Nuits de pêche

peter-oroy

Nuits de pêche.

Le pavé luisait sous le crachin chargé d'effluves d'iode et de poisson. La ruelle qui d'habitude s'ouvrait sur un horizon d'azur se refermait aujourd'hui sur un regard vide et gris. La lueur jaunâtre des lanternes se reflétait au pied des réverbères et jetait un halo de tristesse sur les façades délavées des maisons du port. Le vent s'engouffrant dans le clocher de l'église faisait vibrer les cloches. Des mouettes rieuses se réfugiaient le temps d'une courte halte dans la charpente de l'édifice.

Loïc marchait du pas lent et chaloupé des vieux loups de mer. "Mallozh Doue!", cinquante ans de pêche ça marque un homme. Sa vieille besace qu'il portait sur l'épaule commençait  à peser avec les ans. Il s'arrêta un instant et, profitant de l'encoignure d'une porte cochère, alluma une cigarette de tabac brun. Le claquement du briquet qui se referme lui rappela les criquets de métal que les GI's utilisaient comme signal de ralliement lors du débarquement, ou bien le glissement de la culasse d'un fusil… Qu'importe!

Il reprit sa marche vers le port. La mer était couleur de marbre. Au loin le ciel ne finissait pas, il disparaissait dans les nuages. Les façades des maisons à colombages, serrées les unes contre les autres offrait un abri provisoire aux assauts du vent qui se levait. Un chien errant traversa la rue en humant quelques lambeaux de poissons laissés sur le pavé lors de la criée d'hier.

Le quai chichement éclairé à ces heures matinales semblait happé dans un diadème de perles de pluie. L'air était collant et poisseux. En contrebas les bateaux dansaient dans les eaux captives du bassin du port.

Loïc était toujours le premier à enjamber le bastingage du "Gwenn-ha-du". Il se dirigea vers le poste de pilotage et ouvrit la porte de la timonerie. Le calme régnait dans la pièce au plafond bas. Le gouvernail poli par des mains expertes laissait par endroit voir le bois brut sous le vernis écaillé. Il avait vécu le "Gwenn-ha-du". Il avait essuyé beaucoup de tempêtes. Il s'en était toujours sorti…"A Drugarez Doue". Dieu merci!, pensait le bosco en allumant le compas et la boîte de morse. Le navire était pourtant équipé de matériel moderne mais Loïc restait attaché à ses vieux instruments et surtout à son instinct de marin. L'antique radio de bord émit ses grésillements habituels. Loïc tapota le baromètre et régla l'aiguille sur "pluie". Les larges essuie-glaces se mirent en route chassant de grosses larmes de pluie qui s'accrochaient encore sur les vitres. Dans le va et vient des balais de caoutchouc, son regard s'évadait vers la proue du navire. Les nasses étaient rangées le long du bastingage, prêtes à être noyées. Il alluma le plafonnier et se dirigea vers l'écoutille aux machines. Il ouvrit la trappe et se dirigea vers le compartiment des moteurs. Une odeur de Diesel de marine emplissait l'atmosphère. Il actionna l'arrivée de carburant et mit les pompes en route. Un regard circulaire lui suffit à contrôler le bon état de marche des propulseurs. Il poussa la manette du contact et attendit l'allumage du voyant de mise en route. Il s'essuya les mains et remonta la coursive en direction de la passerelle.

En haut il rencontra Jacques qui venait d'arriver.

—  ­Mat an traoù, Jacques?

—  Ouais va bien!, répondit Jacques qui ne parlait pas le breton.

Loïc enfonça le bouton de contact et actionna la mise en marche. Le gros moteur toussa, renâcla, sursauta puis un premier "touc" se fit entendre. Un deuxième le suivit, puis un troisième. Le moteur ronronna selon un rituel propre au "Gwenn-ha-du". Le tuyau d'échappement expectora un nuage de fumée noire et poisseuse. Lentement le bruit du propulseur se fit plus régulier. La fumée devint blanche et se transforma en vapeur d'eau.

