3. Oscar

jadedm

Chapitre 3 du roman - Un tant soit peu d'amour

Ce ne fut pas un combat aisé, mais après ces longs mois d'errance, Aaron accepta l'aide nécessaire pour faire face à son alcoolisme. La réalité avait fini par le rattraper et il avait compris que son comportement était dangereux, pour lui, mais également pour les autres. Il était prêt à se reprendre en main et à faire des efforts. J'entrevoyais la lumière au bout du tunnel. Le chemin serait long et parsemé d'embuches, mais l'espoir refaisait enfin surface. 

  Nous avions convenu qu'il irait dans un centre où d'anciennes connaissances avaient séjourné. Je savais qu'il y serait pris en charge correctement et que je n'aurais aucun souci à me faire durant son séjour là-bas. Au début, il refusa d'y rester plus de quelques jours, mais je réussis toutefois à le convaincre d'y passer au moins une semaine entière. Bien que cela soit loin d'être suffisant, c'était mieux que rien.

  Nous avions fait face au manque ces derniers jours, et Aaron était devenu irascible et agressif. Lui qui était d'ordinaire un homme discret et paisible, toujours en retrait, passait à présent son temps à me faire des reproches, à chercher des histoires et à perdre son sang-froid. Cela ne lui ressemblait pas et nous faillîmes en venir plusieurs fois aux mains. Ce fut un réel soulagement lorsque je le déposais enfin devant le centre, à quelques kilomètres de Galway. 

  Délesté du poids qui m'écrasait, je passais les jours suivants à me promener sans but, accompagné de mon plus fidèle compagnon, mon chien Zach. Les heures s'égrenaient placidement, et chaque nouvelle journée apportait son lot de réconfort. Je redécouvrais l'insouciance et le bonheur de me lever le matin sans aucune autre inquiétude que le temps qu'il va faire. Je me surpris plusieurs fois à sourire et à rire à gorge déployée devant le comportement parfois comique de Zach, sa petite langue rose pendante entre ses dents, ses oreilles légèrement pointues toujours à l'affût, et son poil hirsute ébouriffé par les rafales de vent. 

  Toutefois, le retour d'Aaron finit par se préciser et l'ombre vint de nouveau assombrir le tableau. J'avais peur qu'il ne retrouve ses vieux démons et que tous les efforts fournis durant cette semaine de répit ne soient vains. Je décidais donc de faire un détour chez lui afin de ranger et nettoyer un peu avant son retour. Cela m'occuperait l'esprit et apaiserait mes craintes avant de retrouver mon ami.

  Deux kilomètres me séparaient de chez Aaron. Il résidait au bord de l'océan, tandis que je m'étais installé un peu plus en retrait dans les terres, avec ma solitude et la nature pour seule compagnie. Au moment où j'entrais dans le hameau de Nore, je vis des rideaux s'écarter et malgré le reflet sur la vitre, je distinguais le visage ridé de Ms Brennan. Je hochais la tête en signe de salut et je vis sa petite main osciller. J'esquissais un sourire et reportais mon attention sur la demeure de mon ami. Je n'avais pas besoin de guider Zach, qui savait parfaitement dans quelle direction galoper. Nous avions fait ce trajet tellement de fois, que c'était pour lui une seconde maison. 

  Il se dégageait toujours une impression de mystère lorsqu'on entrait ici, notamment à cause de l'arche menant à la plage, source de nombreuses légendes, et dont personne ne connaissait réellement l'histoire, si ce n'est qu'elle semblait avoir fait partie de l'enceinte d'un château. Cinq maisons composaient ce petit hameau, que la route séparait en deux parties. D'un côté, Ms Brennan et son voisin, un homme fort antipathique qui ne venait ici que l'été, de l'autre deux familles très discrètes et un peu plus en hauteur, la magnifique demeure de Sinead et Aaron. 

  J'avais toujours idolâtré cette bâtisse. De forme rectangulaire, toute en pierres gris et noir, parsemée de blocs rosés, elle aurait pu être quelconque, mais une belle cheminée s'élevait majestueusement de son toit en ardoise. Une barrière en bois derrière laquelle jaillissait une haie clairsemée et malmenée par le temps capricieux démarquait le terrain. 

