PALINGÉNÉSIE

Jean Maxime Locard

Nouvelle toujours encadré par un professeur. Pour faire bref, c'est l'histoire d'une adolescente qui subit un traitement en vue d'acquérir des émotions et des sentiments.

Prélude


Il est 21h15, une heure toute particulière puisqu'elle est la seule à être placée entre 21h14 et 21h16, unique en son genre. À ma droite, sur le canapé, se trouve Kevin, mon ‘'frère'', qui adopte une position tendue ; genoux serrés, coudes appuyés sur ceux-ci et la tête maintenue fixe grâce à ses deux mains qui la contiennent fermement. Il a les yeux rivés sur le film que nous sommes en train de regarder. La chaleur ambiante et l'absence d'humidité du salon l'oblige à se lécher régulièrement les lèvres qui demeurent roses et pales en toutes circonstances, inconsciemment j'imagine. À ma gauche, Lola, ma sœur, semble beaucoup plus décontractée, voire indifférente au film que son père a choisi. Elle envoie des messages depuis son téléphone qui se cache entre ses jambes qu'elle croise, le pied gauche sur la cuisse droite. Elle me sourit, et machinalement, je lui rends un sourire. Kevin et sa mère, située à sa droite sur l'extrémité du canapé, poussent un cri de surprise, et le père du premier, logiquement le conjoint de la deuxième, prend un air satisfait, sans doute fier d'avoir, encore une fois, choisi un bon film. Il s'affale dans le fauteuil dans lequel il est installé, espérant, comme chaque fois qu'il s'enorgueillit de la sorte, reproduire la position du parrain, dans le film éponyme. Peu après, Maria se lève, premièrement pour aller aux toilettes, puis pour s'adonner à tout genre d'activités incompatibles avec la bonne compréhension du dénouement de la fiction, telles que débarrasser le lave-vaisselle ou encore changer la litière du chat. Pendant ce temps-là, Lola se recoiffe, tapote sur son téléphone, sourit et inverse le croisement de ses jambes ; Kevin se ronge les ongles, se masse le poignet, jette occasionnellement un regard à son smartphone et alterne entre une position de recroquevillement et une autre plus étendu, les épaules contre le dossier du canapé, les jambes écartées et les genoux fléchis ; et Jean murmure dans sa barbe les répliques à venir de ce film qu'il a déjà vu maintes fois. Le temps d'achever ses ‘'tâches'', Fight Club s'achève, et Maria revient finalement. S'ensuit alors la question qui ne laisse personne indifférent : '' Qu'est-ce qui s'est passé ?''. Le père s'agace, ironise que si elle voulait voir la fin du film, partir du canapé était en effet la meilleur solution. Le frère tente d'expliquer clairement les tenants et les aboutissants du dénouement, avec beaucoup de détails, quelques digressions et plusieurs analepses, si bien que son laïus prend plus de temps que la partie du film qu'il concerne. La confusion permet à la sœur de s'éclipser subrepticement, et moi, j'écoute. J'écoute et j'observe. On finit par se rendre compte de ma présence, et on me demande ce que j'ai pensé du film, si je l'ai apprécié. Et comme d'habitude je réponds qu'il était “sympa”. Vient alors l'heure d'aller se coucher, de fuir le vide pour le néant. L'horloge affiche 21h37, la pièce est fraîche, c'est agréable d'y être mais ça ne me dérange pas de la quitter. Ça ne me plaît pas particulièrement non plus. Je me lève, répète quelques mouvements circulaires avec mon bras droit, engourdie. Il me fait mal, mais ce n'est pas insupportable ; de toute manière, il ne me laisse jamais de répit. Je pense à fermer les lumières du rez-de-chaussée avant de monter, parce que les parents me l'auraient demandé.

En haut des escaliers, je croise ma sœur qui sort visiblement de la douche, vêtue de trois serviettes blanches : une autour sa taille, qui dévoile de longues jambes sans pilosité, une qui lui couvre le buste, mal puisqu'elle laisse entrevoir la fin de sa gorge nue, et une pour ses cheveux, blonds très clairs. La posture qu'elle adopte laisse présumer qu'elle assume son corps de 16 ans qui n'a de cesse de changer. La serviette qui lui couvre le buste n'empêche pas de remarquer que sa poitrine a elle aussi énormément changé depuis l'année dernière ; grâce à la pilule me semble-t-il. Elle a pris environ deux tailles de bonnet. Elle me sourit, sourire que je lui rends par défaut. Elle se retourne, avance vers sa chambre, dont elle a laissé la porte entrouverte et la lumière allumée, en balançant les hanches comme elle le fait systématiquement depuis qu'elle a découvert qu'elle avait des hanches. Elle ne devrait pas. Ses parents ne seraient pas fiers d'elle s'ils apprenaient qu'elle oublie d'éteindre la lumière en quittant sa chambre. Je m'avance vers le couloir, passe devant la chambre des parents d'où j'entends quelques chuchotements. Je passe également devant la chambre du frère qui laisse filtrer à travers les fentes que la porte ne couvre pas une lumière faible et blanche, qui sans doute permet de lire, travailler ou jouer. Une fois passée les deux portes qui s'opposent je rentre dans ma chambre sans prêter attention à celle qui lui fait face, celle de Lola. Elle ne m'a jamais demandé de respecter son intimité, mais depuis que je la sais susceptible de fumer, j'ai décidé de ne plus prêter attention à ce qui se passait en face de ma chambre. Par respect pour elle et ses parents, je préfère rester dans l'ignorance. Dans mon lit, la lumière éteinte, la porte fermée et le silence régnant, je me laisse aller au sommeil. Mais il ne vient pas. Qu'importe, je ne devrais pas tarder à m'assoupir ; je suis fatigué et détendue. Je m'étends et m'étire, et j'ai l'impression, pendant quelques fractions de secondes seulement, que ma taille augmente. L'inertie nocturne est propice aux modifications du corps. Quand je grandissais encore, les nuits étaient pénibles car douloureuses. Le corps des humains change perpétuellement, régénérant des bouts de peau tombés peu avant, accroissant la taille de ses cheveux et de ses ongles. Les cellules mutent, le corps meurt puis renaît, constamment, et le mien n'y fait pas exception. J'ai cessé de grandir pourtant, et mon corps semble suivre cette tendance.

