Pas Grave ou le Journal de Franck Haane

Denis Collomb

Franck est un petit garçon qui fête ses neuf ans le 30 mars 1942. Il reçoit un journal où il va décrire ses (mes)aventures. De son maître d'école qui a fait de lui son souffre douleur, ses copains, à

Je suis un rescapé... Euh, non, puisque je suis mort le ... je suis mort quand ?... Je suis mort ?


Je suis né le 30 mars 1933. Le 30-03-33. Mon maître d'école me dit souvent que ça fait beaucoup de zéros et de trois, et quand il me rend une interrogation, je vois son sourire méchant : il commence par le côté droit, puis le gauche. Lorsque les lèvres sont bien remontées, ce sont les yeux qui se ferment. Là, c'est le gauche en premier, puis le droit. Et la tête qui bouge d'avant en arrière. Sans rouvrir les yeux, il me tend la feuille, " 3 " ! Je suis sûr qu'il le fait exprès. Monsieur de Saint-Eustille n'est pas un tendre avec ses élèves. Enfin, pas tous, il a ses têtes. La mienne, il ne l'aime pas du tout. Je ne sais pas vraiment pourquoi, je ne lui ai jamais rien fait. Je fais même plein d'efforts pour comprendre, mais je n'y arrive pas. Alors il me regarde encore longtemps, passe ses doigts dans sa moustache blonde qu'il fait remonter sur les côtés. Ses grands yeux bleus se font plus petits. Et il soupire...comme d'habitude. Comme d'habitude, j'ai la plus mauvaise note de la classe. Comme d'habitude, il le fait remarquer à tout le monde. Comme d'habitude, les autres se moquent de moi, à part bien sûr Josiane et François, qui ne doivent pas avoir beaucoup plus que moi. Bon, c'est pas grave, cela ne doit pas me gâcher la journée. Aujourd'hui, j'ai neuf ans. Mes parents ont prévu un gâteau ce soir. Je leur dirai ma note demain, c'est pas grave.


19h00

  La table est magnifique, les assiettes du dimanche, même des bougies. Maman me regarde avancer dans le salon. Papa est là et ma petite sœur Clara lui tient la main. Elle a cinq ans et demi et ne tient plus en place. Sur la table, il y a une nourriture de fête. Tout ce que j'aime, enfin tout ce que l'on peut se procurer en ce moment car ce n'est pas facile de trouver tout ce que l'on aime à manger, il a même de la carpe, je ne sais pas comment papa a réussi à en pêcher, parce qu'il fait vraiment froid dehors. Maman me tend mon cadeau, il est emballé, mais je vois que c'est un livre. Je n'aime pas vraiment lire, et Monsieur de Saint-Eustille me le reproche assez souvent d'ailleurs. Je souris quand même, c'est mon anniversaire. Je déballe. Ce n'est pas un livre en fait, parce qu'il n'y a rien d'écrit dedans. Maman m'explique que c'est à moi d'écrire un peu tous les jours ce qui m'est arrivé dans la journée. C'est un peu bizarre comme idée sur l'instant, mais je suis en train d'écrire en ce moment et je n'ai pas envie d'arrêter, tout ce qui s'est passé aujourd'hui fait bouger ma plume presque toute seule... Après, papa fait semblant de fouiller dans sa poche, en ayant l'air surpris de trouver quelque chose. Chaque fois, il fait la même blague et ça me fait rire à tous les coups. Là, je sais que c'est mon cadeau. Un papier journal avec une ficelle autour. Il tient dans la poche, mais il tient aussi dans la main. Il ne me reste plus longtemps avant de savoir ce que c'est. Papa le sait et prend tout son temps. Je sais bien que le plus beau de tous les cadeaux, je ne peux pas l'avoir, alors j'essaie d'imaginer ce que ça peut être. La forme m'en dit un peu plus. Je sais que ce n'est pas un vélo par exemple, c'est pas grave. Je cherche ce qui peut être chouette et avoir cette forme. Il me reste quelques secondes avant de savoir et ce sont celles que je préfère parce que je peux encore imaginer que c'est le cadeau de mes rêves. Qu'est-ce qui peut tenir dans ce petit paquet ? Je cherche ce qui peut être chouette et avoir cette forme... un doigt ? Non, ça a la forme d'un doigt, mais ce n'est pas possible. C'est pas grave, papa me demande si je le veux. Je le regarde et je réponds que bien sûr, il me refait le coup en le remettant dans sa poche en disant " tant pis, je le garde pour moi ! " alors je le supplie, il aime bien ça je crois parce que son visage est tout sourire à ce moment-là. Papa me laisse toucher l'objet, c'est dur comme du bois. Bon, ce n'est déjà pas un doigt. Un stylo ? Il serait drôlement gros et pas très long. Clara n'en peut plus, elle ne sait pas ce qu'il y a dedans, c'est sûr. Encore quelques secondes, je ferme les yeux et je pense très fort à mon ballon de foot. Si ce n'est pas ça, c'est pas grave. Jusqu'ici je ne suis pas déçu. Quand j'ai déchiré le papier, je me rappelle avoir ressenti une drôle d'impression, un peu comme quand on a peur de parler à une fille pour lui dire des mots gentils, le cœur se serre. Je tiens l'objet dans ma main, mais c'est papa que je regarde. Il devient flou et mes joues se mouillent. C'est un couteau ! Un tout petit couteau qui s'ouvre. Papa a exactement le même, sauf qu'il est plus grand. Il m'a dit qu'il l'avait fait faire rien que pour moi, à ma taille. Je suis si content que j'ai embrassé tout le monde. Maman n'avait pas l'air très heureuse, mais elle souriait quand même. Clara m'a demandé de lui prêter, mais papa a dit que ce n'était pas un jouet pour les petites filles. Ce n'est pas grand-chose, mais cette phrase m'a fait plaisir, j'ai eu l'impression que papa me prenait pour un grand pour la première fois. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite, mais le fait de l'écrire ce soir me fait penser à plein de choses et je suis vraiment content de pouvoir les écrire. Je suis un grand maintenant. Le couteau est petit, mais il fait de moi un grand. Son manche est en bois tout noir et la lame n'a pas de rayure. Celui de papa est tout rayé et la lame est plus fine. Il dit que c'est parce qu'il a beaucoup servi. Je le crois. Après, il m'a dit que je devais lui donner un centime, que c'était la coutume quand on recevait un cadeau qui coupe. C'est pour ne pas couper les sentiments. Les adultes ont quand même de drôles d'idées. On ne peut pas couper un sentiment en deux avec un couteau ! J'ai bien ma tirelire, mais je n'ai pas envie de la casser pour un centime. C'est pas grave, je verrai demain si papa y pense encore. Cela fait bizarre de payer son cadeau quand même. Je suis si fier d'avoir écrit tout ça ce soir. Je suis si fier d'avoir ce carnet. Je suis si fier d'avoir ce couteau, jamais il ne me quittera. Tu parles d'une journée !


31 mars 1942

  Il a neigé toute la nuit. Hier, il n'y avait rien et ce matin, tous les trottoirs étaient blancs. Quel silence dans la rue devant chez nous. Maman a préparé le petit déjeuner. Nous, on a de la chance, papa a stocké plein de sacs de farine dans la cave. Les Allemands ne le savent pas, mais maman fait du pain presque tous les jours. Aujourd'hui, je suis allé avec papa aider des amis à lui. J'aime bien aider papa, comme ça, je loupe l'école. Monsieur de Saint-Eustille ne sera pas content, mais c'est un avantage de la guerre : on ne va pas à l'école tous les jours. Papa m'a dit " ce n'est pas à l'école que tu vas apprendre à te nourrir." C'est vrai, on est obligé d'amener son manger pour le midi, quand il y a école toute la journée. On a aidé un fermier qui a des champs de patates. Les Allemands lui fauchent presque tout, mais il en reste quand même assez pour nous payer quand on va travailler chez lui. Moi, je les regarde le plus souvent parce que c'est dur de retourner la terre. Mais en revenant, le soir, je porte la moitié des patates sous mon manteau. Aujourd'hui, on a même eu droit à un bout de lard. Il n'y avait pas que la neige qui est tombée cette nuit, le verglas en a profité pour se cacher dessous, comme pour être bien au chaud. Nous, on ne le voyait pas, mais il ne voulait pas que nos chaussures restent sur le trottoir. Du coup, le corps tout entier ne restait pas non plus et tout le monde regardait le trottoir et la neige de plus près. La première fois, j'ai beaucoup rigolé, mais après, il a fallu suivre papa. C'est drôle les gens qui tombent, mais quand c'est moi, c'est beaucoup moins rigolo je trouve. Bon, c'est pas grave, on a réussi à traverser la ville quand même. Le soir, il n'y avait presque plus de neige et plus du tout de verglas. Maman était très contente d'avoir quelques pommes de terre et un bout de lard.


15 avril 1942

 Aujourd'hui, on a été à l'école. Monsieur de Saint-Eustille nous a fait travailler le français et un peu les mathématiques. Des histoires de recettes avec des proportions à calculer. C'est vraiment n'importe quoi parce qu'il n'y a pas ces ingrédients à l'épicerie. Je me demande si Monsieur de Saint-Eustille sait que c'est la guerre. Je suis sûr que non. Il s'est approché de moi pendant que je réfléchissais. J'avais les yeux sur mon ardoise et les doigts qui serraient mon petit bout de craie. Lui, il avait les yeux qui se promenaient sur tout mon corps et ses doigts qui caressaient toujours sa moustache. Comme ça durait longtemps, j'ai écrit un nombre sur l'ardoise : 23g. Il a secoué la tête et a râlé, puis il est parti regarder quelqu'un d'autre. Je m'attendais à une claque sur la tête, une remarque comme d'habitude. Mais non, rien. J'ai même trouvé qu'il me regardait d'un air bizarre, je ne dirais pas "gentil", mais pas comme d'habitude. Je ne suis pas si bête que Monsieur de Saint-Eustille le dit, je sais bien ce qu'il se passe, que mes parents sont Juifs, comme ceux d'un quart de la classe d'ailleurs. Quand je dis la classe, je devrais plutôt dire ce qu'il en reste, parce qu'il manque bien dix élèves. Dix copains. 7 Juifs et 3 qui ne le sont pas, des Goys comme on dit chez nous. Je ne sais pas où ils sont partis, mais papa dit qu'il ne faut pas demander, alors je ne demande pas. C'est un peu dur la guerre, on ne mange pas tous les jours comme on voudrait, et maintenant des copains quittent l'école et peut-être la ville sans même me dire au revoir ou me laisser leur adresse. C'est pas grave, la guerre va bientôt finir et ils reviendront manger à la maison un bon gâteau de maman. Ce soir, papa est rentré, a embrassé maman, retiré son chapeau mais pas sa veste. Il m'a demandé d'approcher en cherchant dans sa poche. Mes yeux se sont illuminés. Un cadeau ! Encore un cadeau ! Celui-ci n'était pas prévu, c'est d'autant plus agréable. J'ai souri le plus que je le pouvais, mais papa n'a pas fait la même blague qu'à l'habitude et a sorti directement mon cadeau. Il m'a dit que je devais le porter sur moi tout le temps à partir d'aujourd'hui. C'est un bout de tissu en forme d'étoile jaune. Je lui ai demandé à quoi ça servait, il m'a répondu que c'était pour que les autres sachent que je suis Juif. C'est un peu bête, mes copains savent bien que je suis Juif. Mais papa a insisté, et Clara en a une aussi. Elle l'a prise et regardé pendant un long moment, puis a rigolé. Papa s'est assis et a soupiré. Maman est partie dans la cuisine et je l'ai entendu pleurer. Alors je suis allé dans la cuisine pour réconforter maman. C'est pas grave, je peux la coudre moi-même sur ma veste si ça lui fait trop de travail, on a appris à l'école. Je peux même coudre celle de Clara. Je pense que maman a été très fière de moi à cet instant, parce qu'elle m'a regardé avec ses grands yeux mouillés, elle m'a souri et m'a serré très fort dans ses bras. Je me dis que des fois, il ne faut pas grand-chose pour donner le sourire à sa maman.

A partir d'aujourd'hui, j'ai décidé de tout faire pour que maman ait toujours le sourire.

Et si ça marche, je le ferai pour papa.

Et si ça marche, je le ferai pour d'autres gens.