Toutes les membrures du navire tremblotaient. Les gouttes pluies se rassemblaient et semblaient fuir en tressautant avant de tomber sur le pont. Les fanaux tribord et bâbord s'allumèrent en même temps que le projecteur de mâture. Le reste de l'équipage arrivait. On jetait un sac sur le pont. On allumait une cigarette sur le quai. On embrassait sa femme qui refermait les bords de sa vareuse ou de son Shetland pour se protéger du froid; les enfants n'étaient pas venus aujourd'hui, Ils ont école dans une demi-heure. La vieille dame logeant dans une chaumière voisine, Bigoudaine dans l'âme, portant col de dentelle et l'étrange chapeau à jugulaire s'occupait d'eux ce matin.

Sur l'embarcadère régnait une effervescence muette autour des chalutiers prêts à prendre la mer. On entendait parfois un je t'aime "Da garout a ran", chuchoté par des lèvres amoureuses en guise de mise en garde contre cette mer faiseuse de veuves. On se saluait, se tapait amicalement sur l'épaule, on s'appelait. Les rires ne fusaient pas. A peine esquissait-on un sourire que le regard se troublait ou se voilait de larmes trop contenues. Parfois même on ne se parlait pas, les yeux perdu dans ceux de l'autre. On détestait cette maîtresse à qui on a donné le nom homonyme de mer.

Puis un coup de sirène annonce le départ pour une campagne. Une de plus ! A trimer comme une bête, en chantant parfois pour remonter les filets en cadence, ou pour se donner du cœur à l'ouvrage lorsque la fatigue accumule les nuits passées en ciré et en bottes de caoutchouc sur le pont glissant du chalutier.

Un dernier adieu et l'on saute sur le pont en se tenant au bastingage glacé comme la peau d'un mort. Un signe de la main, un dernier regard, un mouchoir qui s'agite, une casquette que l'on balance de droite à gauche, les amarres qui tombent à l'eau dans un sombre « floc », et puis le cabestan qui remonte le filin lourd de l'eau noire de la rade. Un court soubresaut du moteur qui passe de la reverse en marche avant et la houle du virage qui déséquilibre le marin au regard perdu.

Les 1000 CV du propulseur rugissent avant de faire pivoter les 28 mètres du chalutier sur les eaux bistre du bassin. L'étrave se soulève un peu, l'eau crépite en cascade à la poupe, le capitaine prend le cap 200 sud sud-ouest vers le large. En avant « dead slow, slow ! » Déjà les quais disparaissent dans la brume épaisse du matin. Le clocher de l'église semble aspiré vers les limbes célestes. Les lanternes du bourg dispersent un halo jaunâtre et se reflètent en tremblant dans l'eau ridée par le vent.

Un deuxième coup de sirène annonce le passage de la passe. Les sémaphores vert et rouge clignotent. La corne de brume retentit au rythme de son lugubre meuglement. Le bourg disparaît maintenant totalement dans le gris du ciel. Devant, derrière un linceul de pluie enveloppe le navire qui rejoint la pleine mer. La houe le berce doucement pendant que Loïc le dirige maintenant sur 190 sud pour éviter les brisants et les courants du Caillou de Groix.

Au loin les premiers éclats de Port Tudy indiquent la proximité de l'ile. Après avoir longé les côtes, laissant le Fort de Surville à tribord, le bosco du "Gwenn-ha-du" retrouve les éclats rouges à 5 secondes du phare de la Pointe des chats.

Les vagues s'aplatissent sur la proue et explosent en gerbes d'eau. Des paquets de mer s'écrasent sur le pont avant. Les vitres se troublent soudain d'un film nébuleux que les essuie-glaces viennent immédiatement dégager avant le prochain assaut. Le bateau plonge dans la masse noire de l'océan puis se soulève comme un cheval cabré en franchissant la crête de la prochaine vague.

Ce gros temps n'était pas prévu!

