Nobody Knows - Les Beaux Yeux Clos de Sui- Chapitre Vingtième

Juliet

La nuit était étrangement fraîche, en ce beau milieu d'un mois de juin. C'est tout ce qu'a trouvé Yuki comme explication lorsqu'il a senti que, dans le noir, un corps se mouvait sous les draps et ce gracile corps que de venir se blottir contre lui. À la sensation de ce chaud contact humain, Yuki s'est raidi, silencieux, et comme il lui tournait le dos il sentait contre sa nuque le souffle régulier et tiède du garçon le chatouiller.
-Est-ce que tu dors vraiment ?
C'est un murmure qui traverse ses lèvres avant même que ces paroles n'aient eu réellement le temps de traverser son esprit. Et c'est toujours ce même souffle lent et régulier qui lui répond, le souffle sage d'un adolescent endormi. C'est le cœur ému de tendresse que Yuki se retourne et assiste alors dans l'obscurité à la vision de ce visage innocent.
-Tu m'as fait peur, idiot.

Il murmure à peine du bout des lèvres, craignant trop de réveiller ce petit démon que le sommeil a calmé. Et dans un geste délicat, Yuki dépose ses lèvres sur l'épaule nue du garçon qui se soulève au rythme de sa respiration. Puisse un corps doux et enchanteur au regard être la gangue dorée d'une âme rouillée par le machiavélisme ? Impossible de croire une chose pareille pour Yuki dont le souvenir d'un Teru manipulateur et arrogant s'éloigne au fur et à mesure qu'il se laisse subjuguer par le spectacle de ce corps à demi-nu caché sous les draps ; les siens. Des draps blancs qui ne semblent là que pour mettre en exergue la pureté de son âme, la vraie, une âme de chérubin qu'il cache derrière une intelligence malicieuse, et derrière cette insolence qui semble innée mais qui n'est que le fruit d'une peur, celle de montrer sa faiblesse, celle de dévoiler son innocence.
L'innocence a toujours été la première à attirer le mal, pense Yuki, et voilà pourquoi Terukichi ne peut faire preuve d'aucune innocence. Seulement, c'est bien l'innocence à l'état pur qui ressort et se montre au grand jour quand, pourtant, la nuit enveloppe le monde et que le garçon se perd dans un sommeil sans fond, laissant sa conscience lui échapper pour laisser resurgir à la surface son moi le plus profond et le plus précieux, tel un trésor sans prix qu'il aurait enfoui là où personne ne pouvait le trouver.
Personne, sauf peut-être celui qui avait l'honneur et le bonheur indescriptibles de le regarder dormir comme Yuki le faisait inlassablement en ce moment même.
Et puis, un mouvement léger, la forme sous les draps qui se meut à nouveau, lascive, et un gémissement ensommeillé qui se fait entendre dans le noir avant que Yuki ne voie les yeux de l'adolescent s'ouvrir sur son visage hébété.
-Je suis désolé, balbutie l'homme dans sa décontenance. Est-ce que c'est moi qui t'ai réveillé ?
-Tu dis cela en pensant que j'aurais pu sentir, par-delà mon sommeil, avec quelle insistance et fascination tu m'observais ?

S'ils n'avaient été plongés dans l'obscurité, il ne fait nul doute que l'adolescent aurait vu le visage de l'homme pâlir sous le coup de la honte.
-Alors, tu ne dormais pas ?
-Tu sais, Yuki, je ne pouvais pas dormir.
-Ce n'était pas qu'une impression alors, a conclu l'homme. Je me disais bien qu'il faisait étrangement froid. Terukichi, tu aurais dû me le dire, je t'apporte tout de suite une autre couverture.
Mais au moment où il s'est levé, Yuki a senti une main se refermer autour de son poignet et l'homme s'est raidi, avant de se retourner vers l'adolescent allongé qui le suppliait du regard.
-Ce n'est pas cela, Yuki. Mais tu sais, je me sentais coupable.
-Coupable ?

Une douleur indescriptible scintille dans les yeux de Teru comme deux reflets de cristal dans la nuit, et c'est le cœur contrit que Yuki vint se rasseoir à ses côtés, ouvrant naturellement ses bras à l'adolescent qui vient s'y blottir. Tenir toute cette fragilité et cette douceur au creux de son étreinte, savoir qu'il s'était vu offrir ce trésor si précieux entre ses mains, cela a semé la panique au fond du cœur de Yuki comme il s'est senti criminel, alors, de détenir le pouvoir de blesser cet être tout comme ceux qui sont aimés de manière pure l'ont. Capable, s'il le voulait, de briser ses espoirs et son cœur de la même manière qu'il avait brisé sans le vouloir ceux de Sui.
-Je me sentais coupable, Yuki, parce que j'avais un peu peur.
-Peur ? Terukichi, est-ce moi dont tu as peur ?
Terukichi a levé le visage vers lui, plongeant ses yeux dans les siens avant de les détourner honteusement comme s'il craignait qu'à travers ce regard, Yuki ne puisse sonder un secret qu'il tenait à garder cacher.
-C'est que, a balbutié Teru d'une voix rauque, je ne suis pas préparé à cela, tu sais.
-Mais de quoi est-ce que tu parles ?
-Ce que je dis, Yuki, c'est que je n'ai encore jamais fait l'amour.