16 avril 1942

Ce matin, c'est la première fois que je suis sorti avec mon étoile. J'ai dû m'occuper de Clara, parce que les parents ont dit qu'ils devaient aller quelque part sans nous. Ce n'est pas la première fois que ça arrive, mais comme je n'ai pas le droit de poser de question, je ne sais pas où ils vont. C'est jeudi aujourd'hui et on n'a pas école, mais on est sorti quand même. Clara a aussi son étoile, c'est maman qui les a cousues. Dans la rue, on a croisé Monsieur de Saint-Eustille qui nous a dit bonjour en remontant sa moustache du côté droit et ne s'est pas arrêté. Il avait l'air pressé. J'ai eu envie de lui dire que je suis plus intelligent qu'il ne le dit. C'est vrai, j'ai consolé maman hier soir en lui proposant de coudre les étoiles. J'ai réussi à arrêter ses larmes contre un peu de fil jaune. C'est déjà bien. Mais le mieux, c'est que c'est elle qui l'a fait, mais je ne l'ai pas vue repleurer. Je me dis que si j'arrivais à faire ça à chaque fois, je serai le plus intelligent du monde. Je le dirai à Monsieur de Saint-Eustille la prochaine fois, peut-être demain. En tout cas, les gens nous regardent un peu bizarrement aujourd'hui. On a croisé trois personnes avec une étoile, ils marchaient tous la tête baissée et sans sourire. Maman m'a dit de ne pas dire bonjour aux étrangers, alors je les ai laissé marcher comme ça, mais j'avais drôlement envie de leur demander pourquoi ils allaient si vite. On a traîné dans quelques magasins avec Clara, on a regardé les chaussures, les pantalons, les chemises, les jupes (mais pas moi ), les petits pains et les gros pains coupés en petits morceaux, les bonbons, la viande mais il n'y en avait pas beaucoup. C'est pas grave, je n'aime pas trop la viande. Par contre, le chocolat... Je n'avais pas prêté attention aux gens qui avaient une étoile jaune sur leur veste. Est-ce que c'est hier soir que tous les Juifs se sont dit " Tiens, je vais mettre une étoile pour que tout le monde sache que je suis Juif ? " C'est bizarre quand même. Est-ce qu'il y en avait avant et que je ne les ai pas vues ? Est-ce qu'ils se sont tous retrouvé un jour pour décider que ce serait une étoile ? En tout cas, ils ne devaient pas être tous d'accord sur le motif, parce que ceux qui marchent tête baissée n'ont pas l'air d'apprécier. Mais alors, pourquoi la portent-ils ? Bon, je demanderai à papa demain. Il sait tout, papa. Il est serrurier. Il dit que comme ça, il peut voir chez tout le monde. Il dit qu'un trou de serrure est la plus belle chose qui existe. Moi je ne suis pas vraiment d'accord et je ne comprends pas vraiment quand il m'explique. Il dit que c'est tout petit, mais que si on s'approche très près, on peut voir comme si elle n'était plus là, mais elle est là quand même. Quand il m'explique avec d'autres mots, c'est encore pire, alors je le regarde et je me dis qu'il faut être sacrément intelligent pour être serrurier. Plus tard, je serai serrurier peut-être, parce qu'il faudrait que je sois meilleur à l'école, il faut que je travaille plus comme le dit tout le temps Monsieur de Saint-Eustille. Après, je pourrai voir le monde. J'aimerais bien voir plein de pays différents, des gens qui parlent et qu'on ne comprend pas. C'est ça, quand je serai grand, j'apprendrai plein de langues différentes. Comme ça, je pourrai comprendre tous ceux que je croiserai pendant mes voyages. La première, ce sera l'allemand, parce qu'il y en a de plus en plus chez nous. C'est papa qui l'a dit à son frère Henri. Nous on l'appelle tonton Fèrot, parce que papa l'appelle toujours frèrot. "Les Boches ! " Comme ils disent. Je ne sais pas pourquoi et personne ne veut m'expliquer.


24 avril 1942

J'aime bien écrire la date quand je commence le soir à écrire ce qui s'est passé dans la journée ou dans la semaine quand je n'ai pas eu le temps de trop écrire, mais je mets pas le jour parce que c'est trop long.

Cela dit, tout ce que je viens d'écrire est bien plus long que d'écrire qu'on est vendredi. Je vais y réfléchir. En fait, j'adore écrire dans ce petit carnet, et encore plus bizarre, j'adore lire ce que j'ai écrit les autres jours, moi qui n'aime pas lire.

On a eu deux heures d'école aujourd'hui. Monsieur de Saint-Eustille nous avait donné rendez-vous devant la gare, puis on a été tous à pied jusqu'à l'école. Il a fait vraiment froid ce matin et chaque élève avait emmené une bûche de bois. Monsieur de Saint-Eustille a allumé le poêle avec du papier journal et quelques brindilles qui traînaient au fond de la classe. J'aime bien le bruit que ça fait. On entend crépiter, des fois ça pète. Deux heures, ça passe vite, mais le temps de marcher jusqu'à l'école, de préparer la classe et de rentrer à la maison, toute la matinée était finie. Maintenant je sais. Monsieur de Saint-Eustille nous a appris. Il a raconté l'histoire des étoiles jaunes. Je sais que certains ne la portent pas, parce que c'est très dangereux, mais depuis que je l'ai, il ne m'est rien arrivé. Et puis quoi ? Que peut-il m'arriver ? Je n'ai rien fait de mal à personne. Je n'ai rien volé. Enfin, rien de grave. Deux bonbons chez Madame Lepoint. Et il y en avait un pour Clara en plus, donc ça ne compte pas. On ne va pas me mettre en prison pour ça quand même, on ne met pas les enfants en prison parce qu'ils ont volé un ou deux bonbons, c'est pas grave.


27 avril 1942

 Aujourd'hui j'ai beaucoup de choses à raconter. J'espère que je ne vais rien oublier. Sinon, c'est pas grave, je m'en rappellerai demain.

  Ce matin, on a été à l'autre école. Monsieur de Saint-Eustille nous avait donné rendez-vous devant l'épicerie de Madame Lepoint. Moi, je suis resté dehors, à cause des bonbons au citron. Monsieur de Saint-Eustille nous avait dit qu'il fallait éviter la gare aujourd'hui à cause des Allemands, mais je suis sûr qu'il se doute de quelque chose à propos des bonbons. Il m'a regardé bizarrement encore aujourd'hui, comme on regarde les voleurs ou les gens méchants qui font des choses pas bien. Toujours en glissant ses doigts le long de sa moustache, ses yeux partent de mes cheveux et descendent du regard jusqu'à mes chaussures. Ils remontent à moitié et s'arrêtent un peu. Puis, ils croisent mes yeux et je dois les baisser à ce moment-là, sinon je me fais gronder, même si je n'ai pas fait de bêtise. Je suis sûr qu'il sait. Comment ? Je n'en sais rien. J'étais pourtant sûr que personne ne m'avait vu. En tout cas, quand je les ai volés, je n'ai vu personne qui me voyait.

  Comme tous les élèves qui devaient venir étaient là, on est parti à l'école, celle qui est à l'autre bout de la ville. Il a bien fallu marcher une heure. Heureusement, on n'avait pas de bûche à porter. Heureusement, il en restait dans la classe et on a pu quand même faire du feu. Heureusement aussi, ça nous a pris beaucoup de temps et on est resté en classe moins de deux heures.

  A midi, tonton Fèrot était là. Il a amené des pommes de terre à maman qui était très contente. L'après-midi, on a pris le train. Il faut dire que tonton Fèrot travaille aux chemins de fer, alors on ne paie pas le train. On a pris nos bicyclettes, parce qu'après la gare, on a encore plein de kilomètres à faire pour aller chez les amis de tonton. Ils ont un énorme champ de pommes de terre. C'est eux qui lui ont donné celles que maman a rangées dans la cave. Elle a dit qu'elles commençaient à germer et tonton a répondu que c'était normal. Quand on arrive chez Monsieur et Madame Bourgadier, ça sent le café. Mais personne n'a jamais bu de café chez eux. C'est papa qui le dit à tonton Fèrot. Je ne sais pas pourquoi ça les fait rigoler à chaque fois. Il y a des poules dans la cour. Elles ne sont pas méchantes, mais il faut faire attention où on met les pieds. Il y a aussi des canards qui pataugent dans une petite mare. Dans les granges, on entend des chevaux et des vaches. Je ne suis jamais rentré dans les granges, mais je connais bien le cri de certains animaux. Papa m'a dit qu'il y avait des cochons aussi, mais qu'ils étaient bien cachés et qu'il ne fallait le dire à personne. Des fois, je ne comprends pas les adultes. Pourquoi ne pas le dire s'ils sont cachés ? Voilà le genre de question que je ne dois pas poser.

 Tout autour de la ferme, ce sont des champs. Aujourd'hui, on a aidé Monsieur Bourgadier à planter des patates, comme dit tonton Fèrot. Dans une grange, il y a des tonnes de pommes de terre posées à même le sol. On doit les mettre dans de grands paniers, puis les amener dans les champs. Tonton creuse un rayon dans le sol et moi je les mets dans le trou. Papa passe derrière et recouvre de terre. Je leur ai demandé pourquoi les remettre dans la terre, je pensais qu'elles n'étaient pas mûres. Ils se sont moqués de moi, mais maintenant je sais : c'est pour en avoir encore plus. Je trouve ça un peu bête, parce qu'il y a de quoi nourrir plein de familles déjà, mais bon, c'est pas grave, j'ai posé délicatement des dizaines de patates " les yeux en l'air " jusqu'à la nuit. Là, je suis en train d'écrire, mais j'ai mal aux bras et aux jambes, alors je ne vais pas raconter le repas du soir ni à quelle heure on est rentré avec plein de provisions. C'est pas grave, si demain je n'ai rien à raconter, je le ferai. Maintenant je vais aller dormir.


28 avril 1942

 Ce matin, il ne faisait pas très froid. Papa m'a dit que c'était mieux pour les pommes de terre. En ce moment, je trouve qu'il parle beaucoup de ça, je ne sais pas pourquoi. C'est pas grave, tant qu'on en a pour manger. Après l'école, tonton Fèrot est venu me chercher pour venir manger avec nous à midi. Tata Caroline était là aussi. Je l'aime bien tata Caroline. Avec Clara, on se met sur ses genoux et elle nous fait plein de bisous. On l'appelle tata Câline et je crois qu'elle aime bien ça. Elle a la peau toute douce et qui sent très bon tout le temps. Je me mets sur son genou gauche, je lui remonte la manche du côté gauche et je lui fais tendre le bras. Avec mon index droit, je tortille dans tous les sens la peau de son coude tout en sentant sa peau. Je peux rester comme ça pendant des heures, jusqu'à ce que sa peau ne sente plus rien. De temps en temps, je lève les yeux, alors elle baisse les siens et elle me sourit en me faisant un petit clin d'œil. Alors je suis le plus heureux du monde. Quand je suis tout seul et que je m'ennuie, je fais subir le même supplice à mon coude gauche. Je ne sais pas pourquoi je n'aime pas le faire de l'autre côté. Ce n'est pas pareil. Je tourne et je retourne ces plis de peau tout doucement. Cela me calme quand je suis en colère. Cela m'endort quand je n'ai pas sommeil. Ma sœur Clara suce son pouce pour s'endormir. Je n'ai jamais essayé avec son coude, je pense qu'il est trop petit.

 Tata Câline a fait une tarte aux pommes. Je ne sais pas ce qu'elle met de plus que les pommes, mais c'était vraiment la meilleure tarte que j'ai jamais mangée.

 Tonton Fèrot a raconté des blagues puis il est reparti travailler. Papa a rigolé. Puis il est parti aussi, certainement réparer des serrures ou des clefs cassées. On est resté tout l'après-midi comme ça. Maman a mis du bois dans le poêle. Tata Câline n'a pas bougé de son fauteuil. Moi, je n'ai pas bougé de son genou. Clara est partie jouer à la poupée dans sa chambre.


12 mai 1942

 J'ai été malade depuis une semaine. J'ai vomi tout ce que maman me donnait à manger et je suis resté couché tout le temps avec un peu de fièvre en plus. Du coup, je ne suis pas allé à l'école, ni aux champs avec papa. Clara m'a raconté ce que j'ai loupé avec Monsieur de Saint-Eustille, mais il n'y a pas de quoi écrire une page. De toute façon, j'étais tellement fatigué que je n'ai pas pu écrire quoi que ce soit. Maman est tombée sur mon journal ce matin. J'ai eu très chaud aux joues et je lui ai demandé de ne pas l'ouvrir. Elle m'a regardé avec ces yeux qui disent " s'il te plaît ". Je lui ai fait promettre de ne pas se moquer de moi. Elle a promis et a lu le début. Elle a souri, puis a froncé les sourcils. Elle m'a demandé si c'était vrai que Monsieur de Saint-Eustille était vraiment comme ça avec moi. J'ai répondu que oui et elle m'a pris dans ses bras. Elle ne s'est pas moquée. Elle a même dit que c'était très bien et que je devais continuer de le faire. Je suis très fier de moi et très heureux. Même si elle dit qu'il y a des fautes, je sais maintenant que j'écrirais toujours ce que j'ai à dire et ce qui s'est passé, je l'ai promis à maman, comme ça, elle sera toujours contente. Et les jours où elle est triste, je lui ferai lire un passage. Du coup, je me demande ce que je vais bien pouvoir écrire. Il ne faut pas que je mette des choses tristes, sinon ça ne la fera pas sourire.

 C'est pas grave, je ferai attention à ce que je lui ferai lire, mais je pense que je vais continuer à raconter tout ce dont je me rappelle. Quand je serai grand, je serai bien content de raconter ça à mes amis. Plus tard, je veux être écrivain. J'écrirai un livre dans toutes les langues du monde, comme ça, il n'y aura pas besoin de le traduire. Et j'écrirai un livre sur les serrures, parce que je suis sûr que ça n'existe pas, un livre sur les serrures. Papa sera fier de moi lui aussi. Je vais lui faire la surprise. Ce sera même un livre sur toutes les serrures du monde. Je me demande si elles sont toutes pareilles dans les autres pays.

 Ce soir, je vais mieux et je pense que je vais devoir retourner à l'école demain. Clara m'a apporté les devoirs de la semaine, mais je n'y ai pas vraiment touché.

 C'est pas grave, c'est pas en une semaine qu'on devient bête.


13 mai 1942

 Ce matin, à l'école, il y avait deux copains de moins encore. Les frères Garin. Je sais qu'ils sont Juifs eux aussi parce qu'ils avaient une étoile cousue. J'ai demandé à Monsieur de Saint-Eustille mais il m'a dit que cela ne me regardait pas. Leurs parents seraient partis travailler dans une autre ville, ou un autre pays, je n'ai pas bien compris. On a eu trois heures d'école aujourd'hui. Monsieur de Saint-Eustille a voulu me faire travailler plus que les autres vu que j'ai pris du retard, mais dès qu'il avait le dos tourné pour aller voir les autres, je ne pensais qu'à une seule chose : est-ce que dans les autres pays, les serrures sont les mêmes ? Est-ce que les trous sont dans le même sens ? Ont-ils la même forme ? Y a-t-il des serrures au moins ? Parce que si les Juifs doivent aller dans un autre pays, il ne faudrait pas que papa se retrouve sans travail. Maman, c'est différent, c'est une maman. Et une maman, ça ne travaille pas. Clara et moi, on irait dans une autre école et moi ça m'arrangerait pour apprendre une autre langue, et surtout je ne verrai plus Monsieur de Saint-Eustille.

