PARIS 15 HEURES

Damien Robert

Nouvelle pouvant donner vie à un court métrage

 Jules CRAYON est un célèbre journaliste critique musical pour le magazine incontournable «SSAPASSOUSSACASS». Rêveur et aigri, ce romancier raté écrit sur des carnets à longueur de journée, des histoires mêlant amour et poésie, et à longueur de nuit des articles acerbes sur les artistes rencontrés çà et là en concerts. Un jour comme les autres, il découvre avec effroi que ce qu'il écrit se réalise au fur et à mesure que sa plume gratte le papier... Mais la magie n'opère que dans certaines circonstances, ce qui va rendre Jules complètement torturé. Cherchant à comprendre et dompter cet étrange don pour l'utiliser de façon abusive, ses écrits prendront une tournure suspecte -dans son métier comme dans son roman naissant-, et ses contemporains changeront vite de comportement à son contact...     


                                « PARIS 15 heures »


Jules CRAYON est seul chez lui et dans sa vie. Mal rasé et fatigué, il passe son temps à écrire, à écouter des disques, feuilleter des livres et rêver. Il aurait aimé être écrivain, mais pour se lancer, il aurait eu besoin d'opportunité ou de cran. Ou peut-être de talent.

En plein cœur de Paris, il vit en ermite dans un vieux bateau en bois, sans chauffage ni électricité. Suite à une énorme déception sentimentale, il n'a jamais réussi à rouvrir son cœur pour y laisser entrer une femme, sauf récemment Linda, tenancière de cabaret de 20 ans son aînée.


Farfelu et original, il a 2 carnets de couleurs différentes pour ses écrits : un rouge pour ses critiques musicales, souvent acerbes et virulentes quand il n'aime pas un chanteur, et un jaune pour ses essais de romans et poésies, car il a encore le plaisir de s'inventer des histoires et le rêve de sortir un jour un roman.


Aujourd'hui à 11 heures, Jules s'installe à la terrasse du café Le Métro, situé à 2 pas d'Oberkampf, sur le boulevard Voltaire. (A quelques mètres de là, un musicien fait la manche avec sa clarinette, et joue l'air de la chanson « Paris »)

Il fait bon, et commande un café, puis un deuxième. D'humeur légère, il se laisse enivrer par les regards langoureux et prometteurs d'un couple derrière lui, se faisant goûter à tour de rôle leur dessert à la cuillère. Il fouille dans sa sacoche, en sort son carnet jaune, pointe le nez au ciel, et leur invente une vie. Elle, Emmanuelle, est guide touristique depuis peu à Paris, brune et pulpeuse, ambitieuse et amoureuse. Juan, lui est Brésilien et beau, tout juste arrivé en France il y a trois semaines pour la rejoindre...

Jules décide qu'aujourd'hui, il la demanderait en mariage ... Il replonge alors le nez dans son carnet, sa plume accélère et dépasse le présent, et avant même que les amoureux aient pu terminer leur dessert, voilà que Juan dépose sous le nez d'Emmanuelle un mini-coffret bleu ouvert, laissant briller une belle bague en or. Jules fait une pause, ferme les yeux et imagine quelques instants quelle pourrait être la réaction de la jeune promise... puis rouvre les yeux et laisse son stylo courir.

«Je... Je, je ne sais quoi te dire, Juan... tout est si... Comment veux-tu, tu viens d'arriver tout juste depuis... trois semaines...»

Jules marque un temps pour réfléchir à la réponse de celui-ci, et se tourne discrètement vers eux pour s'inspirer ... Mais à ce moment, il voit le jeune homme, les mains tremblantes, ramasser un objet de la table, le mettre dans sa poche de veste accompagné d'un «clop» sonore, se lever brutalement de sa chaise et quitter la terrasse sans un mot ...

Pris de panique, Jules regarde autour de lui s'il n'a pas rêvé ou s'il n'est pas devenu fou... et pour se rassurer, écrit discrètement à la suite :

«Emmanuelle prend son verre et le casse volontairement à terre».

