Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-quatrième

Juliet

-Qu'est-ce que vous regardez comme cela, Monsieur ?
La sonnerie de fin des cours n'avait pas fini de retentir que déjà, il ne restait dans la salle de classe plus qu'un professeur tristement avachi derrière son bureau et, sur le seuil, un jeune homme dont les cheveux semblables à un bouquet de feux d'artifices rouges n'avaient pas suffi à attirer le regard de l'autre qui, au son de cette voix pourtant timide, sursauta avec une violence telle que son coude heurta le coin de son bureau. Dans un cri rauque, Masashi s'est plié en deux, lâchant alors l'objet qu'il tenait dans sa main pour la resserrer autour de l'endroit où le noyau de la douleur se concentrait pour répandre ses méfaits dans tout son bras qui en devenait engourdi.
-Je ne voulais pas vous faire peur, Monsieur, pardonnez-moi, s'affola Kisaki qui se précipita aussitôt vers lui.
-Ne t'approche pas !
Il avait vociféré avec une telle rage dans sa voix que Kisaki s'est figé, terrorisé, avec le sentiment de n'avoir devant lui plus qu'un tigre féroce qui l'assassinait du regard comme pour lui donner un avant-goût de ce qu'il s'apprêtait à lui faire subir.
-Ne vous fâchez pas, Monsieur, s'est lamenté Kisaki que l'angoisse avait fait pâlir. Je voulais simplement... Je me suis dit que...

Il s'est tu un instant, observant avec prudence Masashi qui le fusillait toujours de ses yeux noirs sans cesser de tenir son coude meurtri, avant de se résigner :
-Ce n'est pas important, Monsieur. Veuillez m'excuser.
Il allait tourner les talons, désireux de fuir cette atmosphère de danger qui planait au-dessus de lui, quand la voix de Masashi le retint :
-Dis-moi ce que tu veux.
Kisaki s'est retourné, le cœur battant, avant de s'enquérir sur un ton mélangeant crainte et espoir :
-Vous n'allez pas me punir, si je vous le dis ?
-Je te donnerai une punition si tu continues à traîner ici sans raison, s'impatienta son professeur. Alors maintenant, dépêche-toi.
Mais l'agacement manifeste de Masashi n'encourageait nullement Kisaki qui demeurait alors la bouche ouverte sans parvenir à émettre le moindre son.
-Dépêche-toi !
-Je m'étais seulement dit, Monsieur, qu'il était de mon devoir de vous remercier de tout ce que vous avez pu faire pour moi jusqu'à présent, lâcha d'une traite le garçon dont le cœur tambourinait contre la poitrine.
Toute colère avait déserté de l'expression de Masashi qui se mit à le considérer avec stupeur, plongeant le garçon dans un profond malaise.
-Mais enfin, Kisaki, se mit alors à rire Masashi pour masquer sa nervosité, qu'est-ce qui t'arrive ?

Était-ce un reproche, ou simplement la surprise d'entendre pour la première fois l'adolescent lui témoigner de la reconnaissance ? Kisaki l'ignorait mais ce qu'il savait était que l'embarras à être de la sorte dévisagé par l'homme était tel qu'il s'est mis à regretter fortement de n'avoir fait qu'exprimer son sentiment.
-Je ne sais pas, Monsieur, a-t-il balbutié, penaud. Pour toutes ces fois où vous êtes venu me voir dans ce piano-bar alors que j'avais séché les cours... Honnêtement, je me suis dit que je n'avais pas le droit de faire comme si de rien n'était et que je devais faire quelque chose pour vous, en témoignage de ma gratitude.
-Toi, tu dis cela parce que la dernière fois que tu as séché les cours, je ne suis pas venu te voir, n'est-ce pas ?

Masashi a baissé la tête mais Kisaki avait eu le temps de voir ce sourire gentiment moqueur qui était né sur ses lèvres peut-être malgré lui. L'adolescent savait alors que Masashi savait et qu'ainsi, démentir n'aurait fait que l'enfoncer un peu plus dans son malaise.
-Vous avez raison, Monsieur, concéda-t-il d'une toute petite voix. Toutefois, ne croyez absolument pas que mes remerciements ne sont qu'un moyen détourné pour vous faire le reproche de n'être pas venu la dernière fois ; bien au contraire ! C'est parce que vous étiez absent cette fois-là que j'ai réalisé à quel point j'ai dû vous causer du souci et combien vous deviez en avoir marre de moi. Après tout, Monsieur... vous ne me devez rien.
-Kisaki, peux-tu me laisser te poser une question ?

Cette réaction l'a déstabilisé sur le coup, mais quelque part au fond de lui, Kisaki se sentait soulagé de voir ce sourire moqueur disparaître de son visage pour laisser place à une expression d'une extrême gravité. Oui, c'était inquiétant mais rassurant à la fois, de savoir que Masashi, sans doute, avait prêté une attention particulière à ses paroles. Kisaki a silencieusement hoché la tête, entrelaçant nerveusement ses doigts.
-Qu'aurais-tu pensé, Kisaki, si en réalité ce n'avait été qu'une simple et pure histoire d'amour qui s'était passée entre Sui et Yuki ?