 Au souper, j'ai posé la question à papa. Il m'a regardé d'un air intrigué. Il a regardé maman qui a haussé les épaules, m'a regardé, a souri et a repris un morceau de patate plein de sauce blanche. Papa a répété plusieurs fois " est-ce que les serrures des autres pays sont dans le même sens ? " Je pense qu'en fait il n'en savait rien. Pourtant, il a répondu comme si c'était évident. " Bien sûr mon ange ! Évidemment qu'elles sont dans le même sens ! Sinon on ouvrirait au lieu de fermer, et les gens se feraient cambrioler tous les jours ! " Il a rigolé, a regardé maman et a haussé les épaules en levant les yeux au plafond.

 Après, il a dit qu'il devait travailler pour les Allemands demain. Ils ont pris une espèce de château abandonné pour en faire un quartier général. Apparemment, ils ont besoin de ses services pour certaines portes. Alors je me suis dit que peut-être ils ne savaient pas comment se servir de nos serrures parce qu'en Allemagne, elles n'étaient pas pareilles. Quand j'ai dit ça, papa a répondu que les Allemands n'avaient pas emmené de serruriers. On ne prend que des soldats quand on vient faire la guerre, pas des serruriers ou des boulangers. J'ai trouvé ça assez logique, c'est pour ça qu'ils nous prennent toute cette nourriture.

 Mais surtout, ça veut dire que papa ne fera jamais la guerre.


22 mai 1942

 Cet après-midi je suis tout seul à la maison. Mes parents sont allés voir des voisins lointains avec Clara. Je me suis servi un verre de lait et je viens de le renverser sur mon journal. Il y a au moins deux pages qui sont illisibles et que j'ai dû déchirer. Je regarde et je cherche ce qu'il y avait d'important, mais je ne trouve pas. Les journées se ressemblent terriblement pendant la guerre. Je n'ai pas osé me resservir un verre de lait, de peur que maman voit tout ce que j'ai pris. C'est qu'on n'a pas beaucoup de lait en ce moment. C'est pas grave, on ira en chercher demain chez Monsieur Bourgadier.

 Je reviens de dehors, je suis allé jouer avec deux copains de l'école. J'ai gagné onze billes et un calot. On a parlé un peu de Monsieur de Saint-Eustille. Ils sont d'accord avec moi, il n'est pas gentil avec moi et personne ne sait vraiment pourquoi. Je leur ai dit que bientôt, dès que je serai un peu plus grand, je lui casserai la figure devant tout le monde et j'aurai ma revanche. Ils ne m'ont pas trop cru, alors j'ai dû leur faire voir comment j'allais faire. En plus des billes, j'ai gagné une touffe de cheveux blonds, un bouton de blouson et une jolie marque sur la joue.

 Ce n'est pas parce que c'est la guerre qu'on ne doit plus se battre !

 Maman a une grosse boîte à boutons et à chaque fois que j'en gagne un à la bagarre, je lui mets dedans. Elle ne s'en rend même pas compte. Surtout ce soir quand elle est rentrée, parce qu'elle n'a pas arrêté de pleurer, ou plutôt elle n'a fait qu'essayer que ça ne se voit pas. Clara était toute bizarre aussi. Elles n'ont pas voulu répondre à mes questions. Il n'y a que papa qui semblait à peu près normal, même presque content. Un moment, je l'ai vu retirer de son portefeuille des billets et aller dans sa chambre. C'est pas grave, avec tout ça, personne n'a remarqué ma joue rouge et personne n'a rien demandé. Clara est restée toute la soirée sur les genoux de maman sans rien dire, les yeux dans le vide. Papa a dit que dimanche, on irait tous au restaurant. Maman s'est mise à pleurer et Clara aussi. Moi j'étais plutôt content et je n'ai rien compris du tout, mais je sais que quand une fille pleure, il ne faut pas poser de question.

 Papa s'est approché d'elles, a cherché des mots pour les consoler, mais aucun son n'est sorti de sa bouche. Elles avaient comme un regard méchant. Il a pris sa veste et sa casquette et a claqué la porte. C'est la première fois que mes parents se disputent devant nous. Des fois je les entends à travers la porte. Ils ne crient pas trop fort, mais je comprends qu'on n'a pas beaucoup d'argent, que la guerre fait beaucoup de mal autour de nous. J'ai essayé de consoler maman. Elle a arrêté de pleurer mais n'a pas voulu me dire ce qui se passait. " Ce sont des problèmes d'adultes " a-t-elle dit. Je pense que ça ne doit pas être drôle d'être adulte. Des fois, je voudrais arrêter de grandir et rester comme ça toute ma vie. A part l'école, c'est bien d'être enfant.

 Maman, si je te fais lire cette page un jour : " je t'aime très très fort ! "


24 mai 1942

 Depuis vendredi, ce n'est pas vraiment la joie à la maison. Clara reste collée à maman, je n'ai pas le droit de savoir pourquoi et je dois sortir avec papa qui ne me dit rien lui non plus. On n'a pas été au restaurant. Je ne sais même pas s'il y a des restaurants ouverts encore à cause de la guerre. Il y a un étang à environ une demi-heure de route à vélo. On a pris nos cannes à pêche, nos vélos, nos sandwiches et on est parti tous les deux. J'aime bien aller à la pêche avec papa. Maintenant, je commence à m'y connaître vraiment et j'attrape de grosses carpes tout seul. La plus grosse faisait huit livres, ça fait quatre kilos. J'ai bien dû mettre une heure pour la sortir de l'eau. Je me rappelle que papa ne me croyait pas quand je lui ai dit que ça tirait très fort. Pour rigoler je pense, il m'avait dit de m'approcher du bord du ponton. Moi, j'avais peur de tomber dans l'eau. Puis la carpe a sauté hors de l'eau. Papa est devenu tout blanc et il m'a pris dans ses bras en reculant. Ensuite, il m'a conseillé pour la manœuvrer, pour que le fil ne casse pas. Je me souviendrai toute ma vie de cette journée-là. Quand il a réussi à la mettre dans l'épuisette et la sortir de l'eau, j'ai ressenti une telle fierté. Quand on est rentré à la maison, j'ai couru vers maman, mais elle n'aime pas trop toucher le poisson. Clara était trop petite pour comprendre, mais maman quand même, elle aurait pu me féliciter. C'est pas grave, on l'a arrangé avec papa tous les deux comme des grands. Par contre c'est maman qui l'avait cuisinée et on s'était vraiment régalés. Je m'en rappelle d'autant plus que je m'étais coincé une arête dans la gorge et papa a été obligé de me tenir par les pieds en me secouant très fort pour me la faire recracher.

 Aujourd'hui, on a pris cinq carpes chacun, mais pas des grosses. On a gardé les plus grandes pour les manger. Papa dit que c'est bon pour la santé et que ça rend intelligent. On a pris aussi une belle friture de gardons et rien d'autre. Des fois, on prend une tanche. C'est meilleur que la carpe, mais ça a plus d'arêtes. Il y avait un grand ciel bleu toute la journée et presque pas de vent, pourtant des tout petits nuages blancs très très hauts filaient à toute allure. On les voyait en reflet sur l'eau. C'est rigolo comme coïncidence parce que papa semblait avoir la tête dans les nuages toute la journée et il est resté muet comme une carpe. A croire que les nuages étaient en fait au fond de l'eau et pas à la surface. A chaque fois que je voulais poser une question, il me faisait "chut" avec son doigt sur la bouche. Il me montrait son bouchon d'un air de dire "si tu veux que ça morde aujourd'hui, il ne faut absolument pas faire de bruit."

 Alors je n'ai rien dit de toute la journée, comme lui. Par moment, j'ai eu envie d'écrire quelque chose, mais comme je n'avais pas emmené mon journal avec moi, mon idée est partie dans les airs et a dû rejoindre les nuages parce que je ne m'en souviens plus ce soir.

 C'est pas grave, la prochaine fois, j'emmènerai des feuilles et un crayon.

 Quand on est rentré, maman et Clara sont sorties faire un tour. J'ai bien compris que c'est parce qu'elles ne veulent pas toucher au poisson. Du coup, on a écaillé et vidé les gardons et préparé les carpes. Elles sont revenues juste avant le dîner. Clara semblait normale ce soir, presque comme avant. Elle ne veut toujours pas me dire ce qu'elle a, alors j'ai décidé de laisser tomber. J'adore la friture. Maman a sorti le bocal où elle range l'huile de friture. On a ouvert la fenêtre pour que les voisins soient au courant qu'on mange du poisson ce soir. On a mangé dans un silence mortel, personne n'a lancé de conversation. Clara et moi, c'est normal, on a pas le droit de parler à table, mais les parents n'avaient rien à se dire ce soir.

 C'est pas grave, demain on mange de la carpe.


1er juin 1942

 Depuis ce matin, on est en juin, ça sent l'été. Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé à ça toute la journée. Malgré la guerre, j'ai l'impression que ça va être un été inoubliable. Ou peut-être que c'est la guerre qui va s'arrêter cet été. Papa dit que non, mais on ne sait jamais, il peut se tromper des fois. Ce matin, à l'école, on devait faire une rédaction. Le sujet était simple, il fallait raconter une journée mémorable. Après que Monsieur de Saint-Eustille nous ait expliqué ce que ça voulait dire, j'ai choisi de raconter l'histoire de ma grosse carpe. C'est drôle les coïncidences des fois. En tout cas, je me suis appliqué et j'espère que j'aurais une bonne note. J'ai bien tout relu et corrigé le plus de fautes possibles. J'aimerai tant que maman soit fière de moi au moins une fois avant cet été.
 L'après-midi, on est allé chez monsieur Bourgadier. Pendant trois bonnes heures, on a fait des longs tas de terre là où on avait enterré les patates. On dit "butter", c'est pour qu'elles poussent mieux. On doit remonter la terre sur les feuilles pour que ça fasse plus de terre sans les enterrer plus profond. C'est drôlement intelligent, parce que je ne me voyais pas les déterrer pour les enterrer plus profond. Je suis sûr que ce ne sont pas les Bourgadier qui ont trouvé cette astuce.
 J'avais dit que je ne lui en parlerai plus, mais je n'ai jamais dit que je ne l'écrirai pas, je parle de Clara. Hier, elle est partie faire une balade avec papa. Maman est restée là, toute triste encore une fois et n'a pas voulu répondre à mes questions. A leur retour, elle ne semblait pas vraiment triste. Elle avait un ourson en peluche blanc. Je me demande bien où papa a pu acheter ça un dimanche. D'aussi loin que je me souvienne, je pense que je n'ai jamais aimé les peluches. Dans notre chambre à Clara et moi, il n'y a des peluches que de son côté et sur son lit aussi. Quand j'en ai reçu à mon anniversaire, je me rappelle lui avoir donné à chaque fois, c'est pour ça qu'elle en a une sacrée collection maintenant, mais moi, je n'aime pas trop ça. Je préfèrerai avoir un chien, ou un chat, mais papa ne veut pas.
  J'attends toujours que Clara s'endorme pour prendre mon journal. Je ne veux pas qu'elle me voit écrire, je ne veux pas qu'elle sache. Même si je l'enferme à clé dans un petit coffre que papa a fabriqué et que je le cache sous mon matelas, je ne veux pas qu'elle soit au courant que j'écris parce que des fois j'écris sur elle. Je ne dis pas des choses méchantes parce que je l'aime très fort ma petite sœur, mais je ne veux pas non plus qu'elle sache à quel point je l'aime. Elle est très intelligente pour son âge et je suis presque sûr qu'elle en profiterait pour me demander plein de choses. En plus, les filles, ça ne sait pas trop garder les secrets. Et puis aussi, j'aime bien cacher des choses, j'ai l'impression d'être important.

 Quand on sait des choses que les autres ne savent pas, on est important.


4 juin 1942

 Aujourd'hui, il a fait une journée magnifique. Le soleil était bouillant. Comme c'est jeudi, qu'on n'avait pas école et qu'il faisait très chaud, on a décidé avec cinq copains d'aller se baigner. A bicyclette, on peut aller à la rivière. Il y a un endroit que personne ne connaît et on se rejoint en été pour se baigner et s'amuser. La rivière n'est pas très large et il n'y a pas beaucoup de courant. C'est plus un ruisseau qu'une rivière en fait, mais ça fait mieux de dire qu'on va à la rivière. Mais à l'endroit où l'on va, il y a un énorme trou où l'on n'a pas pied. Juste au-dessus, ça fait comme une cascade et l'eau qui tombe est chaude parce que juste avant, il y a des grosses pierres plates et pas beaucoup d'eau, alors elle chauffe plus vite. Quand on se met juste en dessous, c'est de l'eau chaude qui nous tombe sur la tête, mais dans l'eau on a froid. Papa m'avait dit que cette année, il m'emmènerait pêcher la truite ici. Il faut d'abord prendre des vairons pour pêcher la truite avec, ça, je sais déjà le faire. Il suffit d'avoir une petite canne et des petits vers de terre et voilà. Aujourd'hui, ce n'est pas pour la pêche qu'on est là. L'eau est un peu fraîche pour se baigner et on n'a pas pensé à prendre des serviettes pour s'essuyer. C'est pas grave, il fait tellement chaud que ça sèche vite au soleil. J'ai été le premier à me mettre dans l'eau. Quand les autres ont vu que j'y restais sans devenir tout bleu et sans claquer des dents, ils ont quitté leurs affaires et sont venus me rejoindre. On a joué tout l'après-midi.

  En rentrant le soir, tonton Fèrot était là. Il m'a fait un cadeau : quatre roues ! Il les a récupérées aux chemins de fer. Quatre petites roues qui allaient sur un petit chariot qu'ils ont jeté. Il m'a dit qu'elles seraient parfaites pour faire une caisse à savon. Papa a dit qu'il m'aiderait à la fabriquer. J'imagine déjà la tête des copains quand on pourra faire un tour dans la descente de la gare. Papa a fait une liste de tout ce qu'on aura besoin, ça n'a pas l'air facile facile.

