Omicron

kogaan

Chapitre I

« Nos E2 (robots enquêteurs) présents sur place viennent de nous confirmer la récente arrivée d'un Coda sur la Spatiale 102. Il s'agirait d'une réponse en provenance d'Omicron, l'une des planètes avec lesquelles nos scientifiques sont entrés en contact. Souvenez-vous, quinze ans avant aujourd'hui, nous recevions la première confirmation de vie avancée dans notre galaxie ! Je m'en rappelle comme si c'était hier, la nouvelle avait fait la une des écrans durant des mois et… ».

Je n'avais que deux ans à cette époque, celle qui avait été marquée d'une nouvelle pierre, celle de la grande découverte. L'homme était entré en contact avec une forme de vie avancée venant de la planète que nous, humains, avions nommé « Omicron ». Comme toutes les autres, cette appellation faisait référence à l'alphabet grec, cette civilisation qui, aujourd'hui, nous semblait bien lointaine, parfois même imaginée. Chaque astre habitable de notre galaxie, selon nos conditions, s'était vu attribuer l'une de ces lettres qualificatives et Omicron était de loin la plus prometteuse. La Spatiale 102, qui se situait entre les Zones 3 et 4 de notre globe, y avait envoyé un message codé, que nous nommions communément Coda. À l'aide de lumière, semblait-il, à défaut de n'avoir encore jamais découvert les secrets de sa vitesse. La première réponse s'était faite quinze années après son envoi, et le monde s'était embrasé. C'était la découverte scientifique la plus prometteuse, la nouvelle la plus conséquente. Sans dévoiler la totalité de ce Coda, la science nous avait révélé l'existence d'une autre espèce capable de nous répondre. Aucune autre information n'avait été véhiculée, et nous, pauvres citoyens, ignorions tout. Comment étaient-ils, s'apparentaient-ils à notre genre ? Parlaient-ils notre langue ou leur message était-il incompréhensible ? Combien étaient-ils, comment fonctionnait leur planète ? Il m'arrivait souvent de m'interroger sur ces faits, des questions naturelles pour quiconque faisait preuve de bon sens et de curiosité. Tant de scénarios avaient été écrits sur des extraterrestres sanguinaires, envieux de notre globe, prêts à tout pour nous exterminer ; que mon imaginaire s'était fait de drôles de films. Mais à croire que la vie extérieure excitait le monde, jamais personne ne s'était réellement posé de questions. Tout ce qui comptait, c'était de savoir que nous serions certainement capables, un jour, de nous établir ailleurs que sur Terre.