Dans le carré les hommes d'équipage tuent le temps en jouant aux cartes ou en lisant. Le temps n'est ni aux chansons ni à la fête. Le roulis et le tangage présagent d'une pêche dure et périlleuse. Certains tentent même de se reposer malgré la houle qui les culbute parfois vers les parois d'une coursive ou de leur couchette. Le jeune mousse dont c'est la première campagne est silencieux. Ses yeux anxieux vont de l‘un à l'autre et tentent de lire une émotion, un trouble ou une lueur de peur. Il se rassure en voyant les mines impassibles de ses compagnons d'infortune.

—  Faut attendre que ça passe !, lui dit un marin en devinant l'inquiétude dans ses mains qui se tordent. Attends, je vais te mettre un peu de musique.

Le pêcheur se dirigea vers l'appareil et glissa une rondelle scintillante dans le petit tiroir qui venait de s'ouvrir. Il appuya sur des boutons et, reculant d'un pas il attendit, un sourire narquois au bord des lèvres.

Tout d'abord on n'entendit rien que le vrombissement des moteurs et le bruit infernal de la mer contre la coque du navire. Puis soudain l'éclat des cymbales mêlé aux accents tranchants des violons annonça une symphonie qui s'amplifiait dans les entrailles du bateau.

Yann riait aux éclats en voyant la mine médusée du jeune homme, dont les yeux écarquillés semblaient engloutir cette musique totalement incongrue sur un chalutier. On s'attendait à quelques chansons de marin, des airs d'accordéon, de vielle ou de biniou, mais pas à un concert symphonique et encore moins à « La Norma » de Bellini. Les autres riaient aussi de bon cœur. L'effet était garanti. Chaque nouveau venu sur le bateau devait vivre ce rituel.

On expliqua au petit mousse que le capitaine, depuis qu'il avait vu le film « Fitzcaraldo », n'écoutait plus que des grands airs d'opéra et principalement pendant la tourmente. Comme en ce moment.

La scène avait quelque chose d'incongru. Au beau milieu de la tempête on retrouvait les scènes de ce merveilleux film d'aventure. On cherchait des similitudes dans le rêve des regards pensifs des hommes d'équipage. Tout cela semblait irréel, comme impossible et chimérique.

Soudain le vacarme assourdissant d'une lame de fond s'écrasant sur le flanc du navire s'accompagna d'une soudaine gîte. Tout ce qui n'était pas attaché ou solidement coincé se retrouva au sol dans un bruit de casseroles et de vaisselle brisée. Le moteur toussa, s'emballa, s'étrangla mais par chance ne s'arrêta pas. Les lampes du bord vacillèrent.

Sur le pont les nasses brinquebalèrent de gauche à droite. Des bidons de plastique coururent le long du bastingage. La grue trembla de toute sa hauteur. Le fanal de proue fut arraché par la fureur de la vague. La barre frémit sous les mains rugueuses du bosco. Par un hublot cassé, un paquet de mer s'engouffra dans la cabine de pilotage, noyant les instruments. Une étincelle éclata du navigateur électronique. Les lumières vacillèrent. Les cheveux mouillés, la casquette au sol, le capitaine attrapa la barre et se cramponna dessus pesant de tout son poids pour reprendre le contrôle du navire. Enfin le chalutier reprit son assiette et, tenu de main de maître cingla fidèlement vers son cap. 

—     « Ohé en bas, j'ai besoin de vous les gars ! Y a eu du grabuge dans la cambuse !»

L'interphone venait de crachoter ces quelques paroles lacunaires. Ce n'était pas dans l'habitude du patron de demander ainsi de l'aide.

—  Allez les gars, on fonce !, lança Yann.

