Obsolète - Ch. 1

nicoberti

Il fallait se rendre à l'évidence : Christine avait un gros cul.

Et rien ne le changerait jamais.

Thierry, qui avait rencontré sa femme sur le tard, l'avait toujours connue dans cet état. Il n'y avait sur ce point aucun regret à avoir d'ailleurs, rencontrer Christine plus jeune n'aurait en effet rien changé. D'après les photos rangées dans les grands albums qui traînaient chez ses parents, Christine transportait depuis l'adolescence un derrière large et rebondi qui avait souvent provoqué les railleries. Mais les années passant, Thierry avait fini par s'habituer aux fesses proéminentes de sa femme ; onze ans qu'ils étaient ensemble, après tant d'années, le couple ne se formalise plus de ça. Pourtant, le caractère définitif de l'état physique de Christine le heurta pour la première fois ce soir-là, précisément quand elle passa devant la télévision pour aller chercher un de ces fameux yaourts zéro pourcent qu'elle arrosait de sucre. Le contraste avait été saisissant. Sur l'écran venait de défiler une publicité pour le nouveau Crossover Renault. Thierry qui songeait sérieusement à remplacer son break Volvo depuis qu'Éric, son supérieur hiérarchique depuis un an, avait investi dans un Audi Q7, avait été particulièrement attentif au film coloré et bien arrangé. Dans un plan large tourné en contre plongée, la publicité présentait la voiture solitaire roulant à toute allure dans un décor aride que Thierry n'avait vu que dans les westerns de son enfance. Des roues arrières s'échappait un nuage de poussière ocre, épais et jubilatoire qui ne dérangeait rien ni personne. Puis un zoom lent s'était enclenché, dévoilant petit à petit les courbes racées du véhicule, jusqu'à filmer l'intérieur de l'habitacle. Une voix off assez grave à la diction impeccable déclinait par-dessus les images un texte concis, simple mais percutant. Avec le nouveau Crossover Renault, un monde d'aventure semblait à portée de main. A son volant, Thierry serait plus libre. Plus indépendant. Différent.  Le mannequin conducteur de la publicité renvoyait l'image d'une quarantaine triomphante, virile et séductrice à laquelle Thierry aurait adoré s'identifier - la jeune blonde aux dimensions parfaites assise sur le siège passager accentuait l'effet ; peut-être même que la blonde était l'objet le plus désirable de la publicité. Mais l'envie et le fantasme firent rapidement place à l'aigreur. La réalité frappait Thierry comme un poing dans la gueule : il aurait beau acheter le Crossover de chez Renault, s'offrir le tout-options et même se payer les sièges en cuir, rien, jamais, ne ferait dégrossir le cul de Christine dans les proportions aguicheuses de la mannequin passager. La vie lui parut soudainement dramatique.

Il passa alors une main sur son crâne dégarni pour se soulager – un geste réflexe hérité de son enfance, quand il fallait replacer cette mèche revêche disparue – et sa calvitie devenue impossible à cacher rajouta au décalage insurmontable creusé entre le monde parfait qui défilait sur l'écran et la vie réelle qui s'écoulait mollement dans son salon. Thierry venait à peine d'avoir 47 ans, mais les trente années encore à vivre que lui prêtaient les statistiques d'espérance de vie apparurent soudainement d'une longueur et d'un ennui infinis. Ce soir-là et brusquement, elles ne semblaient rien lui promettre de plus que ce qu'il possédait déjà ; un futur conjugué au passé ; le constat lui donna des vertiges

 

Le film du dimanche soir de TF1 reprit son cours sans que Thierry n'y prête spécialement attention. Encore une histoire d'amour impossible qui finirait bien par s'arranger ; tout ça ne l'intéressait que modérément. Il aurait bien regardé le reportage de M6 sur ces nouveaux startupers millionnaires et à peine trentenaires que la digitalisation du monde semblait produire à la chaîne, mais Christine avait insisté et, pour une fois, Thierry avait fini par céder.

Il la regarda un instant affalée sur le fauteuil posé à une soixantaine de centimètres de lui. Elle entamait le troisième yaourt de la soirée et le bruit qui sortait de sa bouche à chaque succion de cuiller le dégouta.