  C'est pas grave, je vais essayer d'en trouver le plus possible avant dimanche pour qu'on commence à la construire.


7 juin 1942

 On a passé presque toute la journée à fabriquer la caisse. Devant le garage, on a cloué des planches récupérées, on a vissé et même collé. Des copains sont venus nous aider, d'autres nous regarder faire. On a eu l'idée d'en construire plusieurs, comme ça on pourra faire des courses. Au moins deux, ce serait bien. Il faudra que tonton Fèrot nous trouve quatre autres roues, parce qu'aucun des copains n'a la possibilité d'en avoir. Papa a trouvé le moyen de faire tourner les roues de devant avec un volant en bois. Le système et très intelligent, avec des bouts de bois et de la grosse ficelle. Il nous a expliqué et a même fait un dessin. C'est tellement compliqué qu'on n'a pas pu finir aujourd'hui, mais la caisse est vraiment bien avancée. Si on travaille un peu dessus tous les soirs et encore dimanche prochain, elle sera peut-être vite finie.

  Papa a promis d'en faire une voiture de course, avec le numéro un peint en gros sur les côtés. Je lui ai demandé si on pouvait la peindre en rouge, il m'a dit qu'il essayerait d'en trouver. Je lui fais confiance, s'il dit qu'il va chercher, c'est qu'il va trouver. Il est très fort mon papa.

  J'ai eu du mal à quitter le garage ce soir. Je n'avais même pas faim. Je serais bien resté toute la nuit pour le regarder fabriquer cette voiture de course. Je l'ai déjà dans ma tête et j'imagine déjà celle des copains quand leur caisse ira moins vite et qu'elle sera bien moins belle que la mienne c'est sûr. Avec elle, je vais gagner toutes les courses, je pourrai même la prêter pour que les autres en gagnent une aussi de temps en temps. Mais le ferai contre quelque chose : un bonbon ou un sou. Ah oui, je serai le plus riche du quartier.

 Vivement qu'elle soit terminée, ma voiture !


14 juin 1942

 Cette semaine, je n'ai pas eu beaucoup de choses à écrire. Je n'avais qu'une seule chose en tête : ma voiture de course. Même pendant l'école je ne pensais qu'à ça et Monsieur de Saint-Eustille s'en est bien rendu compte. C'est pas grave, ses punitions ne me font même plus peur. Bientôt, j'aurai assez d'argent et de bonbons pour acheter tout ce que je veux. Elle est presque terminée depuis hier et cet après-midi, on l'a peint en rouge. Finalement, papa a réussi à trouver de la peinture rouge, mais je l'écris en tout petit pour pas qu'il entende, je ne la trouve pas très jolie cette peinture. Elle est un peu trop foncée.

  Maintenant que ma caisse est peinte, je crois que je la préfèrerais en bleu. C'est pas grave, c'est la plus belle quand même et je suis sûr que ce sera la plus rapide. On n'a pas pu l'essayer parce que la peinture n'était pas sèche. Demain après l'école, on se réunira avec les copains pour faire les essais et certainement la première course. Maintenant je vais aller me coucher pour que demain vienne plus vite.


15 juin 1942

 J'ai cassé ma caisse et je ne veux pas en parler.


21 juin 1942

 Bon ça va, je suis un peu calmé, cette semaine on a réparé ma caisse avec papa, mais je me suis fait gronder comme il faut. Toute la semaine à l'école je n'avais pas la tête à écouter et je me suis fait punir comme il faut. Du coup, papa m'a grondé encore plus. Je me suis battu trois fois parce que certains se sont fichus de moi pour la caisse. Du coup, maman m'a grondé aussi.

 Sale semaine !

  Sinon, aujourd'hui, ça va. Ma caisse est comme neuve et j'ai pu l'essayer pour de bon avec les copains, mais on n'a pas été dans la descente de la gare, parce que j'avais pas envie de la casser encore. Du coup, on s'est poussé chacun son tour et on a fait des virages. On a bien rigolé quand même.

  C'est bientôt la fin de l'année et j'ai hâte d'être en vacances. C'est bien les vacances, même si c'est la guerre, on s'amuse bien avec les copains. Cette année on ne va pas être beaucoup dans le quartier, à cause de tous ceux qui sont partis. C'est pas grave, on s'amusera quand même, et peut-être que certains reviendront pour les vacances. En attendant, plus que deux semaines à supporter M. de Saint-Eustille. J'espère vraiment qu'il va partir travailler ailleurs lui aussi. J'aimerais bien avoir une maîtresse à la place.


24 juin 1942

 Aujourd'hui, papa a travaillé pour les Allemands, au QG comme il dit. Il a dit à maman qu'il y avait plein de travail là-bas, mais elle n'a pas eu l'air très contente. Il m'a dit que pendant les vacances, j'irai lui donner un coup de main de temps en temps. Je suis très fier que papa me fasse confiance pour travailler avec lui, c'est la première fois. C'est bizarre quand même parce que je croyais que maman allait être fière de moi, mais ça a plutôt eu l'air de la contrarier. Les adultes ont quelquefois des réactions bizarres.

 C'est pas grave, elle devait avoir d'autres soucis qui n'avaient rien à voir avec ça et je lui montrerai cet été qu'elle peut être fière de moi.


28 juin 1942

 Il a fait très très chaud aujourd'hui et on s'est baigné avec les copains, pas à la rivière comme d'habitude, mais dans une grande mare chez les voisins des parents de Jules. Eux aussi ils ont un champ de pommes de terre. On a passé une bonne heure à ramasser des doryphores dans les feuilles. On les a mis dans des boîtes d'allumettes pour les amener aux Allemands. Je l'ai déjà fait plusieurs fois, ils me donnent un sou mais ne veulent pas me dire pourquoi. C'est pas grave, avec ça, je peux m'acheter des bonbons. Papa dit souvent qu'on n'est pas obligé de tout savoir. J'aimerai bien que Monsieur de Saint-Eustille me dise la même chose de temps en temps, mais apparemment il ne partage pas le même avis.


3 juillet 1942

 C'est fini, plus d'école, plus de devoirs, plus de Monsieur de Saint-Eustille, plus de mauvaises notes. Ce soir, j'étais le seul à avoir le sourire, mais ça n'a pas entamé ma bonne humeur. Demain, je vais avec papa au QG, réparer des serrures. Tant pis pour les copains, ils comprendront. De toute façon, je ne vais pas y aller tous les jours. Maman a dit qu'elle préfèrerait me voir aller jouer dehors, c'est bien la première fois que je l'entends dire une chose pareille. D'habitude, elle me demande plutôt de l'aider ou d'aller avec papa. C'est pas grave, je vais bien m'amuser demain, enfin je veux dire « travailler ».


4 juillet 1942

 Aujourd'hui, j'ai aidé papa dans son travail. Il m'a présenté Oulrique ( j'espère que ça s'écrit comme ça ), c'est un commandant Allemand qui est le chef du QG. Il travaille dans un château immense et dirige plein de monde, même des femmes. Il m'a donné du chocolat, papa était fier de moi parce que je n'ai pas oublié de dire merci. Les gens me regardaient un peu bizarrement quand même, mais j'ai pris l'habitude depuis que je porte mon étoile. Tiens, ça me fait penser que sur le bleu de travail de papa, il n'y a pas d'étoile jaune et sur ma chemise d'aujourd'hui non plus, c'est maintenant que je m'en rends compte. Demain, je demanderai à papa pourquoi. Je n'ai vu personne qui en portait dans le château. Oulrique est gentil, papa m'a dit son nom de famille, mais je n'arrive déjà pas à le prononcer, alors l'écrire. C'est pas grave, l'important c'est qu'il donne du travail à papa et à moi du chocolat. Il m'a posé plein de questions sur ce que je faisais, si j'aimais l'école, si j'avais des copains. Je lui ai parlé de Monsieur de Saint-Eustille et il m'a dit que ce n'était pas une belle personne. Je suis tout à fait d'accord avec lui. Demain on y retourne et j'espère que je pourrai encore discuter avec Oulrique.


6 juillet 1942

 Je me suis trompé sur l'orthographe, c'est Ulrich le commandant. Je le sais parce que je suis resté une bonne partie de l'après-midi avec lui et j'ai fait des dessins. Quand il a vu son nom, il a rigolé un grand coup et il m'a écrit son prénom à côté. J'ai encore eu du chocolat mais je ne l'ai pas dit à maman, parce qu'elle n'est pas d'accord pour que j'y retourne. Je ne vois pas ce qu'il y a de mal, papa gagne des sous et moi je ne fais pas de bêtises, elle devrait plutôt être fière. Ce soir, on a mangé de la viande, c'est Ulrich qui l'a donné à papa. C'était délicieux.


10 juillet 1942

 Je n'ai pas écrit depuis 5 jours parce qu'on est parti avec maman et Clara chez tonton Fèrot et j'avais oublié mon journal. On s'est un peu amusé mais les grandes personnes avaient l'air un peu fâchées ou tristes, je ne sais pas trop. J'ai surpris des conversations quand ils pensaient que j'étais dehors. Ils parlaient du 14 juillet, s'ils devaient mettre un drapeau je ne sais plus où. Ils ont dit que les choses empiraient, mais je n'ai pas trop compris de quoi ils parlaient, mais ça parlait des Juifs en tout cas. Maman a parlé des Allemands et que papa apprenait plein de choses grâce à son travail. Tata Câline a parlé de résistance, de réseau ou quelque chose comme ça. Je n'ai pas osé leur demander, vu que je ne suis pas censé avoir entendu. J'espère que personne ne lira ces lignes sinon je vais me faire gronder. Moi aussi je suis triste parce que depuis quelques temps je n'arrive plus à faire sourire maman, je vois bien qu'elle se force quand j'essaie.

  J'espère que ce n'est pas la guerre qui la met dans cet état, parce que tonton Fèrot dit qu'elle n'est pas prête de finir. Je vais tout faire pour être le plus gentil ces prochains jours parce que je n'aime vraiment pas voir maman comme ça.


13 juillet 1942

 Demain, c'est le 14 juillet, mais ça fait 2 ans qu'il n'y a pas de défilé, c'est à cause de la guerre. Papa dit que le Général de Gaulle va défiler à Londres, mais on ne peut pas y aller. Je le sais parce que j'ai demandé à papa. D'ailleurs j'ai fait rigoler tout le monde parce que je n'ai pas compris ce qu'il m'avait dit. Il m'a dit qu'il fallait traverser la Manche et moi j'ai cru qu'il parlait de la manche d'une veste ou d'un pull. Un jour, mon doigt a traversé la manche de mon pull, mais il est resté en France au bout de ma main. J'ai dit quelque chose comme ça et tout le monde s'est fichu de ma figure. Ce qui m'a fait le plus mal, c'est que maman m'a dit que je ferai mieux d'écouter à l'école, mais je suis sûr que Monsieur de Saint-Eustille n'en n'a jamais parlé, ou alors je ne m'en rappelle plus. En tout cas, il n'y aura pas de défilé demain parce qu'on est occupé. Je n'ai pas demandé à quoi on est occupé demain parce que je ne voulais pas les faire rigoler encore de moi.

 C'est pas grave, je verrai bien demain ce qu'il y a de prévu.


15 juillet 1942

 Alors là, j'en ai des choses à écrire, parce que ce soir, je ne dors pas à la maison, ni chez tonton. Je suis chez Ulrich.

 Ce soir je suis tout seul dans une grande chambre et apparemment j'y suis pour quelques jours. C'est papa qui m'a emmené. Maman et Clara sont parties faire une course, il est entré dans la chambre, a pris quelques affaires dans mon armoire et les a mises dans ma valise. Quand je lui ai demandé, il m'a dit qu'il m'expliquerait en chemin. Il avait les yeux tout rouges. On est parti au pas de course et il peinait à faire des phrases, et moi je peinais à les comprendre, mais je n'étais pas essoufflé.

  Il m'a dit que demain, quelque chose de terrible allait se produire, que les Juifs allaient partir de la France dans des trains. Ce n'est pourtant pas si terrible le train, je l'ai pris plusieurs fois et je trouve ça pratique. Je lui ai demandé pourquoi je ne pouvais pas partir en vacances avec les autres Juifs, il ne m'a même pas répondu. Je crois qu'il était vraiment très essoufflé au moment où je lui ai posé cette question parce qu'il s'est arrêté, s'est tourné et a essuyé son visage avec son grand mouchoir. La seule chose qu'il m'a dite après, c'est que j'étais trop petit pour comprendre. Ensuite, il a déchiré mon étoile et l'a mise dans une enveloppe sortie de sa poche. Je lui ai demandé encore pourquoi et il n'a pas répondu encore une fois. J'ai eu le temps de voir qu'il y en avait une autre dans l'enveloppe. Alors j'ai redemandé. Il m'a dit que c'était celle de Clara. Je ne comprends vraiment plus rien à ce qu'il se passe, mais j'ai insisté pour garder les deux étoiles et papa a fini par me les donner. Ce soir, elles sont bien au chaud dans mon journal, et elles y resteront toutes les vacances, jusqu'à ce que je revoies Clara et que je lui rende.

  On est arrivé au QG, tout en haut, dans les appartements d'Ulrich. Papa m'a fait un énorme bisou en me serrant si fort que je ne pouvais plus respirer. Puis Ulrich a dit qu'il ne fallait pas traîner, a remis une enveloppe à papa et lui a tendu la main. Papa est parti comme ça, sans se retourner, après m'avoir dit « je reviens vite, sois sage. »

 Dans le couloir, j'ai entendu un grand cri, comme si quelqu'un avait eu la peur de sa vie en voyant un fantôme et voulait le faire disparaître rien qu'avec le souffle de son hurlement. J'aurais juré que c'était la voix de papa, mais je ne l'ai jamais entendu crier comme ça avant, alors c'est peut-être lui qui avait fait peur à quelqu'un en sortant vite. De toute façon, Ulrich n'a rien entendu. C'était peut-être un fantôme, il y en a des fois dans les châteaux. C'est pas grave, je n'ai pas peur des fantômes, enfin pas trop je crois.