Parce que ces mots avaient plongé Yuki dans un silence hébété, Teru s'est collé plus fermement à lui, entourant le cou de l'homme de ses bras nus pour venir déposer sa joue sur son épaule.
-Mais je t'ai rencontré depuis, Yuki, et je suis tombé amoureux de toi.
Un rire gêné a échappé au contrôle de Yuki qui, dans son malaise, a non sans délicatesse repoussé l'adolescent pour mieux lui faire face.
-Enfin, Terukichi, qu'est-ce que tu racontes ?
-Je devrais te retourner la question, Yuki, pourquoi est-ce que tu réagis de cette manière ? Tu me regardes comme si j'étais devenu fou, mais n'est-ce pas normal de vouloir faire l'amour avec la personne que l'on aime ?
-Ce n'est pas vrai, a-t-il soupiré en se passant une main lasse sur le visage. Je savais que je faisais une erreur en t'acceptant chez moi, Terukichi... Tu ne penses pas ce que tu dis, n'est-ce pas ?
-Alors tu penses que vouloir faire l'amour avec la personne que l'on aime est contre-nature ?
La voix désolée du garçon, son visage excédé, et le découragement qu'il semblait émaner de tout son être, tout cela a fait ressentir à Yuki une culpabilité sans nom, comme il avait blessé le garçon non pas dans son amour-propre, mais dans son amour pur et simple.
-Ce que je veux dire, Terukichi, et ce dont je t'avais pourtant déjà prévenu, est que moi, je ne suis pas amoureux de toi, a lâché Yuki, désemparé.
-Je sais bien que tu m'as dit cela, Yuki. En revanche, ce que je sais également est que tu me l'as dit sans le penser.

Silence. Les pensées de Yuki tourbillonnent dans son esprit, tornade froide qui sème le chaos à l'intérieur de lui, une guerre intestine en son creux-même que rien ne semble pouvoir calmer, pas même le baiser tendre que Teru a timidement déposé au coin de ses lèvres alors.
-Yuki, c'est justement parce que tu es amoureux de moi que tu m'as dit que tu ne l'étais pas. J'ai raison, pas vrai ?
L'homme veut répondre, mais lorsqu'il ouvre les lèvres plus aucun son n'en sort alors, il se contente de secouer la tête en silence. Sous le halo de la lune qui filtre à travers les volets clos, son visage semble celui d'une statue de cire animée.
-Je n'ai peut-être pas raison, concède Teru comme ses sourcils froncés creusent des ridules sur son front de chèvre, mais en tout cas, je n'ai pas tort.
-Espèce de...
-D'impertinent, je sais, mais Yuki, n'est-ce pas toi qui es impertinent à vouloir si profondément me protéger ?
-Te protéger, Terukichi ?
-Mais oui, insiste le garçon avec impatience. Toi, si tu ne veux pas coucher avec moi, c'est parce que tu es terrorisé à l'idée que, d'une manière ou d'une autre, quelqu'un au lycée apprenne notre relation, n'est-ce pas ? Et si une telle chose devait arriver, pour toi qui marches déjà sur une corde raide, ce serait la fin de tout. Et si c'est la fin de tout pour toi, Yuki, alors, c'est la fin de tout pour moi aussi. Car je te l'ai dit, je t'aime non pas en tant qu'homme, mais en tant qu'être humain, je t'aime au nom de l'humanité entière car les personnes qui ont un cœur comme le tien sont un bien infiniment précieux pour l'humanité ; et de cette humanité-là, c'est vrai, je fais partie aussi. C'est la raison pour laquelle, Yuki, en voulant te protéger, c'est aussi moi que tu protèges, pas vrai ?
-Écoute-moi, Terukichi, mon raisonnement n'est pas allé aussi loin mais...
-Tu as peur de ce que pensent les autres, Yuki ? Dis, Yuki, ton histoire, elle ressemble à tellement d'histoires criminelles, tu sais. Ce sont des histoires où au final, très peu de gens même parmi ceux qui se prétendent justiciers ne cherchent à savoir la vérité. Parce que dans ce monde tout est régi par l'argent et l'orgueil, il y a tellement d'innocents qui ont le nom de coupables et de coupables qui ont le nom d'innocents : c'est la raison pour laquelle la quasi-totalité des criminels n'est pas arrêtée ou inculpée. Et ton histoire est pareille, Yuki ; l'on t'a aussitôt désigné comme celui qui a attenté à la dignité de Sui, mais quelqu'un a-t-il vraiment essayé, d'une manière ou d'une autre, d'en savoir plus ? S'il y a une victime dans cette histoire Yuki, c'est toi et toi seul, et c'est pour cette raison que s'ils venaient à nouveau à t'accuser d'un mal que tu n'as jamais fait, alors, par la vérité je leur crèverai les yeux, Yuki, cette vérité dans laquelle, lorsqu'ils y verront leurs reflets, ils découvriront avec horreur les ordures sans nom qu'ils sont.
 