-   Fais moins de bruit, s'il te plait, il balança d'un ton neutre.

-   Pardon, elle lui répondit instantanément, un peu honteuse.

 

Autour, le salon était plongé dans la lumière tamisée caractéristique de leurs soirées télé du dimanche. Il suffisait pour cela de fermer tous les interrupteurs de la pièce et de régler selon sa convenance la grande lampe halogène posée dans le coin. C'était assez pratique. Thierry était d'ailleurs très satisfait de cet achat qui ne lui avait pas trop coûté. Il détestait passer des heures chez Ikea – d'autant que Christine avait une fâcheuse tendance à acheter systématiquement toute une série d'objets dont ils n'avaient pas besoin – mais il fallait bien reconnaître que les suédois savaient se montrer efficaces et que le rapport design/qualité/prix était imbattable.

Thierry n'avait jamais voyagé en Scandinavie ni même rencontré de suédois en vrai, mais la satisfaction que lui procurait la possession de sa lampe halogène l'avait poussé à développer pour la Suède une forme de respect. Il lui semblait que les nordiques étaient des gens sérieux, fiables, organisés et logiques, de ceux avec qui on commerce en toute confiance. Son esprit tendait en cela à les rapprocher des allemands, et il ne doutait pas une seule seconde que les suédois faisait preuve, eux aussi, de cette rigueur germanique qu'il affectionnait tant. Il se demanda si la blondeur, le froid ou les deux avaient à faire dans cette histoire ; il ne trouva jamais de réponse à cette question.

 

Dix minutes passèrent et le scénario convenu du film commença sérieusement à lui peser. Dans sa tête, Thierry voyait défiler en boucle la publicité du Crossover Renault et tous les manques de sa vie qu'elle semblait pointer ; agacé, il grattait toujours plus fort l'accoudoir du fauteuil et le tissus finissait fil par fil par céder. Christine, innocente et enroulée dans son plaid à côté, ne semblait pas remarquer l'agitation existentielle qui chamboulait la tête de son mari. Elle restait invariablement tournée en direction de l'écran OLED de marque LG acheté un mois auparavant – encore un investissement important qu'elle avait jugé inutile sur le coup mais que ce soir-là spécifiquement, elle ne reprochait plus vraiment à son conjoint. Au coin de son œil droit, une larme timide et légère commençait à poindre et se mélangeait à ses cils, suggérant à Thierry que le couple supposément impossible du film traversait une passe difficile. Il ne comprit pas l'émotion de sa femme devant ce défilé ridicule de clichés usés et superficiels que balançait en boucle la télévision depuis maintenant plus d'une heure. La vie, la vraie, était faite de bien d'autres choses, lui semblait-il.

Après quelques minutes de réflexion, il attribua l'émotion de Christine à son sexe féminin. Après tout, la sensibilité des femmes était plus développée - elles qui sont par nature si émotives -, tout le monde savait ça. Finalement, il n'était pas si surprenant de voir Christine pleurer devant cette histoire d'amour entendue et mielleuse. Il finit par ressentir une forme d'affection devant la fragilité apparente de sa femme. Le rôle de protecteur qu'il attribuait au chef de famille qu'il était, prenait tout son sens. Lui, l'esprit qui se voulait fort et cartésien, n'était pas sujet à ces faiblesses ; cela permettait à la famille de toujours tenir le cap ; il en était d'ailleurs très fier.

 

Il regarda sa montre qui affichait 22h00 passés. Il était encore tôt ; il lui serait impossible de trouver le sommeil à une heure pareille. Mais il lui sembla également impossible de supporter les derniers trois quarts d'heure de ce film qui lui paraissait interminable. Il envisagea alors différentes possibilités. Il y avait bien l'étagère de la salle de bains à fixer mais le bricolage était une activité bruyante et un nouveau conflit avec la famille Garès, ses voisins de palier, était la dernière chose dont il avait besoin. Les relations étaient déjà bien assez fraîches entre eux depuis les travaux qu'ils avaient entrepris dès leur emménagement six mois auparavant - Thierry ne souhaitait pas leur donner du grain à moudre. Il se rabattit sur l'ordinateur portable posé sur la table basse. Il consulta le site du Figaro mais aucun article en particulier n'accrocha son intérêt - les nouvelles étaient toujours les mêmes ; il s'était habitué. Il prit tout de même quelques secondes pour répondre à la question sondage que le journal proposait : « Pensez-vous qu'Emmanuel Macron puisse remporter l'élection présidentielle ? » Il cliqua sur « non » avec conviction et fermeté.