Les hommes traversèrent les coursives en titubant comme s'ils étaient ivres. Ils se tenaient aux rampes courant le long des parois, ils montèrent les marchent de l'étroit escalier et pénétrèrent dans la timonerie ravagée par la vague. Des ruisseaux d'eau bondissaient vers les escaliers menant au pont inférieur. La houle les refoulait vers le sol du poste de pilotage emportant tout ce qui gisait à terre. Des éclats de verre craquaient sous les pas des marins. L'ordinateur des cartes marines était noirci par le court-circuit. Un morceau de mât avait pénétré le hublot de la porte de la passerelle et était resté fiché dans l'ouverture ruisselante de pluie. Un poisson luisant comme l'argent frétillait au sol. Une partie de l'équipage repartit immédiatement inspecter les membrures du navire et surtout les parois de la coque pour déceler une éventuelle voie d'eau. La secousse avait été très forte et il fallait compter avec des dégâts.

Le mousse suivait ce va-et-vient avec appréhension. Sa première sortie en mer s'avérait angoissante. Il pensait aux siens. Il pensait à son chat, à la brune Françoise qui lui avait donné son premier baiser avant de le quitter.

Entre le pouce  et l'index il saisit la petite croix en or qu'elle lui avait passée au cou en chuchotant « Comme ça je serai toujours près de toi ». Il avait les mains moites et la gorge serrée. Ses jambes flageolaient et un étau lui serrait les entrailles. Ses oreilles bourdonnaient.

Voyant que personne ne prêtait attention à lui, il finit par s'asseoir dans un coin, le cul dans l'eau, le dos coincé contre la paroi humide de la pièce, les mains jointes calées entre ses genoux.

Le second le vit ainsi tremblant de peur et repensa avec attendrissement à sa toute première fois. Sans un mot il le saisit par le bras et le souleva de sa position inconfortable. Quand le petit Le Guillou fut sur ses jambes il lui fit signe de le suivre.

Ils descendirent par l'escalier de la salle des machines. Un bruit infernal régnait dans les quelques mètres carrés où se trouvait le moteur. Il y faisait une chaleur dantesque et les relents de gasoil prenaient à la gorge. Les buses de décompression vous crachaient des jets de vapeur au visage. Il fallait se tenir partout au risque de se blesser. Et impérativement ne pas s'agripper par inadvertance à un volant ou une manette. Les aiguilles des cadrans parcouraient parfois un quart de cercle en une fraction de seconde et revenaient se positionner vers la gauche du manomètre. Des sirènes emplissaient les oreilles d'un sifflement qui semblait vriller le cerveau.

Ils passèrent vers l'arbre de transmission puant la graisse. Il ne fallait surtout pas se faire prendre le bas de pantalon par cette bête immonde qui tournait et tournait à toute allure.

Jacques s'empara d'un lampe torche et en tendit une autre au mousse. Ils passèrent une porte très basse et se retrouvèrent dans un cagibi tout sombre. Jacques montra au petit la direction vers laquelle il devait diriger sa lampe.

Le double faisceau éclaira le fond du réduit. Le second inspecta longuement la cavité  et, après de longues minutes fit signe au jeune marin qu'ils pouvaient sortir. Il referma la porte en abaissant la lourde manette. Ils reprirent leur progression au milieu de cet univers monstrueux et se retrouvèrent dans une coursive. Le claquement de la lourde porte ramena le calme.

Viens !, on va réparer les fenêtres cassées, lui dit calmement Jacques.

Ils traversèrent les corridors du bateau et se retrouvèrent sous le poste de pilotage, là où est entreposé le matériel de réparation.

Ils s'emparèrent d'une lourde plaque de bois huileuse et la remontèrent vers la timonerie. Armés de marteau, de pinces et de bouts de fils de fer ils obturèrent la fenêtre béante sur une mer déchainée qui tentait de repousser le panneau où s'écrasaient des paquets d'eau froide.

Le calme revenait peu à peu sur le navire malgré la houle qui le faisait plonger et sauter sur les profondes vagues d'eau marbrée.