 

 
 
 
 
 

Teru a senti, dans son soupir, que l'assurance de Yuki vacillait et alors, il a suffi au garçon de lever ses yeux suppliants vers lui pour lire sur son visage que l'enceinte de pierre que Yuki avait bâtie autour de son château était en train de s'effondrer.
-Tu sais le point faible de la pierre, Yuki ? C'est de s'éroder sous la pluie. Il en va de même pour les cœurs de pierre, dis. Fais pleurer ces gens cruels. Fais pleurer ces gens cruels. Fais pleurer ces gens au cœur de pierre, Yuki, car les larmes et le temps, ensemble, peuvent tuer à petit feu même ceux qui se croient immortels. Moi, à ta place, je le ferais, j'aurais fait pleurer ces monstres aux cœurs de pierre qui ont osé transposer leurs propres vices sur ton innocence.
-Pourquoi est-ce que tu me dis une chose pareille, Terukichi ?

Silence. Ils sont plongés dans l'obscurité et pourtant, Yuki n'a pu que trop bien deviner dans le noir l'ombre qui s'est creusée à la commissure des lèvres du garçon lorsque celles-ci se sont étirées en un sourire mystérieux. Un sourire à l'énigme insoluble.
-De toute façon, Yuki, ils ne le sauront pas si tu aimes mon cœur, ils ne le sauront pas si tu aimes mon corps. Alors, de quoi as-tu peur ? Le seul moyen pour qu'ils le sachent est que je leur dise alors tu vois, Yuki, si tu continues à avoir peur, je penserai que tu ne me fais pas confiance.


Que Terukichi avait toute sa confiance ou non, Yuki le savait bien mieux que quiconque. Mais la vérité, Yuki ne voulait pas la dire, il ne pouvait pas la dire. La vérité était qu'elle était inavouable, et lorsque dans son élan de tendresse, Terukichi s'est jeté contre lui, blottissant son corps à demi-nu au creux de sa chaleur, Yuki n'a pu que refermer ses bras sur lui et l'homme était heureux, oui, il était heureux de sentir contre lui toute la chaleur dont l'amour débordait à travers les yeux de Teru. Les yeux de Teru ? Dans un geste délicat, Yuki a saisi le menton du garçon qu'il a redressé et a vu alors, scintillants dans l'obscurité, les yeux du garçon qui s'étaient noyés de larmes.
-Terukichi, est-ce que tu sais pourquoi il arrive que les Anges tombent amoureux des Démons, ou les Démons amoureux des Anges ?
Au début, Teru l'a scruté profondément, un peu éberlué comme il semblait se demander s'il avait bien compris ces étranges paroles, mais au silence de Yuki, il a su que celui-ci attendait solennellement une réponse. Alors, Teru s'est contenté de secouer la tête, ahuri.
-Je pensais pourtant que tu connaissais la réponse, Terukichi. N'est-ce pas évident ? S'ils peuvent tomber amoureux l'un de l'autre, c'est parce que qui se ressemble s'assemble.
Et Teru a vu l'ombre de Yuki qui se penchait sur lui, il l'a senti, le baiser qui se déposait doucement sur ses lèvres, il les a devinés, les frissons de l'homme, les battements de son cœur, le bonheur mêlé de culpabilité qui l'assaillait et alors, Teru à contrecoeur a mis fin à ce baiser, effleurant de son doigt les lèvres de l'homme comme pour se faire pardonner.
-Alors, Yuki, l'Ange c'est toi, et je suis le démon, n'est-ce pas ?
À travers l'obscurité, le sourire de Yuki semble teinté de malice pourtant, c'est d'une voix emplie d'amour qu'il a prononcé ces mots :
-Oh, non, Terukichi. Puisque le véritable démon est celui qui se laisse tenter par le démon alors même qu'il en a parfaitement conscience.
Teru se tait, Teru s'amuse, Teru sa muse. Et lentement Terukichi recule pour que Yuki s'avance, il s'allonge pour que Yuki se penche, il l'étreint pour qu'il le caresse, et il parle pour qu'il le fasse taire.
-Yuki...
-Chut, à présent.

Mais se taire, Terukichi ne demandait pas mieux, et c'est le sourire aux lèvres qu'il exécute les ordres, comme dans toute la lascivité de ses gestes, il entoure de ses jambes la taille de Yuki. Et leurs lèvres se caressent, la main de l'homme se perd dans la chevelure d'argent emmêlée, et bientôt l'adolescent sent sur la peau nue de sa poitrine la tiédeur humide de ses baisers. Alors Teru sent sa volonté qui bascule, ses sens qui s'éveillent en même temps que sa conscience s'endort et alors, c'est dans la volupté d'un silence seulement rythmé par les battements rapides de son cœur que Teru se laisse faire, se donne et s'abandonne aux caresses habiles de l'homme, la douceur moite de ses mains qui lisent sa peau sur laquelle se dessinent les brailles du frisson.
Teru sait, oui, Yuki est en train de lire sur sa peau-même toutes les sensations que ses caresses aimantes diffusent à travers son corps. Teru se sent comme un livre ouvert et pourtant il s'en moque, oui, il sait que bientôt, il sera mis à nu et à la merci de ces yeux et de ces mains, pourtant tout ce qui l'importe en ce moment-même est de laisser vagabonder son âme loin, très loin de ce lit où seul le plaisir doit être présent.
C'est cela, a pensé Teru. Il faut créer une dichotomie, séparer l'âme du corps pour ne jamais laisser la raison s'associer à la passion. Empêcher coûte que coûte la fusion chimique qui ferait tout imploser. Alors Teru ferme les yeux, il gémit et son gémissement est coupé par le baiser de Yuki et Teru ondule, il ferme les yeux oui, des millions d'étoiles d'argent grouillent sous ses paupières closes, ça ressemble à autant de larmes de cristal fondu, ces larmes précieuses qui scintillent dans la nuit profonde. Ces larmes sont un secret oui, un secret que Yuki n'apprendra jamais même à travers les brailles de ses frissons et Teru sent cette sensation étrange, comme si derrière leur passage, les mains de Yuki laissaient leur trace, comme si à chaque caresse même subreptice il avait le pouvoir de laisser sur sa peau l'empreinte de ses mains. Et alors, au moment où pourtant les deux mains de Yuki viennent enserrer celles de Teru, l'adolescent se sent comme si encore, c'est son corps tout entier qui était recouvert de ces mains qu'il ne fait qu'imaginer mais que pourtant, il sent sur lui comme si elles n'étaient jamais parties.
Mais les baisers de Yuki sont tendres. Sur ses lèvres c'est une pointe d'amour au goût de noisette que Teru sent se déposer. Alors, Teru sourit à nouveau, il ouvre les yeux et trop tard, il réalise que les millions d'étoiles de cristal scintillent encore.


