Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingt-Troisième

Juliet

-La cruauté et la douleur viennent d'un seul et même foetus. Ils sont nés en même temps, comme la douleur vient avec la cruauté. Mais alors qu'ils sont deux jumeaux pourtant très différents et constamment en opposition l'un à l'autre, la fatalité les a faits inséparables.

Asagi savait qu'il y avait quelqu'un, juste derrière lui. Il avait entendu la porte s'ouvrir dans un infime grincement timide et les pas hésitants se manifester en douceur sur le sol, avant que ne se fige cette présence à laquelle il tournait le dos, présence sage et inlassable qui ne faisait pas plus de bruit que le garçon inconscient allongé sur son lit d'hôpital. Asagi sait qu'il est attentivement observé par la personne qui se trouve derrière lui et dont il a deviné l'identité sans même lui avoir jeté le moindre regard. Pourtant c'est sans gêne que du dos de sa main, il caresse tendrement la joue lisse de l'adolescent endormi.
-Tu n'as plus prononcé un seul mot depuis, Sui. Depuis ce jour où tu as versé des larmes en prononçant son nom, tu n'as plus manifesté le moindre signe de vie et parfois, je me demande si ce que Kisaki et moi avons vu n'était pas un rêve. Ou bien était-ce toi qui rêvais ? À ce moment-là, j'avais cru que tu étais réveillé mais encore trop engourdi pour ouvrir les yeux et qu'alors, la première pensée qui t'avait traversé l'esprit était ce garçon... Mais tu n'étais pas réveillé, Sui, en réalité, tu faisais un rêve. Ou peut-être était-ce un cauchemar.

Il le contemple encore un long instant, comme ça, avec ce regard voilé de chagrin et d'affection que personne ne peut voir, puis dans un soupir résigné il finit par s'écarter et se tourner vers le jeune Teru qui semble ahuri de l'attention que lui porte l'homme.
-Mais tu peux venir. Approche, Terukichi.
Il semblait y avoir un tel recueillement dans le moindre des gestes de Teru qu'il donnait l'impression de pénétrer dans l'enceinte d'un sanctuaire, approchant le tombeau d'un souverain vénéré et déifié duquel la prospérité de l'humanité dépendait.
-L'on m'a dit qu'il avait prononcé mon nom. Cela peut paraître idiot, mais savoir cela m'a perturbé bien plus que je n'aurais pu l'imaginer. À cause de cela, j'ai ressenti le besoin de le voir. Ce que l'on m'a raconté m'aurait hanté sans plus de fin, sinon. Ce garçon... Lorsque je regarde l'état dans lequel il se trouve, je ne peux pas croire que mon nom soit sorti de ses lèvres.
-Et des larmes de ses yeux, a murmuré Asagi. 

Terukichi s'approche du lit et penche son visage au-dessus du garçon avec une telle lenteur qu'il donne l'impression de craindre de le heurter. Les grands yeux brillants de Terukichi examinent cette frimousse sage, portrait de séraphin aussi proche dans l'espace qu'il est éloigné dans son esprit. Ce visage-là, se dit Terukichi, inspire inéluctablement la tendresse et pourtant, il n'ose pas déposer ses lèvres sur ce front qu'il craint de trouver froid.
-Cette personne qui s'appelle Teru, dans le fond, peut-être que Sui l'a rêvée, vous ne croyez pas ? Il a rêvé d'une personne répondant au nom de Teru et parce que dans son rêve, cette personne l'a sauvé, il a regretté ensuite que cette personne ne vienne jamais. Il a regretté que cette personne n'existe pas. À mon avis, Sui ne dormait plus au moment où il a prononcé ce nom.
-Si Sui était capable de faire la différence entre un rêve et la réalité, alors il se serait réveillé depuis longtemps, tu ne crois pas ? Il est évident que Sui dormait lorsqu'il a prononcé ce nom.
-Alors, il n'a qu'à se réveiller, si vraiment il désire le voir.
-Pardon ?

Les pupilles de Terukichi tremblotaient comme les flammes d'un chandelier soumise au souffle malicieux du vent d'hiver qui filtre à travers les volets clos.
Et c'est peut-être ce vent d'hiver intérieur qui rendait à la fois hésitant et glacial le regard que Terukichi vrilla alors sur un homme décontenancé par un tel revirement d'état d'âme.
-Si cette personne n'est que le fruit de ses rêves alors, Sui ne se réveillera jamais car la peur de la désillusion au moment où il ouvrira les yeux est bien trop grande ; cette personne qui l'a sauvé dans ses rêves n'existe pas et lui, que deviendra-t-il ? Mais vous pensez que cette personne existe, Asagi, alors si tel est le cas, dites-moi pourquoi Sui, qui semble avoir tant envie de la voir, ne fait pas l'effort de se réveiller pour accomplir ce souhait ?
-Mais, Teru, si les personnes dans le coma pouvaient réellement choisir, tu penses bien que...
-Mais lui, il peut choisir. La vie ou la mort, c'est un dilemme cornélien par lequel il est tiraillé depuis plusieurs mois et cela, je le sais Asagi, je le sais parce que Sui, en se jetant de cette fenêtre, avait fait semblerait-il le choix de mourir seulement, ne voilà-t-il pas que ce garçon balance toujours entre la vie et la mort depuis tout ce temps ? S'il avait vraiment voulu mourir, Asagi, alors il serait mort dès le premier jour. Mourir, il n'y a rien de plus facile à accomplir quand c'est ce que l'on a décidé. Mais voyez-vous, Sui est toujours là, il respire, son cœur bat et son cerveau rêve, et lui, il pleure, et lui, il parle même. Mourir, voilà qu'il l'aurait fait depuis longtemps si vraiment il y était décidé mais voyez-vous, il semblerait que quelque chose retienne ce garçon sur Terre presque malgré lui, et ce quelque chose porte peut-être le même nom que moi. Alors dites, Asagi, si cette personne pour qui il a pleuré existe réellement, il n'en tient qu'à Sui de se réveiller pour pouvoir la voir. Parce que qui que soit ce Teru, moi je crois que venir voir un ange entre la vie et la mort est bien au-delà de la capacité d'émotions de bien des personnes.