L'humain change. C'est un fait inexorable, un processus indéniable et complexe. C'est ce qui définit l'Homme, bien plus qu'un nom ou qu'un phénotype. Et de la même manière que toute personne voit son corps à chaque seconde mourir pour renaître, l'âme humaine change. Je ne suis pas sûr que le mot « âme » soit parfaitement adapté, mais il convient, au même titre que psyché ou essence. Un mot de fervents, un mot de scientifique et un mot de philosophe. Trois idées pour désigner un problème insoluble ; comment fonctionne l'être humain ? Ce n'est pas un problème insoluble, il n'a juste pas vocation à être résolu, et pour une bonne et unique raison, le changement. À chaque seconde, chaque petit morceau de temps, l'âme humaine évolue, régresse, s'adapte, s'effondre et se reconstruit. Nous ne sommes pas ceux que nous étions quand nous avons commencé à énoncer cette proposition. L'Homme n'est que changement, absurde et perpétuel.

Un mot qui peut tout et ne rien dire sur un être qui n'existe déjà plus. Je ne suis pas humaine. Je ne change pas, jamais. Mais il se peut que demain tout change. Demain, on me soigne.

Chapitre1 : Jour 0 ; l'hôpital


Nous voilà bientôt arrivés à destination. L'espace de stockage automobile de l'hôpital semble saturé et les parents peinent à trouver une place correcte. L'anxiété causée par la gravité supposée de l'événement qui devrait suivre notre entrée à l'hôpital se mélange à l'agacement inhérent à l'harassante recherche d'espace. Ce bouillon de nervosité et d'impatience donne lieu à des réactions et des postures diverses et contradictoires. À l'avant de la voiture, Jean se réjouit des perspectives futures qu'offrent l'opération, à en croire son sourire confiant, tandis que Maria semble moins catégorique sur les prétendus bienfaits de celle-ci, tant et si bien que sa canine droite caresse fermement sa lèvre inférieure. À ma droite, Kevin tremble d'inquiétude, et ses regards furtifs mais fréquents ne m'échappent en rien. Quant à Lola, à ma gauche, elle semble se satisfaire de la singularité de la journée qui lui permet d'éviter de se rendre dans ce lycée qu'elle affectionne peu.


Nous sommes à plus de deux-cent mètres de l'entrée principale de l'hôpital, mais nous demeurons immobiles, confinés dans la vieille Alfa Roméo rouge elle-même enfermée entre trois lignes blanches dessinées sur le sol. Nous descendons de la voiture en silence, et nous gagnons le vestibule de l'hôpital, sans plus de bruit. Pendant que les parents se démènent avec la standardiste de l'accueil pour que le neurologue me prenne en charge rapidement, et que la standardiste s'efforce de leur faire comprendre qu'elle n'a aucune emprise sur l'horaire exacte de l'entretien, nous patientons. Le frère me demande si je vais bien. J'ignore s'il fait référence à l'approche imminente de ce qui est censé bouleverser ma vie ou au trajet en voiture qui a eu pour effet inévitable de me rendre fébrile, comme chaque déplacement de ce type. Dans le doute, je le regarde droit dans les yeux et lui répond que tout va bien. La sœur ne lève pas les yeux de son téléphone, qui lui sert en l'occurrence à envoyer et recevoir des messages. Il y est question d'échange et de « truc de ouf ». Mon regard se soulève à nouveau pour voir les parents revenir vers nous, puis s'asseoir à nos côtés. Nous patientons. Chacun s'occupe à sa façon. Je me contente d'observer les personnes présentes dans la salle d'attente : ceux qui en sortent et ceux qui y rentrent, ceux dont les genoux craquent lorsqu'ils se lèvent et ceux qui marchent avec mollesse et nonchalance, ceux qui souffrent et ceux qui ont peur. Bientôt je serai comme eux. Est-ce que j'ai hâte ? Non. Est-ce que j'en ai envie ? Non plus. Mais subsiste en moi un soupçon de curiosité ; suffisamment pour accepter ce nouveau traitement révolutionnaire dont le docteur Casa parle tant. En réalité, ça ne m'importe pas, rien ne m'importe jamais.

L'attente semble terminée puisqu'un infirmier nous conduit dans le cabinet du fameux docteur. Cette dernière est assise à son bureau, vêtue de sa classique blouse blanche, prenant des notes. Elle demande à pouvoir rester seule cinq minutes avec moi. Elle m'explique que le traitement n'a que 60 % de réussite et qu'il me faut me tenir prête à l'éventualité d'un échec. Je hoche la tête. Elle m'explique que le traitement devrait, en théorie, me délivrer de l'ataraxie et me soigner de ma psychopathie et de ma sociopathie. Je hoche la tête. Elle m'apprend qu'il n'est pas trop tard pour rebrousser chemin et pour décliner l'offre, et me demande si je suis prête et motivée. Je hoche la tête. Elle fait rentrer la famille, leur raconte ce qu'elle vient de me dire. La mère lui demande comment je serai après le changement, si changement il y a. Le docteur lui répond qu'elle n'en sait rien et que personne ne peut le savoir. Le frère me demande si ça va. Je hoche la tête. Le père demande ce qui va se passer, dans le meilleur des cas. Le docteur répond que je devrai être en mesure de ressentir des émotions, d'avoir des sentiments, des envies, des peurs et des espoirs. Elle rajoute qu'il est possible que je me réapproprie des souvenirs d'avant mes 6 ans. Elle termine en disant qu'il est impossible de savoir quand le traitement prendra effet, que pour certains patients, le progrès avait été long et graduel tandis que pour d'autres, le traitement avait pris effet dans le mois, voire la semaine. Le frère me dit que tout va bien se passer. Je hoche la tête. Je suis lasse de cette journée, elle ne prend en rien des airs d'exception. Pendant que deux membres du corps infirmier entrent dans la pièce et m'allongent sur un lit recouvert de papier blanc, la mère demande des informations sur la suite des événements. Il semblerait que je doive rester à l'hôpital demain, seule, pour me reposer durant l'intégralité de la journée, et que je serai à même de reprendre un rythme scolaire normal le surlendemain. La famille finit par partir. Je me change et m'allonge sur le lit, à plat dos.

Une infirmière pose un énorme casque, ou peut-être cela ressemble-t-il plus à une grosse visière, je parviendrais difficilement à décrire l'objet, sur ma tête. L'objet est relié par de nombreux câbles à une impressionnante machinerie informatique située non loin. L'intégralité de mon visage est recouvert, en plus de mes oreilles. Je sens une aiguille se planter à l'arrière ma tête, entre mon crâne et ma nuque. L'aiguille doit venir d'un appareil situé sous moi. La perforation est à la fois douloureuse et désagréable. La légère blouse verte que je porte est légère, mais il fait toujours trop chaud dans cet hôpital. On place quelque chose à mes poignées, quelque chose qui gratte et qui est trop serré. Je n'entends rien et je ne vois rien. Je ne sens pas grand-chose non plus. Il ne se passe rien et je commence à éprouver des difficultés à respirer. Quelque chose se passe. Mes poignées vibrent. Des flashs s'imposent à mes yeux et des sons submergent mes oreilles. Quelque chose se déverse en moi à travers l'aiguille. C'est désagréable. C'est douloureux. Affreusement douloureux. J'ai la nausée, des tremblements. Je veux partir, mais je ne parviens pas à bouger. Faîtes que cela cesse. J'ai l'impression que ma tête va exploser, ou imploser, ou couler par mes oreilles et mes narines.