  Ulrich m'a fait visiter ses appartements et montré ma chambre. Il m'a dit que j'allais rester ici quelques jours, le temps que les choses se calment. Mais lui non plus n'a pas voulu me dire ce qu'il se passe. Il y a plein de jouets dans la chambre, comme si elle avait déjà été habitée, mais tout était trop bien rangé. J'espère que j'aurai le droit de jouer avec. Ensuite, on a mangé. Il y avait de la salade, de la charcuterie, des cornichons et après de la viande avec des haricots verts et des patates sautées. Moi j'ai pris des patates et pas des haricots. Il y avait après six fromages différents. Je sais, je les ai comptés, je ne savais même pas qu'il en existait autant. Après, j'ai eu du dessert, un gâteau au chocolat. C'est à ce moment que j'ai pensé à Clara, elle adore le gâteau au chocolat. J'ai demandé à Ulrich si je pouvais en garder une part pour elle, il m'a dit « bien sûr » et l'a enroulé dans un linge blanc pour le mettre dans le garde-manger, bien en vue. Il n'a pas voulu que je l'aide à débarrasser, mais je l'ai fait quand même. Alors il s'est agenouillé en face de moi et m'a regardé un moment. J'ai bien vu que ses yeux commençaient à se mouiller, alors je lui ai souri. J'avais très envie de lui faire un câlin pour le consoler, mais je ne suis pas sûr que c'était de la tristesse dans ses yeux, je pense qu'il était trop content que je l'aide à débarrasser. Et puis, je ne sais pas si un commandant aime les câlins, c'est plutôt réservé aux filles. Je n'ai même pas fait un bisou à maman et à Clara. Je crois que c'est la première fois de ma vie que je vais me coucher sans un bisou de maman.

 C'est pas grave, ce n'est que pour quelques jours.


16 juillet 1942

 Ce matin en me levant, il n'y avait déjà plus personne. Je n'ai pas vu Ulrich de toute la journée et je me suis ennuyé. J'étais tout seul dans l'appartement et il avait fermé à clef. Je me suis demandé si c'était papa qui avait réparé la serrure. J'ai fait le tour au moins cent fois, visité toutes les pièces, même sa chambre juste à côté de la mienne. Je crois qu'il n'est pas marié, parce qu'il n'y a que ses affaires dans les armoires. Dans la salle de bains, il y a une grande baignoire avec de l'eau chaude qui coule au robinet, alors j'ai pris un bain. D'habitude je n'aime pas trop me laver, mais là j'y suis resté un bon moment à jouer avec la mousse. Comme il ne revenait pas et que je commençais à avoir faim, j'ai pris du pâté sur une grosse tranche de pain, plusieurs fois. Et du gâteau aussi, plusieurs fois. Mais j'ai bien laissé la part de Clara, même quand il n'y avait plus de gâteau du tout. J'espère que Ulrich ne me grondera pas pour le gâteau, parce que je n'ai pas fait exprès de le finir.

  Il est rentré tard le soir, mais je ne dormais pas. C'est bizarre, c'est lui qui s'est excusé de m'avoir laissé seul si longtemps. Même quand il a été dans la cuisine et qu'il a vu qu'il ne restait plus grand-chose à manger, il s'est encore excusé. Décidément, je ne comprendrai jamais rien aux adultes. Il m'a demandé ce qui me ferait plaisir à manger, je lui ai dit que je n'en savais rien alors il a dit « je reviens » et il est descendu chercher un grand plateau avec plein de gâteaux différents. Quand on a tout ça devant les yeux, on ne cherche pas à comprendre, on les met un par un dans la bouche, comme ça on ne pose pas de question.

 Ensuite, Ulrich m'a emmené dans ma chambre. J'ai commencé à me déshabiller et il m'a dit d'attendre. Il est parti chercher un carton qu'il m'a tendu. J'ai ouvert, c'était un pyjama tout neuf. Et magnifique en plus. Tout bleu avec des rayures noires, c'est un pyjama de grand. Je l'ai remercié, il a pris le mien et l'a mis dans l'armoire. Comme ça, j'ai deux pyjamas, j'ai vraiment de la chance. Il m'a regardé l'enfiler, il avait l'air content. Moi, je me suis retenu de rigoler quand je me suis tourné pour enlever ma culotte. Ce n'est pas tout le monde qui fait voir ses fesses à un commandant Allemand. J'espère qu'il ne l'a pas mal pris.

 C'est pas grave, le plus important, c'est qu'il ne tombe pas sur mon journal.


20 juillet 1942

 Ça fait maintenant quatre jours que je suis ici et je n'ai pas de nouvelles de maman, papa et Clara. Ulrich s'occupe bien de moi, mais la journée je m'ennuie un peu, surtout que je n'ai pas le droit de sortir. Il me dit que c'est dangereux dehors à cause de la guerre, mais c'était déjà la guerre avant et je sortais bien. Quand il est là le soir, il écoute la radio, mais je ne comprends rien parce que c'est en allemand. Du coup, je n'ai pas trop de choses à écrire dans mon journal. Je lui ai demandé s'il savait où étaient mes parents, il m'a dit qu'ils allaient bien et que j'aurai des nouvelles bientôt. Chaque jour, il me fait un cadeau. Je trouve qu'il a presque la même moustache que Monsieur de Saint-Eustille. Quand je lui ai dit ça, il a rigolé en me demandant qui c'était. Je lui ai raconté tout ce que j'avais subi en cours à cause de lui, j'ai même un peu exagéré certaines choses. Ulrich m'a dit que ce n'était pas normal et qu'il ne laisserait plus jamais personne me faire du mal. J'ai de la chance quand même, car il a proposé de lui faire du mal pour me venger. J'ai dit non bien sûr, mais maintenant que je l'écris, j'ai presque envie de dire oui. Je vais essayer d'imaginer ce qu'il pourrait faire à Monsieur de Saint-Eustille. Est-ce qu'un commandant est plus fort qu'un maître d'école ? Est-ce qu'ils vont se bagarrer ? Devant moi ? Et si c'est Monsieur de Saint-Eustille qui gagne ?

  J'aime bien penser à plein de choses quand je suis seul dans mon lit. D'habitude, j'attends que Clara soit endormie, qu'elle ait fini de me poser plein de questions, mais maintenant je suis tout seul dans cette grande chambre et je peux faire ce que je veux. Alors dès que j'aurai fini d'écrire, je vais me mettre au lit et penser à la bagarre entre Ulrich et Monsieur de Saint-Eustille. Peut-être que demain j'écrirai ce que ça a donné.


21 juillet 1942

 Je crois que c'est la première fois que j'écris dans mon journal pendant la journée. Ulrich est parti et je suis tout seul, encore. On a pris notre petit déjeuner ensemble ce matin. Il y avait quelque chose de bizarre, mais je n'arrivais pas trop à dire quoi. En pensant à ça, j'ai fait tomber de la confiture sur mon beau pyjama. J'ai regardé Ulrich avec un peu la peur de me faire gronder, je n'arrivais presque plus à bouger. Il m'a regardé, a regardé la grosse tache, s'est levé sans dire un mot. Il a pris un couteau et s'est approché de moi. J'avais envie de dire « je ne l'ai pas fait exprès ! » mais les mots ne sortaient pas. Il a tourné ma chaise, j'ai tourné en même temps et il a posé le couteau sur mon pyjama sous la tache. Il a remonté doucement le couteau et a ramassé la confiture, puis l'a mis devant mes yeux, toujours sans rien dire. Puis d'un coup, il me l'a posé sur la joue en pouffant de rire. J'avoue que j'ai eu un peu peur, mais c'était une farce. Il s'est approché de mon visage et a léché la confiture sur ma joue. Alors j'ai rigolé avec lui et ça allait mieux. C'est là que j'ai compris ce qu'il y avait de bizarre : Ulrich s'est rasé la moustache ce matin, comment j'ai pu faire pour ne pas le voir ? C'est quand j'ai senti sa bouche sur ma joue que je m'en suis aperçu. C'était tout doux. Je lui ai demandé pourquoi il s'était rasé et il m'a dit que c'était pour me faire plaisir. Je n'ai pas trop compris pourquoi alors il m'a dit que comme ça je ne penserais plus à Monsieur de Saint-Eustille. J'avoue que je n'ai pas su quoi répondre. Il m'a dit que ce n'était rien, mais que je devais enlever mon pyjama avant qu'il parte pour qu'il puisse l'emmener avec le linge sale. Comme la confiture avait traversé, j'ai donné aussi mon maillot de corps et j'ai dû aller me laver de bon matin.

  Maman m'aurait certainement grondé pour la confiture et aussi pour le pyjama.

 Elle me manque. Papa et Clara aussi. J'aimerais tellement avoir un câlin. Et tata Câline, elle est où ? Avant qu'il parte, j'ai demandé à Ulrich pourquoi je n'ai pas été chez tonton Fèrot plutôt qu'ici. Il m'a dit qu'ils étaient tous ensemble et que je ne pouvais pas aller avec eux. Alors j'ai demandé pourquoi Clara avait le droit, il m'a dit que c'était une fille et qu'elle était chez quelqu'un d'autre, en me précisant que c'était difficile à expliquer.

  J'espère qu'elle est chez quelqu'un de gentil comme Ulrich, mais j'aimerais tellement qu'elle soit avec moi, je ne vois pas le problème. Peut-être qu'il a peur qu'on fasse trop de bêtises si on est ensemble. Je lui demanderai si c'est ça et je lui promettrai que je serai sage comme une image. Je regarde les deux étoiles qui ne quittent pas mon journal et je pense encore plus fort à elle.

  Bon ben ce n'est pas ça apparemment. Quand Ulrich est rentré ce soir, je lui ai demandé et il m'a dit qu'il ne pouvait pas m'expliquer pour le moment. Il m'a fait faire un peu de lecture. On a mangé de la soupe et j'ai bien fait attention de ne pas en renverser sur le pyjama tout propre. Avant de me le redonner, il a tenu à vérifier que je m'étais bien lavé en passant sa main sur moi pour voir si ça ne collait pas.


30 juillet 1942

 Ce soir, je suis triste, en colère et triste. Je sais qu'il est très tard, mais je n'ai pas du tout envie de dormir. De toute façon, je ne fais rien demain, comme tous les jours depuis que je suis ici. J'ai retourné mon couteau dans tous les sens pendant une heure. J'ai eu envie de me le planter dans l'oreille pour ne plus entendre. Ça faisait plusieurs jours que je demandais à Ulrich pourquoi mes parents ne m'avaient pas envoyé une lettre et aujourd'hui il m'a parlé. Il m'a dit qu'ils étaient repartis dans leur pays, mais je ne savais même pas qu'ils n'étaient pas Français. Moi, je les ai toujours connus en France et ils parlaient français, alors je ne me suis jamais posé la question. Pourquoi personne ne m'a jamais rien dit ? Qu'est-ce que ça change de toute façon ? Ulrich m'a dit que pour ne pas mourir à cause de la guerre, ils ont dû retourner chez eux, même si ici c'était chez eux. C'est là que j'ai commencé à ne plus rien comprendre. Il m'a dit qu'ils auraient pu m'emmener mais que mon père a préféré me laisser ici pour que j'ai un avenir et que, à présent, c'est lui qui me servirait de père et qu'il m'élèverait comme son propre fils. Je sais maintenant qu'il n'est pas marié et qu'il n'a pas d'enfant. Moi je ne veux pas d'une autre famille, je ne veux pas d'un autre pays, je ne veux pas d'un avenir. Je veux être serrurier, pas commandant Allemand. J'ai bien vu que je disais des choses qui le rendaient triste, et que lui n'y était pour rien après tout. Il m'a dit de venir sur ses genoux et il m'a serré très fort, mais un peu moins que mon père le dernier jour où je l'ai vu. Par contre, beaucoup plus longtemps. Il n'a pas arrêté de chercher des excuses à mes parents, mais je sentais bien qu'il leur en voulait de m'avoir abandonné et que lui n'aurait jamais fait ça à son fils. Il m'a dit que je pourrai toujours compter sur lui, à n'importe quel moment, même la nuit si je fais un cauchemar, je peux venir le réveiller, ça ne le gênera pas. J'ai bien envie de le rejoindre dans sa chambre et de me serrer fort contre lui, mais il en fait déjà tellement pour moi. En plus, je l'entends ronfler et je ne veux pas le réveiller. J'ai fini par jeter mon couteau sur le mur. Je n'en veux plus de ce petit couteau. C'est le même que celui de mon père et je ne veux plus rien qui me le rappelle. Et je ne veux plus être serrurier.

 Moi je veux bien mourir à cause de la guerre.


2 aout 1942

 Ce soir, Ulrich n'est pas rentré seul, il a apporté plein de bonnes choses à manger et une cousine à lui. Avant de partir ce matin, il m'avait prévenu et demandé de faire semblant d'être son neveu, pour ne pas attirer l'attention. Et interdiction de dire que j'étais Juif. J'ai trouvé bizarre que sa cousine ne connaisse pas son neveu, et il a répondu que c'était une cousine très lointaine de passage par ici. Elle s'appelle Laura et son nom de famille est Amribert ou quelque chose comme ça. Elle était un peu maquillée, mais elle paraissait bien plus jeune que lui. Elle est brune avec de longs cheveux noirs. Elle a dit qu'ils frisaient quand il pleuvait. Je la trouve plutôt jolie, mais on s'est juste un peu parlé pendant le repas. Le reste du temps, elle ne faisait que regarder Ulrich, ricaner bêtement à ses blagues et elle lui a touché les fesses plusieurs fois. Il a dit que c'était son anniversaire aujourd'hui mais il ne lui a pas fait de cadeau. Par contre, il y avait un gros gâteau pour le dessert. Tout de suite après le dîner, j'ai dû aller me coucher et eux aussi. Comme il n'y a que deux chambres, elle a été avec lui. Je les ai entendu parler un bon moment à voix basse et après plus rien, ou plutôt des drôles de bruits, comme s'ils s'amusaient sur le lit, comme quand on jouait avec Clara à sauter sur mon lit. Des fois, Ulrich faisait « chut » mais elle s'en fichait parce qu'elle a crié deux ou trois fois. Elle doit craindre les chatouilles. Je ne sais pas si elle va rester là. Ce serait bien d'avoir un peu de compagnie, les journées passeraient plus vite.