« Mais, si ça n'avait été qu'une histoire d'amour, Masashi, alors Sui n'aurait jamais fait cette tentative. »
C'était la première réponse qui lui était venue à l'esprit, mais si Kisaki ne l'a pas formulée, c'est parce qu'il savait qu'elle n'était pas la réponse que Masashi attendait. D'une histoire d'amour, il n'en avait émis qu'une hypothèse, et dans le fond Masashi devait bien savoir aussi que si amour il y avait eu chez l'un des deux protagonistes, il n'en aurait de toute façon jamais pu y en avoir une histoire.
-Kisaki ? a fait la voix de Masashi.
L'adolescent a relevé la tête et a vu ce regard sombre brillant, comme deux noirs néons qui ne pouvaient se voir qu'en plein jour, le fixer avec ce mélange troublant d'inquiétude et de tendresse. Même si cette tendresse n'était peut-être que le fruit d'une hallucination.
-Je pense, Monsieur, que si tel avait été le cas alors, Sui aurait eu de la chance d'être aimé d'une personne comme Yuki.

C'était un peu la réponse à laquelle Masashi s'était attendu. Pourtant, il a eu ce sourire triste dans lequel se mêlaient la déception et la reconnaissance de sa sincérité. Craignant d'avoir sans le vouloir offensé son professeur, Kisaki est demeuré figé dans son silence, baissant son regard alors sur le rectangle de papier que Masashi avait fait tomber dans son sursaut. Mais même en étrécissant les yeux, Kisaki n'a pas su bien voir ce dont il s'agissait réellement et, semblant remarquer l'intérêt poussé que portait l'adolescent à ce bout de papier cartonné, Masashi s'est empressé de le ramasser avant de le cacher dans sa poche.
-Tu le penses vraiment, Kisaki ? Malgré le fait que Yuki soit un professeur et Sui un élève, mineur qui plus est, tu penses vraiment qu'il n'y a pas de mal si jamais il a pu y avoir une histoire d'amour entre eux ?
-Personne n'a le droit de parler de mal s'il s'agit d'un amour qui ne veut que le bonheur de l'autre, Monsieur.
-Tu sembles penser que réellement, Yuki ait pu être amoureux de Sui.
-Mais vous savez, Monsieur, si jamais tel était le cas alors, pour cet amour réciproque, Yuki aussi aurait été chanceux d'être aimé d'une personne telle que Sui.
-À la fin, on ne sait plus qui tu aimes réellement de Sui ou de Yuki, a commenté Masashi dans un rire qui renfermait une once de chagrin.
-Mais je les aime tous les deux, Monsieur.
-Je n'en doute pas, mais ce que je veux dire est que ce n'est pas la même intensité d'amour.
-Bien plus qu'une question d'intensité, je dirais plutôt que c'est une question de nature d'amour, vous ne pensez pas ?

Pour la première fois depuis toujours, Masashi a paru fragile aux yeux de Kisaki qui sentit son cœur se serrer. C'était comme si d'un seul coup, une armure transparente venait de s'effondrer, armure qu'il avait toujours portée sur lui sans que jamais personne n'en sache rien tant elle semblait faire partie de lui-même ; mais c'est alors que Kisaki comprit que parfois, ce que l'on croit faire partie de la nature d'une personne n'est que le résultat d'un conditionnement ou d'un travail effectué sur soi-même sans relâche. Un peu comme si tout être humain n'était rien qu'un tas d'argile que les intempéries ou les mains d'un autre pouvaient modeler à sa guise avant de se mettre à sécher sous le vent froid ou le soleil brûlant, et de rester ainsi figé dans cette forme qui est la nôtre, sans jamais l'avoir été vraiment. Une forme qui est la nôtre parce que l'on croit juste que l'on n'en a aucune de rechange, comme si ce qui avait été fait ne pouvait être défait pour se changer en quelque chose de plus grand et plus beau encore.
C'est ainsi que Masashi parut subitement fragile et même enfantin aux yeux de Kisaki qui, jusque-là, n'avait vu en lui qu'une sorte de chevalier puissant et intimidant qui eût sans doute bien plus effrayé une princesse qu'il ne l'eût rendue confiante et admirative. Oui, Kisaki le savait parfaitement, que Masashi était le genre d'homme à effrayer au premier regard, de par son air glacial et sa stature imposante, ses deux yeux noirs qui semblaient se poser sur chacun, brûlants de ces feux qui faisaient aussitôt penser à un bûcher dans lequel l'on finirait brûlé si jamais le regard posé sur soi ne nous estimait pas digne de l'espèce humaine. Masashi était ainsi, ou du moins l'avait-il toujours plus ou moins consciemment été dans l'esprit de Kisaki, mais alors qu'il se rappelait la peur mêlée de fascination qu'il avait ressentie le premier jour où il avait rencontré cet homme, apprenant qu'il serait son professeur, en même temps en lui naissait ce sentiment d'inconnu, comme s'il découvrait pour la première fois l'homme dont il n'osait pas s'approcher.

-Tu as peut-être raison, Kisaki, souffla Masashi dont les yeux se perdaient dans un vague de mélancolie. Après tout, chaque être humain rencontre dans sa vie tant de personnes si différentes, et pourtant tellement d'entre elles méritent d'être aimées seulement, c'est parce qu'elles sont justement différentes que la nature de l'amour que l'on éprouve pour chacune d'elles est différente aussi. C'est sans doute pour cette raison que, même lorsque l'on aime intensément une personne, l'on ne peut pas oublier toutes les autres qui nous entourent ou celles qui ont croisé notre chemin par le passé avant de disparaître, n'est-ce pas ? Oui, tu as sans doute raison Kisaki. Aimer une personne d'une certaine manière ne peut pas exclure que l'on puisse en aimer d'autres car tout n'est qu'une question de nature, mais seulement Kisaki, peux-tu me dire alors, puisque ce n'est pas une question d'intensité, pourquoi est-ce qu'il existe dans la vie de tellement d'êtres humains l'existence d'une personne dont l'absence nous est bien plus douloureuse que celle de n'importe qui d'autre ?

