Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-septième
Juliet
Les bruits de pas précipités sur le sol ciré, les roulements brinquebalants de la civière, les chaudes voix féminines et masculines qui tentaient de le rassurer en dissimulant leur panique, les battements sourds de son cœur contre sa tempe, la course effrénée et pourtant maîtrisée, les portes mécaniques qui s'ouvrent, le vertige du sol qui s'élève, il semble à Terukichi qu'il vient d'embarquer dans une fusée en plein décollage et pourtant, il sait, les urgentistes en blouses blanches autour de lui ne veulent dire qu'une chose ; il est à l'hôpital.
-Ne vous inquiétez pas, on va s'occuper de vous.
Terukichi n'a pas peur. Il se demande seulement s'il a été réveillé par le son de ces voix ou bien s'il n'a entendu ces voix qu'après s'être réveillé. Étrangement, c'est la seule question qui le préoccupe en cet instant même, alors qu'une douleur lancinante sévit dans sa poitrine et fait de chaque inspiration une torture. Mais la douleur physique, ce n'est rien. Il souffre mais il sait qu'il survivra ; la plaie ne perfore aucun point vital. Tout n'est qu'une question de temps et le temps sera respecté.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrent, la course effrénée recommence, le roulement insupportable des roues sur ce carrelage trop propre ; ce n'est plus la même atmosphère, ils étaient au rez-de-chaussée mais maintenant, tout est devenu blanc comme si c'était cela, la maladie, comme si c'était cela, le sang, comme si c'était cela, la mort : rien que du blanc à perte de vue, parce que peut-être croient-ils que le blanc guérit, peut-être croient-ils que le blanc apaise, peut-être croient-ils que le Paradis est blanc ?
« Mais ce serait juste l'Enfer, si tout était blanc comme ça. Parce que forcément, ce ne serait rien qu'un mensonge. »
-Nous arrivons, Monsieur, ne vous faites pas de souci, fait la voix d'une femme qui aurait pu être celle de sa mère.
-Ici...
-Pardon ?
Ils le regardent avec insistance, mais Teru est indifférent à tous ces yeux ahuris. Et lui, ignorant la douleur qui déchire tout son abdomen, tente péniblement de se redresser.
-Non, Monsieur, vous devez rester allongé.
Il s'effondre sur le brancard, haletant. C'est trop tard de toute façon. Ils l'emmènent au bout du couloir et la porte est déjà loin. Cette porte qu'il lui est arrivé de franchir pour venir y voir dormir un garçon aux longs cheveux dorés.
Alors, puisqu'il ne peut pas le voir, Terukichi tend désespérément le bras en arrière.
-Ici...
-Qu'est-ce que vous dites, Monsieur ?
Teru ferme les yeux. Une larme perle au coin de sa paupière.
-Monsieur ?
Terukichi écoute. Ce ne sont pas les ambulanciers autour de lui qu'il écoute. Ni le roulement incessant du véhicule sur lequel il se sent enfermé. Non, ce que Terukichi écoute, c'est une voix qui lui parle. Une voix infiniment douce mais qui, parce qu'elle ne peut se faire entendre de l'extérieur, n'a pas d'autre choix que de se manifester à l'intérieur même de son esprit. Et si Teru pleure, c'est qu'il est soulagé d'entendre cette voix qu'il a l'impression de n'avoir pas entendue depuis une éternité. Il est soulagé, oui, même si en réalité, elle ne dit rien qui puisse le rendre heureux.
« Mais qu'est-ce que tu as fait, Teru ? Mais qu'est-ce que tu as fait ? »
Je t'ai vengé.
« Je ne peux pas le croire, Teru. Pour l'amour du Ciel, pour l'amour de moi, tu n'as pas pu faire ça. »
Je t'en prie, ne me dis pas cela
comme si j'avais eu tort. »
-Je ne peux pas croire que tu l'aies fait.
Si Yuki avait le teint blême, Masashi, lui, était pâle comme la mort. Mais cette pâleur, Yuki le devinait, n'était pas destinée à demeurer longtemps, parce que déjà, ses yeux rougissaient comme s'il pleurait toutes les larmes de son corps. Pourtant ses yeux étaient secs, mais son ami a pensé que Masashi devait pleurer de l'intérieur ou bien les efforts pour se contenir étaient tels que son visage subissait tous les contrecoups de l'énergie déployée.
-Réponds-moi, Yuki. Qu'est-ce que tu as à rester si apathique ? C'est le choc de ton geste qui te met dans cet état ? Ou bien le choc de l'accident ? Parce que c'est un accident, Yuki, n'est-ce pas ? Il a dû se passer quelque chose, je ne sais pas, il a dû t'agresser, tu t'es défendu et dans la lutte, tu l'as poignardé, c'est cela ? Mais dis, Yuki, tu n'aurais pas pu commettre un tel acte de manière spontanée. Pas toi.
-Alors je suis un violeur, et lui est un assassin. Tu veux vraiment voir des criminels partout, Masashi.
À travers la vitre qui les sépare, la voix de Yuki est sèche et une grimace a déformé ses lèvres lorsqu'il a commencé à parler, comme si prononcer le moindre mot lui était une torture. En réalité, sa gorge semblait crier un besoin urgent d'eau comme s'il n'avait pas bu depuis deux jours. Mais Masashi sait que l'emprise de l'émotion et l'abattement psychique sont seuls responsables de son état physiologique. Même son visage semble émacié comme s'il ne mangeait plus rien et pourtant, cela faisait seulement moins de vingt-quatre heures que l'homme était mis en garde à vue.
