PARTIE II : l’Angleterre ; Pépi(s) presque vivante (4)

laura-lanthrax

Ainsi que. Ravie de faire votre connaissance madame Pépi. Je pourrais raconter notre aventure par la fin, mais la fin c'est justement ce dont je ne veux plus me souvenir. Je voudrais parler de notre rencontre dans mon île, à Londres, au premier regard un soupçon d'incrédulité, des yeux fixés sur les miens, la découverte du visage puis de sa parfaite rondeur de joues, la chair en pommette, les lèvres entre-ouvertes, loin des gens de mon enfance, une parfaite ingénue, et pourtant un vague air de famille, la mienne, les femmes avec les femmes, au-dessus de tout soupçon, une cavalière pour le bal, prenez ma main mademoiselle, n'ayez pas peur, j'ai mis aujourd'hui mon plus beau smoking, je vous offrirait une cigarette après , si vous n'êtes pas farouche, je sais une femme en smoking, c'est dérangeant, mais je vois bien que l'attirail vous séduit ma belle, prenez ma main et dansons.

Les pensées qui traversent mon esprit à ce moment, en réponse à ce regard étonné et connaisseur, penche la balance des étourderies vers une totale folie à venir. Cette fille devra faire avec moi ou ne sera pas. J'approche vers elle, et me présente, Monica, votre visage me dit quelque chose, n'est-ce pas vous la jeune Pépi dont tout le monde parle, la nièce de M, la protégée du magnat. En ai-je trop dit, à cet instant, le rouge lui monte aux joues, la parole lui manque, je la prends par les bras et l'emmène au premier étage du salon, nous sommes seules au monde, je lui écarte les cheveux avec mes deux mains et reste ainsi à scruter son visage, ses pommettes charnues, ses lèvres parfaites, ses yeux intenses, cela dure des minutes, des éternités, des  voyages sans fins, je retire mes mains, je recule pour mieux l'apercevoir, je reviens à mon point de départ, j'écarte encore ses cheveux, je lui dit simplement, oui c'est vous, c'est bien vous.

Ainsi que je l'ai dit. Elle monte devant moi l'escalier, avec sa petite valise kangourou, elle se retourne quelque fois, pour avoir mon assentiment, oui encore un étage, bientôt le dernier, un sourire tu me feras à l'arrivée. J'ai rangé mon matériel alors qu'elle attend sur le palier encore muette, je ne veux pas lui parler de la maladie qui me ronge, de ma dépendance à la poudre, de ma rage parfois à l'obtenir. Mes yeux, ma peau mes veines me trahissent pourtant et ce n'est plus un secret pour personne, je ne finirais pas pourtant par lui dire la vérité. J'ai compris immédiatement à son attitude le partage des genres et des addictions. J'ai reconnu instantanément le parti à tirer d'une telle rencontre, l'argent qui pleuvrait à volonté sur mes épaules délicates, j'avais l'assurance d'une vie meilleure, je veux parler du calme à venir, les échanges pacifiés avec le fournisseur, le matériel prêt à l'emploi et l'urgence définitivement remise à plus tard. J'ai fait entrer Pépi, elle s'installerait ici pour les cinq ans à venir.

Ainsi qu'elle me l'apprit. La vie est parfois si courte que le temps n'existe pas pour la raconter. La vie de Pépi respire les chantiers ruineux, la construction désordonnée, l'échelle sans barreaux. Le silence fait place à la parole, elle se souvient quelquefois des prophéties de son enfance. Les choses à dire renaissent et finissent par monter à la surface. J'apprends les dernières nouvelles venues des profondeurs de son esprit.  La vie d'avant les rêves. Elle me raconte les aventures, le cinéma qu'on lui refuse, la boisson, la nourriture, la poudre, la dernière fête chez le magnat de la presse, comment elle s'est découverte enceinte, comment elle s'en est débarrassé, comment elle n'a pas pu le croire de le savoir sur elle, cette nuit-là, finalement comment les choses rentrent dans l'ordre, finalement la croisière qui l'a conduite en Europe. La découverte du continent. Ma découverte aussi.

Ainsi que le vent dans sa grande bonté, j'apprends à trahir. Nous reproduisons les fameux après-midis à l'appartement, car Pépi a ses petites habitudes, un besoin de régularités dans notre vie dissipée. C'est l'endroit des discussions à bâtons rompus, c'est la chambre de nos ébats, le souvenir des jeunes années et des corps solides. Elle n'évoque jamais les après-midis passés avec l'autre homme. Des après-midi de petits riens, des sous-entendus moqueurs, des paroles soufflées aux oreilles, des caresses rêveuses, et pour finir un baiser endormi sur l'oreiller. Le soir venu, à la pluie tombante, revêtue de nos capuches perlées, nous traversons la ville jusqu'aux endroits les plus sombres, nous aimons la compagnie des elfes de nuit, nous divaguons en calèches improvisées, nous buvons le suc des fleurs fanées, et j'aime la voir au petit matin, souriante mais vaincue, à ma portée, soumise à mes ordres. Je la raccompagne jusqu'à l'appartement et puis je l'abandonne, je ne la déshabille pas, je la couche sur le lit et je la revêts de la couverture pour qu'elle ne prenne pas froid, je l'embrasse sur le front, je m'évade par la porte de derrière. Je ne dors pas, je pleure jour et nuit au rythme de mes angoisses, j'ai la sensation de pouvoir tenir encore un peu, de pouvoir vivre mes vies sans rien demander à personne, Pépy est le miracle qui a précipité les choses. Je m'accroche à elle et à son argent, celui du magnat, qu'elle reçoit sans un mot comme une dernière humiliation devant le monde. J'exagère sans doute, mais Pepy ne me suffit pas, j'ai d'autres envies, d'autres besoins, j'appelle au secours et je retombe sur mes pieds, un matin, un soir, au coin d'une rue, au fond d'un grenier, au pied d'une machine.

Ainsi que je te l'ai promis. Je reste avec elle, je rentre, je sors mais je reviens sans cesse à mon point de départ. Je la retrouve sur le lit, toujours allongée, presque morte, je la réveille sans crier gare, j'aime l'entendre dire que se passe-t-il ?, ou suis-je ?, puis son sourire sur moi, sa parfaite réassurance de me savoir là, encore là, j'avance plus prêt de son visage comme elle me presse de l'écouter, c'est l'heure de sa piqure, comme un rituel, je vais chercher le matériel et la poudre que je me suis procurée, je m'approche à nouveau pour la contenter, je rêve décidemment d'une vie meilleure pour elle et moi, je m'exécute sans difficulté. Puis je m'allonge à côté d'elle, j'attends le moment de sa résurrection, le vent souffle un parfum d'automne, ou d'hiver, c'est selon, j'apprends la difficulté de l'attente, moi qui comme l'éclair foudroit la jeunesse en plein vol. Elle se relève et s'approche de moi, je vois son visage bien nettement maintenant, j'écarte encore ses cheveux, je peux lui dire sans me tromper, oui c'est toi, c'est bien toi.

Signaler ce texte