Le petit mousse put enfin redescendre vers les cabines. Il s'affala sur sa couche, les larmes au bord des yeux. Il avait eu peur de mourir. Cette peur viscérale qui étreint un jour chaque marin. Cette peur sombre et sournoise de voir le bateau couler au milieu de nulle part, dans le froid glacial de ce linceul liquide. Cette peur de se retrouver coincé dans une pièce sans issue, inondée d'eau bouillonnante qui bientôt te submerge et s'infiltre par la bouche, le nez. Cette mort suffocante qui te bloque les poumons, qui te brouille la tête et qui t'entraîne lentement vers le néant en t'étouffant…

Un cri s'échappa de ses lèvres. Les yeux écarquillés, Il reprit une longue et bruyante respiration qui le mit instantanément hors d'haleine. Perdu dans son effroi il avait oublié de respirer.

De son portefeuille il sortit la photo de la jolie Françoise et, longuement admira le bleu profond de ses yeux, le sourire charmant de son minois juvénile, la longue cascade noire de sa chevelure. Il ferma les yeux, la photo glissa de ses doigts gourds. Des morceaux de silence peuplaient le vacarme de la tempête. Il partit dans ses rêves.

Un monstre aux écailles scintillantes et à la gueule ouverte comme l'infini des abysses le tirait par un pied. L'eau jaillissait de partout. Le bateau coulait. La sirène! Le monstre. Tout bouge… Des cris, des voix…

—  ­Ohé!...debout moussaillon…!

Avait-il crié? S'était-il débattu? Était-il mort, noyé…? Le monstre continuait de le tirer et de le secouer…

—  Branle-bas, petit…La pêche commence. La mer est à la montante!

Le jeune marin ouvre soudain les yeux sur le regard de Yann qui tente de le réveiller en le secouant par la jambe.

—  Dans cinq minutes sur le pont, en ciré et bottes. Et pour toi le harnais!

Dans l'univers orangé de l'éclairage de la cabine, Arnaud lutte pour passer son pantalon de ciré jaune. Il n'arrive pas à tenir l'équilibre. Le bateau roule d'un bord à l'autre. " Mer calme, mer calme! C'est pas ça!", pense alors le petit mousse.

Au bout de dix minutes il arrive sur le pont. En le voyant le second lui crie: «Et ton harnais! Je tiens pas à c'que tu m'passes par-dessus bord».

Sur la plage arrière l'effervescence règne. Certains des hommes en ciré orange se tiennent près des cabestans de remonte des chaluts de fond. Les autres près de la trémie se préparent à déverser les merlus et autres daurades argentés.

Les gyrophares lancent leurs éclairs oranges. Les projecteurs illuminent le cul du bateau. Les grues s'activent. Déjà les mouettes et goélands virevoltent à grands cris dans l'éclat cru des faisceaux lumineux. Les cirés semblent astiqués tellement la pluie et les embruns leur donnent cet aspect lustré. Dans la timonerie on peut voir le capitaine serrant la barre tantôt à tribord, tantôt à bâbord pour maintenir une tension constante sur les funes. Lorsque la poupe s'enfonce dans le creux d'une vague, la plage arrière disparait sous des torrents d'eau rageuse qui fuit immédiatement vers la mer. Pendant quelques secondes les hommes sont submergés par ce déferlement, puis réapparaissent plus trempés qu'avant. Alors on se prend à compter: un, deux, trois… quatre, cinq …afin de s'assurer que l'un d'eux ne manque pas. Eux, les anciens, ils ne mettent pas les harnais. Ils préfèrent leur liberté de mouvement malgré le danger. Des ordres fusent dans la nuit perlée de pluie froide et mordante.

Arnaud a froid et tremble dans son ciré. On lui a attribué la tâche d'aider à la trémie.

Et puis soudain la sirène retentit. Les grues remontent les cerfs-volants qui martyrisent la coque. L'immense rouleau du cabestan treuille les funes qui retiennent le chalut. La manœuvre est rendue difficile par la houle. Le bateau se balance avec rage, propulsé d'un bord à l'autre par les vagues qui s'attaquent à ses flancs. Le filin s'enroule inlassablement sur le cylindre. Lentement la tête du filet tendue par le poids laisse apparaitre la masse noire de la poche remplie de poissons étincelants et frétillants sous la lumière blafarde des réflecteurs.