La voix grésillante de l'heureuse annonciatrice devenait lointaine lorsque mes pas s'opposaient à ceux des autres. Eux se ruaient vers l'écran, moi, je me pressais à son contraire. Il surplombait la ville, ces taudis entassés dans lesquels nous nous établissions. Il passait en boucle les nouvelles du jour, les grandes avancées technologiques, les apparitions de maladies et leurs remèdes qui, généralement, s'établissaient dans les heures suivantes. Certains ne s'en détachaient jamais, comme si cet engin était parole d'évangile, que nous ne pouvions vivre sans. J'y arrivais très bien, moi, et les seuls instants où, comme maintenant, j'écoutais les dires de cette machine, c'était lorsque la foule m'y pressait. Car à mon grand désarroi, ma curiosité ne différait guère de celle des autres. Rio me suivait instinctivement, de ses petites pattes métalliques qui ébouriffaient le sol. Tous l'appelaient « C523 », parce que c'était là son numéro de fabrique. Nous l'avions recueilli après le départ d'une riche famille qui, lors de leur séjour ici, s'en étaient agacée puis débarrassée. Mon père s'y était attelé durant de nombreux jours pour le remettre en état, et quiconque s'y connaissait un minimum pouvait distinguer des pièces de basse qualité rafistolées aux autres fringantes. Un chien robotisé, il n'y avait plus que ça et les chats du même genre, de nos jours. Plus aucun animal n'existait, l'humain avait étudié leur disparition durant les derniers siècles, mais jamais il n'avait tenté de les sauver. Parce que nous étions trop égoïstes, impatients de voir le nouveau monde promis. Nous y étions, dans cette nouvelle ère, mais rien n'était aussi prestigieux qu'il nous avait été annoncé. L'homme avait compris, après réfutation néanmoins, que l'affection animale nous était nécessaire, que l'humanisme seul ne pouvait nous convenir. Alors, ils avaient conçu les « animaux de compagnie robotisés », et s'ils coûtaient une fortune, j'avais cette chance d'avoir le mien à mes côtés. « Rio », comme s'il s'agissait d'un être vivant, je lui avais attribué ce nom en honneur à la dénommée ville : la première annonciatrice de notre chaos. Son peuple s'était entassé dans des bidonvilles qui, à force, s'étendaient même en dehors de la cité, ravageant la végétation qui y présidait. Les animaux avaient disparu et peu après, la faim et la soif avaient envahi le cœur des hommes. L'eau s'était évaporée et tous affirmaient que cette disparition n'était qu'une conséquence de sa surpopulation. C'était vrai, quelque part, notre décadence avait commencé à cette époque, lorsque notre globe n'était plus capable de suivre notre rythme effréné de reproduction. Jamais aucun autre pays ne leur vint en aide, parce que sauver cette ville était trop peu rentable, le reste du monde la laissait dans sa chute. La solidarité humaine n'existait plus. Mais, en réalité, tout découlait d'un enchaînement successif de déséquilibres. Parce que notre soleil se faisait plus lumineux, nos océans s'évaporaient, et parce que l'eau se dissipait, tout ce qui en dépendait disparaissait. La nature perdait ses droits et l'homme l'assiégeait dans sa fierté déconcertante. Il bâtissait toujours plus, écrasant le sol de ses inventions vertigineuses et ternes. Tout se ressemblait, l'horizon n'était plus qu'une grisaille homogène... Mon Rio à moi ne ressentait rien d'autre que la faim, lorsque son carburant se faisait moindre, et il manquait cruellement d'humanité ; c'était là ce que chaque Cariocas avait connu. Car plus personne ne connaissait le mot « entraide » et cette ville faisait aujourd'hui partie des vestiges de notre histoire. L'intelligence de mon animal, néanmoins, en défiait beaucoup, mais nous étions la preuve même que cette simple qualité ne suffisait plus. « Les descendants de la décadence », je nous nommais ainsi. La nature n'était plus, la végétation n'était réservée qu'aux plus riches qui par d'agiles systèmes parvenaient à la créer et la nourrir. L'eau nous était désormais restreinte à une quantité donnée par jour, elle était gérée par les usines qui s'étendaient à perte de vue, forant toujours plus les nappes phréatiques. Et en parallèle à ces dernières, d'innombrables serres recouvraient des hectares entiers de leur plastique dégradant. Elles produisaient notre nourriture, et notre viande était confectionnée à partir de ligaments artificiels. Notre oxygène, lui, était propulsé par d'immenses compresseurs qui s'élevaient dans les airs. Chaque parcelle terrestre habitable en était envahie, ces tours faisaient partie de notre décor. Plus rien n'était naturel, tout était créé sauf nous, humains.