Kisaki l'avait compris, ou plutôt, il avait ressenti sans le réaliser de manière consciente que derrière cette question se cachait un aveu. Il le savait mais il n'avait pas en lui la confiance nécessaire pour porter sur ses épaules le poids du chagrin que Masashi n'arrivait plus à dissimuler depuis cet instant où son armure, sans faire de bruit, s'était effondrée.
-Si Terukichi vous entendait, Monsieur, il vous dirait que tout cela est immature et irrationnel, et que ressentir le besoin d'une personne est preuve d'égoïsme et de  manque de discernement, car...
-Mais tu n'es pas Terukichi, toi.
Il y avait de la colère dans sa voix, et l'espace d'un instant Kisaki a vraiment cru que son professeur lui reprochait de ne pas être Terukichi, avant de comprendre que le seul reproche qui lui était adressé était de répondre avec la voix d'un autre. Et dans toute la honte des paroles qu'il s'apprêtait à prononcer, Kisaki a baissé la tête, le cœur battant.
-J'aimerais bien le devenir, parfois, a-t-il murmuré du bout des lèvres, craignant la réaction de son professeur.
-Pour quelle raison, Kisaki ? Pour quelle raison vouloir voir la vie, les choses et les êtres avec les yeux de Terukichi ?
-Parce que je n'ai moi-même jamais trouvé la réponse à votre question, Monsieur. Pourquoi est-ce qu'une personne nous manque plus que d'autres sans que l'on n'en connaisse la cause exacte... Je ne connais pas la réponse. Je me dis juste que si Terukichi aime avec sa raison, d'autres bien plus nombreux aiment avec leurs cœurs, je ne sais pas si c'est une bonne chose en soi, mais, après tout l'on dit bien que le cœur a ses raisons que la raison ignore... Alors la raison a ses raisons que le cœur ignore aussi, Monsieur, et c'est ainsi que cela fonctionne pour Terukichi. Après tout, le cœur a toujours tout ignoré, n'est-ce pas ? Le cœur n'est qu'une métaphore, l'entité représentative de tout ce que les humains n'ont jamais pu expliquer sur le plan rationnel, et c'est parce que le cœur est dénué d'intelligence et d'esprit qu'il ne sait rien, Monsieur. Alors moi je pense, dites, que si jamais je pouvais un jour comme Terukichi aimer avec ma raison plutôt qu'avec mon cœur, alors je saurais tout ; pourquoi j'aime ou pourquoi je déteste, pourquoi je préfère agir d'une telle manière plutôt qu'une autre, pourquoi est-ce que je dois prononcer telle parole ou plutôt me taire, et ainsi, Monsieur, je ne souffrirais plus à me poser des questions qui ne trouveront pas de réponse.
-Et si tu me les posais à moi, ces questions, crois-tu que je pourrais t'aider à trouver une réponse ?

Silencieux, Kisaki a déposé sa main sur son visage avant de contempler avec effarement sa paume humidifiée par les larmes qui s'étaient mises à couler impudemment sur ses joues sans même qu'ils ne s'en fût rendu compte. À la fois ému et honteux, il a essuyé ses joues d'un revers de manche avant de questionner dans un sourire triste :
-Vous me dites cela parce que vous ne voulez pas que je devienne comme Terukichi, n'est-ce pas ?
-Je demandais cela, Kisaki, juste parce que tu t'es mis à pleurer.
-Mais je ne peux pas vous ennuyer avec mes histoires, Monsieur.
-Arrête avec tes « Monsieur », idiot. Venant de toi qui es arrogant, ça sonne ou bien trop froid, ou bien obséquieux. Quant à tes histoires, je suppose qu'elles ne pourront jamais autant m'ennuyer que le fait de te voir dans cet état, a soupiré Masashi comme à regrets.
C'est dans un mélange d'émotion et de surprise face à la franchise inattendue de Masashi que Kisaki s'est mis à le dévisager avec une telle curiosité que l'homme finit par s'impatienter, embourbé dans son malaise.
-Je te signale que je suis un être humain bien avant d'être un professeur, idiot. Alors si tu veux me faire croire que tu me respectes en tant que ton professeur, tu dois me montrer que tu me fais confiance en tant qu'être humain, car une personne en qui l'on n'a pas confiance n'est pas une personne que l'on peut respecter avec sincérité.

C'était dit avec tant de vigueur et d'obstination que Kisaki s'est mis à rire, et bientôt ses joues que les larmes avaient striées devinrent roses sous les yeux ébahis de l'homme.
-C'est que, Monsieur... Masashi, je ne sais pas ce que je dois faire à propos de Yuki.
-De Yuki ? répéta-t-il comme s'il n'était pas certain d'avoir compris.
-Parce que, vous savez, Masashi, cet amour que vous avez émis tout à l'heure comme hypothèse que Yuki aurait pu ressentir envers Sui, eh bien... Pour ma part, je n'ai jamais vraiment écarté cette possibilité de mon esprit, vous comprenez.

Détournant les yeux, Masashi a semblé se plonger dans une profonde réflexion empreinte de mélancolie, et son silence fut si long et si pesant que Kisaki se mit à penser que, perdu dans les méandres de son esprit, l'homme en avait fini par oublier sa présence. C'est pourtant au moment où il avait pris la décision de se retirer que la voix de Masashi a pénétré ses conduits auditifs comme la longue complainte grave d'un violoncelle désaccordé.
-Yuki, oui, c'est vrai... Après tout, tu es amoureux de lui, Kisaki.