  Sinead avait réussi l'exploit de faire pousser une belle pelouse et c'était un régal de s'y balader pieds nus ou de s'y allonger lorsque le temps le permettait. Après ce succès, elle avait essayé d'y planter des fleurs, mais seuls quelques fuchsias et ajoncs sauvages s'étaient implantés dans le jardin et elle avait fini par abandonner, entretenant seulement ces jolies plantes sauvages. Déposées là par les bons soins de la nature, Sinead avait refusé de les enlever et elles grandissaient à vue d'œil, notamment les ajoncs, avec leurs flamboyantes fleurs d'or diffusant un doux parfum sucré qui attirait des myriades d'abeilles. Autour de ce petit coin entretenu, les alentours étaient désordonnés, avec des murets de pierres et des barbelés courant de-ci de-là, coupant à travers des tapis de bruyère, des arbustes revêches et des buissons aux redoutables épines.  

  J'apercevais régulièrement quelques animaux lors de mes venues. Tantôt c'étaient des moutons, à la fois curieux et froussards, qui levaient les oreilles dans ma direction, ne sachant trop s'ils devaient m'ignorer ou s'enfuir, tantôt c'étaient les célèbres Poneys du Connemara, ces superbes bêtes robustes, le regard fier et la crinière au vent. Sur la route pour me rendre à Nore, je croisais régulièrement de belles vaches rousses, broutant paisiblement, le regard tourné vers l'horizon sur lequel se découpait les côtes irlandaises.

  J'arrivai enfin à la porte d'entrée et tournai la clé. Je poussais le battant et la fraîcheur de la pièce me saisit. Je n'avais pas fait un pas que Zach tournait dans mes jambes, tout joyeux et jappant avec impatience. Il effectua quelques sauts et partit en courant vers la cheminée. 

  « T'as raison mon grand, il fait un froid glacial ici. Allumons-nous un bon feu. »

  Il se coucha sur le tapis, la langue tressautant entre ses babines le temps que je prépare la cheminée. Une fois ma tâche finie, je m'assis à ses côtés et le caressais. Je finis par m'allonger sur le tapis et Zach vient se blottir contre moi. Je restais ainsi de longues minutes, faisant courir mes doigts dans le poil rêche de mon chien, tandis que le feu crépitait et réchauffait peu à peu la pièce. Le courage me faisait défaut et je dus me faire violence pour me redresser et affronter le silence pesant qui régnait autour de moi. C'était étrange d'être ici, sans Aaron et Sinead. J'étais déjà venu quelques fois lorsqu'ils n'étaient pas là, mais à présent, l'atmosphère était différente. Je savais pertinemment que Sinead ne reviendrait plus jamais, et les souvenirs de la descente aux enfers d'Aaron me hantaient. 

  Je me levais brusquement, faisant sursauter Zach qui réclama à sortir. J'ouvris la baie vitrée et l'observais un instant, courir de-ci de-là. À un moment, il s'approcha du seul arbre qui s'élevait dans le jardin et commença à aboyer. C'était le même cinéma à chaque fois qu'il s'aventurait par là. Il grattait furieusement contre le tronc pendant quelques secondes, tournait tout autour, venait me voir puis repartait vers l'arbre en glapissant de plus belle. Il finissait toujours par se lasser de son manège et repartait chasser les oiseaux, oubliant ce qui l'avait tant perturbé. 

  Je me détournais de cette vision réconfortante pour attaquer enfin ce pour quoi j'étais venu. Je commençais par le placard d'entrée où je rangeais proprement quelques manteaux. Des chaussures étaient éparpillées et je les remis sur leurs étagères lorsque mon regard accrocha celles de Sinead. Des escarpins vernis et brillants côtoyaient des bottes et des chaussures de randonnée marquées par la tourbe séchée. 

  Je me rendis ensuite dans la chambre où j'ouvris les fenêtres. Je changeais le linge de lit, tapais les oreillers et pris soin de tout remettre en ordre. Une photo d'Aaron et Sinead trônait sur la table de chevet. Je me saisis du cadre et l'observais avec nostalgie. Elle avait été prise lorsque Aaron avait demandé Sinead en mariage et leur bonheur semblait alors ne jamais pouvoir se ternir. Le rire communicatif de Sinead, ses boucles rousses volant autour de son visage, le regard humide d'Aaron à ses côtés, leurs mains enlacées… Je pris une profonde inspiration, reposais la photo, refermais les fenêtres et emportais les draps sales.