 
 
 
 



-Tu n'as pas à te sentir embarrassé.
Dans un pâle sourire de remerciement, Terukichi a saisi la tasse de thé fumant que lui tendit Asagi avant de s'asseoir confortablement sur le lourd fauteuil de cuir rouge, en face de lui.
-C'est que, ce n'est pas tous les jours qu'un élève est invité à prendre le thé chez le directeur de son école, vous ne croyez pas ?
-Mais en dehors de l'école, je ne suis plus un directeur.


Après tout, ça a toujours été comme ça, a pensé Teru en hochant la tête d'un air assenti. Les gens changent de personnalité suivant le lieu où ils se trouvent et les personnes auxquelles ils sont confrontés.
-Je me demande, a déclaré le garçon en reposant sa tasse trop chaude devant lui, s'il est vraiment utile que Yuki se sente coupable quant au sort de Sui.
-Qu'est-ce que tu veux dire ?
-C'est évident, non ? Ou bien Yuki est coupable de l'acte regrettable qu'a commis Sui, et dans ce cas ses remords ne cherchent qu'à se donner bonne conscience et peut-être, avec de la chance, à s'attirer la compassion des personnes naïves telles que Kisaki. Ou bien Yuki n'est en rien responsable de la tentative de suicide de Sui et auquel cas, ses remords ne feront que le tuer à petit feu sans que cela n'arrange rien pour personne.
-Je pense au contraire qu'il est bon que Yuki éprouve des remords, si tant est qu'ils puissent être sincères. Parce que même s'il n'a peut-être pas voulu en arriver là, il est évident que la valeur de la vie...
-La valeur de la vie n'est pas une évidence.

Asagi s'est tu. Son regard noir et profond confronté au regard clair et assuré de Teru semblait ne pas pouvoir faire le poids, et c'est dans un curieux sentiment de déréliction que l'homme s'est résigné comme il lui semblait qu'un poids intense pesait sur ses épaules.
-Je dis la vérité, Asagi. La vérité des êtres Humains. La particularité de l'évidence est d'être sue de tout le monde, n'est-ce pas ? Or ce n'est pas le cas pour la valeur de la vie qui est bien souvent dénigrée ; voilà donc la preuve qu'elle n'est pas une évidence.
-Mais ne crois-tu pas que ceux qui dénigrent la valeur de la vie ne le font que dans le seul but de tirer profit de la vie des autres, et tant pis si pour cela ils doivent la gâcher, en prétextant que ça n'a pas d'importance ?
-Ils sont infiniment nombreux à le faire, Asagi ; bien plus que certains ne voudraient le croire, mais ne venez-vous pas d'appuyer mes dires ? Ceux qui mentent dans le seul but de se disculper quand ils jouent avec la vie d'un autre pour en tirer profit, ce machiavélisme-là prouve que leur propre vie n'a nulle valeur puisque, de par le simple fait d'exister, ils répandent autour d'eux bien plus de mal que de bien.
-Alors, Teru... En disant cela, tu dis faire partie de ceux qui pensent que la valeur de la vie n'est pas une évidence, n'est-ce pas ?
-La valeur de la vie d'un être humain est une évidence quand cet être n'aspire qu'à répandre le bien et le bonheur autour de lui. Quant aux autres, Asagi, je pense qu'ils n'ont d'autre droit que celui de mourir, tout comme vous le pensez en ce qui concerne Yuki, je me trompe ? La valeur de la vie est subjective, Asagi. En rien elle n'est une évidence. Ceux qui répandent le mal en prétextant que la vie des autres n'a pas assez de valeur pour que l'on en tienne compte se trompent, car ce sont eux-mêmes qui n'ont nulle valeur, quant à ceux qui respectent la vie des autres autant que la leur, ceux-là même devraient être immortels. Vous êtes comme moi, Asagi. Vous voulez la mort de celui en qui vous voyez le mal, parce que vous avez voulu la vie de Sui comme en lui vous avez vu le bien. Ne me dites pas que j'ai tort.
-Mais non, tu n'as pas tort.