Puis cela cesse. Impossible de savoir combien de temps l'expérience à durée. Je ne me sens pas bien. On m'a tout enlevé, sauf mon drap qui me sert de tunique et on me transporte jusqu'à une autre pièce, un chambre. J'y suis seule. J'y suis allongé. Mon corps est l'hôte de sensation étranges, contradictoires, nouvelles, impossibles. Je voudrais mourir. À la place, je pense que je vais m'endormir, le résultat à court terme sera le même. Je ferme les yeux, inspire, expire, et sombre dans un profond sommeil.


Chapitre 2 : Jour 3 ; matinée


J'ouvre les yeux. Le réveil indique 7h, fait confirmé par une sonnerie aiguë qui en émane. Cette dernière est stridente, mais je crois que je commence à m'en lasser, j'en changerai à l'occasion. Je me lève, me resitue dans l'espace et le temps : je suis dans ma chambre, nous sommes vendredi matin et je ne me souviens pas de mes rêves, comme toujours. Je crois que je ne rêve pas. Je suis en forme. Il semble que j'ai bien récupéré de ma fatigue de la veille et de mon séjour à l'hôpital. Je me lève et approche de la fenêtre, dont j'ouvre le volet, puis la fenêtre elle-même. Il fait un peu frais dehors, mais le ciel est dégagé. Je me dirige vers mon armoire où sont stockés mes vêtements. Je prends un t-shirt, une veste d'été, un pantalon en toile, une culotte et une paire de chaussettes, les plus accessibles, les premiers sur leur tas respectif. Je prépare rapidement mes affaires de cours, obéissant à une habitude mécanique. Je ferme ma fenêtre, saisi mon sac à dos et sort de ma chambre. Le frère n'est pas levé, il n'a pas cours de la matinée. Je le croiserai peut-être au détour d'un couloir dans la journée, alors qu'il se rendra à l'un de ses cours de prépa. La sœur n'est pas levée, elle n'a pas le sens de la ponctualité. Je descends les escaliers et retrouve la mère qui déjeune seule en bas. Elle a préparé un morceau de pain et du beurre, pour que je puisse me sustenter. Elle ne dit rien, moi non plus. J'apprécie sa compagnie, je crois. Je me détends en sa présence. Je termine mon repas matinal, l'entends me dire que Jean a pris une journée de congé en cas de soucis éventuels suite à mon intervention médicale. Je reste muette et tandis qu'elle se dirige vers la chambre de Lola pour la réveiller avec, j'en suis certaine, beaucoup d'ardeur et de passion, j'enfile mes chaussures et ouvre la porte. Je me sens mal à l'aise à l'idée de repenser à cette intervention. Ce n'était pas vraiment une expérience agréable. J'espère qu'ils ne m'en voudront pas si aucun résultats ne se déclarent, je ne voudrais pas les décevoir…

Il me suffit d'une poignée de minutes pour arriver au lycée, qui a la chance de se trouver à quelques pas de là où j'habite, ou l'inverse. Arrivée devant le portail de l'établissement, je me noie dans un déluge de sons et d'odeurs communément appelé foule et qui me mène directement à l'intérieur du bâtiment. Les gens se retournent vers moi à mon passage. J'ignore ce qu'ils disent, ça, ne m'intéresse pas. J'arrive devant la salle de cours encore déserte et choisie une place à l'arrière, je n'ai ni envie de participer, ni d'être vue. Les autres élèves arrivent uns à uns tandis que je sors mes affaires de cours. Le professeur arrive à son tour et commence à noter des choses sur le tableau vert. Je pense que je me suis assise trop brutalement, j'ai la tête qui tourne. Les mots de l'enseignant, ceux de mes camarades, tout me semble confus. Le temps passe, personne ne fait attention à moi, personne ne fait jamais attention à moi. Pourquoi personne ne fait jamais attention à moi ?

Je suis une femme forte, je dois relever la tête. Je suis debout, dans une chambre d'hôpital qui ressemble beaucoup à celle où je me trouvais la veille. Cependant ce n'est pas la mienne, et un individu occupe le lit central. Je suis petite et un homme se tient à mes côtés, assis dans un fauteuil. Comme un bruit de fond, j'entends un bip se répéter à intervalles réguliers. L'homme qui se tient à mes côtés a le visage du père, mais ce n'est pas lui. Des ombres blanches se faufilent dans les pièces et glissent dans l'espace. Qu'est-ce qui se passe ? Tout ceci n'a aucun sens. Soudain l'homme se met à pleurer et je remarque que l'individu ressemble au frère. Je ne peux pas bouger. Je n'y parviens pas. Sans essayer, je sais que cela m'est impossible. Et soudain tout change, les ombres deviennent noires, l'homme crie et les bips s'arrêtent. Mon frère est mort.