-Ils vont te garder ici si tu ne fais rien, Yuki. Défends-toi ! Je ne pourrai rien faire si toi-même, tu ne montres aucune envie de sortir de cet endroit de malheur. Tu pourrais risquer la moitié de ta vie si l'on t'accusait d'avoir essayé de tuer cet enfant, Yuki ! Ne te fais pas d'illusions, le fait que tu as été accusé d'attouchements et tentatives de viol envers l'un de tes élèves sera pris en compte...
-Mais toi, Masashi, que penses-tu que j'aie fait ? Depuis le début tu es du côté d'Asagi, ne me dis pas le contraire, ne me mens pas plus que tu ne l'as fait.
-Je ne t'ai jamais menti, Yuki. Dans mes doutes, dans mes soupçons, dans mes espoirs, je ne t'ai jamais menti. J'étais juste en prise avec mes incertitudes, mais qui ne l'aurait pas été à ma place ?
Silence. Derrière la vitre, Masashi s'est enfin mis à pleurer. « Enfin », parce qu'il semblait tellement emprisonné de sa propre honte que le voir libérer ses émotions procurait un soulagement intense à Yuki. Comme si avec les émotions de Masashi s'exprimaient les siennes. Cette vitre qui les oppose, Yuki a juste l'impression que c'est un miroir.
-Mais penser que tu aies pu attenter à la vie même de Terukichi, ça, Yuki, j'ai beau envisager toutes les raisons possibles, je n'arrive pas à me persuader que tu aies pu le faire.
La voix de Masashi se brise en mille morceaux. C'est peut-être l'image de ce qu'est en train de subir son cœur.
-Tu sais, Masashi, je ne suis pas moi-même certain de ce que j'ai pu faire ou non.
À la stupeur manifeste de Masashi se mêle un désespoir encore plus intense qui anime ses yeux d'éclats vacillants. Dans ce désespoir Yuki a cru ressentir une forme d'amitié en lui qui n'avait jamais pu s'éteindre complètement, et qui était peut-être ces éclats de douleur dans ses yeux. Et finalement, comprendre cela n'a fait que renforcer la détresse de Yuki.
-Je suis désolé, Masashi. Mais dans le fond, je me dis que d'une manière ou d'une autre, j'ai peut-être vraiment voulu tuer Teru, tout comme ce pourrait bien être de ma faute si Sui est encore entre la vie et la mort.
-Bonjour, Terukichi.
Un pâle sourire a tristement éclairé les lèvres d'Asagi qui s'est avancé vers lui, avec pudeur. Son visage était à moitié caché par un immense bouquets de roses blanches qu'il déposa maladroitement dans un vase, tant emporté par l'émotion qu'il ne se rendit même pas compte qu'il y manquait l'eau. Cette situation fit sourire Terukichi, ce qui ne manqua pas d'intimider plus encore Asagi qui se mit à balbutier :
-Ce n'est pas de moi. Les roses... Yuki m'a demandé de te les apporter.
-Tu es venu le voir ?
Terukichi s'est redressé et le pan du drap glissant le long de sa poitrine a dévoilé le bandage qui recouvrait sa blessure. Asagi a détourné les yeux.
-Cela fait toujours drôle de t'entendre me tutoyer, fit-il remarquer comme pour détourner la conversation. À vrai dire, je ne pensais jamais que nous en arriverions là, toi et moi.
-C'est parce que tu es l'un des rares adultes qui me comprennent, Asagi.
-Alors, il y en a d'autres ?
La question déstabilisa Terukichi qui, sur le coup, fut plongé dans une profonde torpeur, immobile.
-Je ne suis pas très sûr, murmura-t-il. Asagi, est-ce que Yuki va bien ?
-Bien sûr que non, Teru. Un homme détenu en garde à vue depuis trois jours, comment est-ce qu'il pourrait aller bien ?
La déconfiture sur ce visage diaphane attendrit Asagi qui vint s'asseoir sur le bord du lit pour venir prendre cette main inerte et froide au creux des siennes. La chaleur corporelle d'Asagi vint intimement s'imprégner jusque dans la chair du jeune homme qui ferma les yeux et, le cœur serré, prit une profonde inspiration. Mais l'air semblait ne pas pouvoir passer comme si, au creux de sa poitrine, une porte venait de se fermer.
-Que t'a-t-il dit, Asagi ?
-Il veut te voir, Terukichi. Il ne me l'a pas dit de vive voix, mais ce n'est que de toi qu'il parlait. Jamais de ses inquiétudes quant à son sort, sa condition, ses angoisses, son mal-être, et pourtant, il semblait si épuisé, Teru, tu aurais dû le voir, ce n'était plus que l'ombre de lui-même, mais... Toujours, ce n'est que ton nom qu'il prononçait. Yuki veut vraiment te voir. Et puis, Teru...
Le jeune homme lève la tête. Finalement, lui aussi est épuisé, songe tristement Asagi. Cette fatigue qui s'était creusée dans les traits de Yuki se manifestait en Teru par son seul regard. Un regard trop lourd à soutenir.
-Il te demande pardon pour tout le mal qu'il t'a fait.
-Mais c'est absurde, Asagi, Yuki ne m'a jamais fait de mal.
-Peut-être pas à toi directement, Teru.
Les grands yeux du garçon se sont interloqués, brillant d'interrogation à l'égard de l'homme qui dut avec peine réprimer sa tendresse.
-Il parlait de Sui, tu sais. Yuki... te demande pardon pour ce qu'il a fait à Sui.