« Elle » se tenait là, dans nos ruelles désertes, le visage levé vers le ciel. Elle se comportait comme ces femmes dans les vieux films, lorsqu'elles attendent la pluie. Comme si ce déluge marquait les pensées mêmes de ces protagonistes, qu'il puisse les rendre heureuses, les débarrasser de leur détresse constante ; ou, au contraire, laisser leurs larmes se mêler à la sentence des cumulus. Des gouttes s'échouant sur une peau, ces doux fracas qui empruntaient le même chemin que nos sanglots. Cette mélodie saccadée qui harmonisait le monde sous un même accord, un chef d'orchestre incontrôlable. L'une des merveilles de ce monde que je m'étais tant de fois imaginée, autant que le froid mordant de la neige qui, de son blanc immaculé purifiait l'humanité. Et le tonnerre, qui dans son éclat foudroyant pétrifiait les cieux, faisant trembler le monde de sa laconique lumière... Mais la pluie ne viendrait jamais plus, et Kina ne faisait qu'attendre l'irrecevable. Elle était aveugle depuis qu'elle avait souhaité connaître la nuit. L'obscurité nous était étrangère, l'astre enflammé nous éclairait tant que, même lorsque notre globe lui tournait dos, il n'était plus capable de vaincre la lumière céleste. Chaque fois qu'une éclipse survenait, nous étions confinés dans nos taudis, à attendre que la danse des étoiles se termine. Kina l'avait connu, ce froid recouvrant la surface de la terre, seulement lorsque la lune cache son ennemi juré. Elle avait détaillé la vague sombre submerger le sable lumineux, juste avant qu'elle ne l'atteigne. Elle avait senti les poils de ses membres se hérisser, sa chair devenir râpeuse, rebellés par cette nouvelle fraîcheur. Elle l'avait appréciée, cette frissonnante sensation qui l'avait envahie, comme la plus merveilleuse qu'elle n'eut jamais connue. Elle avait assouvi sa curiosité, mais son propre monde s'était dissipé. Le soleil vainquait de nouveau la lune et enflammait avec lui tout ce qui nous entourait. L'éclat qui s'en dégageait était indescriptible, aveuglant, et aucun de nous n'avait jamais pu l'affronter. Aucun œil humain ne pouvait le détailler et Kina, en voulant l'admirer, ne l'avait jamais vu se lever, ce nouveau soleil. Elle était restée dans l'obscurité de l'éclipse. Elle n'avait plus senti que sa peau brûlante, abîmée par cette puissance solaire. Aujourd'hui encore, quelques marques étaient visibles sur ses joues, ses bras et ses mains mais, paradoxalement, l'astre qui l'avait blessée l'avait aidé à cicatriser. Depuis ce jour, Kina avait pris cette affreuse habitude de se replacer à l'endroit où tout avait commencé, le regard vide rivé vers les cieux. Elle ne voyait rien, et personne n'avait jamais compris ce qu'elle attendait réellement, pas même moi. Je la détaillais souvent durant des heures, assise dans un coin ombragé à tenter de discerner ses expressions, d'imaginer ses pensées. Tenter de savoir ce qu'elle attendait, là, les pieds enfouis dans le sable à force de s'y ancrer. Elle ne disparaissait que pour manger et dormir, et chaque fois elle redevenait cette statue que tout le monde ignorait. Elle faisait partie du décor, sans jamais se soucier du monde qui l'entourait.

Oui, certainement son monde s'était arrêté ce jour-là.

Je la trouvais, au contraire des autres, fascinante, insaisissable. Comme un être à part, une héroïne dont parlent les ouvrages épiques. Affublée d'une grandiose destinée dont elle ignorait tout. Parce qu'elle était différente, qu'elle n'était plus capable de voir la décadence de ce monde. Parce qu'elle restait pure, éveillée dans cette atmosphère chaotique. Elle n'était qu'elle-même, lorsque tous espéraient changer, devenir quelqu'un d'autre. Oui, il m'arrivait régulièrement d'imaginer des récits de ce genre, des épopées comme il n'en existait plus, même dans les romans. J'avais toujours ressenti cet horrible ennui, cette impression de passer mon existence à attendre. Mais attendre quoi ? Je l'ignorais toujours... Les morbides avenues ne laissaient qu'en mouvement les bancs de sable qui, au grès du vent, se mouvaient dans les airs. Kina et moi étions là, au centre d'une ville solitaire, à détailler ce qui nous fascinait. Elle : les cieux ; et moi : ses yeux bridés dont la lueur céleste faisait briller ses blanchâtres iris, parfois réanimées de nuances azures. Sa peau étrangement pâle s'apparentait presque au mien, et toutes deux contrastions à merveille avec autrui. Tous avaient le teint hâlé, parfois à des nuances différentes lorsque certains subissaient davantage les caprices du soleil. Moi, je ne m'y aventurais que très peu sous cette chaleur mordante, et je commençais doucement à sentir ses néfastes effets. Mais comme Kina, mon crâne était recouvert d'un tissu tombant sur mes épaules qui, bien que difficilement, parvenait à ombrager mon teint cadavérique. A mesure que je la détaillais, la distance qui nous séparait se réduisait et dans un mouvement incontrôlable, mes yeux s'étaient fermés. Fermés pour ne plus rien voir, n'apercevoir que la seule noirceur que nous connaissions. Je voulais savoir ce que cela faisait d'être à sa place, ancrée dans ce sable sans me mouvoir. A simplement considérer, au loin, les bruits de la foule enthousiaste. Parvenait-elle à discerner bien plus que cela ? Parvenait-elle à comprendre ce qui se tramait, sans qu'elle y soit ? Moi, je le devinais parce que je l'avais vu, de mes propres yeux. J'avais détaillé cet écran annonciateur d'un nouveau Coda. J'avais compris la gaieté naissante des autres, parce que mon regard s'était arrêté sur leur sourire, leurs traits déformés par la joie. Mais elle ? Que parvenait-elle à comprendre de ce monde ?

