Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-sixième

Juliet

-Terukichi, qu'est-ce que c'est que ça ?
Un haut-le-cœur a pris Terukichi qui s'est retourné en sursaut, les yeux exorbités de terreur. Mais quelle ne fut pas sa surprise et son intense soulagement lorsque celui qu'il avait pris pour Yuki n'était en réalité autre que Aoi qui le dévisageait d'un air curieux.
Pareille à une sonnerie de fin des cours le ramenant brusquement à la réalité, la voix d'Aoi venait de rappeler non sans égarement à Terukichi qu'il se trouvait en compagnie de ses camarades, au milieu de cette atmosphère enfumée intrinsèque à ce piano-bar où la musique semblait n'être là que pour réveiller les morts ; ceux qui étaient assez fous ou dépressifs pour oser s'aventurer dans cet endroit si macabre. Il a distingué en face de lui Kisaki qui ne le lâchait pas des yeux comme si la simple vue du visage de Terukichi avait de quoi divertir durant des heures. Uruha quant à lui semblait dormir, la tête renversée sur le divan sans qu'il n'eût à se soucier du regard des autres dans cette pénombre ambiante où distinguer son propre voisin demandait un effort de concentration intense.
-Ne présente pas cela à la vue de tout le monde, Terukichi, marmonna Aoi. Cache-le sous la table, cache-le, te dis-je, Kisaki te regarde étrangement.

Dans un soupir las Terukichi s'exécuta, cachant l'objet qui faisait toute la cible de sa ligne de mire mais non sans protester :
-Comment voudrais-tu que quiconque voie quoi que ce soit ici où je te reconnais mieux à ta voix qu'à ton physique ? Et puis, si Kisaki me regarde, c'est parce que je le fascine et cela, je n'y peux rien ; ce sont les conséquences inévitables de la beauté, sais-tu.
Joyama n'a pas relevé, ignorant si son ami faisait de l'humour ou s'il était du plus grand sérieux. La deuxième réponse lui semblait plus probable, lui qui pensait avoir plus de chances de voir Sui un jour se réveiller que de voir Terukichi plaisanter au moins une fois dans sa vie.
-En attendant, ce couteau, Terukichi, où est-ce que tu l'as trouvé ?
-Qu'est-ce que c'est que ce ton suspicieux ? Ce couteau, je ne l'ai pas trouvé, quelqu'un me l'a donné.
-En es-tu sûr ? se méfia Aoi que la vue de cette arme intriguait de plus en plus.

Non pas que cette arme lui inspirât de la crainte ou de l'inquiétude quant aux intentions de Teru dans la manière d'en faire usage. Ce n'était à vrai dire pas l'objet en tant qu'arme qui suscitait son intrigue, mais le simple fait que cet objet-là était tenu entre les mains de Terukichi.
-Tu es en train d'insinuer que j'aurais pu voler cet objet, c'est bien ce que tu es en train de penser, Joyama ?

La colère manifeste de Teru ne suffisait pas à éteindre la flamme de curiosité qui s'avivait au creux de Joyama et brûlait délicieusement tout son être, jusqu'au bord de ses lèvres d'où les mots s'échappèrent.
-Il n'en existe pas deux dans le monde. Ce couteau, il est une pièce unique.
-Bien sûr, que c'est une pièce unique au monde, rétorqua Teru dans un rire amer. Que crois-tu ? Il n'y a rien que je ne possède qui ne soit pas unique au monde, Joyama, et ce couteau fait partie de ces choses qui m'appartiennent.
-Ce n'est pas ce que je veux dire, imbécile, s'impatienta Aoi comme il jetait des coups d'œil furtifs en direction de Kisaki qui ne semblait toujours pas s'être lassé d'observer Terukichi. Ce que je veux savoir est pourquoi est-ce que ce couteau est entre tes mains, Teru. Ça... ça ne t'appartient pas.
-Tu peux me dire ce qui te prend, à la fin ? Ce couteau est à moi, une personne chère à mes yeux m'en a fait cadeau, tu as un problème avec ça ?
-Tu es en train de me faire croire que Jui aurait pu te faire don de ce qui avait tant de valeur à ses yeux ?
-Jui ?

Silence. Dieu soit loué que pénombre et fumée fussent les maîtres du lieu car alors, Joyama eût pu bien mourir sur le coup face au regard avec lequel Terukichi le fusillait.
-Jui... a maladroitement balbutié Aoi. Mais bien sûr, c'était à Jui ça, ce couteau... Il m'avait amené avec lui lorsqu'il est allé le chercher chez un fabricant d'armes blanches à qui il avait fait commande de ce couteau. Il voulait que je vienne avec lui car il voulait que je voie « ce qui deviendrait à jamais la marque de sa personne ».
-Ce n'est pas possible, a soufflé Teru du bout des lèvres. Il m'a toujours dit qu'il avait gardé l'existence de cet objet secrète et qu'à part lui-même, j'étais la seule personne au monde à avoir eu l'honneur de le voir et de le toucher.
-Mais ce n'est pas un honneur que de tenir une arme entre ses mains.


L'espace d'un instant, une déréliction intense a envahi Teru qui alors sentit pour la première fois vaciller en lui cette assurance qui lui gardait la tête haute et fière depuis si longtemps. Comme si venait de se fissurer l'armure de fer qui l'avait jusque-là rendu imperméable aux coups et à la pluie, mais peut-être pas à la rouille qu'elle provoquait inévitablement lorsqu'elle coulait en continu.
C'était vrai, après tout, et ça lui faisait mal de le reconnaître, mais Joyama avait raison. Il n'y avait absolument aucun honneur à s'attribuer pour avoir simplement eu entre les mains ce qui pouvait causer autant de malheurs autour de soi. Terukichi le savait pertinemment et pourtant, l'admettre, il ne le voulait pas. Qu'importe que ce fût-ce une arme ou n'importe quoi d'autre ; puisque c'était Jui qui le lui avait offert avec amour, alors cet objet avait forcément de la valeur.
-Dis-moi la vérité, Joyama : entretenais-tu une relation particulière avec Jui ?

Aoi hausse les épaules. La fumée ambiante pénètre dans sa gorge et lorsqu'il se met à parler, c'est d'une voix enrouée :
-Je n'ai jamais cru que Jui ait pu éprouver une affection particulière pour moi, quelle qu'en soit la nature. Ou du moins, cela fait très longtemps que je ne le crois plus.
-Mais alors, Joyama, si tu n'as jamais été si important pour lui, pourquoi aurais-tu été la première et seule personne à part moi qui ait eu le droit de voir cet objet qu'il aimait comme le Messie ?
-Je n'avais pas le droit de voir cet objet, Teru.
-Comment ? Mais tu viens de dire que...
-En réalité, j'y étais juste obligé. C'est tout.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Un an plus tôt.