Teru avait l'impression qu'il ne pouvait plus bouger son corps. Il y avait le poids de la chaleur, le poids de la douceur, le poids de la présence de Yuki qui se penchait sur lui comme pour le recouvrir de tout son amour, et pourtant, ce n'était pas cela qui empêchait Terukichi de bouger. S'il ne pouvait plus bouger alors, c'est parce qu'il avait tout simplement l'impression que son corps ne lui appartenait plus, et en même temps qu'il sentait les sensations des caresses sur son corps, il se sentait spectateur de la scène, comme si...
Comme si son esprit s'était réellement détaché de sa gangue. Et Teru était là, à la fois acteur et spectateur, et la main que Yuki a passée dans son pantalon à ce moment-là, il était même incapable de dire s'il en avait eu la vision ou la sensation. Voir ou sentir, Teru n'était plus capable d'en faire la différence mais tout ce que Teru sait alors, c'est qu'au moment où cette main s'est frayée un passage dans son pantalon, tout s'est arrêté brusquement.
-C'est inutile, Terukichi. Je ne peux pas.
 


 
 
 
 
 
 

Et c'était tout. Le monde est devenu manichéen, une séparation de blanc et de noir. Le noir, ou toute l'obscurité dans laquelle ils étaient plongés et le blanc car alors, c'est un blanc total qui s'est installé dans l'esprit de Teru au moment où il a senti que la chaleur corporelle qui le recouvrait depuis le début s'en était allée, purement et simplement.
-Je suis désolé.
Teru a froid. C'est comme s'il réalisait seulement qu'il était à demi-nu et sans un mot, Teru se retourne, replie ses jambes contre sa poitrine à la manière d'un fœtus et demeure immobile, fragile dans toute sa solitude.
-En fait, ce n'est même pas vrai que je suis désolé, fait la voix sèche de Yuki.

Teru ferme les yeux. Son corps recroquevillé, il le recouvre des draps mais c'est moins pour se protéger du froid que dans le désir de se cacher de la vue de Yuki. Cette vue qui semblait tout pouvoir percer à travers l'obscurité, jusqu'à la raison qui a fait que l'homme a mis fin à leur union.
-Mais à quoi est-ce que tu joues, Terukichi ? Tu essaies de me faire l'aumône ? Ou bien te sentirais-tu redevable au point de te donner à moi de cette manière ?
-Je suis amoureux de toi, Yuki.
-Cesse ce manège, Terukichi, car il ne tourne pas rond. Amoureux de moi, que ce soit avec ton cœur ou ta raison, tu ne l'es pas.
-Comment est-ce que tu peux dire une chose pareille ?
Sous les couvertures, les sanglots étouffés de l'adolescent parviennent jusqu'aux oreilles de Yuki et dans un soupir douloureux, l'homme enfouit son visage dans ses mains, meurtri.
-Peut-être que tu m'aimes véritablement, Terukichi, mais dans le fond, ça ne fait absolument aucune différence.
-Dis-moi au moins pourquoi.
-Parce que, que tu m'aimes ou non, tu n'es pas prêt à coucher avec moi ! martèle Yuki sur le ton de l'évidence. Pour qui est-ce que tu me prends ? Tu croyais que je ne m'en apercevrais pas ?! Ou alors...

Teru a tressauté lorsqu'à travers son abri, il a senti une main ferme se presser autour de son épaule. Il s'est raidi, le cœur battant, comme la tiédeur de Yuki est venue l'envelopper.
-Ou alors, Terukichi, tu as cru que je le ferais même en sachant que tu ne le voulais pas vraiment, n'est-ce pas ?
-Mais qu'est-ce qui te permet, si présomptueux, de croire et affirmer que je ne veux pas coucher avec toi, Yuki ?
-Mais tu frissonnais, Terukichi.
-Et alors, n'est-ce pas normal ?
-Pourtant, plutôt que des frissons de plaisir, tu oserais nier que ce n'étaient que des frissons de peur ?