Asagi s'était mis à mollement tourner la petite cuillère d'argent dans la tasse de thé avant de réaliser, un peu déconfit, qu'il s'agissait de celle de Teru et qu'il tenait sa propre tasse dans sa main depuis une dizaine de minutes déjà. Était-il indifférent ou n'avait-il pas remarqué, en tout cas Teru n'a pas réagi face à cette incongruité et c'est en reprenant son assurance qu'Asagi a ajouté d'un ton grave :
-Je ne pense pas que tu aies tort, et d'ailleurs, il est bien plus logique et responsable de penser que toutes les personnes qui nuisent de manière consciente et volontaire aux libertés et aux bonheurs d'autrui devraient disparaître de la surface de la Terre... Mais c'est parce qu'une telle chose est impossible que la Terre est toujours restée la Terre sans jamais avoir pu même frôler le Paradis.
-Je me demande...
Teru a laissé ses paroles en suspens, la bouche ouverte sur des mots restés figés dans ses pensées, et ses yeux dans le vague semblaient fixer une réalité qu'il était le seul à voir au milieu de son esprit tourmenté.
-Je me demande, a-t-il fini par reprendre d'une voix monocorde, si là n'est pas la raison pour laquelle nous, êtres humains, sommes mortels. Mais oui, Asagi, c'est évident, n'est-ce pas ? D'après vous, quelle est la différence fondamentale entre les Anges et les êtres humains ?
-Eh bien... l'immortalité des uns et la mortalité des autres, a supposé Asagi dans un rire qui masquait son malaise.
-Non ! Cela, c'est la conséquence, mais réfléchissez, Asagi ! La différence fondamentale entre les Anges et les Humains est que les premiers sont heureux et répandent le bonheur, quand les seconds répandent le malheur autour d'eux et mènent une vie plongée dans la tristesse, la méfiance et la peur ! Et c'est cela qui les empêche de vivre à jamais, Asagi, parce que les Hommes sont bien trop orgueilleux, égoïstes et cruels pour envisager le bonheur des autres en même temps que le leur, ils ne seront jamais capable de construire un véritable bonheur. Pour cette raison, Asagi, parce qu'en réalité, l'être humain ne connaîtra jamais le bonheur ni la paix, il est destiné à mourir. Parce qu'une vie éternelle faite de chagrin, de désespoir et d'angoisse équivaudrait tout simplement aux flammes éternelles de l'Enfer.
-Alors, d'après toi...
-C'est pour cela qu'Aoi a dit que Sui allait inexorablement mourir.


Était-ce cette résignation qu'il avait sentie dans sa voix, ou la déréliction certaine qui couvrait d'une ombre vacillante les yeux ternis de Terukichi, Asagi ne pouvait le dire, mais ce qu'il savait alors était qu'il se surprenait à sentir en lui naître comme la douce flamme d'un sentiment paternel. Terukichi lui d'ordinaire si fier, Terukichi lui d'ordinaire si fort, Terukichi qui prônait les vertus de la raison et de l'intelligence, voilà maintenant qu'il semblait se laisser submerger par une vague immense de mélancolie qui l'engloutissait au fond de l'océan. Teru est inerte, les yeux morts, il se laisse transporter sans se débattre comme s'il avait de toute façon conscience qu'il n'y avait plus rien à faire. Que lui seul ne pouvait rien faire.
-De toute façon, Sui décidera lui-même s'il doit se réveiller ou non.

Teru se mettait à parler avec une extrême lenteur, comme si prononcer la moindre syllabe lui demandait un effort physique et psychique éprouvant. Il n'avait pas relevé une seule fois le regard sur Asagi depuis que ses pensées s'étaient noyées dans cette vague intense de mélancolie, mais en parlant il avait eu ce geste, un geste étrange plein de langueur ; alors que Terukichi sombrait chaque seconde un peu plus au fond de l'océan de ses pensées, sa main s'était tendue de manière inconsciente vers Asagi qui se mit à fixer, déstabilisé, cette main ouverte et tremblante, comme si elle forçait sur elle-même pour rester suspendue dans les airs.
Troublé, Asagi a saisi sa main au creux des siennes et a constaté avec stupeur à quel point elle était froide.
-Moi, je me contente de faire tout ce qui est en mon pouvoir, mais en ce qui concerne Sui, je ne peux pas grand-chose, bien sûr.

Le temps d'un battement de paupières, et Teru semblait avoir retrouvé toute sa conscience et son énergie et lorsqu'il a remarqué sa main prisonnière dans celles d'Asagi, il n'a eu d'autre réaction que d'agrandir des yeux brillants de reproches sur l'homme qui s'empressa de lâcher sa main, confus.
-Tu sais, Terukichi, balbutia maladroitement Asagi d'un ton rauque, à ce propos, j'ai cru comprendre que tu t'étais rapproché de Yuki, je me trompe ?
-N'est-ce pas une bonne chose pour un élève que de se rapprocher de son professeur ? s'enquit innocemment le jeune homme en portant sa tasse de thé tiédi à ses lèvres.
-Ce n'est pas ce dont je te parle, Teru, rit Asagi dans son malaise apparent. Il semblerait que ce ne soit pas simplement en tant qu'élève que tu te rapproches de lui, et ce que tu dois comprendre...
-Les choses étaient destinées à devenir comme ça, Asagi.