 C'est pas grave, de toute façon je suis bien aussi tout seul.


3 aout 1942

 Laura est restée toute la journée et elle est encore là. Je lui ai posé des questions sur elle, mais elle n'a pas trop répondu. Elle m'a demandé pourquoi j'étais ici, je lui ai juste dit « c'est pour les vacances » et je suis retourné dans ma chambre. Elle a écouté un peu la radio, a passé des disques et a fumé des cigarettes.

 Un moment, elle devait s'ennuyer parce qu'elle est venue me voir et on a joué ensemble. J'ai été un peu surpris mais quand j'ai appris qu'elle n'avait que quatorze ans, j'ai compris pourquoi elle jouait encore. J'avais peur qu'elle me pose plein de questions mais en fait elle ne m'a rien demandé du tout, elle a parlé d'elle et je n'ai même pas eu besoin de lui poser des questions. Elle m'a dit que son père était un alcoolique, que sa mère était absente mais qu'elle s'en fichait parce qu'elle avait grandi comme ça. Quand je lui ai demandé si c'était son père qui était le frère d'Ulrich, elle m'a juste demandé pourquoi je posais la question, mais elle n'a pas répondu et a continué de parler d'elle. Elle n'a pas trop l'accent allemand je trouve, sa mère ne doit pas être allemande peut-être. En tout cas, elle a les cheveux drôlement noirs et les yeux aussi. Je ne me rappelle plus tout ce qu'elle m'a dit, mais des fois je ne comprenais pas trop. Mon père aurait dit qu'elle n'a pas la clé qui ouvre son cerveau, il disait ça des gens qui disent des choses bizarres. Moi je la trouve gentille quand elle joue avec moi. Un moment, elle m'a raconté qu'une de ses copines lui avait fait du mal et qu'elle ne savait pas pourquoi. J'ai essayé de l'aider à trouver, mais elle a continué à me dire ce qui s'était passé. Je ne sais pas si je dois l'écrire ici. Peut-être demain si je n'ai rien d'autre à mettre. En tout cas, elle était triste et je me suis rapproché. Elle m'a pris dans ses bras. Comme on était assis par terre, je me suis mis entre ses jambes, j'ai relevé sa manche et j'ai tourné la peau de son coude en sentant son bras. Je pense qu'elle a aimé ça.

  Mais après, sans rien dire, elle est retournée fumer une cigarette. Quand Ulrich est rentré, elle a retrouvé le sourire, elle sautait partout comme Clara quand elle vient d'avoir un cadeau. On a mangé de la salade, de la viande avec des haricots verts, du fromage et une tarte aux prunes.


4 aout 1942

 Aujourd'hui, Je suis resté tout seul. Ulrich est parti travailler comme d'habitude et Laura l'a accompagné. Ce soir, il est rentré tout seul et j'étais content que Laura ne soit pas là. Il m'a pris sur ses genoux, comme ma mère le faisait. Je sais qu'il fait ça parce que je lui ai dit qu'elle le faisait et que j'aimais ça. Je suis resté longtemps à lui tortiller le coude. Il n'y avait pas un bruit. Au début, il fumait une pipe avec sa main libre, mais ça ne devait pas être pratique parce qu'il l'a posée dans le grand cendrier et a laissé sa main sur mon genou après. Il devait avoir quelque chose qui le gênait dans sa poche de pantalon, parce qu'il me faisait bouger un peu de temps en temps. En tout cas, il n'a pas voulu me déranger et on est resté comme ça jusqu'au dîner. Il avait l'air triste parce qu'il n'a pas parlé pendant qu'on mangeait. Après, il a voulu que je prenne un bain avant d'aller me coucher. J'ai eu beau dire que je m'étais lavé, même si ce n'était pas vrai, il n'a rien voulu entendre. Il m'a dit que c'était important de toujours être propre. Moi je veux bien, mais comme je ne sors jamais, je ne vois pas bien l'intérêt.

  Il est resté à côté de moi pendant que j'étais dans la baignoire, je lui ai dit qu'à la maison, on n'avait pas de baignoire et qu'on se lavait dans une grande bassine chacun son tour. C'est maman qui me nettoyait le dos et qui me séchait avec une grosse serviette qui gratte avant de me faire plein de bisous partout. Alors pour me faire plaisir, il a fait pareil. Mon père ne m'avait jamais fait de bisou comme ça, et maintenant je lui en veux aussi pour ça. Je l'aime très fort Ulrich. J'aime quand il me fait des bisous.


6 aout 1942

 Ulrich est rentré à midi avec Laura et on est resté tous les trois ensemble tout l'après-midi. Mais ce soir, il est reparti. Il a dit que demain il ne sera pas là et que Laura va me garder. Je n'ai pas besoin qu'on me garde, je suis grand maintenant.


7 aout 1942

 Ce soir, je suis tout bizarre, j'espère que je ne suis pas malade. J'ai plein de choses à dire, mais ce n'est pas facile parce que ce ne sont pas des choses à dire. Mais peut-être qu'on a le droit de les écrire. Je les écris et après je verrai si je déchire la page ou non. C'est pas grave, de toute façon, personne ne lit ce que j'écris alors.

  Je suis resté avec Laura aujourd'hui. Elle a été gentille avec moi. Elle devait avoir envie de parler parce qu'elle m'a dit plein de choses sur elle. Ça n'a pas l'air d'être drôle avec ses parents tous les jours. Je ne sais pas trop si je peux l'écrire parce que ça ne me regarde pas vraiment. J'aimerais bien l'aider, mais je ne sais pas comment. Et puis je ne connais pas ses parents. J'ai remarqué que des fois elle mentait à Ulrich sur des petites choses. J'ai l'impression qu'elle exagère un peu alors je ne vais pas écrire ce qu'elle m'a dit, je vais écrire ce qu'on a fait et ce que j'ai vu. Je connais les mots mais ça me fait tout drôle de les écrire.

 Tant pis, c'est pas grave, personne ne les lit, je me lance.

  Dans l'après-midi, quand elle me parlait, elle était plutôt triste et un moment, elle a fait un grand sourire en me regardant. Elle est partie faire couler un bain. Quand la baignoire était pleine, elle m'a demandé de venir avec elle dans la salle de bains, elle voulait qu'on le prenne ensemble. J'étais un peu gêné quand même. J'ai déjà vu des grandes personnes toutes nues, enfin c'étaient mes parents. J'ai déjà vu ma petite sœur toute nue aussi, mais là, ce n'est pas pareil. J'avais quand même très envie, mais je tremblais comme si j'avais très froid. Elle m'a regardé en rigolant et a commencé à retirer mon pantalon. J'avais envie de lui dire que j'étais assez grand pour le faire moi-même, mais je n'y suis pas arrivé et je me suis laissé faire. Je me suis retrouvé tout nu devant elle à trembler alors que j'avais très chaud. Après, c'est elle qui s'est déshabillée devant moi. Au début, je n'osais pas regarder, mais ça n'avait pas l'air de la gêner. Elle a rigolé et m'a envoyé sa jupe sur la tête pour que je me retourne. Pareil pour son chemisier. Elle s'est retrouvée torse nu. Elle m'a demandé comment je trouvais ses seins. Moi, je n'aurais jamais osé prononcer ce mot, mais je l'écris parce que c'est ça qu'elle a dit. Je n'ai pas pu répondre, tellement j'avais chaud à la figure. Elle a dû le remarquer c'est sûr. Maintenant je peux le dire, ils sont très gros et très beaux.

  Ensuite, je suis entré dans la baignoire, j'avais un peu mal au ventre, mais pas comme quand on est malade. Elle a enlevé sa culotte tout doucement, en faisant exprès pour que je la regarde. Elle n'a pas de poil, c'est bizarre. Ma mère m'avait expliqué que les grands en avaient. Les hommes en ont partout et les femmes juste en bas, et aussi sous les bras. Mais elle, elle n'en a pas. Pourtant, c'est une grande, parce qu'elle a des seins. Elle est venue me rejoindre dans la baignoire et s'est assise derrière moi. Après on a repris sa discussion, ça allait mieux, elle n'était plus triste du tout. On a joué un peu, en se tournant dans tous les sens, en se jetant de l'eau et en rigolant. Elle a pris le gant et m'a frotté tout doucement tout le corps. Je ne la voyais pas parce que j'étais retourné, mais je sentais par moment son autre main qui tapait dans le bas de mon dos, comme si elle se lavait en même temps qu'elle me lavait. Je n'ai pas osé le dire, mais elle devait être vraiment sale là où elle aurait dû avoir des poils, parce qu'elle a drôlement insisté à cet endroit.

  Maintenant je me rappelle, j'ai déjà vu d'autres gens tous nus. C'était à la rivière avec les copains l'été dernier. Des grands se baignaient. Il y avait des filles aussi et j'en suis sûr, elles avaient des poils.

 C'est pas grave, je lui demanderai la prochaine fois, peut-être que les Allemandes ne sont pas pareilles. Là, elle est avec Ulrich et ils parlent, mais je n'entends pas ce qu'ils disent, parce que je suis concentré sur ce que j'écris. Je me sens tout drôle et je vais aller me coucher. Je suis sûr que je vais rêver d'elle cette nuit.


8 aout 1942

 J'ai eu du mal à m'endormir hier soir et quand je me suis levé, il n'y avait plus personne. Il est 11h00 et je m'ennuie, alors j'écris un peu. Je n'ai pas osé aller dans la salle de bains ce matin, je me suis débarbouillé en vitesse dans l'évier de la cuisine.


11 aout 1942

Ulrich est rentré ce soir encore tout seul, ça fait trois jours que l'on est que tous les deux et je ne lui ai pas parlé de Laura. Lui non plus. Je suis sûr qu'il sait mais il ne m'en parle pas. C'est bizarre, mais elle me manque. Je voudrais bien passer encore du temps avec elle, je voudrais bien reprendre un bain avec elle. Je crois qu'elle lui manque aussi, parce qu'il ne parle pas trop et il a l'air triste. Heureusement que je suis là pour lui faire des câlins, c'est lui qui me l'a dit. C'est vrai qu'après, il est plus heureux. J'aime un peu moins quand il me fait lire, mais il dit que c'est pour mon bien. Il me fait aussi faire des calculs et de l'écriture. Je ne lui ai pas dit que j'écrivais dans mon journal presque tous les soirs. Peut-être que si je lui disais, il ne me ferait plus écrire. Je le fais quand même parce qu'il me corrige mes fautes et j'aimerai bien qu'il n'y ait pas de faute dans mon journal. Ce soir, il m'a parlé un peu de son travail, même si ce n'est pas pour les enfants comme il dit. Ça n'a pas l'air d'être trop difficile, il réfléchit et il dit aux autres ce qu'ils doivent faire. Je me demande s'il faut être plus intelligent qu'un serrurier pour être commandant.

 C'est pas grave, je ne veux être ni l'un ni l'autre.

  J'ai bien réfléchi et je veux être écrivain. Mais pour ça, il faut que je travaille mieux à l'école, je promets qu'à la rentrée, j'écouterai Monsieur de Saint-Eustille, surtout pour l'écriture. Le problème, c'est que je ne sais pas quoi écrire, je ne connais pas d'histoire et je ne suis pas très fort pour en inventer. J'espère que ça viendra avec le temps.


12 aout 1942

 Aujourd'hui, Ulrich est rentré tôt dans l'après-midi, et en plus avec Laura. Ils m'ont amené un gros cadeau, mais ce n'est pas mon anniversaire. C'est un camion de pompiers tout en bois, il est magnifique. J'ai remercié Ulrich et il m'a dit que c'était Laura qui l'avait choisi, je me suis tourné vers elle pour la remercier et j'ai cru voir qu'elle avait l'air surprise. C'est pas grave, je leur ai fait un énorme câlin à tous les deux. J'ai eu droit à un bol de chocolat et deux gros biscuits que j'aime. Ensuite je suis parti dans ma chambre jouer avec mon camion. J'ai déjà des petites voitures que Ulrich m'avait acheté et je me suis amusé à faire des accidents pour que les pompiers aient quelque chose à faire.

  Un moment après, Laura est venue dans ma chambre et s'est accroupie à côté de moi. Elle m'a demandé si je voulais qu'on reprenne un bain comme l'autre jour. Je l'ai regardée et j'ai dit oui tout de suite, mais elle n'avait pas l'air aussi joyeuse que la dernière fois. Je lui ai demandé si quelque chose n'allait pas, mais elle a dit que tout allait bien et que le bain était prêt. Cette fois-ci, je me suis déshabillé tout seul et je me suis mis dans la baignoire pour la regarder. Elle m'a rejoint sans un mot, je me souviens maintenant que ça m'a fait bizarre parce qu'elle n'arrêtait pas de rigoler juste avant de venir me chercher. Elle est comme ça Laura, elle rit très fort et après elle ne dit plus rien.

  Elle s'est mise sur le côté, je me suis blotti contre elle en attendant qu'elle me passe le gant tout sur moi, mais elle m'a demandé de me retourner pour être face à elle et elle m'a envoyé de l'eau sur la figure en retrouvant son rire. On a joué un peu comme ça et je n'ai pas entendu Ulrich entrer dans la salle de bains. C'est comme s'il s'était déshabillé avant d'entrer parce que sinon je l'aurais entendu. Il s'est mis dans la baignoire et j'ai sursauté. Laura l'a bien vu arriver, mais elle ne m'a rien dit. Ils ne font pas tout à fait les choses comme nous, les Allemands, parce qu'on n'a jamais pris de bain tous les quatre avec mes parents et ma sœur. Cela dit, on n'avait pas de baignoire. Il s'est assis de l'autre côté, je me trouvais entre eux deux. Quand je me suis retourné, il a ri et m'a envoyé de l'eau aussi. On s'est arrosé et on a rigolé tous les trois. La salle de bains était pleine d'eau mais j'étais sûr de ne pas me faire gronder parce que c'est Ulrich qui en avait mis le plus.

