Noël d'Ecume

peter-oroy

NOËL D'ÉCUME

             L'eau du bassin du port prenait des teintes bistre. Une fine écume moussait sur la crête des vagues qui venaient mourir sur la coque luisante des bateaux. Un léger rideau de neige noyait les quais. Les flocons aériens et duveteux venaient parfois se faufiler au coin de l'œil ou sur le bout du nez rougi par le froid venu de la mer. Au loin vers le large le ciel et la mer s'épousaient dans le gris de la brume. Seuls les éclats spasmodiques des sémaphores de la passe envoyaient des traits fugitifs de couleur verte ou rouge dans cet univers monochrome.

            Les quelques chalutiers des Pêcheries Réunies étaient prêts au départ. Sur le quai s'étaient réunis les villageois pour le départ des bateaux. Des femmes en noir avaient coiffé leur plus belle bigoudène.

5 décembre. Dernière campagne avant la nouvelle année. Rémy avait trouvé un embarquement sur le Pont-l'Abbé, un fier hauturier de 32 mètres pour un tonnage brut de 195. Du haut de ses 16 ans Rémy avait peur. C'était sa première pêche. Son papa les avait quittés lors du naufrage du Notre-Dame une nuit de tempête de février, il y a quelques années de cela. Mais rien n'arrêterait le jeune marin amoureux de la mer. Il voulait vivre cette aventure d'homme alors qu'il serrait dans sa poche une petite figurine représentant un pêcheur barbu fumant la pipe, que son père lui avait taillée dans un bloc de bois trouvé sur la plage.

Le jour ne se lèvera pas aujourd'hui. Tant pis il fallait partir. Le retour était prévu pour le 22 décembre, tout juste pour fêter noël avec sa maman et sa sœur ainée Irène. Il faisait froid sur ce quai. Les pans des longues houppelandes ondulaient et claquaient au vent. Il fallait bien serrer son cache-col et enfoncer sa casquette pour se protéger des bourrasques. Certains tapaient du pied par terre pour tenter de se réchauffer. Les épouses enlacées dans des bras vigoureux retenaient leurs larmes. Un départ est toujours difficile. La peur au ventre elles regardaient vers la mer sans mot dire. Certains marins se retrouvaient avec effusions en se donnant de vigoureuses claques dans le dos, ils échangeaient quelques mots en riant fort. Parfois ils se chuchotaient quelque chose à l'oreille avant de partir d'un énorme éclat de rire sonore. Puis le silence revenait On tirait de grosses bouffées sur sa cigarette comme pour ne rien perdre de la vie. Des tout petits jouaient et se cachaient derrière les amples jupes des grand-mères.

Le grondement d'un moteur qu'on met en route retentit soudain. La cheminée du Pont-l'Abbé s'anima et cracha de grosses volutes de fumée noire. Le navire tremblait de toutes ses membrures. Le gros Diesel ronronnait tel un fougueux animal. Les lumières du bord vacillèrent avant de donner toute leur luminescence. Les fanaux bâbord et tribord s'allumèrent. Dans la cabine de pilotage les voyants lumineux des écrans se mirent en marche. Des silhouettes se dessinaient sur l'écran des fenêtres troublées de buée. La sirène retentit deux fois. Les haut-parleurs du bord appelèrent à l'embarquement. Le capitaine sortit sur la passerelle de manœuvre et harangua ses hommes de sa voix rauque.

— Allez les gars on embarque !

Sur le quai on se disait au revoir, on s'embrassait et se serrait fort comme si c'était la dernière fois. Les pères portaient les petits à bout de bras au dessus d'eux et les embrassaient avant de les remettre à la protection des bras de la maman. Les vieilles se signaient et dessinaient le signe de croix sur le front des marins.

            Anick, la maman de Rémy le serra sur son cœur et embrassa ses cheveux épais comme du crin.

             — Fais bien attention à toi mon petit !

Irène se baissa pour embrasser son petit frère. Elle lui caressa la joue et lui souhaita bon vent.