Dans un mouvement de colère, Terukichi s'est redressé brusquement et c'est en chien de faïence qu'il a vrillé sur l'homme un regard qui eût été sans conteste assassin si ses yeux avaient été des armes.
-C'est parce que je suis encore vierge, Yuki, et ce n'est pas avec quelqu'un comme toi que je pourrai apprendre à ne plus avoir peur si tu refuses de me faire l'amour.
-Ne me fais pas rire ; ça n'aurait pas été de l'amour.
Il n'avait pourtant pas du tout l'air de rire, Yuki. Était-ce de l'amertume ou de la tristesse qui débordait de sa voix, Terukichi avait du mal à le discerner car alors, il peinait même à reconnaître la voix de Yuki tant celle-ci était dénaturée par les sentiments qui l'assaillaient.
-Tu n'avais pas peur, en tant que garçon encore vierge, de faire l'amour pour la première fois, Terukichi. Ce dont tu avais peur, ce n'était que moi, pas vrai ?
-Pauvre fou, c'est tout ce que tu as trouvé comme excuse pour ne pas avoir à m'avouer que tu ne veux pas de moi ?
-Alors, que je te viole, tu vas prétendre que c'est tout ce que tu voulais ?
-Me violer ?! a explosé Terukichi, au bord de la crise de larmes. Mais Yuki, te rends-tu seulement compte des mots que tu emploies ?! Tu parles de viol quand tout ce que je voulais, c'était me donner à toi par amour !
-Tu avais bien plus de peur que de désir ! Et cela, je l'ai vu bien avant même de commencer à te toucher ! Depuis le début, tu ne fais que me donner l'impression de te donner à moi plus par sentiment de redevance que par volonté !
-Et même si c'était le cas, pourquoi refuser alors qu'il s'agit de ma propre initiative ?!
-Alors, tu admets que j'ai raison, n'est-ce pas ?
-Où est le mal là-dedans, Yuki ?
-Ignorant, tu ne sais pas toi, Terukichi, tu n'es qu'un ignorant ou plutôt, tu t'aveugles expressément pour n'avoir à rien voir, parce que tu crois qu'en te mettant des œillères, tu souffriras moins. Pourtant Terukichi, ce n'est pas en tant que professeur, ni en tant qu'amant, mais en tant qu'être humain que je te clame l'évidence, celle que tout le monde devrait reconnaître : la résignation n'a absolument rien en commun avec la volonté. Et c'était bel et bien de la résignation que j'ai reconnue en toi, Terukichi, au moment où tu m'as regardé, où tu es venu te coller contre moi, où tu m'as supplié, où tu t'es abandonné sous mes caresses. Dans tout cela il n'y avait ni désir ni plaisir, juste cette résignation car je ne sais pour quelle raison, Terukichi, tu crois qu'il est nécessaire que tu couches avec moi mais tu vois, si j'étais allé jusqu'au bout tout en sachant bien que tu ne faisais que te sacrifier, si j'avais fait passer mon désir avant ton bien-être, si j'avais fait semblant de ne rien voir pour profiter de toi alors, je n'aurais été rien d'autre qu'un criminel.


Silence. Terukichi l'assassine du regard mais se confine dans un mutisme borné, ce mutisme qui voudrait dire « je ne suis pas d'accord » mais qui n'a pas le pouvoir d'ébranler Yuki dans ses convictions.
-Je sais pertinemment que tu penses la même chose que moi, Terukichi.
-Ne décide pas de ce que je pense ou non, a-t-il craché avec mépris. Qui crois-tu être pour prétendre savoir qui je suis et ce que je crois ?
-Ne le nie pas, Terukichi : que faire en toute conscience l'amour à une personne qui se résigne par obligation plutôt que par désir revient à un viol ; cela, tu es bien assez lucide pour le savoir et malgré tout, Terukichi, tu as pensé que je le ferais, n'est-ce pas ?
-Mais tu es le seul à avoir décrété que je ne voulais pas vraiment faire l'amour avec toi !
-Alors, tu vas encore oser me jurer que c'est tout ce que tu veux réellement, Terukichi ? Que je te fasse l'amour ?!
-Donne-moi une bonne raison qui pourrait faire que je ne le veuille pas, Yuki !
-Parce que tu n'as pas confiance en moi.
-C'est justement parce que j'ai une confiance aveugle en toi que je suis amoureux de toi, Yuki ! Pourquoi est-ce que tu refuses de le comprendre ?
-Une confiance « aveugle » ?

Teru le scrute dans les ténèbres, le cœur battant et les veines palpitant sourdement contre sa tempe, et dans l'obscurité, il devine toute la gravité avec laquelle Yuki le considère. Alors d'ores et déjà le garçon se sent abattu, car il devine les pensées de l'homme.
-Terukichi, n'est-ce pas toi qui disais que ce n'est pas l'amour qui est aveugle, mais l'aveugle qui est amoureux ? Toi, en parlant de « confiance aveugle », tu es en train de me dire que...
-Laisse-moi.
-Tout cela ne tient pas debout, Terukichi ; reconnaîtrais-tu être aveugle pour en être venu à me faire confiance ?
-Imaginons que je le reconnaisse, Yuki ; le simple fait que je le reconnaisse ne prouverait-il pas que je ne suis pas aveugle ? Je te le répète encore et encore ; je te fais confiance, je t'aime, et c'est en toute connaissance de cause que je suis prêt à t'offrir mon cœur, mon corps et mon âme, parce que je sais que mieux que quiconque que tu sauras en prendre soin ; et le fait que tu te sois retenu de me faire l'amour en est une preuve suffisante.
-Alors, tu le reconnais, n'est-ce pas ? Que faire l'amour avec moi, ce n'était vraiment pas ce que tu voulais.