Le cœur de Teru s'était arrêté de battre. Ou plutôt, c'est le monde entier qui s'était arrêté de tourner autour de lui parce que subitement, c'est un royaume tout entier en lui qui venait de s'effondrer. Le royaume de la mascarade, ses propres secrets découverts et en même temps, la vérité qu'il avait toujours soupçonnée dévoilée de ses mensonges.
-L'ordure, a-t-il craché comme ses yeux s'emplissaient de larmes. L'ordure, je le savais, Asagi, je le savais depuis le début et tu le savais aussi, n'est-ce pas ? Cet homme n'est qu'une ordure, et... Masashi ! C'est Masashi qui lui a révélé mon vrai nom ! Alors Yuki a compris ! Mais je ne le laisserai pas faire ! Yuki a beau savoir, personne ne l'écoutera, personne ne le croira, parce que c'est lui le criminel, parce que c'est lui seul qui mérite ce qui lui est arrivé !
-Terukichi, calme-toi, implora avec douceur mais fermeté Asagi qui enferma ses épaules au creux de ses mains. Yuki... Même s'il a compris, il ne pourra rien faire. Quant à Masashi tu ne dois pas lui en vouloir, il a eu peur ! Il a eu peur pour Yuki lorsqu'il a appris ton vrai nom, Teru, ça ne pouvait pas être une coïncidence... « Ageha », depuis le début, il nous fallait nous en douter, Teru. « Ageha », ce n'est pas un nom, ça ! Depuis le début, ne crois-tu pas que Yuki avait peut-être fait le lien entre le nom de famille que tu as emprunté et le nom par lequel Sui se faisait appeler ? « Ageha », Terukichi, ce nom n'a jamais existé et pourtant, alors que tu le savais, tu n'as pas hésité à en faire ton nom de famille. L'imprudence était trop grande ; Yuki s'était douté de quelque chose.
-Alors il est idiot de ne s'être jamais méfié de moi.
-Ce n'était pas de l'idiotie à proprement parler, Teru. En réalité, je crois juste que c'était de l'honnêteté.
-Qu'est-ce que tu veux dire ? s'enquit le garçon, troublé.
-Qu'il voulait se battre avec toi sur le même terrain. N'est-ce pas ce que tu voulais aussi dans le fond, Teru ? Te battre d'égal à égal contre lui. Te battre avec tes mots, te battre avec ton esprit, te battre avec ton cœur, mais jamais avec ton corps, Teru, c'est comme ça que tu voulais te battre contre lui et au final, je crois que Yuki voulait la même chose. Je crois qu'il avait réalisé que c'était l'adversité qui vous unissait. Une adversité tue, dissimulée, enfouie, et qui ne semblait d'ailleurs avoir aucune raison d'exister et pourtant, elle existait bel et bien. Et, Teru, j'ignore si c'était de l'incertitude ou du courage de ta part mais... avec ce nom, c'est comme si tu voulais lui donner une chance. Inconsciemment, Yuki a dû le comprendre. C'est pour cette raison alors qu'il a toujours fait semblant de ne rien soupçonner. Parce qu'il voulait te donner une chance à son tour.
Ces mots semblaient avoir retenti comme une berceuse au creux des oreilles de Teru car alors, le garçon semblait dormir ou plutôt, c'est son âme qui dormait, envolée vers des rêves lointains. Mais ses yeux demeuraient grand ouverts, perdus dans les méandres d'un monde qu'il serait à jamais le seul à connaître.
-C'est ridicule, a fini par souffler Terukichi, le regard éteint. C'est comme si tu voulais me faire croire que dès le début, Yuki était indifférent à l'idée de perdre contre moi.
-Quand on a quelque chose à se reprocher, Teru, l'on n'accorde jamais de réelle valeur à notre vie.
Silence. Cette main qu'Asagi tient toujours au creux des siennes, il la sent se mouvoir faiblement dans sa coquille comme un œuf sur le point d'éclore. Le visage de profil de Teru est un tableau qui à lui seul pouvait refléter toute la mélancolie du monde. Une œuvre d'art à l'honneur de toute la tragédie humaine.
-Tu veux bien faire quelque chose pour moi, Asagi ?
-Oui, Teru.
Les bras nus de Terukichi. Ils sont venus se serrer autour du cou d'Asagi comme il donnait l'impression que s'il ne venait pas se retenir immédiatement à lui, le garçon allait sombrer dans un gouffre sans fond.
-Il y a Sui à l'autre bout du couloir, Asagi. S'il te plaît, j'ai toujours peur d'aller le voir seul.
-Alors comme ça, Ageha, il paraît que tu voulais me voir.
Derrière lui Asagi ferme la porte avec une extrême précaution. Il a peur, peur de quoi, il ne le savait pas vraiment ; peut-être de troubler les émotions de Terukichi s'il émettait le moindre bruit, peut-être de troubler le sommeil paisible de Sui même si, dans le fond, troubler le sommeil de Sui, c'était un peu ce que chacun désirait. Sous les yeux contrits d'Asagi qui reste sur le seuil, n'osant s'approcher comme s'il craignait violer un sanctuaire sacré, Terukichi s'avance vers le lit et pour la première fois, Asagi réalise à quel point est-ce que le garçon peut sembler si fragile, vu de dos.
-C'est idiot parce que tu ne me vois même pas, comme ça.
Les roses que lui avait fait apporter Yuki, il les a mises dans un vase sans oublier de prendre le soin de le remplir d'eau. Et tant pis si le vase s'est mis à déborder, s'est dit Teru. Après tout, un vase, ça débordait toujours.