Un à un les hommes gravirent la passerelle avant de laisser tomber leur sac à coté d'eux. Penchés au bastingage, ils prenaient congé des leurs pour de longs jours de mer. On largua les amarres et le propulseur se mit à rugir. Lentement le chalutier glissa en marche arrière le long du quai. L'eau bouillonna à la poupe en brassant d'énormes masses d'écume. Puis le capitaine passa la reverse et l'étrave coupa les eaux troubles du port en deux vaguelettes qui formaient comme des moustaches à l'avant du bateau. La sirène retentit à nouveau par deux fois et le navire cingla vers la passe dans le rugissement de ses moteurs. On agitait des mouchoirs ou on levait le bras en signe d'adieu jusqu'a ce que la masse du chalutier se fut fondue dans la grisaille du ciel.

            Passé la passe, les premières vagues prirent d'assaut le bateau qui se mit à tanguer d'un creux à l'autre.

 Avant de rejoindre les zones de pêche, le temps paraissait toujours très long pour les pêcheurs. Ils étaient réunis dans le carré, autour de la grande table. Ils jouaient aux cartes ou lisaient dans un des fauteuils du salon, jetant de temps en temps un regard au travers des hublots ternis par les embruns.

Rémy seul sur le pont laissait son regard plonger dans le néant de sa contemplation. Il pensait aux siens restés à terre, à sa maman, à sa sœur, à son papa qui repose maintenant dans le petit cimetière près de l'église où des diables en pierre veillent sur les marins que la mer a daigné rendre aux vivants.

Rémy se souvenait de ce jour triste de février qui lui revenait comme un film dont on se souvient dans la brume de ses souvenirs. « Les effluves d'encens et de fumée des cierges grisaient les esprits. Bien que l'air fût froid et humide, les visages brûlaient, les yeux piquaient et l'on grelottait, comme abruti par le malheur. Dans l'obscurité du transept mal éclairé on laissait les larmes couler. Puis, l'office prenait fin et l'on repartait vers son destin, accompagné du fardeau de sa peine, lui, petit, suçant leur pouce en jetant des regards apeurés vers les autres participants à cette étrange scène. Au dehors, le vent escorté par cette pluie fine et cinglante brouillant la vue, soulevait les manteaux et arrachait les chapeaux pour les jeter rageusement à terre. Le chemin vers le village était de plus en plus glissant et les buissons du fossé venaient griffer les jambes et les mains avant de se renverser brusquement contre les murets bordant les petits jardins. Pour ces femmes submergées de douleur, la vie s'arrêtait là. Quelques hommes se retrouvaient au café du port, pour se réchauffer, pour oublier l'affliction, pour parler des amis disparus, pour se souvenir et évoquer de bons moments. Et puis, gavés de fumée et d'éclats de voix, ils repartaient la démarche moins assurée, l'esprit chaviré, embrumé comme le temps. Ils maudissaient alors la mer et les hommes, se mettaient à jurer et crachaient sur le pavé moussu leur haine et leur ressentiment envers le destin.

Elles… elles étaient rentrées à petits pas, les gamins serrés contre leurs jambes. Elles avaient préparé un café et le goûter des enfants, pendant que les vieilles bourdonnaient comme des abeilles dans un coin de la pièce. Elles avaient écouté les horribles récits des anciennes, goudronnées dans le malheur qu'elles racontaient en de longs monologues émaillés de Ma Doué, Ma Doué !, qu'elles accompagnaient immanquablement de paroles à peines audibles prononcées en roulant les r. Puis, lentement, la nuit s'était installée, enfermant le cœur des femmes dans un carcan glacial qui leur nouait la poitrine ». Ses souvenirs lui remontaient et lui brouillaient la vue.

Le vent sembla se lever soudainement. Le bateau tanguait et roulait de plus en plus. De gros paquets de mer venaient s'affaler sur les bordages et noyaient le pont  d'écume rageuse et dévastatrice.