Un bruit de verre brisé fait tressaillir Jules, et n'osant pas se retourner, il entend juste le serveur arriver et questionner la demoiselle confuse, qui ne comprend pas ce qui s'est passé.

Pris de panique, Jules pose quelques pièces sur la table et s'en va avec hâte.

Il marche en se retournant trois fois sur la terrasse, et voit le serveur ramasser le verre par terre...

(juste à côté, la musique «Paris» jouée par le musicien de rue s'intensifie)

Jules s'arrête trente mètres plus loin, reprend le carnet jaune de sa sacoche et écrit debout sur le trottoir : «le jeune au skate-bord devant moi perd l'équilibre et tombe à terre»

Voilà le jeune en question les quatre fers en l'air ! Il se remet debout en pestant et jurant, rouge de honte... Jules, estomaqué, se cache derrière un arbre, de peur que quelqu'un l'ait vu. Etourdi, cœur à cent-quatre-vingt, il regarde autour de lui et écrit de nouveau en tremblant «Il pleut» (la chanson du musicien s'intensifie encore ». Quelques gouttes tombent sur le carnet, puis la pluie s'intensifie et Jules éclate de rire, se rendant compte du don qu'il venait de se découvrir. Il reste sous la pluie, crayon à la main, et tournoyant sur lui-même en éclatant d'un rire nerveux, il écrit des petites phrases qui se réalisent au même moment sous ses yeux : «Le vieillard embrasse la jeune femme d'à côté». «Ce couple danse la valse». «Cet handicapé se lève et saute de joie»

Il est quinze heures. Jules, euphorique et intouchable, grimpe sur son vélo, prend des risques à chaque carrefour, et se dirige vers la salle de concert où Maximilien FOSTE, un chanteur qu'il déteste, présente son nouveau disque.

Arrivé devant la salle, il pose son vélo, sort son carnet rouge et écrit, d'un air machiavélique «FOSTE a une extinction de voix, il s'excuse et annule son concert».

Puis il monte, fanfaron, les marches de la salle.

Mais à son grand désarroi, le chanteur est là, en plein show, annonçant sa prochaine chanson.

Le visage de Jules se décompose, il regarde autour de lui, se met un peu à l'écart et ressort son carnet. Il réécrit «FOSTE a une extinction de voix, il s'excuse et annule son concert». Rien. Le chanteur continue sa chanson, le public est attentif. Jules panique, ne comprend pas ce qu'il se passe. Il fouille dans son sac et en sort le carnet jaune avec lequel la magie avait opéré quelques heures auparavant. Il écrit : «Le public se lève et quitte la salle». Personne ne bouge. Il s'énerve et écrit en trouant quasiment la page «Le public se lève!». «Le public se lève!».

Rien. Toujours rien. Tout tourne autour de lui, Jules se sent mal et sort de la salle en titubant.

Il remonte sur son vélo, roule en direction de la terrasse du café Le Métro.

Il fait presque nuit, la terrasse est vide, mais Jules s'y installe malgré tout, à la même place. Il commande un café, puis deux, ferme les yeux, prend une grande inspiration et les rouvre en écrivant dans son carnet jaune. «Emmanuelle se rassoit, seule, à la table de la terrasse» ; et tout en écrivant, il regarde autour de lui mais personne ne vient.

Jules se prend la tête dans les mains, met quelques pièces sur la table et quitte les lieux.


23 heures, Jules débarque dans le cabaret où Linda travaille, rue Saint Denis. Il y a du monde, du bruit, et s'installe au comptoir. Linda est là, mystérieuse et fascinante, et Jules ne cesse de la regarder faire ses allers-et venues pour servir les clients.