-Joyama !
Jui avait les mains froides mais ses larmes étaient chaudes. Frissons et humidité se mêlaient au creux des épaules de Joyama autour desquelles Jui avait resserré ses mains et enfoui son visage. Et quelle tendresse, quelle contrition mais aussi au fond de lui quelle angoisse lorsque Joyama a refermé ses bras autour de ce corps brusquement agité de sanglots.
-Ne pleure pas, Jui... Ne pleure pas, tu ne pleures jamais toi, murmure doucement l'adolescent à son oreille comme s'il eût voulu l'hypnotiser. Si seulement tu pouvais te calmer et m'expliquer pour quelle raison est-ce que tu m'as fait venir en urgence jusque chez toi, alors je pourrais peut-être trouver de quoi t'aider...
-Il n'y a rien que tu puisses faire sinon être simplement présent, Joyama. Je t'en prie, ne pars pas. Dors chez moi ce soir. Mes parents ne sont pas là, nous serons tranquilles, mais s'il te plaît, je ne veux pas être seul.

Joyama se dit que lui non plus, ne voulait pas être seul. Et que la vie était parfois bien cruelle lorsqu'elle nous fait être aimé de ceux dont l'on ne partage pas les sentiments tandis que l'on demeure invisible à la seule personne que l'on n'a de cesse de regarder. C'était cruel, oui, et Joyama a pensé par-devers lui qu'il était tout aussi cruel d'avoir des pensées si égoïstes alors même que Jui était en train de souffrir dans ses bras. Après tout, la douleur que ressentait Joyama était sans doute jumelle à celle qui faisait pleurer Jui en cet instant-même et en cela, Aoi eut le sentiment l'espace d'un instant que peut-être, s'il pouvait tarir les pleurs de son ami alors, il apaiserait son propre chagrin.
-Il est odieux, Joyama. Il est odieux, orgueilleux, méprisant, froid et cassant dans les moindres de mes sentiments. Encore et toujours il rejette mon amour, le traite comme une absurdité, le dénigre et me demande en riant si je n'ai pas perdu la tête, si je sais à qui est-ce que je parle, mais crois-tu que l'espace d'un instant il prendrait au sérieux ce que je m'évertue à lui faire comprendre ? Je l'aime, Joyama ! J'aime ce garçon comme l'être humain tout entier qu'il est et pourtant, c'est en monstre que ce même être humain accueille mes aveux ! Dis-moi, Joyama, dis-moi que dois-je faire quand ce cœur-là qui m'émeut est aussi celui qui se ferme et se glace dès lors que j'ai le malheur de parler de ce qui ressemble de près ou de loin à de l'amour !


Est-ce qu'il y avait vraiment quelque chose à faire ? Joyama n'osait pas lui répondre et pourtant la réponse, il était persuadé de la connaître : lorsque quelqu'un demeure froidement imperméable à nos sentiments alors, c'est qu'il n'y a rien de nous qui puisse le toucher et ébranler ses convictions. Rien. Et si le garçon dont parlait Jui avec tant de douleur et pourtant tant de dévotion ne pouvait pas comprendre cet amour, alors c'était que l'amour lui-même lui était étranger et que rien ne pourrait le faire survenir en son cœur, sinon un Miracle.
Mais aux Miracles, Aoi était bien trop vieux pour y croire.
-Tu dormiras avec moi ce soir, Jui. Ne t'inquiète pas.
Jui renifle, Jui relève son visage sur lui et quel ne fut pas le serrement au cœur de Joyama lorsqu'il vit ce visage d'ordinaire si hautain et glacial rougi et noyé par les larmes.
-C'est avec lui que je voulais dormir, Joyama. Mais cette fois encore, il m'a repoussé comme si j'étais la peste. Mais à quoi est-ce qu'il pense, dis ? On dirait que je le dégoûte, dans le fond on dirait qu'il a peur, mais Joyama, il ne peut quand même pas croire que je pourrais l'agresser, pas vrai ?
-Bien sûr que non, Jui, murmure son ami comme il passe délicatement sa main dans ses cheveux d'un blond cendré. Bien sûr que non.


« Mais comment veux-tu que je sache ce que pense ce garçon que je ne connais même pas ? Pourquoi viens-tu demander cela à moi comme si cela devait m'être une évidence ? La particularité de l'évidence est d'être connue de tout le monde, Jui, et si je l'ignore alors, c'est qu'elle n'est pas réellement l'évidence. »
-Tu sais, Joyama, je vais me venger.

Le cœur d'Aoi rate un battement. Il a stoppé le geste lent de ses caresses mais sa main est restée enfouie dans ses cheveux comme si une force invisible l'y avait plaquée, indomptable.
-Tu ne peux pas, fait-il d'une voix rauque. Jui, imagine ce qu'il se passerait si chacun se vengeait de la personne qui ne partage pas ses sentiments. Tu ne peux pas punir quelqu'un... parce qu'il n'est pas amoureux. Si tu l'aimes réellement, Jui, alors c'est à son bonheur que tu dois penser, alors le simple fait de le voir devrait te rendre heureux, mais si tu fais ça, alors jamais...
-Tu te trompes, Joyama.

Non, non, fait la tête d'Aoi qui la secoue avec véhémence comme une boule dans sa gorge l'empêche de parler. « Non, je ne me trompe pas, ici c'est toi qui as tort, tu ne comprends pas, si jamais tu fais cela alors, tu ne mériteras plus jamais de parler d'amour sans que l'on dise que tu n'es qu'un menteur. »
-Joyama, je te dis que tu ne comprends pas, insiste Jui qui semble devenir contagieux au désarroi de son ami. Dis, Aoi, ce n'est pas de lui que je veux me venger.
La tête de Joyama continue à faire « non » instinctivement mais face au regard profondément scrutateur du jeune homme, il s'immobilise et d'entre ses lèvres s'échappent des mots tortueux :
-Mais, pourtant, ça ne concerne personne d'autre que...
-C'est de « sa » faute si mon cousin ne me regarde jamais, Joyama ! C'est de la faute de cette ordure parce que ce n'est que vers elle que les yeux de celui que j'aime se dirigent, parce qu'il n'y a toujours qu'elle qu'il voit ! Mais s'il n'existait pas, Joyama, alors les yeux de mon aimé pourraient me regarder et me voir tel que je suis vraiment !