-Mon Ageha, ma petite hirondelle...
Teru a cette impression qui le torture qu'à jamais et jusqu'à la fin, le seul signe de vie qui émanerait de Sui demeurerait ces signaux sonores de son activité cérébrale, si réguliers qu'ils semblaient programmés simplement pour donner l'illusion qu'il pouvait exister encore une forme de vie et de conscience à l'intérieur de ce corps qui n'avait plus aucune volonté.
-Tu vois, Sui, encore et toujours, je suis le seul à te voir. À quoi cela sert, dis-moi ? Tu crois que j'ai envie de te voir comme ça ? Tu crois que c'est toi que je vois quand je te regarde inerte, aveugle, sourd et muet ? Tu es un parfait imbécile, toi. Tu pourrais bien être mort, ça ne ferait aucune différence. Et qui parlerait à des morts, dis ? Il n'y a que toi qui serais assez fou pour le faire, mais moi, fou, je ne le suis pas, ou du moins je ne resterai jamais assez longtemps dans cette chambre pour le devenir. Et en plus de cela, il paraît que tu pleurais ! Tu pleures, Sui, mais tu veux donc me culpabiliser ? Tu crois peut-être que si quelqu'un doit pleurer, ce n'est pas moi ? Ah, si tu savais comme tu es égoïste, je ne peux pas en revenir. Je suis venu te voir pour te faire plaisir, je suis venu te voir parce que malgré tout je ne suis pas, comme tu as pu le penser, indifférent à ton sort, mais enfin, réfléchis un peu et réalise l'inanité de ce que tu me demandes ! Qu'ai-je à faire de te regarder, de te parler alors que tu ne me vois pas, que tu ne m'entends pas, que tu n'exprimes rien que du vide à l'état pur ? Tu ne retrouveras ton intérêt que lorsque tu te seras enfin réveillé, Sui, mais puisque tu ne veux même pas faire l'effort de te réveiller, malgré les efforts que chacun a déjà faits pour ta petite personne, alors pourquoi est-ce que je devrais céder à tes caprices ? Tu voulais me voir, non ? Alors réveille-toi, imbécile ! Réveille-toi ou définitivement, je m'en irai et oublierai ton existence jusqu'à ce que tu viennes enfin de toi-même me prouver qu'elle n'était pas un rêve qui aurait duré toute ma vie !
Un bruit sourd a retenti et Asagi s'est précipité vers Teru qui s'était effondré à genoux, les nerfs tendus dans toute sa rage.
-Arrête, Terukichi ! le supplie Asagi comme il enferme dans ses bras ce corps qui semble sur le point d'imploser comme une bombe à retardement. Arrête, ne lui dis pas tout ça, il t'entend ! Je suis sûr que Sui t'entend, Teru. En ce moment-même, il entend parfaitement tout ce qu'on lui dit, et c'est parce qu'il entend à chaque fois, c'est parce qu'il a toujours eu conscience de qui venait lui rendre visite que ce jour-là, il s'est mis à pleurer en se lamentant de ton absence ! Il voulait te voir, Teru, il voulait sentir ta présence, il a besoin de sentir que tu es là auprès de lui par le cœur et par le corps, c'est de toi qu'il a le plus besoin, Terukichi, et c'est parce que tu ne venais pas qu'il se sentait si triste, alors ne le culpabilise pas ! Ne l'accuse pas pour ce dont il n'est pas coupable, Teru ! Ta rancœur, ta douleur, ta détresse, ton chagrin ; il n'en a pas besoin, Teru, il n'en a pas besoin parce que tous ces sentiments qui t'assaillent sont déjà les siens depuis le début ! Alors arrête ! Arrête de lui en vouloir, arrête de le blâmer, arrête de pleurer, Terukichi, je t'en prie, tout ce dont a besoin Sui, c'est de ton amour... Teru, tout ce dont a besoin Sui, c'est l'amour de son frère...
-C'est ma haine dont Sui a besoin !
D'un coup de coude qui fit plier l'homme en deux, Terukichi se libéra de l'emprise d'Asagi et haletant, se redressa comme il toisait son frère avec mépris mais, dans le reflet de ses yeux, ce n'était pas Sui qui apparaissait.
-Je t'ai vengé, Sui. Tout ce que j'ai fait pour toi, est-ce que tu peux seulement l'imaginer ? Cette ordure, Yuki... Cet homme qui a abusé ton innocence, cet homme qui s'est moqué de ton amour, cet homme qui a fait de ton corps une marionnette et de ton cœur ton propre tombeau, je le ferai souffrir jusqu'à ce qu'il en perde la raison, Sui, je le torturerai jusqu'à ce qu'il n'en vienne à mettre fin à ses jours ! Tu sais où il est en ce moment, Sui, il est en détention préventive ! Et ce n'est qu'une question de temps avant qu'il ne soit officiellement déclaré coupable, Sui, cet homme va pourrir comme il a pourri ta vie ! Il finira en prison et jamais rien ni personne ne pourra le sauver, rien, Sui ! Je ne laisserai rien faire qui puisse lui venir en aide parce que cet homme est un criminel, cet homme doit souffrir comme il t'a fait souffrir, cet homme doit mourir parce que tu es mort, Sui, tu seras mort tant que tu resteras dans cet état et c'est de sa faute si peut-être, tu n'en sortiras jamais !
Asagi eut à peine le temps de voir sur son visage couler ces larmes empreintes de mille sentiments que déjà, Teru disparaissait de la pièce tel un éclair argenté.