  Après, il m'a fait glisser vers lui et c'est lui qui m'a passé le gant sur le corps. Je faisais semblant d'aimer ça, mais j'étais plutôt gêné. Mais comme il me chatouillait, j'ai rigolé et en fait j'ai bien aimé. Laura ne rigolait pas, je crois qu'elle était jalouse. Ce soir, je me demande encore pourquoi elle a réagi comme ça. Est-ce qu'elle était jalouse parce que Ulrich ne s'occupait pas d'elle, ou parce qu'il s'occupait de moi, ou alors parce qu'on s'amusait bien tous les deux avant qu'il arrive ? En tout cas, elle est sortie de la baignoire, elle s'est à peine séchée, s'est vite rhabillée et elle est partie parce que j'ai entendu la porte d'entrée claquer. Elle est comme ça Laura. Quand ça ne va pas, elle s'énerve et claque les portes. Je ne comprends pas toujours pourquoi. On a fini tous les deux avec Ulrich, mais moi je ne lui ai pas frotté le dos. Quand je me suis relevé pour sortir, il a eu peur que je tombe parce qu'il m'a attrapé par la taille. Il m'a fait me retourner et j'ai vu qu'il regardait mon zizi. Il m'a dit qu'il n'avait jamais vu un zizi de Juif. Je comprends parce que ma mère m'a tout expliqué. C'était un peu gênant, mais pour une fois que c'est moi qui apprends quelque chose à un grand. En plus à un commandant Allemand. Ça avait l'air de vraiment l'intriguer en tout cas, parce qu'il l'a touché dans tous les sens en me souriant. Maintenant que je l'écris, je pense que moi je n'ai jamais vu de près un zizi de grand, à part celui de mon père, mais Ulrich qui n'est pas Juif, il en a un comment ? J'essaierai de le voir la prochaine fois parce que je suis sorti du bain et il est resté tout seul à se nettoyer et je ne l'ai pas vu sortir.

 C'est pas grave, j'espère qu'on le refera, c'était rigolo. En tout cas, j'ai un magnifique camion de pompiers.

 On a mangé tous les deux, je lui ai demandé pourquoi Laura était partie comme ça, il a haussé les épaules d'un air de dire qu'elle était comme ça.


13 aout 1942

 Laura est revenue aujourd'hui, mais elle n'était pas de bonne humeur. Quand Ulrich est rentré, elle n'avait pas fait la cuisine et même pas mis la table. Alors quand j'ai vu ça, c'est moi qui ai mis les assiettes et les couverts. Pendant ce temps, ils sont allés dans sa chambre et je les ai entendus se disputer au sujet du bain. Elle a dit que c'était son idée à lui mais qu'il s'était plus occupé de moi que d'elle et qu'elle n'aimait pas ça du tout. Je trouve qu'elle est injuste parce qu'il est plus souvent avec elle qu'avec moi. C'est vrai qu'elle a été un peu méchante avec moi cet après-midi, elle a fait comme si je n'étais pas là et ne m'a pas parlé. On n'a pas pris de bain et je n'ai pas eu de câlins. Je déteste quand elle est comme ça, parce que personne ne s'amuse quand Laura ne s'amuse pas. Et depuis quelques temps, c'est souvent qu'elle fait la tête et je ne comprends vraiment pas pourquoi. Je vois bien que ça rend triste Ulrich mais qu'il n'ose rien dire. Quand elle n'est pas là, il est toujours souriant et s'occupe de moi. Je trouve qu'elle est méchante et injuste, parce qu'il la laisse quand même dormir avec lui. C'est vrai, il n'est pas obligé, il pourrait lui dire de dormir dans ma chambre, ma sœur le faisait bien.

 Puisque c'est comme ça, si demain elle ne dort pas ici, c'est moi qui irait dormir avec Ulrich.


16 aout 1942

 C'est le matin, je n'ai pas pu écrire hier soir parce que j'ai dormi dans la chambre de Ulrich, mais j'ai plein d'autres choses à écrire avant. Je préfère quand je raconte dans le bon ordre.

 Avant-hier, je n'ai pas eu beaucoup de choses à raconter parce que je suis parti me coucher et j'ai pleuré tout seul dans mon lit. Laura était là, toute la journée elle m'a dit des choses méchantes. Des choses méchantes sur mes parents, des choses méchantes sur Ulrich et des choses méchantes sur moi. J'ai l'habitude avec Monsieur de Saint-Eustille, mais là, ça m'a fait plus de mal qu'à l'école. J'ai pleuré plusieurs fois dans la journée et je n'ai pas voulu l'écrire, mais aujourd'hui ça va mieux parce que hier, elle n'était pas là et que Ulrich a vraiment été très gentil avec moi. Il a vu que j'étais triste mais je n'ai pas osé tout lui dire sur Laura. Mais il a bien vu des choses quand même, parce que ça ne la dérange pas d'être méchante devant lui. Il m'a demandé ce qui me ferait plaisir, j'ai fait semblant de réfléchir mais je savais déjà ce que je voulais. J'avais très peur qu'il me dise non parce que Laura n'était pas là, mais je lui ai demandé quand même de prendre un bain tous les deux. En tout cas, il était vraiment content de me faire plaisir et il a rigolé. Maintenant que j'y pense, il avait peut-être peur que je lui demande de m'acheter quelque chose de cher et il a été soulagé. Un bain, ça ne coûte rien. Je suis parti dans la salle de bain et j'ai fait couler l'eau. Je n'ai pas attendu que la baignoire soit remplie, j'ai jeté mes affaires et je me suis mis dedans. Je ne voulais pas louper le moment où je pourrais voir le zizi d'un Goy. Ulrich est arrivé et s'est déshabillé. J'essayais de faire le plus possible celui qui ne regarde pas mais j'ai vu. J'ai eu beaucoup de chance parce qu'il a pris tout son temps pour rentrer dans la baignoire. Il s'est assis sur le rebord parce qu'il n'y avait pas encore assez d'eau et j'ai pu regarder comme je voulais. Je ne sais pas s'il m'a vu mais moi j'ai bien vu. Il a des poils partout. Je lui ai demandé si j'en aurai aussi quand je serai grand, il m'a souri et a passé sa main sur moi partout en disant que j'en aurai là, puis là et ici aussi.

  On est resté un bon moment dans le bain. Après, il m'a bien séché et on a mangé. Quand il m'a dit d'aller me coucher, je lui ai demandé. Il a eu l'air surpris, mais comme il est très gentil, il a quand même dit oui. J'ai dormi avec lui. Je ne l'ai même pas entendu ronfler. Je crois qu'il a attendu que je m'endorme pour fermer les yeux parce que deux ou trois fois j'ai ouvert les miens et il me regardait. J'ai eu droit à un gros câlin et plein de bisous. Je suis sûr que si je dis ça à Laura, elle sera jalouse. Mais je ne le ferai pas parce que je ne veux pas devenir comme elle.

  Voilà, c'était vraiment une magnifique journée. Ce matin je tourne un peu en rond, j'ai envie de sortir dehors mais Ulrich ne veut toujours pas. Il dit que c'est trop dangereux. J'espère que ce soir on sera encore que tous les deux. C'est pas grave si je n'écris pas le soir, je le ferai demain matin.

  C'est le soir, mais Ulrich est reparti, alors je peux écrire ce qui s'est passé. Il est rentré tout seul, mais il m'a dit qu'il ne pourrait pas rester à cause du travail. Il a quand même pris un moment pour que je lui fasse un câlin. Le téléphone a sonné et il a parlé longtemps avec quelqu'un. Ça avait un rapport avec la guerre en tout cas j'en suis sûr. Il a parlé de convoi, de trains, de chambres et d'autres choses que j'ai oubliées, mais je n'ai pas trop compris le rapport entre tout ça. Un moment, il a dit « c'est une sale race tous ces… » et il m'a fait signe d'aller dans ma chambre. J'ai bien compris qu'il ne voulait pas dire des gros mots devant moi. Je ne sais pas de quel animal il parlait, mais moi ça m'a fait penser à quelque chose de pas bien. Tant pis, je l'écris quand même. Pourvu qu'elle ne tombe pas dessus. J'ai dit la race et j'ai pensé Laurasse et c'est venu tout seul, Laurasse la connasse. Je sais que ce n'est pas bien, que c'est un gros mot, mais rien que de l'écrire, ça me fait rigoler. Alors à partir de ce soir, je l'appellerai comme ça dans mon journal. Après tout, elle est comme ça, Laurasse.


20 aout 1942

 Je n'ai pas eu grand-chose à écrire ces derniers jours, rien de bien important. J'ai joué, j'ai lu, j'ai compté, j'ai écrit, j'ai mangé et j'ai dormi. Je dors avec Ulrich tous les soirs maintenant, Laurasse n'est pas revenue. J'ai demandé à Ulrich, il m'a dit qu'elle était rentrée chez ses parents pour le moment.


25 aout 1942

 Il y a eu de l'animation aujourd'hui. Des gens ont fait exploser une bombe. Il y a eu le feu en bas et Ulrich est venu me voir en courant. Je croyais qu'il allait m'emmener, que j'allais enfin pouvoir sortir, mais non. Il m'a dit de ne pas avoir peur et que si ça devenait dangereux, il viendrait me chercher. J'ai entendu les pompiers et des gens crier et puis ça s'est arrêté. C'est dommage, parce que j'aurais bien voulu aller dehors. Je n'ai de nouvelles de personne que je connaissais avant. Mes copains, je ne sais pas ce qu'ils font pendant les vacances, mais je donnerais cher pour les voir une journée.

 J'aime bien dormir avec Ulrich, mais je ne peux pas écrire dans mon journal le soir devant lui. Et quand je le fais le lendemain matin, il y a des choses que j'oublie.

 C'est pas grave, c'est que ce n'est pas vraiment important je me dis.


27 aout 1942

 J'ai demandé à Ulrich quel jour la rentrée aura lieu, il m'a dit qu'il n'y aura pas de rentrée cette année. Comment on va faire pour aller à l'école ? S'il n'y a pas de rentrée, il n'y a pas d'école. Ça veut dire que je ne verrai pas Monsieur de Saint-Eustille. C'est plutôt une bonne nouvelle, mais je ne verrai pas non plus les copains. Je pensais que j'étais là pour les vacances, mais apparemment, la guerre n'est pas finie. Je me demande si Ulrich repartira en Allemagne quand la guerre sera finie. Pourvu qu'il n'oublie pas avant de me dire où sont mes parents et Clara. Je dois lui rendre son étoile.


28 aout 1942

Je m'ennuie.


29 aout 1942

Je me suis ennuyé.


30 aout 1942

 Je me re-ennuie. Je ne sais même pas quoi écrire. Les journées sont toutes pareilles. Il a fait beau, ça faisait longtemps que je n'avais pas parlé du temps. J'ai mangé des haricots avec une tranche de lard épaisse comme deux tranches de lard.

 Je ne deviendrai jamais écrivain si je n'ai pas plus de choses à raconter.


2 septembre 1942

 Laurasse était là aujourd'hui. Je peux écrire ce soir, parce que Ulrich m'a demandé si je voulais bien laisser la place à Laurasse. Il m'a dit qu'il préfèrerait que ce soit moi qui dorme avec lui, mais que Laurasse ne comprendrait pas et qu'elle pourrait le dire. Je ne sais pas à qui elle pourrait le dire, personne ne sait que je suis là. Mais j'ai préféré dire oui parce que si on la contrarie, elle est vraiment méchante. Remarque, même si on ne la contrarie pas, elle est méchante. J'ai eu l'impression de ne pas être là pendant toute la soirée. Quand elle préparait le repas, je lui ai demandé si elle voulait que je l'aide, elle a fait comme si elle n'entendait pas. Pourtant j'étais juste à côté d'elle. J'ai demandé deux fois, et après j'ai compris qu'elle le faisait exprès pour m'embêter, alors je suis parti jouer dans ma chambre. Je suis juste un peu triste que Ulrich n'ait rien dit et ne soit pas venu me voir dans ma chambre. Pendant le repas, elle a parlé avec Ulrich, elle a dit que des filles à l'école étaient méchantes avec elle et qu'elle ne comprenait pas pourquoi. Je ne suis qu'un petit, mais je comprends des choses quand même. Si elle est comme ça avec tout le monde, ce n'est pas vraiment dur à comprendre pourquoi certaines personnes sont méchantes avec elle. Quand on ne la connaît pas, on a envie d'être gentil, mais dès qu'on a vu de quoi elle est capable, on n'en n'a plus du tout envie. Moi je n'ai envie que d'une chose, c'est qu'elle parte. Même Ulrich n'est pas pareil quand elle est là. Il ne m'a même pas regardé de tout le repas, ni après d'ailleurs. J'aurais pu aller avec mon assiette dans ma chambre, personne n'aurait remarqué. J'ai eu envie de le faire, mais je n'ai pas osé. Je n'arrive pas à être comme Laurasse. Elle n'a pas peur de mettre la honte à qui que ce soit, même pas à Ulrich.