Mais où était-elles donc passées, cette lassitude et cette mélancolie qui l'avaient submergé un instant plus tôt ? Terukichi était en face de lui, fier et assuré, qui sondait son regard avec une défiance qu'Asagi ne se sentait pas la force de relever.
-Asagi, je pensais que vous seriez au moins capable de comprendre ça, a martelé le jeune homme. Tout ce qui s'est passé entre Yuki et moi ainsi que tout ce qu'il se passera n'est que le fruit de l'évidence, vous le savez, n'est-ce pas ?
-Par évidence, est-ce que tu entends « destin » ? s'enquit prudemment son directeur qui craignait d'attiser le courroux du garçon au moindre mot.
-Par évidence je n'entends rien d'autre que « devoir ». Asagi, vous avez perdu la tête, ma parole.
Il n'y avait rien à faire pour ébranler les convictions immuables de ce jeune homme. Las et bien obligé de se résigner à la raison de son interlocuteur, Asagi s'est contenté de se renfoncer dans son fauteuil non sans un soupir excédé.
-Je comprends bien tout cela, Teru, a-t-il concédé avec bienveillance. Mais pour l'amour du Ciel, fais attention à toi. Nul n'est encore sûr de l'innocence de Yuki et si jamais il devait t'arriver malheur, je...
-N'être pas sûr de l'innocence de Yuki, Asagi, cela signifie n'être pas sûr de sa culpabilité.
Asagi est d'abord demeuré muet, interdit par cette remarque qui eut l'effet d'un coup de fouet en pleine conscience et il a dû supporter, alors, le regard espiègle et le sourire gentiment moqueur qui creusait une ombre malicieuse au coin des lèvres de Teru.
-Tout ce que je veux, Terukichi, reprit Asagi avec un ton qu'il espérait ferme, est que tu gardes bien à l'esprit les circonstances actuelles et les risques que tu encours auprès d'un homme que rien encore n'a pu innocenter, et que tant de choses pourraient suffire à désigner comme coupable malgré le fait que la Justice n'ait pas voulu faire des faits une preuve suffisante pour condamner Yuki.
-Je me disais bien qu'il était impossible que vous commenciez à le croire innocent. Après tout, ce qui est arrivé à Sui ne vous laissera jamais l'esprit libre, n'est-ce pas ?
Il jubilait. Le teint rose et les yeux scintillants, Teru jubilait en silence et, Asagi le sentait, il se faisait force pour ne pas laisser les éclats de rire s'échapper d'entre ses lèvres entrouvertes comme elles s'étiraient sur son visage radieux en un sourire qui semblait se défier de toucher le Ciel. Il jubilait et c'était troublant de voir à quel point une simple expression sur un visage pourtant si doux au regard pouvait ébranler bien plus qu'une kyrielle de mots cinglants.
-Mais vous savez, Asagi, l'esprit de Yuki non plus ne pourra pas rester libre.


« Il y a certaines personnes que j'aimerais bien mieux mortes.
Et il y en a d'autres, comme toi, que j'aime bien plus librement vivantes. »
 
L'imminence du drame était certaine. Ça n'était plus qu'une question de secondes pour que ne survienne la fin du monde, l'apocalypse, la disparition de l'espèce humaine ou du moins, de cet infime élément de l'espèce humaine qu'était Aoi qui, en ce moment-même, ne voyait plus son utilité dans le macrocosme souverain et écrasant de l'Humanité. Espèce parmi laquelle il avait vécu et qu'il regrettait un peu d'avoir connue en même temps qu'il était terrifié à l'idée de lui dire adieu.
D'un instant à l'autre, un seul mot, un seul geste, un seul regard allait signer la fin de sa vie et l'espace d'un instant, Aoi s'est demandé s'il n'eût pas mieux valu que Sui soit réellement mort pour avoir quelqu'un à rejoindre.
-Et Masahito, il est au courant ?

Aoi a relevé la tête. C'était bizarre. Trop bizarre de se trouver à quelques centimètres en face d'Uruha, séparés par le seul espace d'une petite table basse alors qu'ils étaient plongés dans la lumière impudique du grand salon, celui-là même où Uruha et Aoi avaient partagé tant de rires et de souvenirs depuis leur enfance et qui, maintenant, semblait aussi froid qu'une pièce où l'on mettait à mort un condamné.
La proximité d'Uruha n'était pas étrange en soi ; ce qui était cause de malaise pour Joyama était que, cette fois, il n'était pas protégé par cette intimité et cet anonymat sécurisants que procurait la lourde fumée ambiante du piano-bar dans lequel il amenait toujours son ami. Le fait que rien ne fût là pour le protéger et le dissimuler, se savoir à la merci du regard d'Uruha qui pouvait le sonder jusque dans les moindres détails tandis qu'ils étaient seuls, cela procurait à Aoi cette sensation de poids dans la poitrine qui lui rendait chaque parole pénible.
-Qu'est-ce que tu dis ?
-Masahito, répète Uruha avec lenteur comme pour imprimer ce nom dans l'esprit déjà torturé de son ami. Je te demande si Masahito est au courant.
-Bien sûr que non, articule Aoi qui semble sur le point de pleurer, comment est-ce qu'il le saurait ?

Il y avait cette intimidation provoquée par le sentiment d'être mis à nu sous les yeux d'Uruha qui, pourtant, ne contenaient au fond d'eux pas la moindre trace de colère mais semblaient partager la peine qu'éprouvait Aoi en ce moment-même. Et puis l'angoisse aussi de sa réaction, la réaction qui n'était pas encore venue mais qui, Aoi en était sûr, allait survenir d'un instant à l'autre car, « rester si calme dans de telles circonstances, ce n'est pas possible », pensait le jeune homme.
Non, Uruha faisait seulement semblant d'être calme, car il voulait garder tout son sang-froid pour mettre son ami en confiance, mais c'était inévitable ; d'un instant à l'autre toute l'horreur de la situation allait lui sauter aux yeux et alors, Uruha éclaterait, peut-être de rage, peut-être de haine, peut-être en sanglots aussi, mais que le jeune homme ne conserve son calme habituel même après avoir appris, c'était juste inconcevable. Car si Uruha devait ne pas réagir, il semblerait à Aoi qu'il n'existe aucune frontière entre la force de l'esprit et l'indifférence totale.
-Il pourrait être au courant, articulait Uruha avec cette même lenteur en le regardant fixement, parce que Masahito est le premier concerné, tu ne crois pas ?
-Mais tu te trompes, Uruha, le premier concerné, c'est...
-Réponds-moi.