Laissant derrière lui seul Asagi, il y a aussi laissé la détresse et le silence qui emplit la chambre déjà alourdie de la latence de la mort.
C'est avec une épine dans le cœur qu'Asagi est venu saisir délicatement la main du jeune homme pour la porter à ses lèvres humides.
-Je suis désolé, Ageha. Mais je ne peux pas laisser ton frère seul dans cet état.
Lourd de culpabilité et de douleur était le cœur d'Asagi lorsqu'il a couvert le bras du garçon du drap blanc avant de déposer un baiser sur son front.
-Au revoir, Hirondelle.
Ses pieds ont traîné sur le sol, chaque pas était pour lui une torture et plus il avançait, plus une force invisible semblait vouloir le pousser à faire demi-tour. Mais Asagi a lutté et à la fin, après avoir jeté un dernier regard désolé vers le corps inerte, il a doucement tiré la porte derrière lui.
-Mais moi, seul, je le suis tout le temps.
-Je veux le voir.
Masashi a tristement secoué la tête. C'est impossible, disait son regard, et son regret sincère était tel que la déréliction de Yuki n'en était que plus profonde. Derrière la paroi transparente qui séparait le détenu de son visiteur, il était cet homme doublement prisonnier ; interdit de liberté et prisonnier de ses propres émotions qui le tenaillaient de l'intérieur.
-Cela ne fait que vingt-quatre heures. Asagi a tellement été sous le choc qu'il a fait un malaise ; il a fallu le réanimer. Après cela, l'on ne l'a pas laissé venir voir Sui. Ni lui, ni personne d'autre d'ailleurs. Nul ne l'a encore vu. Ils lui font subir des examens.
C'étaient des larmes de soulagement qui inondaient sans discontinuer le visage de Yuki. Les larmes de cette angoisse et cette culpabilité qu'il avait toujours contenues en lui et qui maintenant, se déversaient à l'extérieur. Au fur et à mesure que Yuki pleurait, il se sentait délesté d'un poids immense qu'il avait depuis le début porté sur ses épaules sans plus s'en rendre compte, comme si cela avait été parfaitement normal. Mais à présent que ce fardeau le quittait peu à peu alors, il réalisait enfin à quel point il avait souffert. Le bonheur d'imaginer Sui les yeux enfin ouverts n'en était que plus intense, à tel point qu'il en oubliait presque où est-ce qu'il se trouvait et la raison pour laquelle il y était.
-Est-ce que tu crois qu'il aura envie de me voir, après ?
Masashi ne peut s'empêcher de sourire. Même s'il n'a pas envie de s'avouer que, dans le fond, son ami incarcéré arrive à l'attendrir.
-Cela, je suppose que c'est de toi que ça dépend, Yuki.
-Que ça dépend de moi ? Mais... Masashi, je ne peux rien faire depuis cette prison ! Comment pourrais-je essayer de convaincre Sui de venir me voir ?
-Ce que je veux dire est qu'il aura envie de te voir si en réalité, tu es innocent.
Un silence lourd plane au-dessus de leurs têtes. À trop se fixer dans les yeux, chacun d'eux a l'impression d'oublier la couleur des siens, la couleur du monde entier même.
-Je pense que Sui aura envie de te voir, Yuki.
Yuki hoche la tête dans un sourire. Ce n'est pas un sourire qui veut dire « tant mieux, j'en suis heureux », en réalité, c'est juste un sourire qui s'adresse directement à Masashi pour lui dire « merci ».
Merci, parce qu'avec ces paroles, son ami venait de lui prouver qu'il avait retrouvé en lui sa confiance. Alors, pense Yuki dont les yeux débordent de plus belle, je ne suis plus un criminel pour toi maintenant. Je ne suis plus seul.
-Yuki, tu n'as pas l'impression que cela est étrange ?
Yuki secoue la tête en signe de négation. Non pas vraiment que rien ne lui semble étrange, au contraire, mais c'est parce que tant de choses lui ont paru si étranges depuis l'arrivée de Terukichi dans cette école qu'il ne voit pas exactement à quoi Masashi fait allusion.
-Que Sui se soit réveillé au moment même où tu te retrouves dans une situation si délicate, Yuki, c'est peut-être un signe du destin. Tu sais... je crois que Sui pourrait te défendre.
Alors Yuki secoue à nouveau la tête. Cette fois, c'est bel et bien de la négation pure qui plonge Masashi dans la stupeur.
-Non ? Mais... Yuki, tu n'as fait aucun mal à Sui, pas vrai ? s'enquit-il avec ces tremblements dans la voix qui trahissent son inquiétude.
-Je n'ai jamais attenté à la pudeur de Sui, Masashi. Tu le sais, pas vrai ? Je lui ai peut-être fait du mal malgré moi, mais pas comme ça.
-Alors, Yuki, Sui te défendra. C'est forcé ! Il ne laisserait jamais se produire une telle injustice ; tu es innocent ! Depuis ce qui est arrivé à Teru, le fait que tu aies bel et bien abusé Sui devient pour eux de plus en plus probable... Un crime ne se commet que rarement seul, Yuki, mais si Sui pouvait les convaincre de ton innocence, et si seulement nous pouvions leur faire comprendre que ce qui est arrivé à Teru n'était que le but final de sa vengeance, alors...
-Mais c'est bien moi qui ai poignardé Terukichi.
Silence. Silence total, silence de mort, et pourtant, c'est tout un empire qui s'effondre à grand fracas assourdissant dans l'esprit de Masashi.