Il ne le regardait pas, ses yeux toujours rivés en face de lui sans sembler fixer un point précis alors, Kisaki s'est timidement approché de lui, d'un pas seulement, mais un pas qui lui semblait lui avoir fait traverser un univers tout entier.
-Alors, Kisaki, si réellement tu es amoureux de Yuki, il ne te reste qu'une chose à faire : te résigner. Oui, c'est cela, tout ce que tu peux faire est te résigner puis attendre, attendre de connaître la vérité quant aux sentiments de Yuki et si tu apprends que la personne qu'il aime est une autre que toi, Kisaki, ne fais rien alors pour essayer d'entraver la relation qui pourrait naître entre eux. Oui, Kisaki, tout ce que tu dois faire est de prier pour le seul bonheur de Yuki mais si jamais un jour, tu réalises que cette personne ne rend pas Yuki heureux alors à ce moment-là, et seulement à ce moment, tu as le droit de te mettre en travers de leur chemin pour lui tendre la main. Mais si ce moment n'arrive jamais, Kisaki, alors tu dois te contenter simplement de l'aimer sans rien dire en espérant qu'un jour, toi tout comme lui serez heureux sur des chemins différents.


Silence. Kisaki n'a pas le courage d'effectuer un nouveau pas mais au fond de lui, il se sent comme si sans rien laisser voir, sans émettre le moindre mouvement, c'était Masashi qui venait de faire un pas de géant vers lui.
Même si Masashi ne tournait toujours pas son regard vers lui.
-Et cela, Kisaki, c'est la parfaite harmonie entre l'amour et la raison.


-J'étais certain que tu te trouvais encore ici, même maintenant.
Yuki s'est lentement extirpé de sa torpeur avant de tourner mollement la tête vers Masashi qui se tenait debout sur le seuil de la salle de classe. Yuki était assis sur son bureau, ses longues jambes se balançant avec lassitude dans l'air, et quel ne fut pas l'amusement moqueur de Masashi de voir ainsi l'homme dont le visage défait donnait l'impression de voir un enfant puni pour ses bêtises.
-Tu m'as fait peur. J'ai cru que c'était Asagi.
-Il serait heureux s'il t'entendait de savoir qu'il te fait peur, railla Masashi.
-J'ai vu Kisaki courir dans le couloir, il y a un instant. Qu'est-ce qu'il faisait avec toi ?
-Quoi ? Serais-tu jaloux que ce ne soit pas toi qu'il soit venu voir ?
-Ce n'est pas cela qui est important.

Yuki s'exprimait la voix basse et avec une extrême lenteur, comme si articuler un mot lui demandait une concentration intense alors même que son esprit vagabondait au loin dans un ailleurs que lui seul était capable d'atteindre.
-Ne t'inquiète pas, Yuki. De toute façon, Kisaki m'a parlé de toi, et je crois que tu n'as pas de souci à te faire quant à ses priorités. Comme toujours, c'est toi qui passes avant les autres.
-« Comme toujours » ?
Ces mots semblaient n'avoir aucun bien-fondé dans l'esprit de Yuki qui s'est contenté de river un regard désolé sur Masashi. Deux grands yeux abattus et compatissants qui semblaient vouloir dire « mais tu n'as rien compris, mon pauvre ami. » Cela a énervé quelque peu Masashi qui s'est demandé si Yuki faisait preuve de cette condescendance dans le seul but de le provoquer ou parce qu'il pouvait réellement croire qu'il s'était trompé dans ses propos.
-Et toi, Masashi, il y a une raison pour laquelle tu es venu me voir ?

Masashi a étréci les yeux, intrigué. Il venait seulement de remarquer à quel point Yuki était pâle, et l'homme eut l'impression alors qu'en face de lui ne se trouvait plus que le fantôme de son ancien ami. C'est peut-être pour cette raison, s'est dit Masashi, que sa voix semblait provenir de si loin ; car en réalité, elle lui parvenait sans doute du monde des morts.
-Il y a, Yuki... quelque chose que je voudrais te montrer.