Ce fut d'une logique imparable, lorsque ma principale curiosité ressurgissait dans mon esprit. Si nombreux ne croyaient plus au destin, à ces signes que nous recevions et cette intuition qui nous échappait ; moi, je m'y accrochais comme à la seule espérance de mon existence. Bercée par un sursaut, mes paupières se soulevèrent brutalement pour la laisser apparaître devant moi, une nouvelle fois. Elle n'avait pas bougé, et ce fut ma main la première qui venait briser sa léthargie. La sienne me paraissait si brûlante que j'en fus décontenancée, et je la serrai de mes doigts un court instant avant de réaliser : les légères boursouflures qui ornaient sa peau me rappelaient la dure réalité. Elle ne la sentait plus, cette chaleur assommante, sa chaire fut si endommagée qu'elle en avait perdu ses sens.

- Il faut que je te montre quelque chose.

Montrer sans être capable de voir, l'ironie de ma phrase résidait dans sa maladresse, et si Kina avait été de ces êtres irritables elle s'en serait certainement offusquée. Elle aurait dû, même, réagir, me repousser et tenter de comprendre qui j'étais. Me demander plus ample explication pour laisser exploser sa curiosité. Mais elle n'avait fait que m'adresser un sourire, avec cette délicatesse étrangère. Un rictus qui en disait long mais qui, surtout, m'autorisait à la guider. Alors Rio ouvrait le pas et je nous pressais à sa suite, lui qui connaissait si bien le chemin. Nous traversâmes plusieurs segments qui, par vue aérienne, ressemblaient à des tracés géométriques sans aucune logique. Beaucoup s'étaient greffés aux avenues principales désormais entrecoupées de taudis, et les plus étroites s'étaient dessinées entre les habitations, jusqu'à ce qu'elles ne puissent plus aboutir. Une immensité à faire perdre la tête que seuls les natifs d'Astéria étaient capables de connaître dans son entièreté. Et moi, par un manège judicieux, j'avais toujours réussi à me créer des points d'ancrages aux significations épiques. Une ancienne affiche qui s'apparentait à une cartographie, un reste de mur briqués qui, jadis, appartenait à l'un des plus grands gangsters, un rassemblement de nouveaux baraquements qui abritait des rebelles expérimentés… Un labyrinthe de médiocrités qui faisait briller ma réflexion, et mon imagination. Durant notre périple, la seconde main de Kina s'était agrippée à mon bras chaque fois que je la sentais fébrile. Peu consciente de son état, j'avais fini par lui indiquer chaque direction que nous empruntions « gauche », « droite », puis « gauche » et encore « droite » … Mon agilité guidant la sienne, elle parvenait à s'y retrouver et à nous voir, personne n'aurait pu deviner que la vue lui manquait. Mon rire s'élevait souvent dans les airs, durant cette course effrénée que nous menions et Rio, lui aussi, témoignait son contentement. Il remuait son antenne métallique de manière démesurée, c'était sa façon de montrer son faux ravissement, engendré par un ordinateur logique qui émanait ce genre de détails appréciables. Ma nouvelle compagnie souriait parfois, et comme un nouveau bonheur qui l'envahissait, elle avait même laissé sa voix s'aventurer dans de petits éclats de joie. Si je la sentais hésitante au départ, elle avait compris, je crois, que la voir si différente me ravissait. Que l'entendre rire était une satisfaction personnelle, comme un exploit que personne n'avait encore jamais réussi à accomplir. Elle n'avait plus rien à voir avec l'invisible qui attendait l'impossible, cette fille qui ne vivait plus.