D'un seul coup, c'était comme si la lumière s'était subitement allumée, offrant aux yeux humides de Yuki la vision d'un adolescent semi-nu, tremblant de froid et de faiblesse dans cette chambre qui, de manière étrange, ne semblait pas pouvoir être atteinte par la chaleur moite d'une nuit de juin. Mais ils étaient toujours plongés dans le noir, pourtant à ce moment-là Terukichi se sentait observé, déshabillé, violé, oui, violé comme il aurait eu le sentiment de l'être si jamais Yuki était allé jusqu'au bout de leur entreprise ; violé, après tout, c'était ce que Terukichi s'était résigné à être, dès le début, et alors il ne comprend pas pourquoi le simple regard de Yuki qui le scrute lui est si insoutenable, à lui qui s'était préparé au pire.
L'espace d'un instant, aussi éphémère qu'un éclair d'orage, une question a traversé l'esprit de Teru, une question qui, au même moment, a traversé les lèvres de Yuki.
-Alors dis-moi dans quel but est-ce que tu voulais faire ce sacrifice, Terukichi ?

-Le meilleur moyen d'obtenir toute la confiance d'une personne, c'est de lui faire croire qu'elle a totalement la vôtre.
Les bulles éclataient dans le verre quasiment vide de Kisaki qui continuait à souffler pensivement dans sa paille, les yeux rivés dans le décor vague de la pièce enfumée dans laquelle il était cloîtré depuis... Depuis combien d'heures déjà Kisaki était-il là, à rêvasser, enfoncé dans son moelleux siège chaud ?
Il aurait presque pu s'endormir, dans l'intimité lénifiante du brouillard, mais le bruit des bulles éclatées le maintenait en éveil, mais aussi et surtout, la présence certes silencieuse mais non moins oppressante de Masashi l'empêchait de fermer les yeux et au fond de lui, son esprit se maintenait en alerte.
-Tu es en train d'essayer de me dire, Kisaki, que tu essaies d'obtenir toute ma confiance en me faisant croire que j'ai la tienne ?
Las, le garçon s'est redressé et dans le brouillard, ses grands yeux semblaient deux énormes billes de verre derrière lesquelles se reflétait le ciel.
-Je n'ai jamais prétendu vous faire confiance, Monsieur. Alors, conclure qu'avoir votre confiance est mon but, je trouve cela bien prétentieux.
-Alors pourquoi te mettre à parler de cela subitement ? a interrogé son professeur sans nullement s'outrer d'une telle répartie.
-Je ne sais pas, a-t-il hésité d'une voix monotone. Il me semble que l'espace d'un instant, mes pensées ont dérivé vers Sui et Yuki et... Je me dis au final, que peut-être Yuki a abusé de la confiance de Sui en lui faisant croire que ce dernier avait la sienne.
-Tu ne penses pas une chose pareille !

Kisaki est demeuré immobile, apparemment insensible à la véhémente réaction de son professeur, seulement, ses yeux se sont étrécis sous le poids d'une énigme qui pesait dans son esprit, ardente. Était-ce de la simple surprise ou un franc désespoir qui avait animé Masashi, Kisaki ne pouvait le définir mais bien qu'il avait les yeux rivés en face de lui, il pouvait sentir ceux de l'homme qui le transperçaient, passant à travers la gangue qu'était son corps pour y découvrir l'âme qu'il y cachait, soigneusement protégée derrière ses apparences.
-Que cela peut-il vous faire que je le pense, Masashi ?
-Mais tu n'es pas sérieux, a rétorqué l'homme dans un rire mal assuré. Toi... tu es en train de me dire que Yuki pourrait réellement avoir abusé de Sui !
-N'est-ce pas pourtant ce que vous avez toujours soutenu, Masashi ? Je ne fais que m'aligner sur votre propre pensée, et vous y trouvez quelque chose à redire ? Décidément, je ne vous comprends pas. Vous et Asagi avez toujours été les premiers à condamner Yuki avant même de l'avoir fait passer en Jugement.
-Peut-être, Kisaki, mais toi c'est différent, non ?
-Différent ? interroge l'adolescent qui dans une sincère surprise, redirige un regard attentif sur l'homme.
-Toi... fait Masashi avec hésitation. Toi, tu es amoureux de Yuki, n'est-ce pas ? Alors... Tu ne peux pas penser une chose pareille.
-Vous croyez donc que l'amour que l'on éprouve pour une personne est une entrave à toute lucidité ?
-L'amour rend aveugle.
- « La cécité rend amoureux », a renchéri Kisaki avec fermeté. Ce sont des paroles que j'ai entendu dire par Terukichi, et je suis obligé d'admettre qu'il a raison. Mais si la cécité peut rendre amoureux, Masashi, alors la cécité peut aussi emplir de haine. L'amour que j'ai pour Yuki n'est peut-être pas fondé, mais quant à la haine que vous lui portez, l'on peut en dire tout autant, n'est-ce pas ? Tout ce que je demande, Masashi, est une réflexion de la part de chacun... Je ne suis nullement en train d'affirmer sans preuves que Yuki est coupable de quoi que ce soit. Seulement, je veux arrêter de me persuader qu'il est innocent seulement parce que je l'aime, tout comme je souhaiterais que vous autres arrêtiez de vous persuader de sa culpabilité à cause de votre haine... Ce n'est qu'avec des réflexions objectives et dénuées de tout parti pris que nous pourrons établir la Justice, Masashi : et la Justice, ce n'est qu'elle que je veux, ce n'est qu'elle qui est indispensable à l'humanité, et que la Justice retombe sur Yuki ou sur Sui, au final, ça n'a pas d'importance à partir du moment où elle mérite vraiment son nom de « Justice ».
-Mais tu sais, Kisaki, je me demande s'il faut vraiment un coupable.