-Tu mens, Yuki.
Sa voix est brisée ; juste à l'image de son cœur.
-Je suis désolé. C'est la vérité.
Les regrets qu'exprime Yuki sont sincères. Il ne sait que trop bien la peine qu'il inflige à son ami et pourtant, il veut la lui infliger. Il n'a pas vraiment le choix.
-Tu mens, Yuki, répète l'homme qui sent une douleur vive lanciner sa poitrine à chaque syllabe qu'il prononce. Tu mens, et le pire, c'est que je sais très bien pourquoi. Mais ne te le laisse pas aller à son piège, Yuki. Terukichi avait sans doute deviné que tu ferais ça. Ne lui laisse pas ce bonheur.
-Tu ne comprends pas, Masashi. J'ai poignardé Terukichi ; je n'ai rien qui puisse me défendre.
-Dis plutôt que si tu ne veux pas te défendre, c'est que tu ne veux pas l'attaquer.
Il parle d'une voix qui se veut calme et pourtant, c'est la rancune et l'amertume qui emplissent son cœur et continueront jusqu'à ce qu'enfin il n'explose.
-Alors laisse-les te jeter aux ordures, si tu veux qu'ils croient que c'est tout ce que tu es.
Sa rage en était arrivée à un point inextinguible. Et plutôt que d'en faire subir les contrecoups à Yuki, Masashi a préféré se lever et, sans plus lui jeter un regard, il s'est éloigné au rythme des claquements secs des talons sur le sol.
Derrière lui, Yuki plaque ses mains contre la vitre et son regard l'appelle au secours pourtant, il sait que l'homme lui gardera le dos tourné.
-Je te supplie de respecter mon choix, Masashi.
-Elle était trop douloureuse, la solitude. La mienne, mais la tienne aussi. Ça me faisait mal. Au fait, tu sais ce qu'a fait Asagi lorsqu'il a appris que je pouvais enfin recevoir les visites ?
Terukichi a secoué la tête. Alors qu'il n'avait cessé de dévorer Sui des yeux comme s'il se fût agi d'un miracle auquel il ne croyait pas encore, son silence perdurait depuis plus de dix minutes déjà. Un silence que Sui ne comprenait pas, mais le garçon dissimulait son trouble derrière ce sourire que son frère connaissait si bien. Un sourire qui semblait irréel tant il était beau, tandis que c'était justement sa réalité qui faisait toute sa beauté.
-Il m'a étreint dans ses bras et il m'a donné trois baisers, là.
Sui tapote sa joue du bout de l'index. Teru baisse la tête pour ne pas le laisser voir le rire ému qu'il retient mais qui fend malgré lui ses lèvres.
-Asagi, un homme si pudique est réservé, il m'a embrassé trois fois sur la joue et en plus, il a fait un malaise à mon réveil. Mais toi, Teru, tu ne fais rien. Tu n'es même pas venu me prendre dans tes bras, tu ne m'embrasses pas, tu ne témoignes aucune joie ; rien. C'est avant tout pour toi si je suis revenu, tu sais. D'accord, pas que pour toi, mais n'empêche, ce jour-là, tu m'as fait de la peine et tu m'as aussi mis en colère à pleurer et t'énerver en m'accusant de tous les maux de la Terre. Alors je me suis réveillé ; enfin, c'est d'abord ta voix qui m'a réveillé et puis, au final, ce furent tes paroles. Pour te dire toute la vérité, je pensais que tu pleurerais en me voyant. Tu as pleuré les rares fois où tu es venu me voir.
Terukichi déglutit. Le visage séraphique de son frère comme une œuvre d'art encadrée de cette chevelure d'or avive en lui un intense sentiment de tendresse qui le trouble, le gêne dans sa manière d'être, pèse son cœur et sa raison de part et d'autre de la balance. Il essaie d'occulter ses sentiments, en appeler à la réserve ou même à la froideur tant il a peur de se laisser déborder par tout cet amour qu'il avait contenu en lui jusqu'alors et qui, parce qu'il n'avait pu le donner durant ces longs mois d'absence de Sui, était devenu immense au point qu'il lui était effrayant.
-Je pleurais parce que tu n'étais pas vraiment là, Sui, ou du moins était-ce ce que je croyais, articule-t-il d'une voix rauque. Maintenant tu es éveillé, alors ce n'est plus pareil ; je n'y arrive pas.
-Oui mais moi, je suis déçu, bougonne Sui qui par la moue boudeuse de ses lèvres espère attendrir son frère, mais sans succès.
Teru ne peut plus réprimer son rire. C'est aussi pour évacuer le malaise qui paralyse son corps depuis, lui semble-t-il, une éternité déjà.
-Tu es si méchant, Sui. Tu aimes donc l'idée de me voir triste ?
Deux grands yeux noirs s'écarquillent d'indignation face à Teru et dans un geste vengeur, Sui lui balance son oreiller au visage.
-Mais non, si tu pleures, ce sont censé être des larmes de joie !
-Je suis désolé, rit Teru en serrant contre sa poitrine l'oreiller comme s'il se fût agi d'un précieux cadeau. Que ce devaient être des larmes de joie, ce n'est pas une évidence.
-Ce n'est pas une évidence que tu es censé être heureux de me voir ?!