Joyama a peur de la colère de Jui, il a peur de sa rage, il a peur de ses larmes, il a peur de son chagrin, il a peur de son égoïsme, il a peur de son amour, il a peur de sa dépendance et de l'amertume qui en découlent. Oui, Joyama est terrorisé en voyant le visage décomposé par la rage de Jui et pourtant, il ne peut trouver aucun mot qui puisse rendre à la raison son ami qui a disjoncté.
Et si Joyama a si peur, en réalité, c'est parce que pour la première fois, il a senti un danger incommensurable provenir du fond des entrailles de Jui.
-Mon cousin a dit qu'il ne porterait toujours qu'une seule et unique personne dans son cœur, et il a dit que ce serait lui ! Il a dit que ce serait toujours son « frère » !
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 




Joyama a vu en face de lui le visage figé de Kisaki qui semblait n'avoir toujours pas une seule fois détourné son regard de Terukichi. Aoi a fini par se demander si Teru n'avait pas eu raison en prétendant que sa beauté avait le pouvoir de plonger dans une telle fascination. Ou peut-être Aoi s'est-il dit cela pour réprimer l'angoisse croissante en lui qui lui disait que depuis le début, Kisaki avait entendu leur conversation. Après tout, qu'avait d'autre à faire Kisaki que d'écouter ses deux amis qui l'ignoraient superbement tandis qu'à côté de lui, Uruha dormait comme si le tonnerre du piano ne grondait pas, comme si les éclats de voix, de rires et de verres ne retentissaient pas ? Mais Aoi a eu tôt fait d'oublier Kisaki pour reporter son attention sur Terukichi qui le dévisageait avec inquiétude.
-Tu semblais si profondément perdu dans tes pensées, Joyama. Tu es sûr que tout va bien pour toi ?
-Et toi, Teru, pourquoi est-ce que Jui te l'a offert, à toi ? Moi qui ignorais même que vous vous connaissiez, quel genre de relation entretiens-tu avec lui pour qu'il t'ait fait don de ce qui existe de plus cher à ses yeux ?
Joyama avait parlé d'une voix si basse que Teru, lui qui ne savait pas faire abstraction des bruits alentours pour se concentrer sur un seul et même son, n'était absolument pas certain d'avoir compris. C'est alors peut-être le regard de Joyama qui lui a fait comprendre plutôt que ses paroles elles-mêmes.
Et sur le coup Terukichi n'a pas répondu, non pas parce qu'il avait peur alors même qu'il le devrait, mais parce qu'en cet instant, il n'était plus très sûr de la réponse.
-Au fait, Terukichi, quel est-il réellement, ton nom de famille ?

-Nakamura.
Terukichi s'était douté dès le début, après que Masashi lui ait intimé de demeurer avec lui après la sonnerie de fin des cours alors que tout le monde était parti, qu'il était en train de se passer quelque chose de grave. C'était aussi bien une déduction logique, tenue face à l'expression comme jamais froide et figée de Masashi, que le pressentiment qui le hantait depuis la veille au soir déjà, que quelque chose de surnaturel allait se passer.
Et ce que Terukichi qualifiait de surnaturel n'était rien qu'un événement auquel il ne s'était pas attendu, lui qui vivait toujours avec la conviction rassurante que tout était finement et jusque dans les moindres détails pensé pour que rien ni personne ne puisse contrecarrer ses projets.
Mais en ce moment-même aux yeux de Terukichi, Masashi était un événement imprévu. Et la carte d'identité que l'homme présentait sous ses yeux, cette carte qu'il n'avait même pas réalisé avoir perdu et qui a fait battre son cœur, n'était que la preuve fulgurante de sa trop grande méprise.
-Je l'ai trouvée il y a quelques jours, et tu ne t'es même pas rendu compte que tu ne l'avais plus ? Tu es trop distrait, Terukichi. Je me demande quel genre de pensées peut bien emplir ton cerveau au point d'obstruer le minimum d'attention qui t'est requis. Mais puisque tu es là, tu peux la reprendre, tiens.


Alors Teru la prend. Il a vaguement ce sentiment amer que c'est à présent inutile, malgré tout il la prend et la range soigneusement dans son portefeuille sous le regard dénué de jugement, peut-être même presque paternel de Masashi.
-Nakamura Terukichi, murmure l'homme comme si prononcer ce nom à voix haute eût été une atteinte à sa grandeur, comme si la beauté et le sacré de ce nom devaient rester cristallisés dans la pudeur et le secret pour mieux en savourer la douce noblesse. Tu sais, Nakamura Terukichi, c'est un nom qui te va mieux. C'est aussi plus joli que « Ageha ». Évidemment, symboliquement, ce n'est pas la même poésie, mais quant à la sonorité, Nakamura rend bien mieux. Enfin, ce n'est pas cela dont je voulais parler.
Terukichi se demanda avec anxiété si Masashi comptait réellement parler ou si en réalité, il attendait que le jeune homme ne parle de lui-même. Parler semblait être une épreuve insurmontable pour Terukichi et pourtant, il la savait inéluctable et par-là même, le garçon se sentait embusqué, voué à l'échec. C'est malgré tout avec une extrême dignité que, les lèvres obstinément closes, il a soutenu le regard empli de condescendance de Masashi.
-Tu sais, Terukichi, le fait que tu sois entré en deuxième année de lycée après même que tu sois sorti diplômé haut-la-main de tes trois années passées dans ton ancien établissement n'est pas un secret. Tu n'étais pas au courant ? C'est dommage. Il semblerait que tu aies accordé à Yuki une confiance trop grande, et lui avoir avoué d'où tu venais n'était peut-être pas une bonne idée car vois-tu, entre amis, l'on se dit beaucoup de choses.
-Je n'ai jamais rien avoué à Yuki, Monsieur, qu'il n'ait découvert lui-même, et c'est bien malgré moi si j'ai dû reconnaître face à lui les faits. Quant à parler des confidences que l'on se fait entre amis, elle ne vous concerne pas car il semblerait que vous ne soyez en aucun cas l'ami de Yuki. Sauf votre respect, Monsieur, je ne crois pas que vous parliez d'amitié en connaissance de cause ; à moins que vous n'essayiez délibérément de me leurrer mais auquel cas, vous pataugez dans le délire pur et simple. Je suis clément quant à la bassesse des autres, Monsieur, mais ne suis pas crédule face à leurs sirupeux stratagèmes dégoulinant de sucre et de miel par devant, mais vomissant d'amertume et d'acidité par derrière.
-Clément mais pas crédule, répéta Masashi non sans réprimer le rire qui survint en réaction à tant de franchise qu'il n'arrivait plus à prendre pour de l'insolence. Il semblerait en réalité que tu ne sois ni l'un, ni l'autre, Terukichi. Mais pour ce qui est d'être franc, l'on peut dire que tu n'as pas froid aux yeux. Tu es de cette espèce si rare, malgré qu'ils soient si nombreux à s'en vanter, à détester le mensonge plus que tout, n'est-ce pas ?
-Devrais-je appeler clairvoyance l'acceptation de la pure évidence, Monsieur ? En tout cas, croyez que je suis fier de pouvoir confirmer vos dires.
-Eh bien il m'est délectable d'entendre de telles paroles, Nakamura Terukichi, puisque ce n'est justement que de la franchise et toute occlusion des mensonges qui pourraient te venir insidieusement à l'esprit que j'attends de toi.