C'est alors que sous les yeux inquisiteurs de l'homme, Masashi a plongé sa main dans sa poche et en a ressorti le rectangle de papier cartonné qui avait attisé la curiosité de Kisaki un instant plus tôt, provoquant alors une peur panique en Masashi qui s'était empressé de la cacher. Mais devant Yuki, la cacher, il ne le voulait pas, et c'est avec anxiété que l'homme s'est approché de son homologue pour présenter aux yeux de Yuki ce papier comme s'il se fût agi d'une relique aussi ancienne que précieuse.
-Mais c'est... la carte d'identité de Terukichi, Masashi, qu'est-ce que tu fais avec la carte de Teru ?
-Il a laissé tomber son portefeuille de la poche avant de son sac en se précipitant vers la sortie lorsque la sonnerie a retenti. Yuki, tu ne trouves pas cela bizarre ?
Yuki lui a lancé un regard brillant d'espièglerie, comme un discret sourire moqueur s'étirait sur ses lèvres.
-Même de la part d'un génie comme Terukichi, une telle étourderie est possible. Ce n'est pas grave, tu lui rendras tout cela demain.
-Je ne te parle pas de cela, Yuki, il y a quelque chose qui ne va pas.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-Ici, Yuki. Juste là.
Et du bout du doigt Masashi a désigné la ligne que Yuki se mit à lire, intrigué.
-Je ne comprends pas, fit l'homme en secouant la tête avec impatience. Qu'est-ce qu'il y a ?
-La bande signalétique, Yuki. La police de caractères qui constituent les lettres de son nom n'est pas la même que celle utilisée pour les lettres et les chiffres de codage qui servent à identifier le porteur.
C'est alors que Yuki a senti naître l'angoisse au fond de lui.
-Il n'y a pas que ça, Yuki. Depuis le début, tu ne trouvais pas que « Ageha », c'était vraiment étrange, comme nom de famille ? 
-Je ne sais pas, a balbutié l'homme, déstabilisé. Il est vrai que ce n'est pas courant, en fait je n'en ai jamais vu, mais est-ce que tu penses vraiment que Terukichi ait pu...
-Yuki, je suis venu pour te demander de faire vérifier l'authenticité de cette carte.
C'en était trop. Trop pour le cœur de Yuki qui s'est mis à tambouriner contre sa poitrine comme s'il implorait désespérément de sortir de sa cage thoracique.
-Non, a refusé catégoriquement Yuki qui sentait ses mains se couvrir de moiteur. Je ne peux pas faire une chose pareille, Masashi. Moi, j'ai confiance en ce garçon.
-Tu as confiance en lui, ou bien est-ce que tu ne veux pas qu'il perde sa confiance en toi, Yuki ? Ce sont deux choses très différentes.
-Pourquoi est-ce que tu le demandes à moi, Masashi ? C'est toi qui lui portes des soupçons, n'est-ce pas ? Tu es aussi son professeur, et tu es le seul à l'accuser d'une quelconque escroquerie alors, débrouille-toi tout seul pour le faire si tu tiens vraiment à lui causer du tort !
-Mais c'est à quelqu'un d'autre qu'il finira par causer du tort si vraiment cette carte est fausse, Yuki ! Je suis désolé mais lorsqu'une personne se fait faire des documents falsifiés, c'est qu'il y a quelque chose qui cloche quant à ses intentions, tu ne crois pas ?
-C'est absurde, Masashi, de quoi pourrait-on accuser Terukichi, enfin ?
-C'est parce que je n'ai pas envie de le découvrir que je préfère prévenir que guérir ! Yuki, c'est bien toi qui continues toujours à côtoyer cet homme, celui qui était dans la même classe que nous à l'époque du lycée et qui est devenu faussaire ! Yuki, tu dois aller le voir, car lui pourra sans faute confirmer mes soupçons ou les démentir !
-Je ne le crois pas, Masashi, je ne crois pas que tu puisses faire cela même à un innocent. J'ai toujours cru que tu n'en avais qu'après moi alors, qu'est-ce que tu cherches, à la fin ?
-Ce que je veux savoir, Yuki, et je suis certain que tu l'as deviné, est s'il est possible que « Ageha » soit son véritable nom de famille parce que tu sais ce que ça peut vouloir dire, Yuki, et quoi que tu dises, ce nom paraît bien étrange à porter, surtout lorsque l'on sait ce que le mot « Hirondelle » peut évoquer à chacun de nous !


 « Et alors ? » s'est dit Yuki, au bord de la rupture. « Et alors, qu'est-ce que ça peut bien faire si au fond, tout cela était bien plus qu'une simple coïncidence ? Si quelqu'un devait prendre un risque ici, ce ne serait pas toi, Masashi, et moi, je ne veux pas savoir, non, pas cette fois, j'en ai marre d'apprendre, j'en ai marre de comprendre, moi, je ne veux pas qu'il se passe avec Teru la même chose qu'il s'est passée avec Sui, tu sais, moi, je n'ai aucune envie que l'on vienne me dire ce que je n'ai jamais voulu savoir. »
 
 

-Et maintenant, qu'est-ce que tu comptes faire pour réparer tes erreurs ?

C'était une condamnation. Le coup fatal. Depuis le début Jui avait attendu cette question comme s'il se fût agi de sa sentence exécutive. Et c'était horrible, sortant de la bouche d'Atsushi, ces mots impudiques mais sans violence, ces mots qui venaient juste comme l'évidence. C'était cela, oui, comme toujours il n'existait aucune colère en Atsushi mais juste sa raison et sa bonne conscience qui savaient toujours ce qu'il fallait faire, qui le savaient même trop bien quand Jui n'avait pas la force de le savoir. Que Jui répare ses erreurs, c'était pour Atsushi l'évidence même comme si sans cela, le jeune homme allait sans conteste mourir. Ou comme si c'était tout ce qu'il méritait, de manière purement objective.
-Mais qu'est-ce que je peux faire, moi, Atsushi ? Maintenant à part prier, je ne peux vraiment plus rien faire.
-Parce que tu penses que prier y changera quelque chose ?

Jui s'est demandé si en réalité, ce n'était pas pour lui faire plus librement la morale qu'Atsushi l'avait fait venir chez lui plutôt que de l'inviter comme de coutume manger une crêpe, un gâteau, des glaces, ou tout ce qui pouvait traverser son esprit capricieux.
-Je te rappelle, Jui, que tu as rendu dépendant à la drogue quelqu'un qui te croyait pourtant son « ami ». Quant à la raison pour laquelle tu as fait cela, elle ne te rend encore que plus méprisable, tu ne crois pas ? Cela, c'est ce que j'appelle un double crime commis par une double ordure.
 