- Rio, arrête !

Sohanne était la seule de mon entourage à nommer Rio, « Rio ». Elle lui vouait, tout comme moi, un véritable attachement, bien qu'elle fût persuadée qu'il s'agissait d'un animal conscient. Elle était jeune et naïve, elle croyait encore en de futiles choses que nous, plus âgés, avions oubliées. Comme chaque fois que ces deux là se retrouvaient, ils devenaient incontrôlables et insupportables. Ils s'acharnaient à courir dans tous les sens sans jamais se soucier de la fumée poussiéreuse qu'ils provoquaient. Et si Sohanne demandait à Rio d'arrêter, à cet instant, c'était parce qu'elle venait de le stimuler, bien plus qu'il ne l'était déjà. Elle se tenait plus loin, en retrait des habitations, dans ce lieu que nous nommions « désert d'ordures ». Tout ce qui n'était plus recyclable y était entreposé, et si nous évitions d'ordinaire ce lieu dangereux, aujourd'hui, tout était différent.

- Laisse le donc tranquille, cet aspirateur de carburant.

Soren, son aîné, ne la quittait jamais. Depuis qu'ils avaient perdu leur père, il prenait soin d'elle autant qu'il le pouvait. Il s'inquiétait toujours pour cette dernière, constamment. Il ne se passait jamais une heure sans qu'il lui demande comment elle se sentait et, bien souvent, Sohanne lui répondait sur un ton particulier « je ne vais pas fondre, tu sais ? ». Nous ne le connaissions que depuis quelques mois, lorsque sa cadette avait insisté pour nous le présenter, à Rihôn et moi. Il était plus âgé, plus mature et grand que nous tous. Il remplissait parfois ce rôle qu'il n'accordait pourtant qu'à sa sœur, celui d'un grand frère.

- Nahé, qu'est-ce qu'elle fait là ?

Notre course, à Kina et moi, s'était ralentie bien avant d'arriver à leur hauteur. Nahé était mon surnom, le diminutif de Nahéma que seuls mes parents et amis employaient. Le curieux qui s'inquiétait de la présence de Kina, c'était Rihôn, mon meilleur ami. Lui et moi avions le même âge, avions grandi dans la même ruelle et presque dans le même galetas. Nos chambres n'étaient séparées que par quelques plaques de tôle, ce qui nous avait valu de mûrir ensemble, de nous entraider lorsque c'était nécessaire. Nous étions inséparables, rarement l'un sans l'autre, il représentait ce frère que je n'avais jamais eu. Pourtant, hormis cette proximité territoriale rien ne nous rapprochait. Nous étions deux opposés, en tous points. Sa peau contrastait à merveille avec la mienne, autant que nos yeux et nos cheveux dont les couleurs étaient deux extrêmes. Lui était un éternel actif, souvent charmeur et blagueur de mauvais goût, et moi, j'étais une rêveuse pacifiste en décalage avec le monde.

- Je veux lui montrer.

Ma main tenait toujours la sienne et sans peine, je l'avais sentie se crisper dans mon dos. Kina n'était plus habituée au monde, au contact avec autrui. Elle détaillait tout ce qui l'entourait sans que nous soyons capables de la voir.