Saleté, a pesté Terukichi à l'intérieur de son esprit. Et quelque part au fond de lui, il ressentait une sensation étrange que de ne trouver en lui que cette injure en guise de rébellion alors même que devant lui, le visage de Masashi reflétait une innocence presque irréelle pour un homme qui savait se montrer si froid. Néanmoins la vue de ce visage, aussi beau fût-il, était déplaisante à Terukichi qui ne pouvait y voir qu'un danger imminent.
-Je voudrais savoir, Teru, pour quelle véritable raison est-ce que tu as pu tant tenir à faire partie de ce lycée, jusqu'à sacrifier les deux années d'avance que tu avais gagnées, ainsi que te construire une fausse identité. Je dois t'avouer qu'une telle audace me paraît dangereuse et irréfléchie, pourtant, venant de ta part, je ne peux pas me dire que tout cela soit dénué de raison. Il y a bien à tout cela une explication rationnelle que je me ferais un plaisir d'écouter, Terukichi.
-Mais de juger surtout, cracha son interlocuteur dont les yeux rutilaient de mépris. Vous me prenez pour un de ces imbéciles qui grouillent sur la planète comme de la vermine ? Vous pensez que je vais avoir confiance en un homme comme vous simplement parce qu'il tient le titre de professeur ? Vous pensez que je me laisse avoir par des noms, des titres, des apparences, des masques qui ne servent qu'à rassurer ceux qui les portent qui, parce qu'ils portent des costumes de nobles, pensent que nobles ils sont et que les autres ne sous que des sous-classes de roturiers, de misérables, de mendiants, de voyous ? Ne me faites pas rire.
Accomplir votre fonction professionnelle, Monsieur, ne revient pas à « être » votre fonction, et que vous soyez professeur, que vous soyez censé tenir par la main les élèves dont vous vous vantez d'avoir la responsabilité, ne fait pas de vous l'homme que vous êtes réellement, mais cela fait seulement de vous l'homme que vous voulez paraître aux yeux du monde.


-Alors c'est bien, Terukichi, répondit Masashi après une longue pause de silence songeur. Je suis heureux que tu me dises tout cela, parce qu'après tout, je ne t'ai jamais demandé de t'adresser à moi en tant que professeur.
-Arrêtez, s'étranglait Teru que la rage commençait à consumer de l'intérieur. J'ai l'impression de voir Yuki ; tant d'hypocrisie m'est insoutenable. Tout ce que vous voulez à la fin est d'avoir une bonne excuse pour me faire renvoyer d'ici parce qu'alors, vous serez tellement fier d'avoir donné sa leçon à ce gamin impertinent qui se croit tout permis, n'est-ce pas ? C'est bien ce que vous pensez de moi, je le sais, ils pensent tous cela de moi ; que je suis orgueilleux, hautain, indifférent ou méprisant, que je ne m'intéresse à personne, que je ne cherche pas à m'associer à vous, à vous comprendre, mais plutôt à me faire valoir par ma différence et ma supériorité, à vous écraser. Mais soit. Peut-être que c'est vrai. Je ne vous aime pas de toute façon. Ni vous, ni le Directeur, ni mes camarades, pas même ce petit idiot à qui vous semblez témoigner une attention toute particulière, là ; Kisaki. Croyez ce que vous voulez de moi, détestez-moi, honnissez-moi, méprisez-moi, faites et dites tout ce que vous voulez mais jamais, vous entendez, jamais je ne vous laisserai vous mettre en travers de mon chemin ou me rendre coupable d'un crime que je n'ai pas commis, et cela pour la seule raison que le nom que j'ai donné n'est pas le mien. Ne trouvez pas une excuse aussi lamentable pour cacher que vous me haïssez tout simplement.
-Alors, concéda Masashi qui pourtant ne semblait pas lâcher prise, je dois comprendre que tu ne me diras rien, n'est-ce pas ?
-Mais il n'y a rien que je doive vous dire, Monsieur.


Silence. Pas la moindre trace d'impatience ou de colère en Masashi qui semble réfléchir avec le calme dû à un saint. D'une certaine manière, Teru se sent quelque peu en sécurité dans cette atmosphère qui, si elle était pesante un instant plus tôt, lui paraît maintenant empreinte d'une intime douceur. Comme si de par son refus, Masashi avait intuitivement saisi toutes les raisons qu'avait Teru de ne pas lui dévoiler son secret. Et Teru observait attentivement Masashi qui, les coudes appuyés sur son bureau, le front appuyé contre ses mains jointes, débordait d'une aura sécurisante et par-là même, profondément troublante.
-Alors, Terukichi, tu vas me suivre chez le directeur.
 

 
 

C'était trop beau pour être vrai. Douceur, sécurité, ce n'étaient encore et toujours que des illusions bien vite effacées par la réalité des hommes. Ces hommes qui au nom de leur liberté qu'ils prenaient pour la seule et unique empiétaient sur celle des autres.
-C'est inutile, cracha Teru que la rancœur gorgeait d'amertume. C'est inutile, Monsieur, parce que jamais le directeur ne voudra m'infliger les châtiments qu'il rêve d'infliger à Yuki.
-Mais c'est justement cela, Terukichi, répondit Masashi qui dans un calme souverain se redressait sous ses yeux ahuris. Tu crois que je ne me doute de rien ? Il me semble évident qu'Asagi n'est pas clair dans toute cette histoire, et ce n'est pas pour te dénoncer que je veux t'emmener dans son bureau, non ; ce que je veux, moi, c'est qu'Asagi se dénonce lui-même.


Mais lorsque Masashi l'a saisi par le poignet, lorsqu'il l'a entraîné hors de la salle chargé de toute sa détermination et son assurance, alors, la rage, la haine, la panique peut-être l'ont emporté sur la raison, et dans un coup de poing phénoménal à la mâchoire, Terukichi s'est débarrassé de Masashi qui étouffa un cri de douleur avant de s'enfuir aussi loin, aussi vite qu'il le pouvait, laissant là seul l'homme dans toute sa stupeur, dans toute son angoisse.