Une question brûle les lèvres d'Aoi et torture son esprit. « Est-ce que tu me hais ? Ou est-ce que tu es déçu ? » Il voudrait le demander mais il ne peut pas, il a bien trop peur de blesser la pureté de sentiments peut-être demeurée encore intacte d'Uruha, mais il a bien trop peur de se blesser lui-même si jamais Uruha devait répondre par la positive. Maintenant, Uruha était à la fois la pire crainte et l'unique espoir de Joyama.
-Je viens pourtant de tout t'expliquer, Atsuaki, fit-il d'une voix pitoyable. Masahito... Il ne s'en souvient pas, parce que c'était son...
-C'était « son » but, à lui, tranche Uruha. Mais dis-moi, Aoi, tu crois vraiment que Masahito, il a vraiment pu tout oublier comme si c'était aussi facile ?


Son regard était glacial. L'adolescent impassible, l'adolescent câlin, l'adolescent alangui, l'adolescent las, tout cela n'était plus que des souvenirs et pour la première fois, Aoi voyait devant lui un être humain tout autre que celui qu'avait toujours été son meilleur ami. À moins que ce ne fût enfin le véritable Uruha qui apparaissait devant ses yeux. Uruha, la personnalité qui ne se révélait que dans des cas extrêmes ?
-Jui a cru que ses désirs étaient des ordres, mais il est plus vrai de dire que ses délires sont désordre.
Aoi ne savait que répondre. Juger si Uruha lui en voulait ou non lui semblait impossible, mais c'est parce que la crainte de devoir vivre à jamais avec ce doute lui était insoutenable qu'il a demandé, le cœur battant :
-Sois sincère, Uruha. Dis-moi si tu me méprises.

Silence. Uruha a les coudes appuyés sur la table, les bras croisés, et alors que son ami ne se trouve qu'à quelques centimètres en face de lui, c'est comme s'il avait cessé de le voir. Ses yeux sombres parcouraient lentement la pièce, étrangement comme si là le jeune espérait trouver une réponse à la question de son interlocuteur. Il avait peut-être effectué dix, vingt fois le tour de son salon du regard, une moue lasse sur ses lèvres, avant de se résigner et, étirant longuement ses bras engourdis, Uruha a lâché dans un soupir :
-Je ne peux pas haïr le fruit empoisonné qu'a donné un arbre pourri. Celui qu'il faut haïr, ce n'est toujours que celui qui a laissé pourrir cet arbre.


-Monsieur Yamazaki, vous avez de la visite.
Un grommellement étouffé s'est fait entendre de sous les draps et c'est avec une extrême lenteur que Masahito est réapparu, le teint pâle, ses cheveux blonds embroussaillés comme des rayons de soleil dressés en bataille sur son crâne endolori par un sommeil trop fructueux.
-Faites-le entrer, s'il vous plaît, Madame.
À moitié endormi encore, Masahito n'a vu à travers ses yeux entrouverts qu'une silhouette vers laquelle il tendit mollement ses mains, un pâle sourire éclairant faiblement son visage.
-Aiji, vous m'avez manqué. Mais il est tôt...
-Bonjour, face de soleil.

Mais ce n'était pas la voix d'Aiji. Masahito a frotté à la manière d'un enfant ses yeux fatigués avant de les écarquiller, ahuri, sur Uruha qui s'approchait de lui non sans ce sourire tendre et apaisant que lui seul était capable d'offrir quand ce n'était pas de la tristesse qui se lisait sur son visage.
-Pour être honnête, je ne trouve pas que tu aies l'air en forme, commente le nouveau venu en venant s'asseoir au bord du lit.
-Je ne pensais pas... que vous viendriez me voir, balbutie son ami, confus.
-Parce qu'il n'est pas jugé bon que tu reçoives trop souvent des visites, tu sais ? Tu devrais le dire à ton infirmier tant chéri mais je crois qu'il n'est pas prêt à te laisser tomber.
-Alors, pourquoi es-tu venu, Uruha ? À neuf heures du matin, et de surcroît nous sommes lundi, tu devrais être en cours, dis.
-Oui, mais les cours ne sont pas aussi importants que toi.
-Peut-être, marmonne l'adolescent qui sent le rose monter à ses joues, mais dans ce cas tu aurais pu venir hier au lieu de...
-En fait, il y a une chose que je dois absolument te dire.

Il y avait ce petit sac noir en bandoulière qu'Uruha portait et dans lequel il se mit à fouiller ardemment sous le regard intrigué de Masahito, avant d'en sortir un minuscule objet que le jeune homme tendit sous ses yeux, l'air grave.
Le regard de Maya est passé de sa main au visage d'Uruha, du visage d'Uruha à sa main, et ce à plusieurs reprises jusqu'à ce que le garçon ne détourne les yeux, embarrassé par le silence d'Atsuaki qui semblait attendre quelque chose.
Mais même sans plus la regarder, l'image de cette gélule qu'Uruha présentait au creux de sa paume lui était bien trop évocatrice pour qu'il puisse s'empêcher d'y penser.
-C'est une sorte de drogue, dis-moi ? Je n'en ai jamais consommé de pareille. Mais ne présente pas ce genre de chose à ma vue alors que je suis ici-même pour me soigner de cette addiction qui finira par me tuer si je...
-Est-ce que tu sais les effets que peut avoir cette simple gélule si tu la consommes diluée dans de l'alcool ?