 Mes pas me menèrent ensuite à la salle de bain. Je déposais mon baluchon dans le lave-linge et mis la machine en route. Je rangeais quelques produits de beauté, nettoyais le lavabo et retournais dans le salon, où la chaleur de la cheminée s'était agréablement diffusée.  

  Alors que les autres pièces étaient de taille raisonnable voire parfois même un peu petites, la pièce à vivre était grandiose. Une belle table en bois massif s'étendait de tout son long, illuminée par la lumière qui pénétrait de l'une des fenêtres donnant sur l'océan. À l'opposé, un canapé en cuir sur lequel reposait quelques couvertures et coussins aussi confortables qu'ils en avaient l'air était accompagné d'un élégant fauteuil également en cuir et faisait face à la cheminée. À ses côtés, une bibliothèque un peu bancale et pleine à craquer semblait prête à s'écrouler sous le poids des livres. C'était l'endroit de Sinead. Elle pouvait se poser là et ne plus bouger jusqu'à ce qu'on la sorte de sa torpeur. 

  Sinead avait toujours été une grande passionnée d'art sous toutes ses formes. Elle avait eu une période où elle s'était mise à la peinture et certaines de ses oeuvres étaient exposées sur les murs. Après la promotion d'Aaron, elle avait décidé d'arrêter de travailler et avait voulu se mettre au piano. Il s'agissait du premier instrument dont j'avais su jouer et c'était un réel plaisir de pouvoir lui apprendre à mon tour. Sinead était une élève assidue et elle avait rapidement progressé. Au grand dam d'Aaron, elle avait fini par s'acheter un superbe modèle qui prenait une grande partie du salon. Bien que Sinead soit très changeante dans ses activités, elle n'avait jamais complètement délaissé l'instrument. 

  Je m'assis sur le tabouret, soulevais le couvercle et posais mes mains sur le clavier. Cela faisait longtemps que je n'en avais pas joué, trop occupé à gérer le monde qui s'effondrait autour de moi. Mes doigts se mirent alors à courir sur les touches. Elles étaient froides et une profonde mélancolie s'empara de moi. Je fermais les yeux et me laissais porter par la mélodie de la chanson Ain't missbehavin de Fats Waller. Les notes oscillaient entre rires cristallins et basses sourdes et je murmurais doucement lorsque le moment du chant arriva, avant d'accélérer le rythme. Il y avait longtemps que je n'avais pas joué ce morceau et je me laissais emporter par les souvenirs de mon enfance, lorsque ma mère nous jouait cette partition avant d'aller nous coucher, accompagnée par la voix grave de mon père. 

  Une fois la dernière note achevée, je restais immobile, les mains posées sur le clavier, les yeux clos. Je les sentais, chaudes et salées, rouler sur mes joues tel un ruisseau coulant faiblement, mais inlassablement. Je ne tentais pas de les retenir. Depuis quand n'avais-je pas pleuré ? Depuis quand gardais-je ces larmes, enfouies au plus profond de moi-même ? De longues minutes s'écoulèrent ainsi, puis les gémissements de Zach me ramenèrent brutalement à la réalité. 

  Dehors, le vent s'était levé et les nuages qui nous menaçaient quelque temps plus tôt grondaient à présent dans le ciel. Je m'empressais de faire rentrer mon chien. À peine venais-je de refermer la baie vitrée, qu'une averse éclata. Les gouttes vinrent griffer les vitres et j'eus un mouvement de recul devant l'agressivité de l'assaut. Zach gémit de nouveau, tournant sur lui-même. Je lui tapotais le flanc, tentant de le rassurer. 

« Ça va aller mon grand, ne t'inquiète pas, ça va passer. »

  Les mots venaient juste de s'échapper de mes lèvres, qu'un éclair zébra le ciel, suivit d'un coup de tonnerre qui fit trembler les murs. J'allais ouvrir le placard de l'entrée où mon chien se réfugiait toujours lors de moments comme celui-ci, puis allais me faire couler un café dans la cuisine. Il me faudrait attendre que le mauvais temps passe avant de rentrer chez moi. 