- Lui montrer quoi ? Elle n'y voit rien !

Fendïn avait cette aisance avec les mots, de les distinguer si facilement des autres pour qu'ils se fassent blessants. S'il faisait désormais partie intégrante de notre bande, c'était en raison de Soren qui n'était autre que son meilleur ami. Autrement, cet abruti aux cheveux ébouriffés ne serait certainement jamais entré dans mon monde.

- Ferme-la, Fen.

Et comme toujours, Soren était voix de sagesse. Chaque remarque ou conseil qu'il faisait était exécuté sur le champ et jamais personne n'allait à son encontre. Parce que nous savions tous, ici, qu'il était de loin le plus raisonnable. Il avait affronté des tragédies familiales et sociales, que nous autres, hormis Sohanne, n'avions jamais connu. Il grandissait sans son père, veillait sur sa mère et sa sœur à la fois, en plus de nous surveiller nous. Loin d'être considéré comme le chef de notre bande, pourtant, il était le plus respecté et j'étais chaque jour plus heureuse de le compter parmi mes proches. Car nous avions, nous quatre, besoin de lui. Chacun d'eux nous détaillaient avec inquiétude, Kina et moi. Je la reconnaissais aisément cette appréhension, elle ne quittait plus leurs yeux depuis des jours. Depuis que je l'avais découverte, cette nouvelle inexplicable. Chaque discussion que nous avions la concernait et pour une fois dans mon existence, je me sentais responsable. Je veillais sur cette nouvelle âme aujourd'hui devenue ma priorité. Et parce qu'aucun d'entre nous n'était capable de comprendre, j'avais placé mon espoir en Kina. Je devinais à leur regard insistant qu'ils ne le concevaient pas : qu'une autre que nous puisse être au courant, savoir que notre monde changeait peut-être, finalement.

Sans prendre la peine de m'exprimer davantage, j'avais mené ma nouvelle compagnie jusqu'à elle. Elle était encore différente de la veille, comme si rien ne pouvait plus l'arrêter. Elle devenait de plus en plus belle chaque jour, mais paradoxalement, elle m'effrayait chaque fois davantage. C'était étrange, d'être à ce point fascinée et apeurée par l'inconnu.

- Il faut que tu te baisses…

Ma voix s'était faite plus délicate, plus basse que précédemment. Je voulais que Kina comprenne que rien ici ne pourrait la blesser, qu'aucun d'entre nous ne désirait le faire. Elle aurait dû être craintive, ne pas vouloir me suivre et ne jamais accepter ce que je lui demandais. Mais une fois encore, elle avait cette particularité délicate qui faisait d'elle un être à part, et je prenais peu à peu conscience que sa différence ne résultait guère de son handicap, mais bien de sa personnalité. Soren s'était délicatement saisi de son bras, pour la guider, lorsque ma main libre se glissait dans son dos. A deux, nous l'aidions à s'agenouiller là où elle devait le faire, sous les regards attentifs des autres qui, désormais, formaient un cercle autour de nous. Avec une légère appréhension, elle déposait sa main libre sur le surface où ses genoux prenaient place, comme un réflexe qu'elle avait dû adopter, de savoir où elle siégeait. Ma main tenant toujours la sienne la guidait vers elle, délicatement, sans jamais la presser. Je refusais de la brusquer, je la sentais déjà hésitante, angoissée à mes côtés. Peut-être même tremblante… Une fois qu'elle en fut suffisamment proche, je rompais tout contact pour laisser ses doigts flotter dans les airs, dans l'inconnu. Ils n'avaient plus qu'à parcourir quelques centimètres pour l'atteindre. Plusieurs secondes de latence, de suspens même s'écoulèrent sans qu'elle ne bouge. Elle attendait, simplement, comme elle le faisait toujours. Peut-être qu'elle se donnait du courage, ainsi, que patienter l'aidait à s'apaiser. Je l'ignorais, mais nous étions suspendus à chacun de ses gestes.