À ce stade-là, c'était bien plus qu'une simple colère personnelle qui grondait comme l'orage à l'intérieur du crâne prêt à exploser de Jui. C'est la Justice qui déployait la vérité et rien qu'elle depuis le creux même de sa conscience pour l'envelopper tout entière.
-C'est du moins en tant que double-ordure que tu as agi ainsi, Jui. Tu as de la chance qu'Uruha n'ait pas raconté à Masahito tout ce que Joyama lui a avoué.
-La raison pour laquelle j'ai fait consommer de la drogue à Masahito pour lui faire perdre la mémoire de cet instant ? Ne plaisantez pas, Atsushi. J'aurais mille fois mieux aimé qu'Atsuaki le révèle à Maya car à présent, il doit croire que si je l'ai empoisonné, c'est parce que j'ai voulu m'attaquer à lui en personne. Et si Masahito pense cela sans qu'il ne comprenne la raison de ma haine, il ne s'en remettra pas.
-Dis plutôt que tu as peur qu'il ne t'en veuille et ne te déteste plus encore, commenta Atsushi dans un haussement d'épaules. Si tu veux que Masahito le sache malgré tout, Jui, alors pourquoi ne vas-tu pas lui avouer la raison toi-même ? Sois heureux que ni Joyama ni Atsuaki ne s'en soient chargés ; s'ils ne t'ont pas dénoncé auprès de Masahito qui est pourtant l'une des victimes de cette histoire, c'est qu'ils ne comptent dévoiler tes méfaits auprès de personne. C'est pour cette raison qu'à tout prix, tu dois réparer tes erreurs par toi-même. C'est le seul moyen de te faire pardonner.
-Et vous pensez que quoi que je puisse faire pourrait changer quelque chose quant à l'état comateux de Sui ? Si jamais il ne se réveillait pas, Atsushi, alors il n'y aurait définitivement rien que je ne pourrais faire.
-C'est une chose que je sais parfaitement, Jui.
-Alors ne me dites pas cela comme si maintenant qu'il est trop tard je pouvais encore revenir sur mes actes !

J'ai perdu, a pensé Jui, haletant, alors qu'un sentiment effroyable de défaite s'abattait sur lui comme une chape de plomb. J'ai perdu, c'est moi qui ai fini par me mettre en colère alors que je suis le seul en tort. La colère, est-ce vraiment tout ce dont je suis capable pour tenter de dissimuler mon impuissance ? Je m'en sers comme bouclier mais au final, c'est elle qui me désarme et me met à nu face à ceux que je crois être mes ennemis.
-Pourtant, Jui, tu as peut-être le pouvoir de réveiller Sui.


C'était certain, Jui n'avait plus de doute. Ou bien Atsushi nageait en plein délire au-delà de son apparence si grave, ou bien il mettait tout en œuvre pour le torturer de l'intérieur, tordant son âme comme il le ferait du cou d'un moineau prisonnier entre ses mains. Et entre Atsushi et le jeune homme est venu se dresser un rideau de larmes.
-Vous voulez en venir à bout de moi, n'est-ce pas, Monsieur Sakurai, a-t-il articulé entre deux sanglots qui le firent se sentir misérable.
Silence. Atsushi baisse les yeux sur la petite assiette de fondant au chocolat qu'il avait déposée devant lui en pensant lui faire plaisir, lorsque Jui s'était installé dans son salon quelques instants plus tôt, intimidé, mais que le garçon n'avait toujours pas eu le cœur à toucher.
Peut-être parce que c'était son cœur qui était trop touché à ce moment-là.
-Je ne sais pas, Jui, avoue platement Atsushi devant le jeune homme en larmes. Mais ce que je me dis, c'est que puisque c'est peut-être à cause de toi que Sui s'est endormi, ce sera peut-être grâce à toi qu'il se réveillera.

Cinq mois plus tôt.


 
Yuki avait entendu, à travers les murs, les bruits des petits pas précipités qui allaient crescendo au fur et à mesure qu'ils approchaient. Au son familier de ces pas, Yuki avait entrelacé ses doigts pour appuyer sur ses mains glacées son front qui, déjà, se striait des ridules de l'inquiétude. Yuki savait, ce n'était plus qu'une question de secondes, que surgirait à nouveau encore ce garçon qu'il ne devait pas voir mais qu'il n'aurait pas la force de repousser.
Pas la force, ou peut-être surtout pas la volonté.
-Yuki.
Il a relevé la tête, las. Affalé au fond de son siège, Yuki a dévisagé sans émotion Sui qui se tenait sur le seuil de la pièce. Sans émotion du moins jusqu'à ce qu'il ne réalise les larmes versées qui avaient rougi son visage poupin. Le séraphin à la peau diaphane était redevenu un chérubin au visage rose de nouveau-né. Sui était attendrissant et pourtant, il était poignant.
-Je t'ai déjà dit de ne plus venir me voir, Sui. Asagi... Le Directeur commence à avoir des doutes quant à notre relation. Je ne veux plus qu'il s'imagine des choses sur mon compte.
-Monsieur, je ne viendrais pas vous voir à l'école si vous acceptiez de me dire où vous habitez.
-Si je te le disais, tout serait pire encore. Maintenant, Sui, va t'en.
-Mais, Yuki, je n'ai que toi à qui parler.

Sans transition, il s'était mis à le tutoyer. D'une certaine manière, ça a légèrement apaisé le malaise de Yuki. Comme s'il ressentait depuis toujours que la politesse dont Sui faisait preuve n'avait toujours été qu'un masque, peut-être un moyen de garder entre eux le minimum de distance nécessaire à la pudeur. Mais puisque de pudeur il n'y avait jamais eu réellement entre eux, que Sui se mette à le tutoyer, alors, cela sonnait plus sincère dans le cœur de Yuki.
-Je n'arrive plus à comprendre ce que tu cherches, Sui. Tu réclames ma compagnie comme si j'étais le seul à pouvoir t'aider, mais que quelqu'un t'aide, est-ce vraiment ce que tu veux ? Si tu voulais réellement que je t'aide, Sui, alors tu me dirais la vérité au lieu de pleurer pour que je ne te console. En réalité, tout ce que je crois est que tu veux seulement te faire plaindre.
-Parce que c'est depuis ce jour-là où tu t'es mis à te montrer si attentif envers moi, Yuki, lorsque tu m'as découvert assis contre le mur de l'école alors que je ne pouvais plus me relever, que je me dis que c'est seulement parce que je te fais pitié que tu me laisses être avec toi.
-Tu crois cela et malgré tout, tu t'es attaché à moi ? rétorqua Yuki qui ne savait plus s'il devait rire ou pleurer à la vue de ce visage marqué par la détresse.
-Je t'aimais déjà avant cela, Yuki.
 