Les éclats de rire de Teru ont mené Sui à une fausse vexation qu'il feignit en ignorant ostensiblement son frère, boudeur. Alors, même si son cœur s'est ramolli lorsqu'il a senti les bras de Teru venir le prendre, même si tous ses doutes et sa colère se sont volatilisés lorsqu'il a senti les douces lèvres humides du jeune homme s'appuyer sur sa joue, Sui n'a rien montré que cette indifférence qui, espérait-il, donnerait enfin une leçon à cet ingrat.
-Tu es bête, Sui. Tu sais bien qu'en ce monde, il n'y a que toi que j'aime.
-Et tu crois que ça, ce n'est pas bête ?
Sui tourne brusquement la tête. Ils se dévisagent. Teru a cet air ébranlé de celui qui sent soudainement son assurance basculer tandis que Sui affiche un air assombri par la gravité.
-Qu'est-ce que tu as fait à Yuki, Terukichi ? Asagi... tout ce qu'il m'a raconté, je ne peux pas le croire. Depuis le début, Asagi était de mèche avec toi pour mener un plan de vengeance à l'encontre de Yuki ?!
-Mais il l'a mérité, non ?!
Le cœur tambourina dans la poitrine de Sui qui, effrayé, observait paralysé le visage défiguré par la colère de son frère. C'est un démon qui avait pris la place de Teru que, dès lors, Sui ne reconnaissait plus.
-Même Asagi ne l'a jamais pardonné, Sui ! Cette année de sévices et d'horreurs que t'a fait subir Yuki, rien ni personne ne pourra lui pardonner, et je souhaite qu'il aille en Enfer si l'Enfer existe, car c'est bien en Enfer qu'il t'a envoyé, toi, un Ange ! Mais qu'est-ce que tu voulais que je fasse ?! Ta vie a failli être perdue à cause de la sienne ! Avant de te jeter du haut de cette fenêtre, Sui, alors qu'il t'avait déjà volé toute ton énergie et ta volonté de vivre, n'as-tu pas songé un seul instant que je ferais tout pour te venger ?! Ne me dis pas que tu m'en veux, non, ne me dis pas que j'ai eu tort, parce que si tu penses cela, Sui, alors c'est que tu crois encore ce que tu me disais auparavant, tu crois encore qu'il est innocent, Sui, mais c'est faux ! Yuki n'est pas innocent, parce que Yuki est coupable, et tu mourras si tu continues à te persuader d'une chose pareille, Sui, parce que lorsque le coupable est rendu innocent, c'est l'innocent qui est rendu coupable ! Et jamais, tu entends, jamais je ne laisserai quiconque t'accuser de ses propres crimes, Sui, parce que celui-là qui vit sa vie en gâchant celle des autres ne mérite rien d'autre que la mort !
-Mais Teru, tu dirais quoi si je te disais que dès le début, tu n'as cru que ce que tu voulais croire sans faire confiance à mes paroles ?
Silence. Sui n'émane aucune agressivité pourtant, malgré l'impavidité de ce visage blanc, Teru ne peut que trop bien ressentir la profonde colère latente qui bout en lui. Un peu effrayé, un peu intimidé, Teru s'éloigne de son frère qu'il se met à considérer avec ce mélange de crainte mais aussi d'avidité ; celle de savoir, celle de pouvoir comprendre.
-Toi qui dis n'aimer que moi, Terukichi, me croiras-tu lorsque je te dirai que Yuki n'est pas le responsable de mes malheurs ?
-Qu'est-ce que c'est ?
Sous les yeux d'Asagi était posée une enveloppe sur laquelle était inscrit le nom de Terukichi. Muet, l'homme a relevé un regard inquisiteur en direction du jeune homme qui l'a encouragé d'un vaste signe de la main.
-Ouvre-la.
Le visage de Teru était pâle, ses yeux étaient renfoncés. Il avait beaucoup pleuré, Asagi l'avait deviné lorsqu'il avait découvert non sans surprise le garçon debout sur le seuil de sa porte. Il ne restait plus nulle trace de larmes mais il suffisait de voir son air épuisé et la désespérance au fond des yeux creusés de Teru pour deviner. Asagi n'avait même pas osé lui demander comment est-ce que le garçon avait obtenu son adresse. Alors, sans même le saluer, il s'était écarté de la porte pour laisser entrer le garçon et avait sans tarder posé une tasse de thé au lait devant lui qu'il n'avait pas touchée.
Asagi ouvre l'enveloppe avec parcimonie. Il a l'impression de violer un secret mais c'est pourtant dans ce but-là que Teru l'avait invité à l'ouvrir. À l'intérieur, il n'a trouvé pourtant qu'un léger feuillet plié et tant froissé qu'il donnait l'impression d'avoir été manipulé des dizaines de milliers de fois. Et peut-être, s'est dit Asagi, que ce feuillet était la raison de toutes les larmes de Teru ; c'est pourquoi au moment de le déplier, il a senti son cœur s'accélérer avec démesure.
-Quoi ?
Ce n'était rien qu'une phrase. Une simple phrase tracée à l'encre noire au milieu de cette feuille abîmée par le chagrin. Une simple phrase et pourtant, Asagi a su alors qu'elle était la tempête qui n'avait depuis jamais cessé de semer le chaos dans l'esprit de Teru.
« C'est à cause de Yuki. »
-Qu'est-ce que ça veut dire ?
-C'est à cause de Yuki, répète Terukichi. Cette enveloppe, l'on l'avait retrouvée dans le revers de la chemise de Sui après qu'il ait été transporté d'urgence à l'hôpital. Elle était pour moi. Sui avait tout préparé depuis le début. Son suicide... il savait déjà qu'il se jetterait du haut de la fenêtre si Yuki le rejetait dans sa dernière tentative ; sa dernière déclaration. Et Yuki l'a rejeté. C'est pourquoi Sui avait tout prévu depuis le début. Afin que je sache pourquoi, même si...