 A terre, dans les pauvres maisons serrées les unes contre les autres dans un dédale de ruelles étroites, on avait allumé les lampes Pigeon. Les gens en avaient l'habitude pendant ces jours de tempête où la source vacillante de l'électricité n'apportait qu'un aléatoire secours à l'obscurité naissante. Le vent hurlait dans les rues vides. Des nasses d'osier, arrachées à quelque entrepôt par la bourrasque, étaient catapultées au hasard des venelles. Le vent, s'engouffrant dans les anfractuosités des murs, sifflait lugubrement. Les lourds embruns retombaient en pluie froide et envahissaient les ruelles plongées dans l'obscurité. Les vitres des fenêtres pleuraient et laissaient entrevoir les zébrures que le sel déposait sur les carreaux pas souvent lavés.

 — Eh ! Petit, reste pas là bon Dieu tu vas te faire foutre par-dessus bord. Allez !

Le rappel à l'ordre du capitaine était formel. Il fallait obtempérer.

Rémy rejoignit les autres.

            — Ben, d'où tu sors toi ? Demanda un des marins.

Rémy intimidé balbutia quelques paroles incompréhensibles pendant qu'on lui tendait une tasse fumante. Le café lui fit du bien.

Longtemps le navire lutta contre la mer. Nauséeux et fatigué Rémy alla se coucher. Durant la nuit de sombres cauchemars l'assaillirent. Il bougea beaucoup, laissa parfois s'échapper une plainte ou un cri de terreur. Cela arrivait souvent la première fois, disait-on.

 La routine s'installa sur le Pont-l'Abbé. On mettait à profit le temps de rejoindre les zones de pèche. On révisait et contrôlait le matériel. Rémy recevait une instruction toute professionnelle prodiguée par le vieux Charles un vénérable marin aguerri par d'innombrables campagnes de pêche. Il lui faisait faire et défaire inlassablement les différents nœuds de marine, lui montrait comment on montait des hameçons sur une ligne et lui expliquait la manœuvre de remontée des filets. Quels sont les gestes à faire et surtout ceux à ne pas faire. Il le plaça même aux fourneaux de la cuisine et lui démontra l'ingéniosité du système à niveau des brûleurs à gaz qui permettait aux casseroles et poêles de ne pas déverser leurs liquides en restant toujours à l'horizontale même par forte houle.

             Au milieu d'une froide nuit, l'avertisseur sonore retentit dans les couchettes. Le son nasillard de la voix du capitaine sortit des haut- parleurs :

            — Tout le monde sur le pont les gars, on lance les filets. On est sur zone.

Cela voulait dire qu'il fallait se lever à pas d'heure, enfiler des couches de sous-vêtements, sa combinaison plastifiée, bien serrer la ceinture, chausser ses bottes et enfoncer son bonnet sur des cheveux encore ébouriffés de la nuit. Et tout cela à moitié endormi et en un temps record.

            Rémy fut le dernier sur le pont et subit les remontrances du capitaine.

— Encore à rêvasser le petit. Faudra y mett' du tiens la prochaine fois. Pas d'tire au cul sur mon bateau. Allez descendez-moi ces chaluts, on n'a pas de temps à perdre. On est droit sur un banc.

On descendit les chaluts que les funes (Câbles qui servent à hâler les chaluts) guidaient dans les profondeurs de la mer.

Le bateau décrivit de larges boucles dans l'obscurité glacée de la Mer du Nord.

Les pêcheurs s'étaient réfugiés à tour de rôle au chaud pendant la manœuvre.

Puis l'ordre de remontée fut donné.

 Sur le pont, les marins s'activaient dans la nuit, Les projecteurs de bord diffusaient une lumière froide et ruisselante de gouttelettes de pluie et d'eau de mer mêlées. Les hommes, de part et d'autre de la grue relevant le filet, se préparaient à attraper la poche alourdie de poissons encore frétillants. La manœuvre, sur le pont glissant, était rendue dangereuse par les brusques mouvements du bateau qui roulait et tanguait sur les vagues rageuses de la zone de Lizard Point. Le Bosco, comme ses marins l'appelaient, tenait la barre d'une main sûre et ferme. L'œil rivé sur la proue du navire, il consultait de temps à autre les écrans des instruments de navigation.