Il commande une bouteille de vin rouge, se met à boire rapidement. Son article à propos du chanteur Maximilien FOSTE doit être écrit au plus tard pour demain 8h. Dépité et un peu aviné, il sort son carnet rouge (à la radio du bar, on entend à nouveau la chanson « Paris », par un autre interprète). Il jette des mots durs sur le papier, invente une interview fictive avec le chanteur en deux minutes, lui prêtant des propos mauvais et hautains. Puis, c'est sa marque de fabrique, il conclut son article par « Ce que je souhaite à Maximilien FOSTE pour l'année à venir?... Une belle extinction de voix!!! » Jules ferme son carnet et, satisfait, termine de boire sa bouteille. Avant de prendre congé, il fait le tour du comptoir, s'approche de Linda, et l'embrasse fermement.


Deux jours plus tard, Jules reçoit le nouveau numéro hebdomadaire de «SSAPASSOUSSACASS» dans sa boîte aux lettres, titrant «Jules CRAYON vs Maximilien FOSTE».

Quand tout à coup, trois coups frappés au hublot du bateau le font tressaillir. Il lève la tête et voit le visage de FOSTE, les yeux gorgés de sang, hurler sans voix «Sors de là!!! Salaud! Sors de là immédiatement!!!»

Jules est terrorisé, tant par l'apparition soudaine du chanteur enragé, que par cette phrase qui lui raisonne dans les oreilles

«Ce que je souhaite à Maximilien FOSTE?... Une belle extinction de voix...» «Une belle extinction de voix...» «Une belle extinction de voix...»

Le chanteur cogne à la porte comme un fou furieux... Jules panique, fait le tour de la table, attrape son carnet rouge et griffonne quelques mots dessus pour tenter de calmer la situation, «FOSTE se calme», «FOSTE s'en va», mais rien ne se passe. Un coup encore plus violent que les autres casse la poignée et la serrure, et d'un coup d'épaule, la porte s'ouvre avec fracas et FOSTE se rue sur Jules.

Black out.


Le lendemain à 15 heures, Jules se réveille sur un lit d'hôpital, avec une minerve, un bras dans le plâtre et un énorme bandage autour du crâne... et son carnet rouge posé sur la table de chevet...


Les « unes » du magazine « SSAPASSOUSSACASS » se succèdent dans les kiosques à journaux, avec des titres à sensation comme « Jules CRAYON encore à l'hôpital », « Quelle sera la prochaine cible de Jules CRAYON? »


Pierre OPPORTUN, son rédacteur en chef, se félicite du succès polémique grandissant de son journal. Il est persuadé que Jules a le nez fin, et que, fin connaisseur de son métier, il arrive parfois même à prévoir avant tout le monde ce qui va se passer dans la carrière d'un chanteur.

Un matin presque comme les autres, Jules se plaint beaucoup et confie à Pierre que ses articles commencent à lui porter préjudice et le rendre aigri. Mais que ce qui lui fait tenir le coup, c'est son roman, qu'il n'a jamais fait lire à personne, dans lequel il se réfugie et pour lequel il nourrit un rêve secret... Jules prend son courage à deux mains, et lui propose alors un marché : il continue dans la même voie ses chroniques, mais Pierre lui édite et produit son roman. Ce dernier, surpris, accepte le marché.

Jules est aux anges et achève le premier tome de son roman à l'eau de rose.


Six mois plus tard, le livre de Jules, « Paris 15 heures », est édité.

Les premières pages de journaux titrent les unes après les autres, des critiques fulgurantes sur ce roman d'amour naïf et léger.

«CRAYON retourne sa veste», «CRAYON chez les Barbapapa», «Un intru à SSAPASSOUSSACASS».

Les articles sont cyniques, les choses semblent se retourner contre Jules. Les chiffres de vente sont catastrophiques, celles du magazine aussi.


Pendant ce temps, Jules reste cloîtré chez lui, son histoire entre Emmanuelle et Juan devient son seul échappatoire. Peu importe les ventes médiocres, peu importe les avis déplorables, Jules écrit la suite de la romance des deux amants.