Dix minutes, peut-être vingt, Terukichi ne savait pas vraiment depuis combien de temps jaillissait avec violence l'eau du robinet qui éclaboussait sur son visage des gouttes qui lui donnaient l'air d'avoir pleuré. Mais le regard tristement vide de Teru était peut-être le premier à donner cette impression, plutôt que ces gouttes elles-mêmes qui s'étaient juste posées sur ses joues sans que ne soit tracée aucune marque de passage depuis le coin de ses paupières.
L'eau avait suffisamment coulé à présent, il ne restait plus aucune trace de savon si ce n'était ce léger parfum qui lui soulevait le cœur. Sans plus attendre, d'un geste d'automate Teru a éteint le robinet, a balancé l'éponge en mailles dans la poubelle et puis, il a observé ses mains un instant, pensif, et jugeant que ces gants de chirurgien semblaient étranges, il les a ôtés, les a jetés au fond d'une cuvette avant de tirer la chasse puis, après s'être assuré que ces gants avaient disparu, il a tiré de son sac d'autres gants, d'une autre sorte cette fois ; c'étaient d'élégants gants de satin blancs qui, dans leur caractère aristocrate, contrastaient de manière presque comique avec la sobriété chagrine de son uniforme. Mais cela, Teru ne s'en est pas soucié, et après avoir observé à nouveau ses mains serties d'un tel raffinement, dont le tissu soyeux collait tant à sa peau qu'il semblait s'être uni à elle pour ne faire plus qu'un, il a saisi et rangé dans sa poche l'objet trempé qu'il cacha sous sa manche.
En sortant des toilettes, Teru a détaché sur son passage l'écriteau qu'il avait accroché à la porte signalant une fermeture des commodités pour cause de nettoyage et puis, ne laissant dans la pièce nulle autre trace que cette éponge d'aluminiul abandonnée dans la poubelle, Terukichi s'est éloigné.
Le regard toujours aussi vide.





-Terukichi ?
Asagi a semblé stupéfait face à l'arrivée subite de Terukichi qui venait de pénétrer dans son bureau sans même avoir frappé à la porte. Mais il n'a ressenti aucune inquiétude, même en remarquant sa pâleur et ces gouttes d'eau éparpillées sur son visage.
-Il est près de dix-huit heures, Terukichi.
-Je suis parti à la fin des cours, mais je suis revenu, répond le garçon platement.
-Teru... Il s'est passé quelque chose de grave ?
-Je suis venu vous dire, Asagi, que je vais aller voir Yuki.
Silence. Asagi venait seulement de comprendre et à l'entente de ces mots, son cœur a raté un battement. Refermant d'un geste infiniment lent le dossier sur lequel il travaillait, il a profondément observé Terukichi qui se surprit alors à penser que, ces yeux noirs sans fond, il aurait bien voulu s'y plonger et se cacher dans leurs ténèbres pour que jamais personne n'ose venir l'y retrouver.
-Alors, Asagi, je voulais seulement vous dire que si jamais vous avez peur, vous aurez le droit de venir faire un tour. Pour vérifier.

L'homme a hoché la tête avec assentiment, mais Teru voyait bien que les mots restaient coincés dans sa gorge serrée. C'est avec une contrition intense que Terukichi s'est avancé vers lui et, non sans un fond de honte, a posé cette main gantée de satin immaculé sur l'épaule de l'homme avachi comme s'il était plié sous le poids de ses pensées.
-Ne t'inquiète pas, Terukichi, a fait sa voix étranglée par l'émotion. Ce qui est arrivée l'année dernière, je ne le laisserai jamais se reproduire.

C'était étrange pour Teru de voir des larmes dans les yeux d'Asagi, c'était étrange pour Asagi de voir un sourire sur les lèvres de Teru. L'homme et l'adolescent se sont ainsi dévisagés, avec ce mélange d'hébétude et d'angoisse, pendant longtemps, longtemps, avant que sans un mot, Terukichi ne détourne les talons.
Lorsqu'il a refermé la porte derrière lui, Teru a eu l'impression de n'avoir pas vu ce couloir familier depuis une éternité. Et pourtant, lorsqu'il a posé les yeux sur sa montre, l'aiguille avait à peine bougé depuis qu'il était entré dans ce bureau.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

-Quelque chose ne va pas, Teru ?
Le chemin du garçon avait croisé celui de Masashi qui s'est arrêté net, ahuri.
C'est cette surprise-même qui a surpris à son tour le jeune homme qui l'a fixé avec méfiance, se demandant si l'approche de son professeur ne masquait pas une tentative de vengeance quant à ce qu'il avait fait la veille. Sur le coin des lèvres de Masashi s'étendait une marque violacée qui n'était qu'un souvenir que trop présent du coup qu'il avait osé lui porter pour s'enfuir alors qu'il avait voulu le mener au bureau du directeur. Terukichi avait honte, mais peur aussi, pourtant Masashi ne portait nulle trace de colère comme si ce qui s'était passé n'avait aucune importance. Non, en réalité, ce que reflétait le regard de Masashi en cet instant n'était qu'une profonde anxiété.
-Tu es pâle, Teru, on dirait que tu as vu un mort. Et que fais-tu dans l'établissement encore à cette heure-ci ?
-Je dois aller voir Yuki, Monsieur.
-Encore cet homme ?

Silence. Terukichi baisse la tête et les mèches argentées de ses cheveux cachent pour son plus grand soulagement son profil car alors, il craignait trop que la détresse ne se lise dans ses traits.
-Terukichi, si tu penses à hier... Je peux l'oublier au moins pour l'instant, car sache que s'il y a un problème, il est de mon devoir de t'aider.
-Arrêtez à la fin de vouloir être gentil. Si m'aider n'est que votre devoir, alors il n'est pas votre volonté propre. Et puis c'est inutile, vous ne pouvez rien faire, d'ailleurs, il ne se passe absolument rien de grave. J'ai seulement un mauvais pressentiment.

Le coup de coude que lui adressa Terukichi en s'éloignant ne voulait dire qu'une chose ; « laissez-moi tranquille ». Mais tranquille, s'est demandé Masashi en le regardant s'éloigner, est-ce qu'il l'était réellement ? Le laisser alors que tout semblait en désordre à l'intérieur de lui, est-ce que c'était vraiment ce qu'il fallait faire ? Masashi croyait avoir trouvé les réponses à ses questions pourtant, plus Teru se faisait petit au fond du couloir, plus les certitudes de Masashi s'estompaient avant de disparaître dans le néant.

-Yuki.
Un cri de terreur et d'horreur s'étrangla dans la gorge de Yuki qui, par réflexe de pudeur, plaqua sa main sur sa bouche, réprimant alors l'expression de tout ce que la vue de Terukichi lui inspirait d'épouvantable, de tortueux, d'insoutenable.
-Yuki, hoquette Teru entre deux sanglots, pardon. Je te demande pardon, j'ai honte mais s'il te plaît, écoute-moi, laisse-moi rester avec toi, ce n'est pas de ma faute Yuki, je te le jure, je n'ai rien fait, il faut que tu me croies.
-Mon Dieu.
Il y a déjà plus de larmes sur le visage de Yuki que sur celui du jeune homme, mais Teru est le premier à s'en rendre compte. Yuki ne réalise pas ses propres larmes et les battements guerriers de son cœur tant l'horreur de la vue du garçon l'épouvante. Son visage non pas seulement strié de larmes, mais d'entailles rutilantes aussi, de la marque violacée qui s'étend sur son cou comme le témoin d'une strangulation, de sa chemise déchirée, et peut-être surtout, peut-être plus encore, la détresse infinie qui fait briller de mille feux ses yeux comme un feu d'artifices lancé dans le ciel comme un appel au secours ; tout cela imprègne la conscience de Yuki, son cœur et son corps à un point tel que plus rien ne semble exister autre que Teru ainsi décomposé en face de lui. Un jeune homme abîmé, blessé, attenté, traumatisé, un jeune homme qui ne semble attendre que le réconfort qui l'empêchera de sombrer dans le gouffre au-dessus duquel il se trouve en équilibre sur une corde raide.
-Je suis là, Teru, viens, n'aie pas peur, viens que j'écrase ta terreur, viens que je te réconforte, viens que je te soigne, viens, Terukichi, dis-moi la vérité et je ne te jugerai pas, Teru, viens !