 C'est particulièrement à ce moment là qu'une collision risque d'arriver, pendant que l'attention des hommes se concentre sur le chalut que le treuil remonte des profondeurs de la mer.

             Il fallait être vigilant et précis dans tous les gestes accomplis. La cabine de pilotage où se trouvait le capitaine était le centre névralgique de la manœuvre.

            Les essuie-glaces balayaient sans relâche les vitres percées d'un hublot rond. La porte du poste était ouverte pour permettre au capitaine de mieux sentir la mer, comme il disait en plaisantant. Des paquets de mer projetés depuis l'étrave jusque sur la passerelle, aveuglaient le pilote pendant un bref instant.

            Le Bosco donnait ses directives et ses conseils par haut-parleurs. Il pouvait au mieux interpréter les mouvements du bateau et, au besoin les anticiper. On ne pouvait plus attendre. Il fallait remonter le filet, maintenant, avant que la mer ne devienne plus mauvaise et qu'elle n'entrave la manœuvre. Sinon, tout le bénéfice de cette remontée serait perdu, au pire des cas, le filet avec. Sans compter le danger que cela pouvait représenter.

            — Allez, les gars on remonte, lança-t-il dans le haut-parleur. Un gyrophare orange se mit à lancer des éclairs intermittents sur le décor nocturne des hommes affairés à hisser le filet sur le pont. Le treuil émettait un bruit continu où venait s'adjoindre le cliquetis du cran de butée. Lentement le pesant chalut gonflé de poissons émergeait des profondeurs noirâtres de l'eau. Aussitôt, les hommes de pont l'agrippaient, soit penchés au-dessus du vide, soit à l'aide de longues gaffes à manche de bois, avant de le tirer à l'aplomb des cales de triage et d'éviscération du poisson. Les bouées oranges ou roses produisaient sporadiquement, au fur et à mesure de la remontée, des taches violemment colorées sur les tons gris et noirs de la scène. Il fallait maintenant dégager la bonde afin de déverser la pêche dans la trémie accédant aux soutes du chalutier. Les ordres fusaient. Les gestes précis et maintes fois répétés étaient exécutés avec maîtrise par les hommes aguerris par d'innombrables campagnes de pêche. Ils refaisaient presque instinctivement tous les gestes qu'ils orchestraient en accord parfait.

Ils connaissaient les meilleurs coins poissonneux de la Mer du Nord et de l'Atlantique Nord. Ils pressentaient et anticipaient les dangers de ce lieu de pêche.

            Ils avaient connu des moments de découragement, l'euphorie d'une belle pêche, les pires tempêtes et les veillées dans le carré aménagé en petit réfectoire attenant à la cambuse, les branle-bas en pleine nuit, les heures de nostalgie loin des leurs, les horaires sans fin rendant les corps fous de fatigue, et puis enfin, les rentrées au port les cales gorgées de poisson que l'on avait mis au sel ou à la glace selon la pêche.

             — Pas très glorieux les gars ! Si on continue comme ça on rentre pas avant le mois de janvier !

            Les hommes avaient encaissé les dures paroles du capitaine. C'était la loi de la pèche. Le visage tendu, le faciès dur et crispé dans un rictus de défi. Défi envers cette mer nourricière et cruelle à la fois. Défi envers cette incroyable destinée des marins. On lisait dans leurs regards la violence de leurs pensées. Combien de combats perdus d'avance, combien de causes indéfendables et de droits bafoués avaient-ils déjà surmontés ?

                  Les jours se suivaient, les nuits se succédaient, les cales ne se remplissaient pas vite. Le froid persistait. On se réchauffait comme on pouvait. La fatigue s'accumulait. Le corps tout entier faisait mal. Il fallait sans cesse lutter contre le froid, l'humidité et la peur parfois. Noël approchait et chacun se réjouissait de pouvoir bientôt rentrer chez lui.

 Un soir le capitaine lança un appel laconique dans le haut parleur.

            — On rentre pas tant que ces foutues cales ne seront pas pleines !