La sonnerie retentit. Tous les élèves se lèvent. Je crois que j'ai rêvé. Est-ce que j'ai rêvé ? Je ne me rappelle pas bien. J'ai dormi, c'est assez évident. Pas le temps de divaguer, je range mes affaires et sort de la classe. L'horloge au fond de cette dernière indique 10h. Je reprends les cours dans vingt minutes. Je vais rester dans le hall à relire le contenu de mes cahiers comme d'habitude. J'entends qu'on scande un prénom. Est-ce mon prénom ? Évidemment qu'il s'agit de mon prénom. Je me retourne et retrouve Lola qui me fait signe de la rejoindre. D'habitude, je reste seule. Elle sort probablement fumer. Elle est entourée de ses trois amis avec qui elle traîne en permanence et que je ne connais pas particulièrement. Je n'ai aucune raison de la rejoindre. Je me dirige vers elle. Mon arrivée parmi eux ne perturbe en rien leur conversation et m'évitent d'avoir à m'adonner à un traditionnel mais vain échange de banalités. Personne ne me parle. Je n'ai rien à dire. J'ai besoin de m'exprimer. Je dois être sous le choc. Les trois filles et le jeune homme s'arrêtent. Ils discutent de musique. Je n'écoute pas de musique. À les entendre, ça a l'air bien. L'un d'eux me demande ce que j'écoute. J'ai une réponse pour ce genre de situation. Je leur répond que j'écoute de tout. J'ai l'impression de redécouvrir ma voix. Je remarque que tous sauf Lola ont l'air obnubilés par quelque chose. Ils regardent ma main droite. Le garçon et l'une des filles se murmurent quelque chose tout bas. Ils rient aux éclats. Je range ma main dan ma poche. Une nouvelle personne s'approche discrètement. Il s'agit de Matthieu, un ami de Kevin. Il me demande timidement s'il peut me parler. C'est stupide, pourquoi ne pourrait-il pas me parler. Je hoche la tête. Il me demande ce que je fais ce soir. Je lui réponds que je compte rentrer chez moi et dîner. Lola et ses amis se mettent à glousser. Il semble gêné et m'annonce que ce soir il sera à la fête foraine, et que si j'en ai envie, on pourrait se retrouver sur place. Est-ce que j'en ai envie ? Il s'en va, et quelques secondes plus tard le petit groupe se remet à pouffer. Leur rire est désagréable. Le ciel se couvre, l'air se rafraîchit et leur rire m'est insupportable. Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? Il est l'heure de se rendre en cours de SVT. Les trois amis de Lola s'en vont aussi vers l'enceinte du lycée tandis que celle-ci reste dehors et allume une cigarette. Je déteste la cigarette. Je crois que je la déteste. Je crois que je déteste. Quand je la vois allumée, j'ai envie de la jeter loin, très loin et de ne jamais la revoir. Arrivée devant l'escalier, je me sépare des trois compagnons de fortune. J'entends le garçon me dire : « Au revoir Cendrillon ! ». Et ils se tordent de rire une dernière fois. Je déteste leur rire. Il me fait mal. Pourquoi ? Pourquoi m'ont ils appelés Cendrillon… Je ne m'appelle pas Cendrillon. Je m'appelle… ah, je vois. Cendrillon, « cendre » et « haillon ». Ils se moquent de ma tenue et de mon bras. Je n'ai pas choisi ce bras qui me fait souffrir. Je ne me rappelle même pas quand il a brûlé. J'ai l'impression que le feu de mon bras se répand dans tout mon corps, je me sens brûler. Je me retourne, je vais faire quelque chose, je ne sais pas quoi, mais ils n'ont pas le droit de dire ça. Je me retourne. Ils ont tous les droits qu'ils veulent, ils ne m'ont rien dit de clairement offensant, et je n'ai pas de temps à perdre. Je suis même plutôt surprise que ces moins que rien soient capable d'un tel trait d'esprit. Je sors mes affaires et les pose sur la table. Le cours débute et j'espère ne pas refaire un malaise. Cette journée est étrange. D'abord le rêve brumeux, ensuite cette bouffée de chaleur étrange. Si je me laissais gagner à la facilité, je dirais que le traitement fait effet. Cependant, cela n'a aucun sens, il est trop tôt pour cela.

Le cours continue, mais je n'écoute pas. Qu'est-ce que cela impliquerait si j'étais réellement guérie. Guérie de quoi ? Si j'ai fait ça, c'est pour ne pas décevoir les parents. Ce ne sont pas mes parents. Ce sont mes parents. Je n'ai jamais connu qu'eux, ils se sont toujours occupés de moi malgré mon '“originalité”'. Je perds le contrôle sur moi même, je n'aime pas ça. L'horloge affiche 10h30 lorsque le professeur m'interpelle et me dit « Mon cours vous ennuie ? Le volcanisme, ça ne vous touche pas ? » D'autres élèves rient. Ils rient vraiment pour un rien. Je lui réponds sobrement que je reste attentive. C'est un mensonge, elle le sait, moi aussi, ça me gêne. Elle poursuit : « Pouvez me dire ce que l'on trouve principalement dans le plancher océanique. ». Je lui réponds qu'il s'agit du basalte. Visiblement, il s'agit d'une bonne réponse puisque l'enseignant reprend son cours comme si de rien n'était. Un sourire se dessine sur mon visage. Ma bouche se mouvoie d'elle-même, c'est effrayant. Dans la classe, quelqu'un prend la parole : « Hé, mais si elle en sait autant sur les volcans, c'est parce qu'elle est tombée dedans quand elle était petite ! » Leur rire m'agace, je leur demande de se taire. L'un d'eux rétorque « Ou sinon quoi ? Tu vas me toucher ? » Je n'en peux plus, je leur crie de la fermer, le professeur se retourne et demande ce qu'il se passe. J'entends les rires, partout autour de moi. Ils s'infiltrent dans ma tête, résonnent et martèlent mon crâne. Je ne suis plus en colère, c'est différent. Je prends mon sac, mes affaires et sort de la classe précipitamment. J'ai envie d'être invisible, de devenir aussi petite qu'un grain de sable dans un désert. Je me dirige vers la sortie. Ça ne va pas, je dois rentrer chez moi. En sortant, j'entraperçois Lola qui échange de l'argent contre un petit sachet à un jeune homme que je ne connais pas. Je m'en fiche, je pars en courant, personne ne me voit, personne ne m'a vu.

J'arrive à la maison, je tremble, sort mes clefs, les insèrent inutilement dans la porte d'entrée puisque cette dernière était visiblement ouverte, rentre en claquant la porte et me dirige vers l'escalier. Jean me demande ce qui se passe, je l'ignore et continue ma route. Il se lève, s'interpose, et me demande si j'ai besoin d'aide. Je ne veux pas de son aide, je ne veux de l'aide de personne, je veux être seule. Je lui réponds de me laisser tranquille. Il me bloque l'accès à l'escalier, je tente de forcer le passage. Il me prend dans ses bras. Je me sens mieux. Je me sens en sécurité. Il m'emmène jusqu'à ma chambre, tendrement. Je vais mieux, je suis calme. Je suis dans mon lit, allongée. Il s'en va sans rien dire. Il a l'air inquiet. J'espère qu'il ne m'en veut pas. J'espère que je ne l'ai pas blessé. Et alors qu'il se tient sur le palier de ma chambre, je murmure : « Merci ». Je ne sais pas s'il a entendu. Ça me fait du bien de pouvoir le dire. Il est 10h58 et je me laisse aller à un sommeil nouveau. Est-ce que je vais rêver cette nuit ?

Les flammes, partout autour de moi. Les flammes qui me rongent, et mon père qui me dit : « Sois heureuse, tu le mérites. » Je m'en vais. Je ne suis jamais revenu.