 
 
 
 
 
 

Était-ce un élan de tendresse ou de désarroi ? D'un seul coup Yuki s'est vu assaillir par un éclair blond qui se mit à l'enfermer dans ses bras, fort, si fort qu'il semblait détenir sa propre vie qui menaçait de s'échapper. Et c'est peut-être le cœur plus blessé que le sien encore que Yuki à son tour a refermé avec précaution ses bras autour de ce frêle corps agité de sanglots.
-Je le hais, Yuki, a fait la voix de Sui étouffée contre sa poitrine. Si tu savais comme je le hais, je veux qu'il meure...
-Tu le hais parce qu'il t'a haï le premier sans que tu ne saches pourquoi, Sui, a murmuré son professeur, contrit. Ce n'est pas de la vraie haine, toi, tu es un Ange.
-Mais personne ne peut détester les Anges, Yuki.
-Bien sûr que si. De tous temps les démons ont fait la guerre aux anges, car ils préfèrent les haïr et les mépriser plutôt que de souffrir de savoir que jamais ils ne pourront leur ressembler.

Sui s'est mis à renifler bruyamment, éloignant légèrement son visage de la poitrine chaleureuse de Yuki et, après avoir essuyé discrètement la trace humide qu'il avait laissée sur sa chemise, a levé des yeux brillants vers l'homme.
-Tu crois que c'est un démon ?
-Je suppose, a-t-il fait dans un haussement d'épaules.
Sui a semblé réfléchir un moment, et quelle torture était-ce que de se laisser attendrir face à cette frimousse qui mêlait à son expression le chagrin et la béatitude.
-Ce n'est pas possible, Yuki, a déclaré Sui d'un ton ferme. Tu vois, bien que je ne comprenne pas la raison qui le pousse à entraîner avec lui des complices pour me faire ça, je me dis qu'il y en a forcément une. Forcément. Parce qu'avant, lui, il n'était pas comme ça.
-Et sous prétexte qu'il pourrait avoir prétendument une raison de te faire subir tout cela, tu vas le laisser te faire du mal sans jamais vouloir dire à personne de qui est-ce qu'il s'agit ?
-Mais ça pourrait le tuer que je le dénonce, Yuki. Et il me tuerait à son tour, tu ne sais pas les menaces dont il m'accable.
-Qu'est-ce qu'il t'a fait, Sui ? Dis-le-moi, tu as pleuré cette fois, tu as beaucoup trop pleuré, dis-moi ce que cette ordure t'a fait subir.
-Yuki, caresse-moi.

À nouveau il enfouit son visage contre sa poitrine et étouffe sa timidité. Déboussolé par cette requête qu'il ne sait pas comment interpréter, et sans savoir si obéir serait faire preuve d'immoralité, Yuki a posé sa main sur le dos du jeune homme avant de commencer d'hésitantes caresses. Mais la lenteur et la maladresse avec lesquelles Yuki exauçait son vœu impatientèrent Sui qui leva vers lui un visage qu'il espérait furibond.
-Pas comme ça. Sous ma chemise, passe ta main sous ma chemise parce que, si ta peau ne touche pas directement la mienne, ça ne pourra pas m'apaiser.
L'espace d'un instant Yuki est demeuré la main en l'air, perdu dans le trouble de ses pensées avant de se résigner :
-Sui, je ne peux pas...
-Ne discute pas, Yuki. Que devrais-tu te reprocher quand personne ne te voit et que tu ne fais rien de mal ? Si je te le demande, c'est parce que je te fais confiance, tu ne crois pas ?
-Je ne pourrai jamais paraître sincère auprès d'Asagi en me défendant de n'avoir rien fait de mal si je sais parfaitement qu'en réalité...
-Depuis quand est-ce que faire le bien est faire le mal ?!
 

Il avait crié si fort que le cœur de Yuki a sauté un battement, et c'est avec une peur panique que l'homme s'est mis à guetter et à tendre l'oreille, craignant que le hurlement n'attire à eux Asagi, signant alors la mort sociale de l'homme. Mais les secondes s'écoulaient et rien ne se passait, si ce n'étaient les larmes de Sui qui s'étaient remises à couler en silence, guidées par une révolte impuissante.
-Si tu savais comme je hais cette moralité que les immoraux seuls prônent... Mince, mais qu'ai-je demandé de mal pour que tu craignes à ce point l'Enfer, Yuki ?
-Je suis dans le fond comme toi, Sui. Je crains les menaces dont l'on m'accable et malgré moi, je m'y plie.
Silence. Ces paroles ont apporté tant de peine à Sui que son poids semble en avoir écrasé toutes les larmes qui lui restait à couler et qui ne peuvent à présent plus se libérer dans son amertume. Dans un gémissement de douleur, Sui referme ses bras fragiles autour de l'homme et savoure cette chaleur corporelle qui le console alors de la froideur de ses paroles.
-Je t'en prie...