La vérité est que Jules vit avec eux depuis des semaines, des mois, nuit et jour, et qu'il est tombé follement amoureux de son héroïne, qu'il a fait évoluer à son goût, comme la femme idéale. Il passe des jours sans sortir de chez lui, ne prend plus la peine de se laver, mange à peine, et passe chaque instant à rêver d'elle.


Un matin pluvieux où il se rend à sa rédaction, Pierre lui annonce qu'au vu des événements, il est obligé de le licencier, et qu'il n'aurait jamais dû éditer ce foutu livre, qu'il a tout gâché avec cette serpillère. Le ton monte, Jules claque la porte, et sort dans la rue. Il ferme les yeux, prend une grande inspiration, souffle de soulagement et rouvre les yeux. Il fait beau, calme, Jules marche lentement dans la rue. Sous un porche, il pose à terre son carnet rouge, sort un briquet et le brûle, affichant un sourire soulagé ...

Puis il avance en direction d'Oberkampf, et s'approche de la terrasse du Café Métro. La terrasse est pleine, il reste debout en contemplant un à un les clients avec plaisir. Son regard s'arrête brusquement sur la table derrière sa place habituelle, et à sa grande surprise, Emmanuelle est là, en chair et en os, rayonnante, seule. Il se frotte les yeux, regarde de nouveau, elle est toujours là. Il sort de sa sacoche son carnet jaune, le feuillette, et retrouve la page où il avait justement écrit cette scène où elle serait seule. Il l'avait attendue à maintes reprises à cette terrasse, sans succès, et la scène se produit à présent... Jules recule de quelques pas sans la quitter des yeux pour reprendre ses esprits, lorsqu'il entend, dans son dos, une chanson familière. « C'est fou Paris, comme tu vas vite, Pour soigner les âmes et les cœurs........ »

Il s'arrête un instant, tend l'oreille, et se retourne, intrigué. Le musicien est dix mètres derrière lui, debout avec son accordéon, Jules le fixe attentivement. Le jeune homme lui ressemble étrangement, en plus jeune. La chanson parle de Paris et du pouvoir de guérison de la ville sur le chagrin d'amour de l'auteur. Jules a la tête qui tourne, et revoit toutes les scènes où il a entendu cette chanson ... Le visage décomposé, il sort son carnet jaune et écrit « Le musicien chante plus fort ». L'accordéon prend de l'amplitude, et le chant plus de vigueur... Jules le regarde, s'approche de lui, le musicien a un air ébahi. Jules lui demande de s'arrêter de jouer... Le musicien s'exécute. Timidement, Jules lui demande comment il s'appelle, ce dernier lui répond « ROBERDAM »

« Bien. Peux-tu me rechanter cette chanson, s'il te plaît? ». Le musicien, étonné, reprend sa chanson depuis le début, et Jules fait deux pas en arrière. Il écrit de nouveau : « ROBERDAM joue plus fort ». La cage thoracique du musicien se gonfle d'air et son chant s'intensifie. Jules éclate de rire, jubile et écrit sur son carnet « de plus en plus fort ». Le musicien s'emballe, chante à plein poumons en ne comprenant pas ce qu'il est en train de se produire. Jules saute dans la rue, chante à tue-tête la chanson, les passants s'arrêtent et regardent la scène. Le carnet à la main, Jules écrit tout ce qui lui passe par la tête et modifie le présent.

Comme si tout cela était normal, les hommes invitent les femmes à danser, les voitures s'arrêtent, les gens descendent de leur véhicule et dansent sur la route ou sur le toit. Un handicapé se lève et embrasse une mamie, un agent de police hôte son uniforme et se retrouve en caleçon.

Emmanuelle rejoint Jules, lui ferme son carnet et l'embrasse. Des feux d'artifice éclatent dans le ciel, la Tour Eiffel forme un cœur, et Notre-Dame sonne les 15 coups de 15 heures ...


HAPPY END


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