Chapitre 3 : Jour 3 ; après-midi


Mes pieds ne touchent pas le sol, la lumière me calcine les yeux, je ne veux pas brûler, je ne sais pas où je suis, il fait chaud, je ne veux pas brûler, je suis seule, je ne comprends rien, qu'est-ce qui se passe, je ne veux pas brûler. « À l'aide ! ». Se ressaisir, inspirer, expirer, je ne veux pas brûler, je ne veux pas brûler. La lumière faiblit. La couette ôtée, la chaleur chute et laisse à la fraîcheur de la pièce la liberté de refroidir ma tête dont les tempes tentent frénétiquement de s'extirper de l'emprise de mon crâne et de ma chair. Un faisceau de lumière vient percer la pénombre nouvelle, encourageant mes tempes à déborder d'ardeur. Je ne suis plus seule, quelqu'un m'enlace. « Qu'est-ce qui s'est passé ? », « Tout va bien ? Réponds-moi ! ». Les phrases s'enchaînent, martèlent mes oreilles pour y chasser ce qui se cache au sein de ma tête. « Je crois que j'ai fait un cauchemar. ». « Maintenant ça va mieux. ». Je ne parviens pas à percevoir de réponse. Je ne sais pas si mes mots ont été entendus ou même s'ils ont réellement quittés l'enceinte de ma bouche. Je ne sais pas discerner ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas. Suis-je toujours piégée dans mon cauchemar ? Comment distinguer le songe du réel ? J'ai froid et chaud, ou l'inverse je ne sais plus. Je ne contrôle pas mon corps, je ne contrôle rien.

« Aie ! » Ça fait mal ! La douleur m'oblige à ouvrir les yeux. Je découvre mon père, face à moi, dans le canapé du salon. « Ça va ? » me demande-t-il. « Ça va mieux merci. ». La douleur me rassure, la douleur est tangible. Je sais gérer la souffrance physique, je la connais. « Tu as fait un cauchemar. Tout va bien. Je suis là. », murmure-t-il avec plus de calme dans la voix que sur son visage.

— « Qu'est-ce qui s'est passé ? »

— « Tu as fait un cauchemar. »

— « Et ensuite ? »

— « Ensuite je t'ai amené dans le salon pour que tu puisses reprendre tes esprits. »

— « Et après ? »

— « Après, tu as repris conscience. »

— « Et juste avant ? »

— « Avant, je t'ai mis une gifle. »

— « C'est donc ça. »

Mes idées sont désormais totalement claires, malgré le brouhaha abscons qui pollue mon intellect. Un clignement plus tard, je me retrouve avec un verre de coca-cola dans la main droite et un thermomètre dans l'oreille. « Pas de fièvre », me dit-on. Je prends conscience de ma migraine. La boisson est acide, et particulièrement gazeuse. Je crois que je n'aime pas le coca. Père allume la télévision et me laisse seule. Il va probablement passer quelques coups de fils. J'aurais dû réfléchir avant d'accepter leur remède, je ne suis plus sûr d'en vouloir. Il faut que je me change les idées, que je m'oublie quelque peu pour ensuite aller mieux.

Depuis combien de temps regarde-je la télévision ? Père se tient à mes côtés, concentré mais inquiet. Je n'ai aucune idée de ce que je regardais. C'est donc pour ça que les gens utilisent cette machine ? Ne plus avoir à penser ? Ma migraine est partie je me sens parfaitement bien. Il est 17h et mes pensées m'encombrent toujours. Blottie dans les bras de papa, je me replonge dans l'inconscience des images et des sons. Je me sens bien, en sécurité. Le traitement ne m'a pas privée de mon esprit critique, j'éprouve une légère honte à m'assujettir à un programme aussi stupide et ridicule. J'y retourne.


Chapitre 4 : Jour 3 ; soirée


Qui a ouvert la porte ? Kevin rentre en trombe et me demande : « Tout va bien ? On m'a dit pour ton départ précipité. Tu as l'air de bien te porter. ». Je lis sur son visage qu'il était inquiet, et qu'il est désormais rassuré. Je serais curieuse de savoir combien de fois j'ai entendu '' Tout va bien ? '' aujourd'hui. « Eh bien moi, on ne m'a rien dit à propos de ton départ anticipé. » Son regard est lourd de sens. Des années à vivre aux cotés des êtres humains m'ont appris à distinguer les questions dissimulées derrière les affirmations ; je pense même être plutôt bonne à ce petit jeu. « C'est à cause de… » Je repense à ma matinée. Je repense aux sensations, aux émotions. Je repense aux quolibets et aux rires. « J'ai eu un malaise, une sorte de vertige, mais ça va mieux », leur réponds-je. Ces mots ne sont pas totalement faux. Pourtant ils ne sonnent pas vrais. Le mensonge me laisse en bouche un goût inconnu, que je qualifierai maladroitement d'âpre.

— « Tu as besoin de te changer les idées, ça te dit d'aller à la fête foraine ? ».

— « Je ne suis pas sûr qu'elle soit en état d'y aller…»

— « Elle a toujours aimé la fête foraine ! »

— « TU as toujours aimé la fête foraine ! »

— « Tout le monde aime la fête foraine ! »

— « Non, moi je n'aime pas les fêtes foraines ! »

— « Toi tu n'aimes pas la fête foraine ? »

— « Non, je déteste la fête foraine ! »

« … »

— « Bon d'accord, j'adore la fête foraine, mais ça ne prouve absolument rien ! »

— « Quand est-ce qu'on va à la fête foraine ? »

J'aimerai bien aller à la fête foraine.… Qu'est-ce que je viens de dire ?… Je crois que j'ai déjà tacitement acceptée de m'y rendre… Ma parole est allée plus vite que ma pensée… Je ne savais même pas que c'était possible…

Mon frère s'enchante et répond : « Maintenant si tu veux ! ». Il est dix-sept heures trente, et je vais à la fête foraine.

— « Vous voulez que je vous y emmène en voiture ? »

— « Non merci, on va prendre les vélos. »

Je n'ai pas envie de monter en voiture, je n'aime vraiment pas ça… Mince, ça l'a encore fait. Qu'importe, je n'aime définitivement pas les voitures. « Où est-ce que tu vas ? » me demande mon frère tandis que je monte les escaliers. « Me changer ! ». Je suis aussi surpris que lui.