Elle finissait par le faire, elle l'effleurait, dans un mouvement si rapide et léger qu'il semblait illusoire. Tout ce qui me semblait réel fut ce mouvement de recul qu'elle avait, aussitôt, avant de rétracter sa main dans un léger sursaut. Nous aussi, nous avions eu cet automatisme de nous en éloigner, parce qu'aucune autre sensation ne l'égalait, qu'aucun autre matériau ne s'y apparentait. Elle était douce et rêche à la fois, de son pelage étrange, elle rendait sa surface piquante lorsque sa peau était lisse. Sa couleur alternait entre le vert et le blanc, comme si elle était indécise, incapable de choisir sa carnation. Son sommet se mouvait dans les airs au rythme du vent léger qui, parfois, s'élevait. Elle y renfermait quelque chose qu'elle ne semblait guère vouloir dévoiler au monde dans un souci, certainement, de le protéger. Enfin, elle paraissait prendre sa source dans le sol, de ses racines sableuses à peine discernables. Nous l'avions étudiée sous toutes ses formes, examiné durant des heures pour en saisir le moindre détail. Longuement, même, nous avions cherché son origine dans d'anciens ouvrages numérisés. Si l'école ne nous était plus imposée, à notre âge, nous avions néanmoins la chance d'avoir reçu une éducation, et la seule bibliothèque de la ville était à la pointe de la technologie. Tout y était enregistré, les archives de nos ancêtres comme les encyclopédies d'illustres espèces, les nouveaux romans ou anciens testaments. Tout y était trouvable, sauf elle.

Kina réagissait enfin et, avec courage, elle tendait de nouveau ses doigts vers ce qui l'effrayait. Elle les laissait planer dans les airs, une fois encore, lorsque le temps semblait s'être arrêté. Tout autour de nous s'était figé, le vent s'était dissipé et le lointain brouhaha humain n'existait plus. Nous n'étions plus que six, rassemblés autour de cette incompréhension. Cinq à attendre que ces deux créatures se rencontrent, et jamais aucun de nous n'eut l'audace d'en détourner le regard. Même Fendïn que la colère avait envahi en apercevant Kina à mes côtés, ne disait mot. Il restait fasciné devant elle, elle qui se montrait réticente, alors que nous tous nous étions empressés de la toucher. Elle n'agissait plus par crainte mais par respect. Elle semblait attendre une autorisation qui n'arriverait jamais, son accord pour la découvrir. Et puis, finalement, elle déposait ses doigts sur elle, avec une délicatesse telle qu'elle nous semblait de nouveau irréelle. Elle l'effleurait à peine, elle l'appréhendait dans son entièreté sans avoir besoin de la contempler. Sa paume la survolait, plusieurs fois, comme si elle ressentait une aura qui nous échappait. Son morne regard avait fini par se dissiper pour se perdre face à elle, donnant l'impression que toute son attention se portait sur Fendïn. Parce qu'il se tenait là, devant Kina, à quelques centimètres seulement. Ses yeux à lui dégageaient une surprise indéfinissable, happé par ceux de Kina. Il la défiait et si elle était incapable de le voir, moi, je le percevais aisément. Il faisait partie des plus courageux, de ceux qui ne se dégonflaient jamais. Il affrontait le monde avec cette fierté grandissante, cette prestance qui nous poussait, nous, à ne jamais le défier. Si mon affection pour lui était moindre, je savais pourtant lui reconnaître ces qualités, bien que sa prétention s'apparentât bien souvent à un défaut. Mais à cet instant, malgré son courage flagrant, il finissait par se détourner de Kina. Il refusait de les détailler davantage, elles, ces iris déstabilisantes qui s'étaient mises à trembler. Et elles n'étaient plus les seules à nous bouleverser, Kina elle-même le faisait. Elle semblait différente, saisie par une énergie inconnue. Quelque chose se passait, s'exprimait en elle et nous, nous étions incapables de le comprendre.

- Elle ne devrait pas être ici.