Parce que seul lui a répondu le mutisme de Kisaki perturbé par les légères notes de piano qui virevoltaient de parts et d'autres de la salle, Masashi eut le sentiment sinon d'avoir été ignoré, alors de n'avoir pas été compris de son interlocuteur.
-Après tout, ajoute-t-il avec malaise, s'il est véridique que Sui s'est délibérément jeté de la fenêtre alors... faudrait-il vraiment en conclure que Yuki est le coupable ?
-Maintenant que vous en parlez, Masashi, je viens de réaliser une chose.

Dans la brume ambiante, les yeux de Kisaki sont deux minuscules télescopes qui s'enfoncent dans le regard de Masashi comme pour y mettre à jour une galaxie encore jamais découverte par l'Homme. La galaxie de l'âme d'un individu animée par des millions de planètes comme autant de neurones qui véhiculent la pensée dans son esprit.
-Tu as réalisé une chose, Kisaki ?
Il hoche la tête en silence. Puis il détourne le regard, et parce qu'il se plonge dans une contemplation rêveuse, l'espace d'un instant Masashi imagine qu'il a fini par totalement oublier sa présence. Mais c'est au moment où les notes de piano se sont évanouies dans les airs, comme s'il avait simplement attendu la fin de la mélodie, que Kisaki a déclaré d'une voix monotone :
-Le suicide d'un être humain est un meurtre indirect commis par une ou plusieurs autres personnes, Masashi. Parce que derrière une pièce de théâtre magnifiquement jouée par ses acteurs se cachent toujours un ou plusieurs dramaturges.


Masashi devine parfaitement alors les pensées de Kisaki. Et ces pensées-là sont des pensées qui imprègnent son esprit en même temps qu'elles grandissent dans celui de l'adolescent. Des pensées qui, bientôt il le sait, se dresseront en un rempart infranchissable qui ne se détruira qu'une fois que le voile à jamais sera levé.
-Et peut-être que dans le fond, ce dramaturge qui se garde toujours de monter sur scène est le véritable coupable que personne n'a jamais soupçonné.
 

 
-Le monde a toujours été une Cour de Versailles géante. De la noblesse par devant, de la pourriture par derrière. En somme, l'Humanité n'est que cette pourriture noble qui fermente le sucre sur les graines de raisin pour permettre la production des vins liquoreux ; ils sont un piège délicieux, oui, car ils sont si raffinés en bouche mais dans le fond, ils ne restent que de la pourriture qui se répandra une fois à l'intérieur du corps comme une gangrène fatale.

Affalé à plat ventre sur son lit, Terukichi entendait depuis une demi-heure les claquements secs des pas de Jui sur le parquet, et depuis une demi-heure, il avait l'impression étrange que Jui calquait le rythme de ses pas sur celui de ses battements de cœur. Bien sûr, c'était impossible, savait Teru, car Jui était incapable de percevoir les battements de cœur de son cousin à cette distance. C'était un fait, pourtant ; à chaque coup qui battait contre sa poitrine, le pied de Jui émettait sur le sol son claquement sec, et au fond de lui cet inévitable constat faisait naître en Terukichi une peur irrationnelle, comme si aux yeux perçants de Jui, sa poitrine était mise à nue.
-Au fait, Masahito est parti en cure de désintoxication hier, le savais-tu ?
-Je n'ai pas d'autres choix que de le savoir, Jui. Pourquoi est-ce que tu me parles toujours de faits totalement inintéressants ?
-Parce que je suppose qu'à tes yeux, tout est inintéressant, aussi je n'ai pas le choix.
Le regard noir qu'à vrillé sur lui Terukichi a fait basculer la confiance de Jui qui, alors, se mit à parler d'une voix plaintive :
-Je plaisantais, tu sais, mais toi, tu as toujours tout pris au sérieux comme tu n'as aucun humour. En plus de cela, tu n'as jamais l'air heureux de me voir.
-Parce que tes visites n'ont jamais d'autre but que celui de venir vicieusement fourrer ton nez dans mes affaires, Jui, je le sais ; tu n'es qu'une fouine pernicieuse qui recherche la moindre information, la moindre faille pour ta jouissance personnelle.
Ces mots eurent l'effet incroyable que Teru avait escompté ; en un instant, le teint de Jui avait viré au blafard.
-Terukichi, tout ce que je veux savoir de toi, je veux le savoir parce que je suis ton allié, parce que je t'aime, tu sais.
-Alors je vais te dire une chose qui te ravira au plus haut point, Jui, toi le faux incestueux qui m'aime pour de vrai.
D'un seul bond, Teru s'est redressé et dans sa détermination, il s'est dirigé d'un pas raide vers son cousin qui a tant bien que mal soutenu ce regard empli d'amertume et de défiance.
-Yuki m'a repoussé.
 