Yuki lui a dit « viens » et pourtant, c'est lui qui est venu, se précipitant vers le jeune homme paralysé pour l'enfermer au creux de ses bras qui l'ont soutenu, ses bras qui l'ont bercé, ses bras qui l'ont étreint, ses bras qui ont étouffé ses pleurs, compressé ses angoisses, mais qui lui ont transmis sa propre détresse, sa propre terreur, son propre désespoir, ses propres faiblesses que Terukichi pour la première fois ressentit comme un éclair d'évidence jusqu'au plus profond de ses entrailles. La faiblesse de Yuki qui s'est révélée sous forme d'une souffrance indicible face à la sienne. La faiblesse de Yuki, ou une force d'amour, un pouvoir d'empathie qui surpassait les limites de sa raison, en forçait les barrages pour inonder jusqu'à la moindre parcelle de son cerveau et déborder de ses yeux. Les larmes s'étaient mises à couler avec autant d'abondance que de silence. C'était cela, la faiblesse de Yuki. Cette propension surhumaine au ressenti de la douleur, du désarroi, de la solitude des autres, qui le rendait à la fois pitoyable et terrifiant. Une faiblesse qui pouvait être une force quand elle était maîtrisée et mise au service de soi-même et du monde qui nous entoure et alors, Teru a compris que cette faiblesse en Yuki que lui-même n'avait pas, était aussi un atout majeur qu'il ne pourrait jamais obtenir.
-Mais ne pleure pas, Yuki, pourquoi est-ce que tu pleures ? Tu es bête, toi, tu ne sais même pas ce qui s'est passé et juste comme ça, tu pleures, parce que ton intuition te dit qu'il faut pleurer.
-Qui est l'idiot ici, pauvre imbécile ? En voyant l'état dans lequel tu te trouves, tu crois que je ne devine pas ?

C'est quand Terukichi enfouit son visage contre sa poitrine et passe ses mains autour de son cou que Yuki remarque. Les gants de satin d'un blanc immaculé. Ça lui a semblé bizarre, en discordance total avec le reste de sa tenue dépareillée par une violence extérieure, ses cheveux en bataille, son visage sali de larmes et de sang, pourtant, il n'a rien dit. Il ne s'est même pas demandé pourquoi est-ce que Terukichi pouvait bien porter des gants de satin avec son uniforme scolaire, et par une telle chaleur qui plus est.
-Je suis rentré chez moi après l'école, Yuki, et si seulement je m'étais contenté de rester chez moi alors, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais d'un seul coup, j'ai pensé à quelque chose. C'est bizarre, je n'avais jamais pensé à cela auparavant, mais subitement cette pensée m'a traversé l'esprit comme une évidence. Je devais rapporter à mon meilleur ami ce qui lui appartenait. Tu sais, Yuki, mon meilleur ami dont je t'ai déjà parlé, celui qui est mort suicidé l'année dernière et à qui je rends hommage en portant des cheveux argentés car c'est ainsi qu'il était avant de... Enfin tu le sais, alors voilà, je ne sais pas pourquoi mais d'un coup, alors que je ne pensais pas du tout à lui à cet instant-là, j'ai eu comme une illumination qui m'a impulsivement amené à agir : je voulais me rendre sur sa tombe pour lui rapporter son porte-bonheur, Yuki. Un objet unique au monde qui lui avait appartenu et dont il m'avait fait cadeau pour sceller notre amitié... Un couteau. Tu trouveras cela étrange, mais c'est un couteau qu'il avait fait fabriquer lui-même dans une armurerie, sais-tu ? Sur la garde en bois verni sont finement taillées ses initiales ainsi que des ailes d'ange ; mon meilleur ami a toujours adoré les anges sans jamais savoir s'ils existaient vraiment, enfin, il aurait dû le savoir de par sa simple existence, mais mon meilleur ami était une personne bien trop humble pour envisager un seul instant qu'il pût lui-même être un ange. Alors voilà, Yuki, je suis parti de chez moi comme un éclair sans même prendre le temps de répondre à mes parents qui me demandaient où est-ce que j'allais comme ça et puis, je suis parti en route vers le cimetière. Mais, Yuki, au cimetière, c'est mon meilleur ami que je voulais retrouver, je voulais lui rendre ce qu'il avait de plus précieux et ce que j'avais de plus précieux aussi pour qu'au ciel, il n'oublie jamais que je pense toujours à lui. Seulement, au cimetière, il y avait...


Silence. Terukichi donne l'impression de dormir, ainsi les yeux clos, sa joue appuyée contre sa poitrine à la manière d'un nouveau-né contre le sein de sa mère et pourtant, Yuki le sait, Teru pleure sans bruit.
-Il n'y avait personne si ce n'était cet homme... Il avait bu, Yuki. Tu ne peux pas savoir comme j'ai eu peur quand il s'est mis à m'attaquer sans raison. Hurlant comme un chien enragé, me crachant dessus, me frappant. Il m'a frappé si fort que je me suis étalé sur une tombe et c'est alors qu'il en a profité pour se jeter sur moi et, comme s'il n'entendait pas mes supplications, comme s'il était sourd à mes cris d'horreur, comme s'il était aveugle à mes larmes et ma terreur, il a commencé à déchirer ma chemise... Et je me voyais déjà mort, Yuki, je me disais que si je me trouvais sur une tombe, ce ne pouvait être qu'un signe du destin, que peut-être en réalité, mon meilleur ami m'avait appelé et guidé jusqu'ici pour que je finisse ainsi ma vie violé et tué dans ce cimetière, que je devais le rejoindre... Mais c'est alors que j'étais presque résigné à cette idée de mourir pour le rejoindre que je me suis souvenu, Yuki ; j'étais armé ! J'avais son couteau, son trésor si précieux et sentimental avec moi, alors j'ai compris, oui, mon meilleur ami ne voulait pas que je meure, c'est pour cela qu'il m'avait donné ce couteau, pour me défendre contre les dangers de la vie, contre le danger perpétuel que représentent les hommes et alors... Je l'ai retourné contre lui, Yuki, j'ai pointé mon arme sur cet homme en le menaçant de m'en servir s'il ne me libérait pas immédiatement. Mais il était complètement fou... Complètement fou mais surtout trop cruel, surtout trop fort... Il a lutté ou plutôt, c'est moi qui ai lutté lorsqu'il a tenté de m'arracher l'arme des mains et alors, Yuki, ce que tu peux voir sur mon visage est son œuvre.
-Terukichi...
-Je ne savais plus quoi faire, sa main emprisonnait la mienne qui tenait le couteau et il s'approchait de mon visage... Je l'ai mordu, de toutes mes forces, jamais de ma vie je ne me suis senti aussi sauvage, aussi désespéré, aussi féroce et empli de haine qu'à ce moment où j'ai planté mes dents dans sa chair. J'ai cru que son cri allait déchirer l'atmosphère, Yuki, et lorsqu'enfin par réflexe il a lâché ma main, je lui ai donné un coup de genou dans le ventre et avant qu'il ne se relève, je me suis enfui... Je n'ai pas regardé derrière moi, je n'écoutais même plus ses cris de rage et de douleur, ses cris de folie, je ne voulais plus rien entendre, Yuki, j'étais perdu dans un mélange d'exaltation et d'horreur, de terreur et de soulagement ; j'étais sauvé et c'est mon meilleur ami qui m'avait sauvé ! Oui, c'était lui qui m'avait mis en danger et pourtant c'est lui qui m'a sauvé, Yuki, j'en étais certain, je pensais à tout cela mais vois-tu, je le ressentais plutôt de manière inconsciente car en réalité, celui auquel je pensais en ce moment-là, c'était toi...
 

