Orage

Christian Lemoine

Te rappelles-tu, par le ciel gris et noir, ces lendemains d'orage, et ces nuées en fanfreluches accrochées à la pointe des sapins, fausse neige des arbres de Noël. Quand tu ne savais pas encore les lourds rouleaux des averses déversées sur les pentes raides des montagnes, pourtant leur beauté effilochée marquait sur ta rétine quelque chose déjà d'une nostalgie des étés pluvieux, dans la vallée d'altitude encavée entre les cimes, où le torrent se gonflait d'orgueil. Te rappelles-tu, au lendemain des jours d'air épais et poisseux, après les fracas et la nuit striée de blancheurs stroboscopiques, les nuages en dégradé de gris, ventres de bêtes gravides se déplaçant sur l'horizon avec des lenteurs d'herbivores. Te rappelles-tu le troupeau qui bouchait l'entier du ciel, sur quoi glissaient les toiles déchirées de brumes basses, masquant des profondeurs de forêts noires, des arêtes nues, des hameaux agrippés à la courte prairie en pente qui dessine aux jours de soleil la case isolée d'un damier perdu au milieu des sombres verts. Quand tu ne savais pas encore la farouche exactitude des aiguilles rocheuses, leur détermination malgré les failles qui les strient à dénoncer du doigt un paradis illusoire. Rappelle-toi ton cœur emporté dans les cascades, sur les pierres éclaboussées, par des éclairs de quatorze-juillet offerts en dépit des calendriers. Rappelle-toi ton cœur jailli d'étincelles sous le roulement ricoché de paroi en paroi, d'ubac en adret, de sommet en crevasse, l'esprit ébloui et affolé de ne savoir où fond la foudre, où cligne l'éclair, où tangue le tonnerre. Rappelle-toi. Un été loin des mers, roulé dans l'urticant des graminées sauvages glissées entre l'étoffe et la peau, dans la profusion des prairies sans borne. Quand le ciel immense et méprisant se voyait contester le bleu par l'ombre des montagnes. Quand le ciel dédaigneux ravalait sa morgue et sa superbe sous les rafales jetant en vrac les outres gonflées d'eau à coucher jusqu'aux à-pics les plus impassibles. Quand ce ciel, revenu des plaines étales, se mussait penaud dans les coins d'une fenêtre. Te rappelles-tu la sourde rumeur de ton âme touchée, plus jamais innocente, dérivée vers les saisons premières, quand l'orage était encore un jeu d'enfant.

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