La consternation s'affichait alors sur le visage des marins. Le capitaine était réputé le plus dur de toute la flotte des Pêcheries Réunies. Il fallait faire du rendement, sinon rien.

 Le lendemain l'espoir de rentrer à temps s'amenuisait encore. Les marins étaient habitués à ce genre de contrainte. Ils avaient du chagrin pour le petit. On lui avait juré que l'on serait au port pour Noël. Lui qui s'en faisait une joie. C'était pitié que de le voir ainsi baisser la tête et accomplir sa tâche avec courage.

Les marins s'organisèrent en comité et décidèrent d'aller parler au capitaine pour qu'une fois au moins il fasse exception.

            — Foutez-moi l'camp, avait-il répondu. Je rentre les cales pleines. C'est tout.

 Alors on continua à plonger et remonter inlassablement les chaluts jusqu'à n'en plus pouvoir.

            — Allez les gars du nerf ! Lançait rageusement le capitaine.

Les cales commençaient à se remplir. Mais le capitaine en voulait toujours plus.

             Le bateau alourdi par son ballast de poisson plongeait plus profondément dans les creux et roulait sous les déferlantes. La manœuvre devenait de plus en plus difficile. Et puis un jour.

            — Allez on rentre ! Lança laconiquement Charles. Les cales sont pleines.

 Les hommes qui travaillaient à fond de cale furent les premiers étonnés. Il restait encore beaucoup de place. Ils avaient empilé la cargaison de manière à remplir et encore remplir les soutes. Il fallait maintenant tout remettre en ordre pour éviter de prendre de la gîte.

Le chalutier vira lentement de bord et mit le cap vers son port d'attache. Le moteur avait parfois des essoufflements. On mettait ça sur les mauvaises conditions de mer et la lourdeur de la charge. La houle et les vagues mettaient le bateau à mal. Les membrures craquaient. Les hélices brassaient parfois de l'air lorsque la coque était soulevée en gravissant les crêtes des hautes vagues. Et puis l'étrave s'affaissait en retombant lourdement. Les vagues submergeaient le navire, puis l'eau fuyait en désertant le pont pour revenir s'affaler dessus un instant plus tard. Les chocs étaient de plus en plus violents. Une fenêtre de tribord avait explosé. Colmatée par une planche, elle laissait passer un filet d'eau qui envahissait la timonerie.

 On voyait sur les visages crispés des hommes de la mer ce fatalisme héroïque qui est leur lot. Le courage et la hardiesse des marins ne peuvent rien contre elle. Elle est la plus forte. Sa loi immuable et implacable est leur maîtresse à tous. Ils luttent désespérément jusqu'à épuisement puis, à bout de courage et de volonté, ils se laissent prendre par celle qu'ils ont aimé par-dessus tout. La mer les reprend alors et les fait disparaître à tout jamais. Longue est la liste sur la plaque de pierre noire du petit cimetière du village.

 Rémy s'était réfugié dans sa couchette. La houle le jeta à bas. Il remonta et tendit les sangles de protection comme on le lui avait appris. Une larme coulait doucement sur sa joue rougie par le froid et la mer. Il ne passerait pas les fêtes avec sa maman et sa sœur. Il avait le cœur lourd. Il en voulait à mort a ce damné capitaine.

Quel jour était-on ? On ne le savait plus. Les hommes avaient arrêté de compter. Le 23 ou le 24, peut-être même le 25 ? Où sommes-nous ? Quelque part au large de Batz. 4 éclairs blancs à 25 secondes. Un des marins avait cru reconnaître le phare. On est loin encore. Et puis cette purée de brouillard et de neige mêlés ! Et la radio… muette depuis deux heures. Les commentaires des marins parvenaient à Rémy par bribes hachées et étouffées par le fracas de la mer sur les flancs du navire.

 Rémy s'assoupit un instant. Une vague plus grosse le réveilla. Il lui sembla que le régime du moteur baissait, que la houle devenait moins forte. Le bateau semblait glisser sur la mer

Du fond du salon enfumé le son d'un accordéon pleurait ses notes nostalgiques. Une voix s'éleva:

— Hardi les gars, vire au guindeau,

Good bye Farewell, good bye Farewell,

Hardi les gars, adieux Bordeaux

Hourrah Mexico, oh, O,O,O.