Silence. Teru a les yeux étrécis et Jui a les yeux ronds, et pourtant ce sont deux mêmes sentiments qui communiquent, deux égales pensées qui se partagent, et dans la détresse de Teru Jui y trouve son propre désarroi, sa propre incompréhension.
-Il t'a rejeté, Teru, tu dis que Yuki t'a rejeté.
-Tu n'es pas obligé de le répéter ! a explosé le garçon, à bout de nerfs.
-Je suis désolé, gémit Jui dans sa déréliction, mais enfin, Teru, je ne comprends pas !
-Et tu penses que je comprends mieux que toi ? Tu sais ce que m'a dit Yuki lorsqu'il a refusé de me faire l'amour ?
Cette question sonnait comme une menace. Intimidé, Jui a vigoureusement secoué la tête en signe d'ignorance, les lèvres serrées. Et dans un soupir alourdi par la lassitude Teru lui a tourné les talons, s'avançant les pieds traînants vers la fenêtre à travers laquelle tapait le soleil de juin, soleil dont les rayons étaient si agressifs qu'au lieu d'éclairer, ils semblaient vouloir aveugler le monde qui les entourait.
-Que je n'étais pas prêt. Que j'avais peur. Que je ne le voulais pas vraiment.
-Et il avait raison ?

L'adolescent s'est retourné et alors que Jui s'était attendu à mille reproches, ce n'est qu'un regard empreint de tristesse que Teru a déposé sur lui.
-Je ne sais pas, a-t-il soufflé. Après tout, je suis encore vierge, et il l'a ressenti jusqu'au plus profond de lui-même.
-Cela ne change rien, ça, Terukichi, puisque de toute façon, quoi que tu fasses, tu resteras toujours vierge, tu sais. Non, ne me regarde pas comme si j'étais fou, ce que je veux dire, c'est que... Mais réponds-moi avant, tu le voulais, ou bien non ?
-Jui... que je l'aie voulu ou non, cela n'a aucune importance.
-C'est peut-être le fait que, pour toi, « cela n'a aucune importance » qui a dissuadé Yuki de le faire, tu ne crois pas ?

Silence. Teru baisse les yeux et du bout de ses orteils nus il gratte le parquet ciré, un parquet si propre et brillant qu'il peut y voir son sombre reflet lui présenter un visage terne.
-C'est parce qu'il t'a répété tant de fois qu'il ne t'aimait pas. N'est-ce pas, Terukichi ?
-Oui, soupire l'adolescent sans voir où son cousin voulait en venir. Je te l'ai déjà raconté aussi, Yuki insiste sur le fait qu'il n'est pas amoureux de moi.
-Alors, il a dû penser que tu te résignais à t'offrir à lui juste dans l'espoir qu'il se mette à t'aimer, tu ne crois pas ?
-Tu le sais aussi bien que moi, Jui. Ce qui me motive. Que Yuki soit amoureux de moi, il n'y a rien que je ne souhaite plus ardemment. Seulement, cet idiot ne l'est pas ou refuse de l'être et bien sûr, il a fallu que je tombe sur un obstiné qui défend chacun de ses faits et gestes en brandissant l'épée de la morale.


Teru a le dos tourné et pourtant, c'était comme si Jui était en train d'observer son visage en face à face. Parce que la silhouette gracile et courbée de cet adolescent qui tenait ses paumes appuyées contre la fenêtre et gardait sa tête baissée comme alourdie du poids de la défaite, cette silhouette là, oui, Jui ne l'avait vue qu'une fois dans sa vie.
La silhouette d'une déréliction si grande qu'elle ne se reconnait même plus dans son propre nom.
Cette déréliction-là, alors qu'il l'observe pour la deuxième fois de sa vie, Jui sent son front brûler comme les cendres de ses souvenirs insidieusement ravivés deviennent braises incandescentes. Et ce feu qui le brûle dans son esprit, Jui ne peut pas l'éteindre même avec les larmes qu'il sent venir malgré lui.
-Dis, Teru, cet homme-là n'est peut-être pas amoureux de toi, mais ce qui est sûr, c'est qu'il existe suffisamment de formes d'amour pour qu'il en éprouve une à ton égard.

-Mon Dieu.
L'esprit en bataille, Asagi s'est précipité hors de la chambre et, dans la folie de ses pas précipités, il sentait contre sa poitrine et sa tempe les tambourinements de son cœur, rapides et violents comme les claquements des sabots d'un étalon sauvage en pleine course.
-S'il vous plaît !
Au tournant du couloir, il s'est heurté de plein fouet à un éclair rouge qui passait par là et lorsqu'il a rouvert les yeux, massant son épaule endolorie, Asagi a reconnu Kisaki qui le dévisageait avec inquiétude.
-Monsieur le Directeur, quelque chose ne va pas ?

« Quelque chose », dans la bouche de Kisaki et particulièrement quand il se trouvait au sein de cet hôpital, ce ne pouvait être rien ni personne d'autre que Sui. Sans savoir que répondre, Asagi a secoué la tête, puis l'a hochée, et à la fin dans sa panique il a écarté le garçon de son chemin pour se remettre à courir comme un forcené.
-Quelqu'un, s'il vous plaît !
Et c'est en le regardant courir de cette manière, stupéfait, que Kisaki a compris qu'il devait se mettre à courir aussi. Dans la direction opposée, celle qui le menait tout droit à la chambre de Sui.

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