 

Yuki a laissé échapper un rire entre malaise et tendresse sans savoir que penser de cet aveu qui lui paraissait absurde et pourtant, touchant de sincérité.
-J'avais envie de te voir. Je savais que ce n'était pas le moment, que je ne ferais que te déranger une fois encore, mais je voulais te voir alors, instinctivement j'ai couru jusqu'à chez toi mais lorsque j'ai réalisé après avoir frappé à ta porte durant une dizaine de minutes que tu n'étais pas là, j'ai pensé que tu devais être à l'école. Mais c'était évident, tu es toujours à l'école à cette heure-là mais tu ne dois pas m'en vouloir, j'avais perdu la notion du temps et même de l'espace, je ne sais même pas comment est-ce que j'ai fait pour revenir jusqu'ici, je ne sais plus si j'ai couru, si j'ai pris le métro, si je suis monté dans un taxi... Je suis incapable de m'en rappeler mais tout ce que je sais, Yuki, c'est que durant tout ce temps je n'avais que ton image à l'esprit. Je voulais te voir, Yuki. Pardonne-moi. J'ai tout le temps envie de te voir mais peut-être que ce soir en avais-je plus que jamais besoin.


Sur ce front rougi par tant d'émotions, échaudé par tous les sanglots, Yuki a déposé ses lèvres et dans toute la pudeur de son baiser, Terukichi a pu ressentir la tendresse et le respect qui en émanaient. Il a souri, Teru, parce que c'était son seul moyen de dire « merci » et quand il a levé les yeux vers Yuki, l'espace d'un instant, il a hésité. Il a hésité quant au fait de lui rendre ce baiser ou non mais si Terukichi s'en est empêché, à ce moment-là, c'est un peu parce qu'il s'est dit que si Yuki lui avait offert ce baiser, c'était pour qu'il le garde précieusement comme un trésor. Une défense. Un talisman.
Le baiser de Yuki, c'était comme ce couteau. Une preuve d'amour, forcément d'amour, puisque l'amour pouvait prendre des milliers de formes, des milliers de visages, des milliers de couleurs. L'amour, c'était un arc-en-ciel aux nuances infinies sur lequel l'on voyageait jusqu'à y découvrir la couleur que l'on cherchait, celle qui révélait la nature de nos sentiments. Yuki était plein d'amour et cela, Terukichi en était certain. Il suffisait juste de sonder son regard pour le comprendre.
-M'accordes-tu le droit de te dire quelque chose, Terukichi ?

C'était une appréhension sincère que Teru avait saisie, non sans une pointe d'étonnement, dans la voix troublée de Yuki. Un peu ahuri, il a hoché la tête, mollement d'abord et puis, conscient de l'hésitation de son professeur, a assenti avec véhémence, un sourire radieux illuminant son visage rose. Contenant l'émotion que la beauté de ce sourire lui procurait, Yuki, intimement, est venu enfouir son visage au creux de son cou. Un cou blanc qui portait les marques criminelles de la strangulation.
-Je suis heureux de t'avoir rencontré, Terukichi.
Et quelle ne fut pas la surprise, la douleur, la détresse de Yuki lorsqu'avec une infinie douceur pourtant, Terukichi le repoussa et se mit à le dévisager comme s'il était devenu un parfait étranger.
-C'est ce que tu voulais me dire, Yuki ?
-Mais, oui, balbutie l'homme qui ne sait ce qu'il doit penser.
-C'était inutile, voyons. Que tu es heureux de m'avoir rencontré, c'est une évidence.
Rire ou s'indigner, Yuki ne sait plus ce qu'il doit faire de l'assurance de Terukichi qui s'allie presque à de l'ingratitude. Au fond de lui il est un peu blessé, mais c'est aussi parce qu'il reconnaît là toute l'effronterie du garçon qu'il sent une bouffée de chaleur l'envahir.
-Peut-être, Terukichi. C'était peut-être évident.
-Mais je n'aime pas la manière dont tu l'as dit, Yuki. Parce que c'était triste. Tu vois, ça sonnait comme un adieu.
Mais Yuki le rassure d'un sourire et d'une caresse, « ce n'est pas un adieu, idiot », semble dire son regard rieur, et dans un élan de tendresse qu'il a moins réprimé cette fois, c'est au coin des lèvres de Teru que Yuki pose les siennes.
-Je suis désolé.
-Non, Yuki. Il ne faut pas.