A l'aide de longues gaffes en bois on agrippe le lourd filet pour le stabiliser sous le portique avant de laisser la grue de proue s'en emparer et le faire pivoter au-dessus de la trémie d'où filtre un faisceau de lumière. Après bien des efforts, la bonde est ouverte et laisse s'échapper une manne de poissons qui seront acheminés dans l'intérieur de la cale d'éviscération avant d'être triés, conservés entiers dans les cagettes de plastique pour la Julienne ou, pour le Merlan, congelés en filet dans des barquettes de polystyrène que l'on halera sur le quai de débarquement.

Le ban est prometteur. Il faut replonger le chalut.

—  ­Allez, les gars on s'active. Remettez-moi ça à la "baille".

Depuis la passerelle la vue plonge sur l'étrave où explosent des paquets de mer bouillonnante. Les essuie-glaces balaient les vitres du poste de commandement éclairé seulement par les instruments de bord et les quelques plafonniers allumés. Les éclairs oranges se reflètent sur le plafond bas et embrasent la pièce à intervalles réguliers jetant des ombres de feu sur les parois de tôle ripolinées.

Derrière la timonerie, la large cheminée crache de rageuses volutes noires à chaque sollicitation du moteur.

Dans le froid et la mer qui se déchaîne, inlassablement le long filet plonge et remonte du fond avec son chargement de poissons. Chaque manœuvre est dangereuse. On ne sait jamais où le chalut va racler. Il y a toujours un conteneur immergé, un récif ou une épave au fond de la mer; lorsque ce n'est pas un engin explosif!

Alors c'est la croche. Le filet se déchire, les funes se tendent et se rompent, le navire gîte et au pire des cas il coule. Dans ces moments-là on ne pense pas. La concentration doit être maximum. Seul le cerveau déconnecté de l'illusoire réalité évoque de telles images.

Chaque inclinaison du bateau, chaque choc violent sur la coque, chaque grincement sinistre des câbles ou de la grue s'enregistre en vague de frayeur dans l'esprit du jeune Arnaud. Mais pas un instant il ne relâche son attention. La grande fierté des marins l'imprègne déjà.

Le froid brûle les doigts et l'eau s'infiltre partout malgré l'équipement. Les membres s'engourdissent. Les gestes deviennent douloureux mais il faut tenir. Le dos fait mal. Les joues sont cramoisies par les embruns glacés. L'air est plein des effluves de poisson et de gasoil. Le pont est glissant et la grue tourne inlassablement au bout de la nuit. Les cales se remplissent. Le bateau s'alourdit. Les heures de veille s'éternisent et emplissent le corps de fatigue. Les gestes se font automatiquement et sans cesse répétés. Les bras deviennent lourds. Le chalut s'allège de plus en plus et ne remonte plus que du menu fretin. La grue cesse ses rotations. La sirène retentit. La pêche est finie. Les chaluts sont remisés. Les treuils et cabestans se taisent. On n'entend plus que les cris des mouettes qui se ruent sur le pont et s'envolent avec leur butin dans le bec. On arrose le pont d'eau fraiche pour faire disparaitre les écailles luisantes et les restes de poissons glissants. Fourbus et ivres de fatigue les hommes regagnent le carré. Certains se restaurent, d'autres boivent une bière et peuvent enfin allumer leur cigarette. La plupart d'entre eux vont s'allonger après la douche. Le matin point sur l'horizon. Arnaud s'est endormi aux vibrations du moteur.

Des nuits succèdent à d'autres nuits. Les cales sont maintenant pleines et le bateau regagne Lorient.