Face à l'armoire ouverte, je me demande quoi mettre. En fait, je me demande ce que j'aime. J'ai beaucoup de vêtements noirs ou blancs. Je n'aime pas ça. Il va falloir que je fasse quelque chose à ce sujet. Je ne sais pas ce qui est beau, je ne sais pas ce qui plaît. En revanche, je connais quelqu'un qui sait tout ça. Une fois dans la chambre de ma sœur, j'ouvre son placard à vêtement, cherchant ardemment une tunique élégante qu'elle utiliserait peu et qui m'irait malgré la différence de taille et d'attributs. Avant que l'odeur de cigarette omniprésente ne transforme ma nausée en quelque chose de bien pire, je saisis un chemisier bleu et un jean de même couleur, tout deux trop petits pour qu'elle puisse les porter. Je suis mal à l'aise à l'idée de cet emprunt impulsif. Je m'emporte, ça doit être l'odeur de fumée qui me perturbe. Je redescends les escaliers, me munis d'une paire de baskets blanches qui ont le mérite d'être confortable, je devrai m'en contenter, et les enfile. Kevin et Jean ne semblent pas avoir remarqué mon larcin. Les deux vélos sont prêts. Un dernier allé-retour dans ma chambre me permet d'enfiler un long gant blanc qui me couvre le bras droit dans son intégralité. Dehors, installés sur nos bolides, j'entends mon frère crier « Allons-y ! ». Sa bonne humeur me touche, je sourie à mon tour et m'élance vers l'inconnu.

Les fêtes foraines se complaisent toujours dans l'excès ; brouhaha d'odeurs de sucre et de viandes grillées, pléthore de couleurs et de lumières, opulence de sons et de bruits… Il est difficile de tout traiter, tout analyser, tout comprendre. Avant, je n'y arrivais pas. Désormais, je n'y arrive pas davantage, mais cela ne m'importe plus. Les odeurs sont l'Alizé qui entraîne le voilier de mon cœur, les couleurs sont la houille qui propulse la locomotive de mon âme, et les sons… les sons ne sont qu'assourdissants. Je ne vois pas le temps passer. Les rires de mon frères cachent à peine l'absence de mes cris. Je n'ai jamais été une grande adoratrice des attractions en tout genre, mais l'euphorie générale suffit à me posséder. Mes cheveux semblent prendre plaisir à se tenir à la verticale dans la tours infernales, et mon cœur, que je ne savais pas si fragile, tente un rapprochement maladroit avec mes cheveux qui ne se gênent pas pour l'accueillir dans ma boîte crânienne. Ma nuque ballote, mon estomac chavire dans les différents grands huit, et mes pas sont chancelants une fois qu'ils quittent le tumulte des manèges pour retrouver la stabilité relative de la terre ferme. Mon frère me promet de m'offrir monts et merveilles en tirant sur des ballons avec une carabine vétuste, puis s'excuse après avoir lamentablement échoué. Il me propose de tenter ma chance aux machines à pinces et me met au défi de récupérer au moins une peluche, puis se moque de moi lorsque j'échoue lamentablement. On chahute. On gesticule. La foule ne me gêne pas. Aujourd'hui, pour la première fois de ma vie, je m'amuse. Le soleil s'est couché, depuis quand ? Il rayonnait encore, faiblement néanmoins, lorsque nous sommes passés devant la marre au canard. Il doit être tard, j'ai un peu froid. La voûte étoilée a sur moi l'effet d'une violente piqûre. Soudain je m'ennuie. Soudain le temps reprend son rythme normal. Soudain je suis seule. Où est Kevin ? Je marche. Depuis quand ma marche est-elle solitaire ? Me cherche-t-il ardemment ? Se rend-il compte que son prénom est ridicule ? Tandis que je fais demi-tour, la foule m'étreint, me croque, m'enlace et m'engloutit. J'avance, sans avoir l'impression d'avancer. Je marche, sans être sûre que je suis bien maîtresse de mes mouvements. Je respire péniblement, broyée par cette masse informe qui m'étouffe et me tue. « Aie ! ». Mon bras me lance. Pourquoi ? Est-ce que je porte toujours mon gant ? Le monstre est il témoin de l'ignominie qui est mienne ? Sont ils en train de rire ? Je ne contrôle plus mes pas, je suis tirée vers une destination que j'ignore. « Alors comme ça tu es venu ! Génial. Tu es sûre que tout va bien ? »

La foule m'a recrachée, elle n'a pas voulu de moi. Je dois me ressaisir, pour de vrai, il est hors de question que je me reprenne une baffe. On me sourit. Un homme. Déjà vu. Matthieu. « Merci » lui murmure-je. « De quoi ? » me répond-il. J'esquive la question, détourne le propos et lui demande : « As tu vu Kevin ? ». « Non, mais on peut le chercher ensemble. » Nous avançons désormais à travers les rues adjacentes à l'avenue principale. Il sent bon. Je grelote. Il le voit, me donne sa veste dans laquelle je n'emmitoufle, et se remet à regarder devant lui.

— « »

— «  »

— « »

— « »

C'est fou ce que le silence est pesant même quand l'on n'a rien à se dire.

— « Tu es très jolie ce soir. »

J'ai déjà vu des tomates plus rouges que lui. J'aurais certainement viré au rouge pivoine moi aussi si je ne m'étais pas dit que s'il avait besoin d'ajouter ‘'ce soir'', c'est que je n'étais pas jolie le reste du temps.

— « Le bleu te va bien. »

J'adore ça. J'adore que l'on me complimente, que l'on me flatte. Fais-moi me sentir belle Matthieu. Fais-moi me sentir fière d'être moi, fais-moi m'aimer, un peu.

— « Je crois qu'il est là. »

Dommage Matthieu, tu commençais bien.

— « Mais il était jusque-là ! Vous n'avez pas pu le manquer ! »

— « Un problème frérot ? »

Très bien, je ne redirai plus jamais ‘'frérot'' de ma vie.

— « Je cherche mon portefeuille ! »

— « Et moi je vous dis que je ne l'ai pas vu. Maintenant partez d'ici »

Matthieu saisit Kevin comme il m'a saisit tantôt, moins délicatement j'imagine, pour le tirer loin d'un conflit possiblement imminent. Il jure, s'énerve, repousse Matthieu qui le rejoint. Je m'approche de lui et le prend dans mes bras. Il se calme, je le sens se détendre, je me sens utile.

— « Bon, j'y vais, je vais récupérer de l'argent. Matthieu, je te confie ma sœur. Sœurette, je te confie Matthieu » clame mon frère en se brusquant.

Je crois l'avoir vu décerner un clin d'œil discrètement à Matthieu. Je crois aussi que je lui vais lui faire du mal s'il me nomme à nouveau ‘'sœurette''. Je n'ai besoin d'être confiée à personne.

— « »

— « »

Encore ce silence pesant.