Yuki avait depuis le début deviné qu'il n'y résisterait pas, de toute façon. Au fond de lui il avait nourri l'espoir vain que Sui n'abandonne et ne s'en aille de lui-même, mais face à l'obstination et la douceur dont le jeune homme faisait preuve, il n'y avait plus rien que Yuki puisse faire. C'est alors le cœur alourdi de culpabilité qu'il a passé sa main sous la chemise du garçon.
-Qu'est-ce que c'est ?
Il avait senti, au contact de sa peau qui manquait étrangement de cette uniformité lisse et douce que Sui présentait sur ses bras ou son visage, que sa main devenait moite. Au début, Yuki n'a rien dit et a continué ses caresses timides, mais au fur et à mesure que sa paume parcourait l'univers que lui offrait l'adolescent, ces sensations troublantes d'humidité et d'irrégularité le poussèrent à stopper son entreprise et échapper sa main de sous cette chemise qui avait tout caché. C'est alors que les yeux de Yuki se sont agrandis d'effroi.
-Sui, c'est du sang !


Mais évidemment, Sui n'a pas manifesté une surprise et un dégoût aussi grands que les siens. Parce que lui, depuis le début savait ce qu'ils lui avaient fait.
Doucement le garçon s'est détaché de Yuki et alors même qu'il demeurait la tête baissée, Yuki comprit au son de sa voix la honte à laquelle Sui était en train de faire face.
-Je n'osais pas te le montrer.
Mais il lui fallait savoir. Avec prudence, Yuki s'est approché de l'adolescent qui est resté immobile, pétrifié dans sa culpabilité et sa crainte, et il a seulement frémi lorsqu'il a senti les lèvres de l'homme, derrière lui, qui déposait un tendre baiser sur sa nuque en même temps que ses mains remontaient doucement le tissu qui lui avait été sa seule protection.
-Mon Dieu, Sui, mais qu'est-ce qu'ils t'ont fait...


C'est à partir de ce moment que le chaos est entré dans la pièce.
En réalité, le chaos était toujours là, depuis le début, logé tout au fond de Sui jusqu'à ce qu'à force de grandir encore et encore, il n'explose.
-Aime-moi, Yuki !
-Sui ? Mais qu'est-ce que... arrête ! se débattit Yuki alors que le jeune homme l'avait saisi avec une force qui semblait n'être pas la sienne.
-Aime-moi, Yuki, je t'en supplie, dis-moi que tu m'aimes, parce que je suis seul, Yuki, toi seul peux me comprendre, toi seul peux me consoler, toi seul sais ce qui peut me rendre heureux, Yuki, je veux me donner tout entier à toi alors accepte-moi, je t'en prie, je veux quitter l'école, Yuki, je veux partir de cet endroit de fous, je ne veux plus jamais les revoir, Yuki, oui, je vais quitter l'école et après, je t'en prie, laisse-moi vivre avec toi, je te rendrai heureux je te le jure, je prendrai infiniment soin de toi, je ferai tout ce que tu me diras, Yuki, mais je t'en prie ne me rejette pas, ils me haïssent tous, ils veulent tous ma mort ! Tu ne sais pas toi, ils ne m'écoutent pas, ils ne me croient pas, ils m'accusent de crimes que je n'ai pas commis, Yuki, je t'en supplie, même mon frère ne veut plus m'écouter, ils m'ont tous abandonné en chemin et je n'ai plus nulle part où aller, Yuki, en ce monde il n'y a que toi qui sois capable de me donner de l'amour !
-Lâche-moi, Sui, lâche-moi ou plus jamais...
-Mais je veux que tu me prennes, Yuki, je veux que tu comprennes !
-Arrête ! se débattit-il comme son étreinte l'étouffait, ses bras l'enfermaient, son corps l'agressait de cette promiscuité qu'il lui imposait dans la violence de tout son désespoir. Arrête, Sui, tu me fais mal, lâche-moi, tu es en train de perdre la tête, je ne te laisserai pas faire, Sui, je ... Sale peste !


Brûlure vive, propulsion et dégringolade. Dans un fatras épouvantable Sui s'est étalé de tout son long, renversant sur son passage un bureau au coin duquel sa hanche se heurta violemment. Son effondrement eut lieu dans un cri de douleur et sous les yeux horrifiés de Yuki, Sui est demeuré allongé sur le sol, son corps convulsé par les sanglots compulsifs.
-Je suis désolé... balbutia Yuki qui ne pouvait croire à ce qu'il avait fait. Je ne voulais pas te blesser mais tu... Sui, tu as vraiment mal ?
-Tu as besoin que je te donne mon avis ?
C'était la première fois qu'il voyait autant de rage sur le visage de Sui. Et pour la première fois aussi, Yuki sut que l'on pouvait être un Ange et haïr de tout son être. Les yeux sombres de Sui rutilaient comme ils lui lançaient des éclairs d'abomination tandis qu'un râle inquiétant s'extirpait péniblement d'entre ses lèvres.
-Sui, ne bouge pas, je vais t'aider...
-Ne me touche pas !

Il s'est relevé d'un seul bond comme si subitement toute la douleur avait quitté son corps pour le laisser libre de contenir tout entier la haine dont Sui bouillait.
-C'est au cœur que j'ai mal !
-Sui, attends...
-Je n'ai aucun intérêt à attendre quelqu'un qui ne veut pas de moi !
Sous les yeux terrorisés de Yuki devenu incapable d'esquisser le moindre geste, Sui s'est mis à courir. Alors qu'il parte, a pensé Yuki par-devers lui. Qu'il parte et lorsqu'enfin il aura pu réfléchir dans le calme, il reviendra me voir.
Mais Yuki n'a réalisé que trop tard que ce n'était pas vers la porte que Sui se dirigeait. Sui était en train de partir, c'était certain. Mais qu'il revienne un jour, Yuki ne pouvait plus en être sûr à présent.
-Sui, non !

C'était trop tard. Le catharsis de la tragédie prit l'homme par tout le corps et c'est alors, en sentant se creuser en lui un désespoir sans fond, que Yuki a compris que même les Anges ne volent pas tant qu'ils n'ont pas d'ailes.

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