crise de larmes. Ma parole ne vous suffit donc pas ? Vous croyez que j'aurais pu céder aux menaces d'un autre ?! Vous ne me connaissez pas, Messieurs, et sauf votre respect, je ne crois pas que vous soyez en mesure d'imaginer le millième de ce que je suis capable de faire lorsque la haine m'habite, et c'était bien la haine qui m'habitait lorsque j'ai tout mis en place pour faire accuser cet homme !
-Calme-toi, jeune homme, écoute-moi... Si vraiment ce que tu dis était vrai, il serait fort peu probable que tu viennes te dénoncer. Car tu sais ce que tu risquerais, n'est-ce pas, si tes aveux s'avéraient ? Nous ne sommes pas stupides ; les coupables, les vrais, ne se dénoncent que très rarement d'eux-mêmes. Si ce n'était pas poussé par les menaces d'un autre, pour quelle raison irais-tu venir risquer ta liberté en venant jusqu'ici ?
-Mais, il vient de le dire, non ?
 
 
Teru a senti son cœur arrêter de battre. Pour la première fois depuis qu'il avait pénétré à l'intérieur de cette pièce, il a osé lever les yeux en face de lui, à l'endroit même où Yuki se trouvait.
Un Yuki muet depuis le début, un Yuki qui était devenu pâle comme la mort dès l'instant même où il avait posé le regard sur le garçon. Yuki qui, malgré la fatigue et l'angoisse qui creusaient des cernes grises sous ses yeux, semblait ravivé d'une force mystérieuse, quelque chose qui ressemblait à l'énergie du désespoir et qui faisait luire une flamme vacillante au fond de ses yeux.
-Ce garçon, vous ne l'écoutez pas, reprit Yuki, la voix sèche. Il a dit qu'il m'aime encore. Il m'aime. Je le sais, qu'il m'aime, puisque son amour est la raison de sa souffrance. C'est parce qu'il m'aime à ce point que j'ai dû le repousser. Oui, il m'aime au point de venir se dénoncer, il n'y a pas d'autre explication à entrevoir sur la survivance de son amour et les remords qui en découlent. Seulement, Messieurs, ce que je peux vous dire, c'est que c'est aussi parce que ce garçon m'aime encore et malgré lui qu'il est en train de vous mentir.


« Mentir ».
Ce mot amalgamé à la voix de Yuki a retenti comme une détonation à l'intérieur du crâne de Terukichi, pareil à un coup de feu marquant la fin de sa vie.
-Yuki ? a-t-il articulé, mais sa voix n'était plus qu'un souffle sans force.
-Vous n'allez tout de même pas croire ce qu'il dit ? martela Yuki dont le visage cadavérique contrastait avec la force de sa voix. Il n'y a là aucune histoire de chantage ni de menaces, ni même de remords d'ailleurs, car remords il ne peut y avoir chez un garçon qui n'a rien à se reprocher. Je vous dis que ce garçon m'aime et que c'est son amour seul qui le pousse à venir vous raconter des histoires à dormir debout, mais moi, est-ce que j'ai vraiment le droit de continuer à vivre en le laissant dire ? Est-ce que je mérite seulement le nom d'être humain si je l'écoute parler et se vendre à vous alors qu'il est le seul innocent ? Non, Messieurs ; si quelqu'un a réalisé quelque chose ici, c'est moi, et ce que j'ai réalisé est que je n'ai pas le droit de continuer à vivre tout en étant le mal. C'est pourquoi, Messieurs, je vous dis que c'est bel et bien moi qui ai agressé ce garçon et qui ai tenté de le poignarder.
-Il ment !


 
 
 
 
 

Le hurlement de Teru retentit à travers la pièce, engluant l'atmosphère d'un relent de doutes et de suspicions qui se mit aussitôt à planer sur chacun des deux protagonistes. Ils ne cessaient de se dévisager, l'un comme décomposé par l'horreur, le second plus impassible qu'un mort.
-Je ne mens pas, Terukichi, articula lentement Yuki, et tu le sais pertinemment. Je t'ai poignardé sans le vouloir, c'est vrai, car au début, j'étais tellement insupporté par tes avances que j'en ai perdu la tête. J'ai voulu te faire peur avec cette arme, alors après la terreur, c'est la colère qui t'a gagné, et tu t'es battu contre moi, tu m'as arraché l'arme des mains, tu m'as cogné et alors, la rage s'est emparée de moi, j'ai perdu tout contrôle, je me suis mis à te cogner, à déchirer tes vêtements tout en ignorant tes hurlements, je t'ai même étranglé jusqu'à ce que je ne réalise que tu étais sur le point de mourir, et lorsqu'enfin je t'ai lâché, toi, guidé par l'horreur du danger que je t'étais devenu, tu as tenté de me poignarder pour te libérer de moi. Mais j'ai pu retenir le coup juste à temps et alors, nous nous sommes débattus, toi contre moi qui essayais de t'arracher ce poignard des mains, mais au moment où ma force a vaincu la tienne, Terukichi, la lame était rentrée en toi sans que je ne m'en rende compte.

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