Au Cap Horn il ne fera pas chaud…

Une deuxième voix, puis une troisième s'y ajoutèrent…

—  Ou lat'challer !

Pour faire la pêche, au cachalot,

Oh matelot, et hisse et ho !

Le chœur reprit…

— Plus d'un y laissera sa peau,

Good bye Farewell, good bye Farewell.

Plus d'un y laissera sa peau…

 Et ainsi jusqu'au bout de la chanson. Puis sans transition une autre chanson éclata comme pour conjurer le sort et faire frémir la mer…

            — Matelot puisqu'il fait bon vent,

Poussons ce soir la chansonnette.

Matelot puisqu'il fait bon vent     

Montons tous chanter sur l'avant,

Et le chant du gaillard d'avant

Montera jusqu'à la dunette,

Et le chant du gaillard d'avant

Egayera tout le bâtiment…

 C'est alors que les haut-parleurs du bord grésillèrent. Un son nasillard en sortit, puis un air d'accordéon suivi du message bien connu des marins :

— Ici Saint-Lys radio. Service radiotéléphonique avec les navires en mer. Cette transmission est effectuée au niveau normal de parole pour permettre le réglage des récepteurs de bord…Allo, bonjour le Pont-l'Abbé vous avez un correspondant en ligne.

— Rémy, Rémy où es-tu p'tit frère c'est moi Irène… Rémy…

On alla chercher Rémy encore tout boursouflé de larmes.

            — C'est pour toi matelot ! Prends l'micro et appuie sur le côté pour parler, tu relâches pour écouter.

            — Allo Rémy…

La voix distordue de sa sœur résonnait dans le carré maintenant silencieux.

            — Allo c'est Rémy. C'est toi Irène ?

 Le bateau sembla alors s'arrêter et partir doucement en marche arrière avant de heurter quelque chose. Puis tout se calma. Rémy était blanc de trouille.

            — Rémy, tu lâches le micro et monte sur le pont. Allez dépêche-toi

            — Fais ce quelle te dit lui intimèrent les marins. Désir de femme...

 Alors Le jeune homme accrocha le micro sur le côté de la radio de bord et, après avoir parcouru les longues coursives, gravit les degrés menant au pont. En ouvrant la porte métallique il eut le souffle coupé par le spectacle qui s'ouvrait devant lui.

—Le port…Le port. On est arrivés ! S'exclama-t-il en se retournant vers les marins qui l'avaient suivi. Il vit du papier d'argent et d'or scintiller dans les mains de ses compagnons de pêche. Même ce satané capitaine était là avec un paquet et un large sourire qui lui fendait le visage.

— Mais le phare de Batz…? Loïc tu m'as dit que c'était le phare de Batz.

            — Je me suis peut-être trompé ! Répondit l'accusé. Batz ou Groix, ils ont le même signal : blanc, 4 fois en 25 secondes. Je dois devenir vieux. Tu verras avec le temps tu les connaîtras toi aussi et on ne te trompera plus. Tu sauras: Sein, blanc 4 fois en 25 secondes, Eckmühl: blanc, 1 fois en 5 secondes. Tiens ! joyeux Noël moussaillon. Alors tous s'avancèrent et en entonnant leurs chansons de marins offrirent à tour de rôle un paquet à Rémy. Le capitaine arriva en dernier et lui remit son couteau de pêche.

            — Tiens petit, pour ton courage. Il me vient de mon père qui l'a reçu de son père. Je n'ai pas de fils, alors je te le donne. Fais-en bon usage fils ! Joyeux Noël petit et bon vent.

Du haut du haut-parleur fixé sur la mâture on entendit  un message tonitruant :

            — Et moi alors, on m'oublie. Ici Radio Saint-Lys QRU, QRT Le Pont-l'Abbé. Joyeux Noël à tous.

— FIN —

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