Uruha cherchait-il donc à le culpabiliser ou à lui faire la morale, à lui qui était déjà tombé bien assez bas pour réaliser et souffrir seul du tort qu'il avait eu à se laisser tomber dans le piège infernal de la dépendance ? Son ami était-il donc venu dans le but de lui remuer le couteau dans la plaie, de lui montrer à quel point il était misérable et méprisable ?
Des larmes de colère et d'amertume naissaient dans les yeux de Masahito qui, pourtant, ne lâcha pas du regard le visage de son ami qui présentait toujours cet air aussi grave et empreint d'impatience.
-J'ai connu des effets secondaires de la drogue bien plus nombreux et terribles que tu ne peux l'imaginer, Atsuaki, articula-t-il malgré sa gorge serrée.
-Tu les connais sans doute dans la théorie, Masahito, je n'en doute pas une seule seconde, seulement vois-tu, il semblerait parfois que ce soit la pratique qui t'échappe.
Masahito l'a considéré comme s'il avait devant lui un fou, comme il se demandait comment était-il possible d'entendre son ami proférer de pareilles absurdités quand il savait parfaitement que la pratique était ce que Maya connaissait le mieux dans le domaine pervers de la drogue. Et il allait rétorquer, amer, mais comme s'il avait lu dans ses pensées, Atsuaki l'a devancé :
-Tu ne te souvenais pas quand ni comment est-ce que tu as commencé à sombrer dans la spirale de la drogue, n'est-ce pas, Masahito ? Mais il n'y a rien de plus normal si l'on sait que ce n'est pas de toi-même que tu as commencé à en consommer.

Des rides d'inquiétude se sont creusées sur le front de Masahito comme en même temps, il sentait dans son crâne la brûlure de braises incandescentes comme des cendres de souvenirs qui, insidieusement, se ravivaient au fond de son inconscient.
-Que dis-tu, Atsuaki ? Ce que tu racontes... cela n'a aucun sens.
-Mais que tu ne saches même pas quand ni comment ni pourquoi tu t'es jeté dans cet abîme est bien plus insensé que cela, Maya. Du moins, ça le semblait pour tout le monde, ainsi que pour moi, jusqu'à ce que je n'apprenne que tu ne t'es jamais jeté dans ce gouffre. Masahito, en réalité, c'est quelqu'un d'autre qui t'y a poussé.
-Tu mens, Atsuaki.
-Oh, je ne mens pas et vois-tu, dans le fond je reste persuadé que toi-même sais parfaitement que je ne fais que dire la vérité.


« Et alors ? Même si c'est la vérité, crois-tu vraiment qu'il soit utile que tu viennes me la dire ? Crois-tu vraiment qu'il te faille me rappeler une vérité que j'ai oubliée alors que tu devrais savoir, aussi, que si je l'ai oubliée c'est que je n'en avais pas d'autre choix ? Tu le sais, Uruha. Tu le sais comme je le sens, si j'ai oublié la vérité alors, cela ne peut vouloir dire qu'une chose, Atsuaki : la vérité, c'est qu'elle est inavouable. Et pour cette raison, personne et surtout pas moi ne devait la connaître.»

 
Quelques mois plus tôt.




Maya a eu un haut-le-cœur. Dans son sursaut, il s'en était fallu de justesse pour qu'il ne recrache sur le goudron tout ce qu'il venait d'ingurgiter. Dans un râle de dégoût, il a essuyé d'un revers de manche son menton trempé et a fixé non sans aversion la petite bouteille maintenant vide qu'il tenait dans cette main tremblante. Cette bouteille que Joyama lui avait tendue un instant plus tôt, lui intimant de boire comme la voix rauque de Masahito, la voix de quelqu'un qui a la gorge sèche, l'avait inquiété au point qu'il n'insistât tant pour que le garçon n'accepte cette bouteille et en avale le contenu.
Aoi lui avait conseillé de boire -mais peut-être l'y avait-il en fait forcé- parce qu'au son de sa voix il avait cru sa gorge si sèche qu'il en était devenu soucieux comme si, d'un instant à l'autre, Masahito pouvait s'effondrer sous le coup de la déshydratation. Mais il n'avait pas eu soif, Masahito, et si sa voix était si rauque c'était parce que les émotions qui l'avaient submergé alors l'avaient empêché de mettre dans l'ordre ses pensées et de les exprimer d'un ton clair.
Non, Masahito n'avait pas soif et bien trop de pensées obnubilaient son esprit pour qu'il se soucie seulement de ce que son corps pouvait ressentir. Mais au moment où, sous les regards oppressants de l'insistant Joyama et du silencieux Jui, il avait lentement laissé couler le liquide entre ses lèvres, c'est alors, lorsqu'il a compris à ce goût amer que ce n'était pas de l'eau que contenait la bouteille, qu'il s'est mis à la vider d'une seule traite. Et à chaque gorgée, il avait l'impression que le liquide le nettoyait des doutes et des angoisses dont il était sous l'emprise depuis l'instant où, alors qu'il passait devant les vestiaires, il avait cru entendre...
Il lui semblait que toute l'amertume de l'alcool avait envahi son corps et Maya réprima à temps ce soubresaut qui lui faillit faire régurgiter tout le liquide dont il avait empli ses organes et sa conscience. Cela avait toujours été ainsi, l'alcool ne lui procurait que du dégoût mais, à cet instant-là, il savait que s'il n'avait pas tout avalé pour noyer sa conscience dans les vagues étourdissantes de ce poison insidieux, ce qu'il avait entendu alors venant de ces vestiaires n'aurait jamais pu déserter sa mémoire.
-Joyama...