Teru s'est arrêté un instant, les yeux dans le vague, comme si les mots qui véhiculaient dans son esprit venaient subitement de se volatiliser pour ne laisser plus qu'un blanc sans fond.
-Même si en réalité, j'ai mal interprété ses paroles.
La fragilité de Terukichi est consternante. Ainsi mollement appuyé sur la table, les épaules voûtées, Asagi a l'impression qu'il va se disloquer d'un instant à l'autre comme un vulgaire pantin de bois dont les membres sont reliés au corps par de simples bouts de ficelles. Et ça le désole, Asagi, mais prendre Terukichi dans ses bras, il n'ose pas. Parce que même si Teru parait si faible de l'extérieur, il voudra toujours être fort de l'intérieur.
-Tu ne sais pas ce que ça me faisait, Asagi. Ce que je pouvais ressentir ces soirs où Sui rentrait et venait me voir, couvert de bleus et de plaies. Tu ne sais pas ce que je pouvais ressentir lorsqu'il commençait à se déshabiller devant moi et que je voyais toutes les ecchymoses, les entailles, le sang, les brûlures. Et les larmes. Il arrivait toujours les yeux secs mais pourtant, il finissait toujours par fondre en larmes. C'était inévitable. Il me montrait seulement et j'avais beau lui implorer, supplier, argumenter, menacer, pleurer, rien n'y faisait et jamais Sui n'a voulu me dire qui était le responsable de ces tortures. J'étais condamné à vivre dans la douleur de la connaissance et la détresse de l'ignorance. Juste savoir qu'il était martyrisé, brimé, rejeté par un groupe de personnes sans pouvoir savoir qui ! Sans pouvoir le protéger, sans pouvoir exercer sa vengeance ! Et il réussissait toujours à me soudoyer pour que je n'avoue pas à nos parents les tortures qu'il subissait au quotidien dans cette école de malheurs, Asagi, mais lorsque j'ai tenté pendant des heures de le convaincre de changer d'établissement, sais-tu ce qu'il m'a répondu ?!
Asahi a hoché la tête. Il avait deviné et pourtant, se rendre compte que la réponse paraissait si évidente le chargeait du poids lourd de l'amertume dans le cœur.
-Oui, Teru, a-t-il murmuré comme sa voix avait peine à sortir de sa gorge étranglée. Je crois bien que je sais.
-« Je ne peux pas, je suis amoureux de Yuki » ! C'est tout ce qu'il savait dire, Asagi ! Amoureux de Yuki, mais qui était donc ce satané et béni Yuki ? Lorsque j'ai appris qu'il n'était autre que son professeur, j'ai cru que tout était d'ores et déjà perdu pour lui. Un professeur... Mon frère s'était entiché d'un professeur, je ne pouvais pas le croire ! Je n'arrivais pas à comprendre les qualités qu'il pouvait lui trouver, lui qui se taisait toujours à ce sujet. Et sans même le connaître, j'en voulais déjà à ce Yuki ! Pourquoi alors, si Sui l'aimait et lui faisait tant confiance, pourquoi est-ce qu'il n'avouait pas à cet homme tous les sévices que l'on lui faisait subir ? Et lorsque je lui posais la question, Sui me répondait simplement que ça ne ferait que lui poser des problèmes et qu'il ne pourrait rien faire pour lui. La belle affaire ! C'était évident pour moi ; si cet homme ne pouvait rien faire, c'est qu'il ne le voulait pas, alors il ne valait rien, il ne valait pour moi pas mieux que ces ordures qui martyrisaient mon frère. Alors, tu sais, Asagi...
Il a marqué une pause. Fermant les yeux comme s'il était épuisé, prenant une longue inspiration comme s'il était à bout de souffle, il a massé du bout des doigts sont front derrière lequel devaient brûler tant de pensées.
-Lorsque le jour du suicide de Sui, j'ai découvert le mot qu'il m'avait laissé, j'ai aussitôt compris... Ou plutôt, j'ai cru comprendre, mais pour moi à ce moment-là tout m'était apparu comme une évidence. « C'est à cause de Yuki », ça ne pouvait vouloir dire qu'une chose, non ? La réalité était que depuis le début, l'homme pour lequel Sui refusait de quitter cette école et ces bourreaux à cause de qui il devait pourtant la quitter n'étaient qu'une seule et même personne : Yuki.
Asagi hoche la tête. Ça avait toujours été évident pour lui aussi, même si la seule raison de cette évidence avait été qu'il avait depuis bien longtemps déjà constaté l'étrange rapprochement entre Sui et son professeur, et de cela il avait aussitôt fait le lien avec la tentative de suicide du jeune homme ce jour-là.
-Enfin, murmure Teru, c'était la réalité, mais bien sûr, ça ne l'était pas.
Asagi le dévisage. La tasse de thé devant Terukichi est froide à présent, et pourtant le garçon la saisit et en boit plusieurs gorgées avec avidité comme s'il avait attendu dès le début que ça ne refroidisse. La gorge en arrière, Terukichi continue à boire sans discontinuer jusqu'à ce qu'à la fin il ne repose la tasse vide sur la table, ignorant la goutte qui perlait du coin de ses lèvres. D'un instant à l'autre, il donnait l'impression qu'il allait se remettre à pleurer.
-Asagi, tu sais, la raison pour laquelle Sui était à ce point haï...