L'odeur du café se faufile partout dans les coursives. Au fond du bateau un accordéon pleure et souffle sous les doigts agiles d'un pêcheur. La pêche a été bonne. Les blessures du bateau sont apparentes et, tel un guerrier blessé mais vainqueur il pousse fièrement son fardeau vers le port.

Dans le carré près de la cambuse où l'on remise vivres et boissons, l'ambiance est à la fête. On fête la campagne qui fut bonne et on fête le courage d'Arnaud dont c'était la première sortie. Devant son grand bol de café, les cheveux encore hirsutes d'une nuit qui fut courte, le jeune mousse sourit timidement aux joviales plaisanteries des vieux loups de mer. Ses mains écorchées par le sel et le froid lui font mal.

Un fin crachin dilue le ciel et la mer dans un brouillard gris. Les vagues se sont apaisées. Le chalutier glisse vers la terre. Au loin apparait le scintillement rouge de "La Pointe des Chats".

—  Groix!, annonça le pilote et tous reprirent en chœur: «Quand tu vois Groix, tu connais la joie!»

Un à un après avoir débarrassé et nettoyé la table et la vaisselle, chacun s'en retourne à sa cabine et s'apprête au débarquement. Les sacs sont bientôt fermés et la cabine rangée.

La radio de bord crépite et la voix de l'opérateur des phares et balises signale l'arrivée du "Gwenn-ha-du" à la hauteur de Port-Tudy.

Il a fière allure le conquérant d'acier avec son mât tronqué, une fenêtre occultée par un panneau de bois, quelques antennes tordues et les fils du fanal de proue qui pendent. Les drisses du mât claquent au vent et émettent leur son métallique si caractéristique. Sur le pont quelques marins emmitouflés dans leur caban sont accoudés au bastingage. Deux coups de sirène signalent l'entrée du chalutier dans la passe. Campé comme une statue de bronze un marin se tient à la proue du navire un lourd filin d'amarrage à la main. Du regard on guette une silhouette, un visage ami, un sourire, un petit geste.

Devant un décor de ballots, caisses et conteneurs, la silhouette de Françoise se dessine sur le gris du bitume du quai. Bien que le bateau soit enfoncé par sa charge, elle parait toute petite, vue depuis la hauteur du pont avant. Des mains se tendent, on agite un bras, les petits sautent de joie en déséquilibrant leur mère qui les tient par la main. Le lourd bateau glisse le long du quai. Le pilote enclenche la reverse. La coque et les membrures frémissent. Une gros panache de fumée noire s'échappe de la cheminée, La sirène retentit. Le régime du moteur s'éteint. On n'entend plus que le doux ronronnement du propulseur en débrayage. Bientôt le cliquetis de la grue vient troubler le calme de l'arrivée. Les premières cagettes s'envolent des entrailles du bateau. Les camions attendent portes béantes. Les premiers marins débarquent.

Françoise s'avance. Arnaud laisse tomber son lourd sac de marin. Françoise est dans ses bras. Il la serre contre lui. Tendrement elle prend ses mains meurtries et les cachent au chaud contre son cœur.

—  Brave petite! glisse le capitaine à son second.

—  Une vraie petite femme de marin! répond celui-ci.

On se congratule, on se serre la main. On jette un dernier regard sur le "Gwenn-ha-du".

—  A drugarez Doue! S'exclame le capitaine en voyant l'ampleur des dégâts sur son bateau. Dieu Merci on s'en est sorti. Merci le "Gwenn-ah-du".

Les étales devant le débarcadère se remplissent de marée fraîche et déjà les clients du marché viennent faire provision de l'or de la mer.

Au loin un couple enlacé s'éloigne. Unis par le bonheur des retrouvailles, Françoise et Arnaud ne pensent pas encore à la prochaine campagne.

Un léger rayon de soleil vient lécher le pavé encore luisant des dernières pluies. Finies les veilles et les nuits passées sur le pont. Oubliées les courbatures et les gerçures aux mains. La peur s'en va. Le soleil se lève.

FIN

© by Peter O'Roy 2011

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