Masahito s'est retourné mais devant l'enceinte de l'établissement, il n'y avait plus personne. D'un pas mal-équilibré il s'est mis à trotter au milieu de la rue, baladant son regard de parts et d'autres, mais il ne s'est trouvé confronté qu'à une route étroite, dont l 'horizon semblait inatteignable, bordée de ces rangées de bâtiments blancs qui procurèrent à Maya ce sentiment angoissant de se trouver ceint par des murs d'hôpitaux desquels il ne pourrait plus s'échapper.
Mais je suis dehors, s'est répété Maya pour se rassurer, je suis dans cette rue et il n'y a pas d'hôpital, je suis libre, je peux aller où je veux, il n'y a pas d'hôpital, mais seulement...
Seulement, il a l'impression qu'au final, l'hôpital était le lieu où il devrait se trouver en ce moment-même.
-Joyama...
Il sait bien que Joyama est parti aux côtés de Jui et qu'il est déjà bien trop loin pour l'entendre. Il est parti comme un voleur, sans même un au revoir, pas même cette tape amicale à l'épaule que Joyama avait l'habitude de donner à son camarade chaque soir où ils se quittaient à la fin des cours.
-Joyama...

Il ne sait même pas dans quelle direction son ami a bien pu partir mais Maya se met à courir, le cœur battant, tentant désespérément de rattraper le seul qui pourrait le soutenir, le seul qui pourrait le comprendre. Le seul qui, peut-être, consentirait à finir par lui dire la vérité... La vérité ? Mais quelle vérité, à propos de qui, de quoi ? Maya a la tête qui tourne, l'air qui passe dans ses poumons lui semble être une tornade glacée, un blizzard vaporeux, un cyclone qui naît insidieusement à l'intérieur de lui pour croître et grandir encore, encore, s'étendre tout autour de lui pour l'enfermer et le garder prisonnier dans l'œil du cyclone.


Oui, Maya s'en rend compte, ses yeux le voient, la tornade s'est développée à toute vitesse et voilà que déjà, elle est en train d'envelopper la rue, bientôt, c'est toute la ville qu'elle enfermera en son sein et tout autour de lui Maya voit les bâtiments, les panneaux, les lampadaires, les poteaux électriques, les arbres et même les nuages, oui, surtout les nuages, qui tourbillonnent de plus en plus vite et bientôt, à la vitesse de l'éclair, s'entremêlent et se confondent en un seul et même tas de couleur bleu-gris. C'est la couleur de la tornade géante, plus rien n'existe, le monde a disparu ou plutôt, chacun de ses éléments jusque dans les moindres détails se sont réunis pour ne former plus qu'un seul tout, opaque et homogène, puissant et sinistre, tout a disparu, tout n'est plus rien que cette entité gris-bleu qui tournoie autour de lui. Et Maya a la tête qui tourne, Maya a le souffle pénible, Maya halète, ses yeux brûlent comme si cette entité bleu-gris n'était devenue plus que fumée et alors, Maya se retourne, Maya cherche quelque chose dans cette uniformité désolante, Maya cherche mais il ne sait plus quoi, Maya attend mais il a oublié qui, Maya a la gorge sèche, oui, vraiment sèche malgré tout le liquide ingurgité quin lui pèse encore dans l'estomac.
-Joyama.
L'entité gris-bleu a disparu. Maintenant, tout autour de Maya, il n'y a rien que du noir total, c'est ce noir qui l'entoure, c'est ce noir qui le porte de sous ses pieds, c'est le noir alors bien sûr qui le touche, qui referme ses mains moites autour de ses poignets, et c'est le noir qui lui parle, oui, Masahito entend la voix du noir qui lui dit :
-Ne parle plus.

Ce n'est pas que Masahito ressent le désir de désobéir, mais enfin, il se sent tellement soulagé que, même devenu aveugle, il ne peut qu'éprouver de la reconnaissance envers le jeune homme qui est venu à son secours.
-Merci, Joyama.
Mais ce n'est pas Joyama qui le tient péniblement dans ses bras alors qu'il se laisse dominer par son propre poids. Ce n'est pas Joyama qui lui murmure des paroles enfiévrées et douces dans le but de le rassurer. Ce n'est pas Joyama qui passe cette main humide et tiède sur son visage en sueur, non, ce n'est pas celui qu'il attendait, mais c'est aveugle et ignorant que Masahito s'effondre, inconscient.
 


-Masahito ne sait rien, Uruha, pourquoi est-ce que tu viens me voir après tout ce temps ?
Depuis le début, Jui attendait le moment où la colère parfaitement dissimulée dans les traits impassibles figés sur le masque d'Atsuaki exploserait enfin et viendrait faire brûler sa haine sur le visage du jeune homme, lui qui se fendait d'un sourire qui semblait contenir à lui seul plus de mal que tous les crimes du monde.
Oui, Jui ne faisait qu'attendre avec jubilation le moment où enfin, Atsuaki perdrait son si précieux sang-froid pour laisser éclater sa faiblesse contre lui. Pourtant, le garçon restait là figé en parfait maître de lui-même, et être maître de soi, a fini par penser Jui non sans une pointe d'angoisse, c'était peut-être le premier pas à franchir pour devenir maître du monde.
Les regards noirs d'Atsuaki demeureraient à jamais le seul châtiment que Jui recevrait de sa part. Parce que dans le fond, il ne valait peut-être pas mieux qu'un peu de mépris distillé sur un fond d'indifférence.
-C'est toi qui ne sais pas, Jui. Tu ne sais pas que Maya sait.
-Il le sait parce que tu lui as raconté ce que Aoi lui-même t'a raconté ! Masahito « sait » seulement, Atsuaki, mais il ne se « souvient » pas, pour la simple et bonne raison qu'il ne peut pas se souvenir ! Pas si facilement ! Atsuaki, Maya sait mais tant que Joyama ne pourra fournir aucune preuve de ce qu'il t'a avancé, il arrivera la même chose qu'il est arrivée à Yuki ; je ne serai pas puni ! Jamais, Atsuaki, je ne laisserai personne me punir pour ce que j'ai fait et jamais ta parole ou celle de Joyama n'aura la moindre valeur tant que Masahito se contentera seulement de savoir sans se rappeler !
-Masahito pourrait ne jamais réellement se souvenir, Jui, mais toi, est-ce que ça te convient vraiment de vivre tout en sachant que tu es le mal ?