  Debout devant la cafetière, mon regard se porta vers l'arche qui menait à la petite plage de Nore et les fantômes du passé m'enlacèrent à nouveau. Je fermais les yeux et tentais tant bien que mal de changer le cours de mes pensées, mais leurs doigts glacés se glissèrent sous mes vêtements, traversèrent ma chair et enserrèrent mon cœur. Je frissonnais et me passais une main tremblante sur le visage. 

  Je revoyais les gyrophares tourner derrière mes paupières, leurs lumières criardes se fondant parmi les rayons rougeoyants du petit matin. Je me souvenais des voisins, dehors, chuchotant des paroles que je n'entendais pas. C'était étrange de les voir tous réunis ainsi. Je me souvins d'un policier qui me fit signe de me garer à l'entrée du hameau. Il me demanda de rester en retrait, mais je me présentais à lui et annonçais qu'on m'avait demandé de venir. À l'évocation de mon nom, il hocha la tête et me fit signe de passer. Il m'indiqua un groupe de personne un peu en retrait et j'aperçus Ms Brennan en pleine conversation avec un officier. 

  Elle faisait de grand geste, et réprimait des petits cris avec grandes difficultés. L'homme en face d'elle était grand, ses cheveux soigneusement peignés en arrière et il tentait de la calmer tant bien que mal. Cet homme, qui me sembla fort sympathique à première vue, serait notre pire ennemi pour les mois à venir. Thomas Murphy… Ce nom avait un goût amer dans ma bouche.

  Alors que j'essayais toujours de comprendre ce qu'il avait bien pu se passer, la silhouette de Karen se détacha derrière l'inspecteur. C'était elle qui m'avait appelé, me pressant de venir sans me donner la moindre information. Karen, que j'avais tant aimé, qui avait accepté qu'on reste amis une fois notre relation terminée, accourait à présent vers moi et me prit dans ses bras. Je restais interdit, puis finis par me dégager. Elle me regardait de ses grands yeux bleus rougis et ne cessait de répéter qu'elle était désolée. Murphy se planta à ses côtés, demandant de sa voix grave :

« Vous devez être Mr Kesey, l'ami de la famille Clarke ?

- En effet. Que se passe-t-il ?

- Le corps de Ms Clarke a été retrouvé sur la plage. »

  Il dit alors autre chose, mais j'interprétais mal ses mots. La tête me tournait soudain et je chancelais.

« Que dites-vous ? Est-ce-que Sinead va bien ?

- Je crains que non, monsieur. Elle est décédée. »

  Karen étouffa un sanglot à mes côtés et son supérieur continua, d'un ton accusateur, sans lui accorder le moindre regard. 

« Où étiez-vous aujourd'hui ?

- Je ne comprends pas.

- Répondez simplement à la question, Mr Kesey. Où étiez-vous...

- Chez moi... j'étais chez moi... 

- Quelqu'un peut-il le confirmer ?

- Je... je vis seul... mais je… que s'est-il passé ? 

- C'est ce que nous essayons de découvrir. »

  Il enchaîna avec d'autres questions, mais je n'arrivais pas à lui répondre. Au lieu de quoi, je demandais brusquement :

« J'aimerais voir Aaron. »

  Ma voix tenta de percer les accusations de l'inspecteur Murphy et ses multiples questions, mais celui-ci fit semblant de ne pas m'entendre. Je me tournais vers Karen qui s'était légèrement reculée et lui demandais à nouveau :

« Où est Aaron ? »

  Voyant que je n'avais que faire de son interrogatoire sauvage, Thomas Murphy haussa les épaules, fit signe à Karen et s'en alla de nouveau voir Ms Brennan. Je glissais mon bras sous celui de Karen et la suivis silencieusement jusqu'à la maison. De l'extérieur, on apercevait des ombres dansant sous les lumières et de l'intérieur, cela ressemblait à une véritable fourmilière, avec son va-et-vient incessant d'hommes en uniformes. J'aperçus alors Aaron, assis sur le canapé et allais m'installer à ses côtés. Il ne réagit pas à ma présence. Il se tenait ainsi, impassible à ce qu'il se passait autour de lui, le dos droit et le regard rivé sur le fauteuil de Sinead. Ce n'est que lorsque je posais la main sur son épaule qu'il tourna le regard vers moi et je vis alors les larmes briller dans ses yeux. 


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