Alors Terukichi tend sa main gantée et de sous sa manche, Yuki y voit apparaître un couteau, c'était celui-là oui, un couteau unique au monde, ce trésor si précieux qui avait sauvé la vie de Teru peut-être plus de fois qu'il n'y laissait paraître. Yuki fixe l'œuvre dans un silence presque recueilli et puis, quelque chose retint son attention. Les initiales gravées en lettres latines sur la garde de l'arme. Et dans son esprit surgit une image qui disparaît comme elle est venue. Comme un éclair.
Un éclair qui n'a pas fait de bruit mais qui surprend de par sa violence et sa vivacité. Cette image, la conscience de Yuki n'a pas eu le temps de la saisir et pourtant, il a l'impression de la ressentir jusqu'au plus profond de lui. Cette sensation de déjà-vu. Cette calligraphie si distinguée et unique dont les lettres, souples et détachées, semblaient prendre leur élan dans un geste empli d'une grâce infinie pour s'envoler vers un monde qu'elles seules connaissaient. Ces lettres-là, oui, étaient d'une beauté qui n'était pas étrangère à Yuki et pourtant, il lui était impossible de se remémorer où est-ce qu'il les avait déjà vues. Ce n'est peut-être qu'une impression, se dit-il, mais quand même, une écriture si singulière...
-C'est le couteau qui m'a sauvé, Yuki. Prends-le. C'est un trésor inestimable. Je le chéris de tout mon être et je voudrais que tu le tiennes, que tu en saisisses toute sa force, sa valeur, sa profondeur, que tu ressentes tous les sentiments qu'il recèle, les pensées qu'il garde, les secrets qu'il protège... Je veux que tu ressentes et t'imprègnes de tout cela, Yuki, comme si ce couteau renfermait ton propre trésor. Parce que ce couteau représente ce qui existe ou a existé de plus précieux en ce monde, Yuki, et que toi, tu fais partie de ces miracles.


Yuki ne sait pas ce qu'il doit faire. Le lui donne-t-il ? Est-il en train de lui faire don de ce trésor inestimable qui contenait en lui tous les sentiments que son meilleur ami a pu éprouver et témoigner envers Teru ? Avait-il le droit d'accepter ce présent et, par-là même, profaner le serment sous-latent d'un lien indéfectible que Terukichi n'avait pas pu ignorer ? Devait-il prendre les sentiments de cet être décédé comme s'ils étaient ceux du garçon ? Teru se rendait-il seulement compte qu'il était en train de se séparer du seul trésor qui le reliait encore à ces temps heureux où cet ami tant aimé était encore là ? Yuki ne pouvait pas s'y faire, il ne pouvait s'y résoudre et pourtant, au creux de cette délicate main gantée, Teru lui présentait ce couteau comme si le symbole de leur amitié s'était transmué en un symbole d'amour entre tous les deux.
-Je sais à quoi tu penses, Yuki. Mais tu te trompes. Je ne le trahis pas, je ne le trahirai jamais. Je l'aime et ça ne changera jamais, et je n'ai jamais eu réellement besoin de ce couteau pour savoir qu'il était toujours là, près de moi. Dans mes souvenirs. Dans mon cœur. Dans mes rêves du passé, dans mes cauchemars de son absence. Il est tout le temps présent, et il le sera toujours, qu'importe que je rie ou que je pleure, qu'importe que je haïsse ou que j'aime à la folie. Prends-le, Yuki. J'ai aimé de tout mon être mon meilleur ami à travers cet objet. Maintenant cet objet renferme mes propres sentiments, il renferme tout l'amour dont j'ai su être capable peut-être malgré moi et à présent, je te le donne. Ce n'est pas une promesse que je brise, Yuki. C'est une nouvelle promesse que je tisse.

Il ne saurait pas le refuser, il le savait. Il ne le saurait plus pourtant, Yuki continuait à hésiter, le cœur battant.
-Touche-le, Yuki. Touche-le si mes sentiments ont pu te toucher.
« En fait, Teru, tu es train de me demander... »
-Yuki, il est à toi. Prends-le, accepte-le, je t'en prie.
« ...si je t'aime ? »
-Yuki, il m'appartient tout autant qu'il lui a appartenu. Parce qu'en quelque sorte, ce couteau est devenu moi, c'est un peu de moi que je te donne en te donnant cet objet.
« Pourtant Terukichi, que je t'aime, j'avais fini par penser que c'était pour toi... »
-S'il te plaît... se brise la voix du garçon.
« ...une évidence ! »
 


 
 
 
 
 
 

Il y eut un battement de paupières et lorsque Yuki a rouvert les yeux après cet infime instant d'égarement, le couteau était entre sa main. La garde prisonnière entre ses doigts, il le soupesait comme pour évaluer le poids des sentiments qu'il contenait.
-Serre-le, Yuki. Serre-le fort.
Alors Yuki a resserré ses doigts de toutes ses forces autour de la garde, comme si elle était le corps du garçon et ses doigts, les bras qui l'étreignaient. Ça lui a fait quelque chose, à Yuki, comme si un mur immense venait de s'écrouler mais un mur qui, au lieu d'être dressé tout autour de lui, était dressé à l'intérieur de lui. Comme si en réalité, Yuki était devenu lui-même un rempart qui venait de s'effondrer. Et Yuki s'est senti, l'espace d'un instant, seul, nu et perdu comme un enfant lâché au milieu d'un désert où il n'avait aucun repère, mais tout à construire. Et peut-être que si Teru n'avait pas été en face de lui, Yuki se serait mis à pleurer. De désarroi mais de soulagement aussi. Mais en réalité, s'il n'y avait pas eu Terukichi, Yuki n'aurait jamais eu envie de pleurer.
-Serre-le, Yuki, mais pas comme ça. Tu dois l'enfermer dans ta main comme si tu ne voulais pas le laisser s'échapper mais en même temps, tu ne dois y mettre rien d'autre que de la douceur. N'y mets pas toutes tes forces ou bien, ce pourrait être de la violence. Serre-le comme si c'était moi, Yuki, comme je voudrais que tu m'étreignes, voilà, ainsi... Avec spontanéité, avec fermeté, mais pas avec la force de tes muscles, Yuki, avec la force de ta tendresse. Comme ça, là...
 

Les muscles de Yuki étaient parfaitement détendus mais le couteau était bien en sa possession, enfermé dans son étreinte mais libre de s'en échapper. Yuki a compris alors. Cette étreinte que Terukichi avait dit désirer était la seule, la vraie qui puisse témoigner d'un amour sincère entièrement tourné vers l'autre. Une étreinte qui ne voulait pas dire « restons ensemble pour toujours », mais une étreinte qui promettait tout bas « je serai avec toi pour toujours ».
C'était cela, les mots que Teru voulait entendre.
-Tu ressens ce que je veux dire, Yuki ? La force n'est pas la force quand elle emprisonne. La véritable force, c'est celle qui est libérée pour libérer en retour. Alors, c'est avec ta tendresse et ton amour que tu montreras ta vraie force.

Teru enveloppe la main armée de Yuki des deux siennes. L'homme sent la fraîcheur du satin blanc imprégner sa peau et l'espace d'un instant, il se met à rêver. Rêver que sa propre peau puisse devenir aussi douce que ce satin immaculé pour pouvoir en caresser Terukichi.
C'est parce que Yuki a rêvé l'espace d'une seconde qu'il ne s'est pas rendu compte à temps. Que les mains de Terukichi, elles, enfermaient la sienne avec une force qui n'était pas celle de la tendresse. Et cette force, Terukichi s'en était servi pour la retourner contre lui-même.
 
 

Un cri rauque a déchiré le ciel d'été.

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