Confiant, c'était sur ce ton que la voix de Kina résonnait pour la toute première fois, contrastant avec cette scène chimérique qu'elle menait jusqu'à lors. Ses mots sonnaient comme une sentence, inattendus et désordonnés. Tous s'étaient pétrifiés, incapables de faire ou de dire quoi que ce soit. Ceux qui l'osaient encore la détaillaient quand les autres, perdus, me contemplaient moi. Ils attendaient une réponse de ma part, une intervention quelconque qui briserait cette angoisse naissante. Parce que j'étais celle qui l'avait amenée ici, mon intuition m'avait indiquée de le faire. Et malgré tout je n'étais guère mieux renseignée qu'eux, je restais muette face à ce qu'elle venait d'annoncer.

Nous attendions une explication quelconque, des mots qui prolongeraient ses propos. Mais rien. Ses iris tremblantes ne cessèrent jamais leurs mouvements aléatoires et ses lèvres s'étaient de nouveau scellées. « Elle ne devrait pas être ici ». Sa phrase continuait de résonner dans mon esprit et jamais aucun autre son ne vint interrompre mes pensées. Elle venait de la considérer sans la voir, alors que nous n'avions fait que l'observer. Elle l'avait appréhendée a posteriori d'une longue hésitation, alors que nous nous étions rués sur elle. Elle était peut-être là, la réponse. Peut-être que nous l'avions bien plus analysé comme une étrangeté que comme un être vivant, qu'au lieu de la contempler nous aurions dû l'estimer.

- Que veux-tu dire ?

Soren s'était aventuré dans un semblant de question, sans jamais détacher son regard de Kina. Il était certainement le seul à toujours s'en fasciner, à oser la détailler dans son entièreté. J'apercevais seulement sa main toujours déposée sur le bras de la jeune femme, à l'endroit même où sa chaire avait été brûlée. Lui aussi avait dû les sentir, ces tuméfactions du passé… L'intéressée semblait soudainement revenir à la réalité, traversée pour la seconde fois d'un léger sursaut. Ses iris cessaient peu à peu leur course folle pour ne sautiller qu'irrégulièrement. Lentement, ses mains s'étaient déposées sur ses genoux couverts d'un léger tissu dont elle se saisissait frénétiquement pour nerveusement le chiffonner de ses doigts, dans un élan angoissé qu'elle ne parvenait plus à contrôler. Ce fut la main libre de Soren qui l'aidait à calmer les siennes, lorsque leurs doigts se mêlaient agilement.

- Calme-toi. Tout va bien.

C'était moi qui lui avais infligée ceci en lui demandant de la toucher, et c'était Soren qui tentait de calmer les choses. Comme toujours, il était le plus raisonné lorsque j'avais été la plus impatiente. Nous ne connaissions rien de cette plante, elle était une interrogation sans réponse. Si nous nous étions empressés de la toucher, peut-être qu'aujourd'hui elle laissait émaner un poison. Une dangerosité inconnue que Kina venait certainement de récolter… Ses précédents propos se dissipaient peu à peu pour laisser place à mes pensées les plus inquiétantes. Je m'en voulais terriblement de la voir dans cet état, par ma faute. De la sentir si apeurée, angoissée, incapable de reprendre ses esprits. Car ce n'était plus seulement une crainte extérieure, mais bien intérieure. Son être tout entier était bouleversé, et j'en étais la seule responsable. Alors moi aussi, en espérant l'aider à vaincre cette nouvelle peur, j'avais déposé ma main dans son dos. Délicatement, pour frotter ce dernier de mes doigts. Et se faisant, les autres prenaient eux aussi conscience de son mal être, finissant par agir en conséquence. Tous s'étaient approchés pour témoigner leur soutien, posant leur main sur la sienne, son épaule, ses bras… Ce n'était plus cette étrangeté qui attirait notre attention, mais bien Kina. Elle était devenue notre priorité durant les heures qui suivirent et nous restâmes ainsi, unis autour d'elle. Mais jamais elle ne cessa de répéter ces mêmes mots « elle ne devrait pas être ici » sans aucune explication logique.

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