— « C'est bientôt l'heure du feu d'artifice ! »

Il me reprend le bras, le bon, et me tire jusqu'à une grande place bondée. La foule n'y est pas agressive. Je le vois me regarder, je ne connais pas la lueur qui occupe son œil, mais ça ne peut pas être mauvais. La lueur change, Matthieu s'en va brusquement en me demandant de ne pas bouger. Moi qui commençais à l'apprécier. En plus j'ai faim.

Ça faisait longtemps que je n'avais pas été seule avec moi-même. J'essaie de réfléchir à qui je suis, à ce que je suis devenue, à celle que j'étais. Il est plus facile de penser à penser que de sérieusement réfléchir. J'entends des bouts de phrases, des demi-mots et des sons inaboutis. La foule discute. Non, les gens discutent. Ils se laissent aller à l'insouciance de l'instant, se perdent dans l'aisance des réactions affranchies de toutes réflexions. Je ne peux pas lutter. Je ne veux pas lutter ? Et si je me laissais aller moi aussi. Totalement. Je ne veux plus être celle que j'étais. Je veux être quelqu'un d'autre. Peut-être moi-même. Tout relâcher, juste un instant, juste pour découvrir qui je suis en réalité. Ça n'a aucun sens. Tant pis. Disons juste que j'en ai envie

« Voilà pour toi ! ». Tiens, voilà Matthieu qui revient. Lui qui m'a lâchement abandonné au profit d'une cause plus intéressante. S'il pense que je vais l'accueillir comme un héros trop longtemps attendu, il se fourvoie roya… Oh, des barbes-à-papa. « Tu avais l'air d'avoir faim, donc je t'ai apporté ça. Je ne sais pas si tu aimes les barbes-à-papa… » Moi non plus en fait, je ne me souviens pas en avoir déjà mangé. « … mais je me suis dit que ça te ferait plaisir. » Il me tend la confiserie, je la prends avec mon bras gauche, et la porte à ma bouche. C'est bon. Sans plus. L'intention reste louable. Soudain, une explosion accompagnée d'un déluge de lumière : le feu d'artifice débute. Un couronne enflammée se déploie dans la nuit étoilée. Matthieu se place à mes côtés. Une pluie de lumière comble l'espace nocturne. Il me prend la main. De petites balles multicolores s'épanouissent au-dessus de nos têtes, et virevoltent. Sa main est chaude, ou peut-être est-ce la mienne. Pour de raisons incompréhensibles, ce spectacle me fascine, c'est magnifique. Le contact du gant ne semble pas le gêner, et moi non plus d'ailleurs ; c'est rassurant. Il se retourne vers moi, me regarde dans les yeux, approche son visage du mien, et pose ses lèvres sur les miennes. Mon premier baiser. Un baiser, paraît-il, est un lèchement de flammes, la fusion de deux âmes, un bout de paradis que l'on ne vit qu'à deux. La description me paraît quelque peu exagérée. Ses lèvres sont humides. Notre union se termine. Il me regarde, et dans ses yeux, je lis tant de choses : de la satisfaction, de la confiance en soi, l'espoir que le prochain baiser sera mon initiative. J'y lis aussi de la tendresse et de l'affection ; comme c'est touchant. Il a dû comprendre que je ne lui donnerai pas de second baiser, alors il le prend, et à nouveau, il pose ses lèvres sur les miennes. Ce garçon me trouve belle. Ce garçon m'apprécie. À ses yeux je suis importante, j'existe. J'ai du charme. Je suis importante. Je peux tout faire. M'adonner à toutes mes envies, rien ne me retient. C'est agréable d'exister. Encore une fois, ses lèvres quittent les miennes. Il me regarde dans les yeux, avec ce même regard transi. Il n'est pas très beau. Avant, j'étais incapable de décrire quoi que ce soit comme beau ou non. Désormais je le peux. Et ce garçon est laid. Il ne me plaît pas du tout. Il se rapproche à nouveau, mais j'esquive son baiser. Je tente de partir, le feu d'artifice s'achève dans une avalanche de sensations, il ne lâche pas ma main, je veux partir. Il semble être en colère, son visage est renfrogné, il semble dire des choses, mais je n'entends pas, je tente de me dégager, j'y parviens, je cours et me libère de cette foule, je cours parce que j'ai envie de courir, j'ai apprécié de lire la déception dans son visage, je crois que c'est mal, je m'arrête. Je le vois qui vient vers moi, l'air plus désolé que rancunier, mais je ne veux pas le voir, il ne m'intéresse plus, je n'en ai pas envie.

Quelqu'un me prend par la main et se met à courir avec moi. Il s'agit de Lola, qui apparaît dans cette mésaventure comme un Deus Ex Machina apparaîtrait dans une mauvaise pièce de théâtre. Ensemble nous courons, loin du bruit, de la lumière et des odeurs. Elle rit à gorge déployée. Elle a un rire tout à fait charmant. On s'arrête à proximité de la fôret du coin, essoufflées. Je m'amuse beaucoup pour l'instant.

— « Il te voulait quoi l'autre gros lourd ? »

— « Mes lèvres. »

— « Lesquelles ? »

— « J'ai pas compris… »

Elle lâche un éclat de rire tonitruant. Elle est… pulpeuse, comme d'habitude, naturelle et admirée puisque admirable. J'aimerais bien être plus comme elle.

— « Qu'est-ce que tu fuyais toi ? »

— « On s'en fout, tu veux fumer ? »

— « Non merci »

— « Allez, juste une fois pour essayer, en plus celui-là est un peu spécial. »

— « Je ne suis pas sûre de… »

— « Tu m'as volé mes vêtements tu me dois bien ça. »

— « Non vraiment, je n'en ai pas envie. »

— « De quoi as-tu envie ? »

Et comme Matthieu il y peu, j'approche mon visage du sien pour y poser mes lèvres. C'est agréable de succomber à ses envies, c'est encore la meilleure manière de les faire disparaître. Elle se retire violemment. Elle me regarde dans les yeux. Oh mon Dieu. J'ai l'impression que chaque seconde dure une éternité. Qu'est-ce que j'ai fait ? Je ne lis rien dans ses yeux, je n'y arrive pas. Je lui tourne le dos et m'enfuie en courant vers la forêt.