En effet, il lui semblait inenvisageable qu'un arriviste de 39 ans puisse, sans presque aucune expérience ni passé, s'installer aux commandes de l'état ; ce n'était pas sa conception de la vie ni du mérite. Il était d'ailleurs assez confiant à propos de la défaite future de l'ancien ministre de l'économie ; les français étaient des veaux certes, la « masse » comme il l'appelait n'était pas très fine ni éduquée, mais élire Emmanuel Macron comme Président était un saut vertigineux dans l'inconnu auquel personne ne se risquerait. La solennité des urnes finirait bien par rattraper les français ; la vague Macron n'allait pas tarder à s'écraser ; il en était convaincu.

Il ouvrit ensuite la page du site boursorama.fr - il y avait ses habitudes depuis maintenant quelques années. Il naviguait entre les pages de cotation avec une dextérité efficace dont il se satisfaisait à chaque fois. Il consulta la page du CAC 40 qui n'avait pas bougé depuis la clôture du vendredi précédent – tout ça était assez logique d'ailleurs, le marché était fermé le week-end. Thierry en avait parfaitement conscience, il avait simplement besoin de visualiser à nouveau le rebond des cours entamé mi-décembre. Une manière de se rassurer. Voilà un mouvement qui apportait un peu d'air frais en cette fin d'année ; c'était plutôt le bienvenu. Il afficha ensuite le graphique du Dow Jones et s'étonna de sa bonne forme - l'indice américain venait de battre un record historique en pleine période de crise. Thierry regretta de ne jamais avoir investi sur des valeurs américaines ; il l'avait souvent envisagé, sans jamais franchir le pas. Il s'en voulait d'ailleurs d'avoir été aussi frileux.

Il consulta alors la page dédiée à son portefeuille. Sa performance avait beaucoup souffert depuis le début d'année et le vent de panique qui l'avait emporté au début de l'été n'avait pas aidé. Le marché avait dégringolé brusquement et Thierry, bousculé par les moins-values toujours plus rouges qui s'affichaient sur l'écran, avait fini par couper les pertes en revendant au plus bas une partie de son portefeuille à la fin du mois de juin. Le lendemain, le marché se calmait ; puis il avait rebondi tranquillement pour retrouver les niveaux perdus. Thierry l'avait ruminé pendant toutes ses vacances en Vendée sans pour autant en parler à sa femme ; l'ambiance de famille avait été exécrable ; le retour en voiture dura une éternité.

 

Il referma l'ordinateur avant de le reposer sur la table basse. Il indiqua à Christine qu'il allait se coucher même si l'heure n'était pas tardive. Sa femme lui répondit à peine, obnubilée qu'elle était par le couple du film qui venait contre vents et marée de se retrouver.

Dans la chambre, Thierry enfila son pyjama bleu ciel puis s'installa sous les draps. Il songea à la semaine de travail à venir ; la réunion du mardi occupait tout son esprit. Il espérait que Karim et Valérie enverraient les rapports d'activité assez tôt dans la journée du lendemain. Il pourrait alors les reformater, arrangeait un ou deux chiffres, trier quelques informations avant la présentation devant Éric. L'idée était de ne pas revivre le fiasco du trimestre précédent. Karim et Valérie avaient envoyé les chiffres dans la soirée – Thierry les soupçonnait d'avoir fait exprès – et il s'était retrouvé à devoir présenter des données qui ne lui étaient pas familières , présentées dans un format qui ne l'arrangeait pas. Eric avait été impitoyable. En y repensant, une petite boule d'angoisse se format entre le foie et l'estomac de Thierry.

 

 

 

 

 

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