Il n'avait pas prévu cette question. En réalité, il ne se l'était jamais posée de manière consciente, peut-être par cécité, peut-être par manque de courage.
Mais après tout, c'était sans doute de ce manque de courage que venait cette cécité.
-Après qu'il ait avalé tout cet alcool dans lequel tu avais dilué cette drogue, Jui, Masahito a été transporté à l'hôpital comme il s'est évanoui... Le matin de son réveil, Maya ne se rappelait pas de la veille, mais toi, tu te souviens bien, pas vrai ?
-Bien sûr que je me souviens, a craché Jui avec mépris qui ne pouvait dissimuler sa rage face à cette compassion condescendante d'Uruha. Si je ne m'en rappelais pas, crois-tu que j'aurais fait tous ces efforts jusqu'ici ? Crois-tu que j'aurais continué à fréquenter Masahito dans le seul but de m'assurer que le seul souvenir qu'il avait gardé de moi était celui de ce gentil camarade de la classe supérieure qui, de temps en temps, vous agaçait un peu parce qu'il venait vous voler Sui pour avoir le privilège de passer du temps seul avec lui ?
-Mais est-ce que passer du temps en ta compagnie était un privilège pour Sui aussi ?

Jui a senti la colère le gagner, lui qui était certain de détenir le pouvoir jusqu'à présent, mais lorsqu'il a réalisé le chagrin pur qui était sur le visage d'Uruha comme un lourd nuage noir venant cacher la lumière du soleil, Jui a senti sa haine disparaître et avec elle, son pouvoir s'échapper définitivement d'entre ses mains.
-Dis, Jui... Je me demande si la confiance aveugle que tu témoignes envers Aoi vient de l'orgueil dont tu es pourri à croire que tout t'est naturellement dû, ou bien s'il vient d'une amitié profonde que tu éprouverais à son égard.

Uruha ne le regardait plus. Son regard terne semblait fixer un horizon vague à travers la fenêtre d'où n'apparaissaient que des monstres d'immeubles qui semblaient n'être là que pour obstruer pernicieusement l'éclat du soleil.
-Atsuaki, si tu crois que ce que j'ai fait est mal, je...
-Si ce n'était que de l'orgueil, Aoi serait très malheureux, tu sais. Enfin, je dis cela mais dans le fond, je suis incapable de me souvenir du dernier jour où j'ai pu le voir heureux.
« Parce que tu crois que tu as l'air heureux, toi ? »

Les mots n'avaient pas pu franchir les lèvres de Jui qui s'est contenté de demeurer impuissant au moment où Uruha a reporté son regard sur lui et qu'il a vu ses yeux humides.
-Combien de fois est-ce que tu lui en as fait ingurgiter avant que Maya n'apprenne à se fournir seul ? Jui, vraiment, je ne comprends pas... Cette voix que Masahito avait entendue en provenance des vestiaires, à qui appartenait-elle pour que tu juges indispensable de lui faire consommer de la drogue à son insu dans le seul but de la lui faire oublier ?
Mais Jui ne répondait pas et de toute façon, Uruha n'attendait pas de réponse.
C'est pour cette raison que sans juger utile de lui adresser un mot d'adieu, le jeune homme a tourné les talons et sans plus attendre s'est éloigné vers la sortie, chargé seulement de son cœur aussi vide que son regard.
-Qu'est-ce que ça peut bien me faire, dis ? a fait la voix de Jui d'où ne sortait plus nulle colère. Toi, tu penses peut-être que je devrais mourir comme je suis le Mal, et tu as sans doute raison, mais moi, Atsuaki, je ne peux pas me résigner à mourir alors quoi qu'il arrive, je vous défierai, toi et tous ceux qui se mettront sur mon chemin, et qu'importe qu'ils soient innocents.

 
 
 
 
Atsuaki s'est retourné, lentement. Cet adolescent au visage si doux immobilisé sur le seuil de la porte, Jui avait l'impression qu'il le verrait éclater en sanglots d'un instant à l'autre. Mais peut-être que le chagrin intérieur d'Uruha pesait bien trop lourd pour qu'il puisse en plus contenir des larmes.
-Le Mal n'est pas obligé de mourir parce qu'il est le Mal, Jui. Le Mal, il peut décider de devenir simplement quelqu'un d'autre ; ou plutôt, en ce qui te concerne, devrais-je dire redevenir lui-même.


Il lui fallait trouver quelque chose à dire. Un mot, un cri, n'importe quoi qui pût retenir son attention et l'empêcher de disparaître définitivement de sa vue. Jui voudrait courir rattraper Uruha mais c'était comme si, en faisant cela, il lui prouvait toute sa faiblesse.
-Uruha, à trop t'occuper des autres, tu vas finir par t'oublier toi-même.

Jui savait pourtant dès le début qu'Atsuaki trouverait indubitablement quelque chose pour le contredire. Il le savait et pourtant il a prononcé ces mots, car peut-être dans le fond, qu'Uruha le contredise encore et encore était ce dont il avait le plus besoin en cet instant-même.
-C'est tout le contraire, Jui. Parce que si je rappelle des moments heureux aux autres alors, ils voudront toujours se souvenir de moi.

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