Je cours depuis longtemps. Je ne dois pas. Arrêter. De courir. S'arrêter revient réfléchir. Je n'en peux plus. L'herbe est humide, c'est tout ce que je mérite. Qu'est-ce que je fais. Qu'est-ce que j'ai fait. Quand je repense à cette journée, je n'y trouve que du flou et de l'obscurité. Je me souviens surtout de rires, d'embrassades et de baisers. Je me souviens de la colère, de la honte et du réconfort. Je me souviens des cauchemars, de l'envie et des regrets. Oui, des regrets. Qu'est-ce que j'ai fait à ce pauvre Matthieu. Ce n'est pas moi, c'est le traitement. Tout est de la faute de ce maudit traitement. Et puis Lola. C'est ma sœur… Ma sœur, merde ! Pas biologique mais tout comme. J'ai l'impression d'avoir une boule de plomb derrière le sternum. Ou plus haut. Ah, je ne sais jamais comment décrire proprement ces nouvelles sensations ! Comment vont réagir ses parents ? Et son frère ? Peut-être que je ne devrais jamais y retourner, chez eux… Tout ça c'est de la faute du traitement. Je n'en veux plus moi, du traitement. La boule s'alourdit à chaque instant, grossit et s'épaissit. Si c'est cela être humain, je le veux plus, je préfère encore ne plus désirer, comme avant. Je n'arrive même pas à me rappeler comment je pensais auparavant… Je choisis l'impassibilité à la sensibilité. Je choisis la rigueur à la licence. Je choisis d'être maîtresse de mes actes et de ne plus être libre. Ne pas avoir envie de vivre est encore préférable à solliciter la mort. Je ne veux plus être moi, je ne veux plus être quiconque. Je suis fatiguée. Dormir. Dormir, c'est mourir un peu. Demain je partirai, loin, très loin. Demain…

Il pleut. Mes yeux sont clos mais je vois. Je dors mais je sais. Je sais que la pluie martèle le pare-brise de la voiture. Je sais qu'à côté de moi repose mon frère, lequel ? Je sais que ma mère conduit et que mon père veille. Je sais qu'ils ne ressemblent pas à Maria et Jean, mais je sais qu'ils sont mes parents. Les premiers. Je sais ce qui va se passer. Comment cela va se terminer. Mal. Mal pour tout le monde. Je vois une voiture percuter la nôtre. Je vois ma mère mourir, mon frère s'endormir puis mon père sombrer. Je vois la perte, la perte de tout. Je ne vois pas le visage du conducteur, regrette-t-il ? Je ne sais pas pourquoi j'en suis ressorti presque indemne, pourquoi moi ? J'ai peur. J'ai peur des hôpitaux, des flammes et des voitures. J'ai peur de tout perdre à nouveau. Tout perdre puisque aujourd'hui j'ai une famille.J'ai des choses à perdre. Je suis morte une fois. C'est fini. Ça va mieux. Réveille-toi.



Chapitre 4 : Jour 4 ; nuit/matin


Je me lève et court. Pas d'horloge, il doit être une ou deux heures du matin, voire plus. Ça en valait la peine. Le changement. Mon cœur se rompt à chaque palpitation. Vite, plus vite. La maison est devant moi, en feu. Est-ce que je savais qu'une telle catastrophe allait surgir de mes cauchemars ? Est-ce que j'y suis pour quelque chose ? Ça n'a pas d'importance. Les pompiers ne sont pas encore là, mais des bribes de paroles de voisins me font comprendre que personne n'est sorti. Aie. Mon bras me lance, je souffre, je ne veux pas y aller, pas dans les flammes, j'ai peur, pas moi. Des tuiles chutent et s'abattent sur le sol dans une sordide pluie de feu. Quelqu'un sort. Maria. Maman. Elle et Kevin supportent et soutienne Lola. Celle-ci ne réagit pas. Regard vide. Sourire béât. Je les vois sortir, ils me voient dehors. Maria me regarde sourit et s'effondre. Des gens s'amassent autour d'elle, autour d'eux. C'est bon, je n'ai rien à faire, ils sont sauvés. Pas tous. Jean. Papa. « Que quelqu'un vienne en aide à mon père ! » Personne ne réagit, personne ne fait mine d'avoir entendu. Peut-être n'ai-je pas crié ? Peut-être ont ils peur. Ils en ont le droit, je n'ai pas le courage d'y aller. Pour y faire quoi ? Il est probablement perdu, je ne peux rien faire pour lui… Je ne veux pas mourir, je ne eux plus mourir. Je veux connaître mon premier rire, mes premières larmes. Je veux redécouvrir la musique, la peinture, la littérature. Je veux faire de grandes choses, en vie.

Quelle déception. Acquérir des sentiments, obtenir des émotions, se procurer une personnalité… pour se découvrir lâche. Je me dégoûte. « Que quelqu'un vienne en aide à mon père ! » Rien de plus. Je suis terrorisée par le feu, c'est ce que je suis, c'est ce que j'étais avant le traitement. Je n'y peux rien. C'est humain d'avoir peur… C'est humain de changer. Tout le monde change. À chaque seconde, chaque petit morceau de temps, l'être humain évolue, régresse, s'adapte, s'effondre ou se reconstruit. Je ne fais pas exception. Je ne suis plus celle qui fuyait les flammes, plus celle qui brise des cœurs ni celle qui vit sans ressentir. Je suis celle qui rentre dans une maison en flammes alors que tout le monde hurle autour d'elle. Je suis l'inconsciente qui gravit des escaliers en bois, qui manque de perdre son pied dans un trou causé par l'incendie. Je suis celle qui se brûle les mains sur une poignée métallique pour ouvrir une porte incandescente. « Qu'est-ce que tu fais là Minka ? Va-t'en ! ». Je suis celle qui ignore les ordres, qui aide l'homme qui l'a élevée à soulever la poutre qui le bloque. Je suis celle qui avance lentement vers la sortie tandis qu'autour d'elle tout s'effondre. Je suis celle qui est morte de peur, et qui souffre de sentir les flammes ravager le bras qu'il lui reste. Je suis celle qui finit par sortir, accompagnée. Je suis celle qui s'évanouit dans les bras d'une femme en uniforme. Je suis sauve, tout le monde est sauf.


Épilogue


Je me réveille à l'hôpital. Tout est brumeux. Je ne souffre pas mais je sais que je devrais. « Bravo petite, ta famille va bien, et c'est en partie grâce à toi. » C'est tout ce que je voulais savoir.


Deux médecins discutent. Tout cela semble très réel. Je suis allongé sur un lit, et autour de moi, deux médecins discutent.

— « Le traitement a été très efficace sur ce sujet, peut-être devrions nous revoir les dosages. »

— « Ça me semble parfaitement inutile. »

— « Aucun sujet n'avait présenté de telles variations en si peu de temps… »

— « Il ne s'agit pas de ça ».

— « De quoi s'agit-il alors ? »

— « Il s'agit que la patiente n'a jamais pris le traitement. C'était un placebo ».

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