  Un jour, elle m'avait raconté ce qui s'était passé dans un restaurant, il y deux ou trois ans. Sa mère était invitée par un monsieur pour son travail et elle l'avait emmené avec elle. Au moment de s'asseoir, elle a dit à sa mère « t'as pété ? » Quand elle me l'avait raconté, j'avais trouvé ça drôle parce que je l'aimais bien et que je ne connaissais pas sa mère. Maintenant je ne connais toujours pas sa mère, mais je connais Laurasse la connasse et j'imagine ce que sa mère a dû ressentir devant le monsieur, surtout qu'elle l'a répété pour être sûre qu'il entende. Moi, je n'arrive pas à faire des choses comme ça. J'y pense, ça c'est sûr, même des fois des choses bien pires, mais je n'arriverai jamais à le faire, même si je déteste la personne. Mais elle est comme ça Laurasse. Elle est méchante et elle est bête parce qu'elle ne comprend pas qu'elle fait du mal. Peut-être que ses parents ne lui ont jamais dit. Peut-être qu'ils la laissent faire tout ce qu'elle veut. Elle m'avait dit qu'un jour elle avait jeté une petite table dans les escaliers et que ça avait fait un trou dans le mur, juste parce que sa mère ne voulait pas qu'elle sorte voir une copine. Je ne sais pas si c'est vrai, mais elle m'a dit qu'elle n'avait même pas été punie et que en plus, elle passait par la fenêtre la nuit pour aller fumer avec ses copines, et même des copains. J'imagine ce que j'aurais pris si j'en avais fait qu'un centième.

  C'est pas grave, je préfère être comme je suis plutôt que comme elle. Je n'aimerais pas que tout le monde me déteste, surtout qu'elle, elle a besoin qu'on la regarde et qu'on lui dise qu'elle est belle. Quand Ulrich ne le fait pas, elle pique des crises et moi je me cache.


5 septembre 1942

 Rien de particulier encore aujourd'hui. Je ne pensais pas dire ça un jour, mais j'ai envie d'aller à l'école. Ulrich me fait travailler un peu quand il a le temps, mais ce n'est pas pareil. Laurasse est méchante avec moi comme Monsieur de Saint-Eustille, mais ce n'est pas pareil. J'ai l'impression d'avoir tous les inconvénients sans les avantages. Non, je suis injuste avec Ulrich, il est tellement gentil avec moi. Je pense que c'est dans sa nature et que c'est pour ça qu'il est aussi gentil avec Laurasse. Je ne vois pas vraiment d'autre explication, parce qu'elle est tellement méchante avec lui aussi. Il ne doit pas se rendre compte. Des fois, quand il est un peu triste, elle lui dit un petit « je t'aime » comme je le faisais avec ma mère. La différence, c'est que moi je le pense vraiment quand je le dis. Elle, c'est juste parce qu'elle a été trop loin, mais je pense qu'elle ne se rend pas vraiment compte du mal qu'elle fait. Je n'ai même plus envie de lui parler, je n'ai même plus envie de lui dire bonjour, je n'ai même plus envie de la voir ici. Enfin, ce n'est pas tout à fait vrai. J'ai juste envie qu'elle comprenne que d'être gentil, c'est le plus beau cadeau que l'on peut faire à quelqu'un. Mais Laurasse, elle ne fait jamais de cadeau. J'aimerais bien qu'elle redevienne comme au tout début, mais si ce n'est pas possible, j'aimerais qu'elle s'en aille à tout jamais.


7 septembre 1942

 Je suis invisible.


8 septembre 1942

 Je ne sais même plus pourquoi j'écris dans ce journal, je n'ai rien d'autre à dire que j'en ai marre d'être là. J'en ai marre que Laurasse soit là. J'en ai marre que Ulrich ne s'occupe plus de moi autant. J'en ai marre.


19 septembre 1942

 Toujours pareil !


20 septembre 1942

 Aujourd'hui, il s'est passé quelque chose, mais j'ai décidé de ne plus rien écrire dans mon journal tant que Laurasse sera comme ça. Il faut juste que j'arrive à le dire à Ulrich, mais je ne peux pas parler de mon journal.

 C'est pas grave, je vais trouver.


9 octobre 1942

 Ça y est, je crois que je vais pouvoir écrire à nouveau, Laurasse est partie. Ils se sont disputés hier. Ce n'est pas la première fois mais depuis quelques jours, elle devenait violente en plus, elle a cassé plein de choses dans la maison. Hier, elle a jeté par terre un cadre avec la photo de la maman de Ulrich et je pense qu'il y tenait. Il l'a prise par le bras et a ouvert la porte. Elle criait comme un cochon qu'on égorge. Et j'ai déjà entendu ça chez les Bourgadier. Quand on allait faire les rangs de patates avec mon père. Je ne les ai jamais vu, mais un jour j'ai entendu un cochon se faire tuer. Il était bien caché, mais on pouvait l'entendre de loin. C'est pareil pour Laurasse, on a dû l'entendre de loin. Comme elle ne voulait pas sortir, Ulrich est parti dans sa chambre puis dans la salle de bains et a mis toutes ses affaires dans un sac à elle, et il lui a jeté le sac par terre. Comme elle ne voulait pas le prendre, il l'a ramassé, a pris le bras de Laurasse et ils sont sortis tous les deux. Il a quand même pensé à fermer la porte pour pas que je les suive. Il devait serrer drôlement fort, parce qu'elle criait drôlement fort. Par contre, dans les escaliers, elle ne disait plus rien. Ulrich est revenu une heure plus tard. Il m'a dit qu'on ne la reverrait plus jamais. Moi je pense qu'elle reviendra encore pour lui faire du mal, comme elle a fait plusieurs fois déjà, mais il m'a juré que c'était terminé. Quand je lui ai demandé où elle était, il a dit qu'elle n'avait que ce qu'elle méritait, mais ça n'a pas répondu à ma question. Alors je n'ai plus posé de question. Je suis venu sur ses genoux et on a fait un énorme câlin. Il a même changé les draps de son lit. Pendant le dîner, on a parlé tous les deux du début jusqu'à la fin. Quel plaisir ça a été de ne plus avoir l'impression d'être invisible. Pour le consoler et le remercier, j'ai débarrassé la table, j'ai fait la vaisselle et je l'ai essuyée. Je suis retourné dormir avec Ulrich et il m'a serré très fort jusqu'à ce que je m'endorme. Avec le sourire.

  Là, c'est l'après-midi, mais ce matin, quand je me suis réveillé, ça sentait le chocolat chaud. Je me rappelle, mes yeux se sont ouverts d'un coup en même temps que ma bouche, mais je n'ai pas eu le temps de dire quoi que ce soit, j'ai senti ma poitrine se bloquer. Comme quand on a peur. J'ai pensé que Laurasse était revenue, qu'elle avait encore réussi à faire croire à Ulrich qu'elle était désolée, qu'elle regrettait, enfin tous ces mensonges qu'elle a l'habitude de dire quand elle veut quelque chose. Je me suis levé tout doucement, sans faire de bruit, j'ai poussé la porte et j'ai vu Ulrich tout seul dans la cuisine. Je lui ai sauté au cou et j'ai rigolé. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j'ai rigolé très fort. Elle n'était pas là. Lui, il ne travaillait pas ce matin et il m'a préparé des grosses tartines de beurre et de confiture. J'en avais plein tout autour de la bouche et il m'a fait un bisou dessus. Pas sur la bouche, mais presque. Juste à côté, sur la confiture. Je ne sais pas si c'est bien, mais moi j'avais envie d'un bisou sur la bouche.

  Ensuite on a parlé un peu, il m'a dit qu'il m'expliquera des choses ce soir. J'ai hâte d'y être. Après, il a voulu que je lise à haute voix. Il m'a dit que j'avais fait des progrès en lecture et aussi en calculs. Moi je trouve que je fais aussi moins de fautes, mais je me dis que personne ne corrige mon journal, alors peut-être qu'il y en a plein et que je ne les vois pas.

 C'est pas grave, personne ne le lira jamais.


10 octobre 1942

 En commençant d'écrire, je me demande quelque chose à propos de la date. Comme je dors avec Ulrich, je ne peux pas écrire le soir. Je le fais le lendemain, mais ce n'est plus la même date. Ce que je vais écrire maintenant, ça concerne hier et je devrais mettre 9 octobre. Si je veux être écrivain, il faut que je sois précis.

 C'est pas grave, le plus important, c'est que je m'exerce. Donc, je vais écrire ce qui s'est passé hier soir quand Ulrich est rentré.

  Il m'a expliqué que Laurasse n'était pas sa cousine, mais une fille qui habitait dans le quartier. Il a préféré dire que c'était sa cousine pour ne pas attirer l'attention. Cela explique qu'elle n'avait pas l'accent Allemand et les cheveux noirs. Il m'a dit que les grandes personnes aimaient faire des choses de grand quand ils étaient seuls dans le lit, c'est pour ça qu'elle dormait avec lui. Mais maintenant c'est terminé, elle ne reviendra plus jamais ici, il me l'a promis. Il avait l'air si sûr de lui, je le suis bien moins, moi. Alors je lui ai dit et il m'a répondu qu'il lui avait fait prendre le train pour aller très loin. Je ne vois pas le rapport, mes parents aussi sont partis en train, mais après la guerre, il m'a dit qu'ils reviendraient. Si c'est pareil avec Laurasse, j'espère que la guerre durera encore longtemps.

  Après j'ai voulu en savoir un peu plus sur ces trucs de grands. Il avait l'air un peu gêné et puis il m'a dit qu'il m'expliquerait avec un tour de magie. Je ne savais pas qu'il était aussi magicien, mais ce que je vais écrire, je promets que c'est vrai.

 On est allé dans la salle de bain, il a ouvert les robinets et on s'est déshabillés. Je suis rentré dans la baignoire et lui est resté sur le bord, assis face à moi. Il m'a dit qu'il pouvait faire lever son zizi comme un pantin, sauf qu'il n'y avait pas de ficelle. Il a mis sa main au-dessus et il a essayé de le faire bouger. Comme ça ne marchait pas, il m'a dit de m'approcher et de souffler dessus. Il a bougé un peu j'en suis sûr. Il a recommencé mais ça ne marchait toujours pas. Il faisait tourner sa main. J'attendais de voir, mais rien ne se passait. Alors il m'a dit d'essayer moi. J'ai mis ma main au-dessus et je l'ai fait tourner lentement. C'est là que ça a commencé à faire de la magie. Je ne sais pas comment il a fait pour me donner ses pouvoirs, mais j'ai réussi à le faire bouger. Petit à petit, son zizi s'est relevé. Il m'a pris le poignet et m'a montré les gestes pour que j'y arrive mieux encore. Des fois, ma main l'a touché et il avait l'air plus dur. Au bout d'un moment, il était tout droit et levé, comme il avait dit. C'était vraiment magique. J'ai bien vu qu'il était très content de me faire plaisir en me montrant ce tour. Après, il m'a demandé de me retourner, il a pris le shampoing et m'a frotté la tête, en restant assis sur le bord. Il a dû en mettre pas mal parce que je l'ai senti couler sur mon dos.

  Il m'a expliqué que normalement c'était les filles qui faisaient ça, mais que j'étais très doué pour mon âge et qu'il était très impressionné. Il n'était pas sûr que ça marcherait au départ, mais on a bien fait d'insister. C'est la première fois qu'un adulte est impressionné par ce que je fais. Je suis très fier de moi. Mais je suis sûr qu'il y est pour quelque chose, parce que j'ai essayé sur moi après, et ça n'a pas marché du tout. Il a rigolé et m'a dit qu'avec de l'entraînement, on y arrivera.

  Je n'avais jamais pensé à ça avant, mais j'aimerais bien être magicien. Magicien écrivain. Après le bain, je ne sais pas ce qui m'a pris, mais je lui ai demandé ce que les grands faisaient d'autre dans la chambre. Comme il ne voyait pas trop quoi répondre, j'ai parlé des bisous sur la bouche. Il m'a dit qu'on faisait ça quand on s'aimait vraiment et je lui ai demandé s'il m'aimait vraiment. Je devais être tout rouge parce que j'avais très chaud au visage. Alors il s'est approché de moi et m'a fait un bisou sur la bouche. Maintenant au moins, il n'y a plus aucun doute, Ulrich m'aime très fort. Il m'a dit que normalement les garçons embrassaient les filles, mais que pour moi il ferait une exception parce que je n'étais pas comme les autres.

  Toute la nuit, j'ai rêvé que j'embrassais tous les gens que je rencontrais sur la bouche, jusqu'à ce que je croise Laurasse. Ça m'a réveillé d'un seul coup.

 C'est pas grave, je me suis rendormi en me serrant très près de Ulrich.


15 octobre 1942

 Ça fait plusieurs jours que je n'ai pas grand-chose à écrire, parce que je l'ai déjà écrit. Maintenant, dès que je suis avec Ulrich, j'ai droit de lui faire des bisous sur la bouche et on s'entraîne presque tous les jours à son tour de magie.

 Et bien aujourd'hui, il a réussi sur moi à le rendre un peu plus dur. Bon, il n'a pas pu le faire comme il pensait, il a dû le prendre avec sa main parce que la main au-dessus, ça ne suffisait pas. Mais à force de le triturer dans tous les sens, sa magie a marché et j'ai bien senti que c'était plus dur. J'étais tellement fier que j'ai couru dans toute la chambre. Ulrich est resté sur le lit à me regarder en faisant pareil avec le sien. Quand je suis remonté sur le lit, il m'a pris dans ses bras et m'a serré très fort en me félicitant. Je lui ai fait plein de bisous sur la bouche. Il devait être très content parce qu'il n'arrêtait pas de gigoter, comme s'il dansait mais il était assis.


20 octobre 1942

 Il commence à faire un peu froid dehors, je le vois aux vêtements de Ulrich. Les jours sont plus courts aussi, mais ça me laisse quand même le temps de m'ennuyer. Les journées sont toutes pareilles. Ulrich m'a dit hier que les Juifs ne reviendraient pas tant que les Allemands seront là et que les Allemands ne partiront pas. Je lui ai demandé s'il avait des nouvelles de mes parents et de Clara, il m'a dit que si on n'avait pas de nouvelles, c'est que c'était de bonnes nouvelles. Les grands ont toujours des phrases bizarres qui ne veulent rien dire. J'ai rangé ma chambre et je suis tombé sur mon petit couteau. Je suis un peu embêté parce que je m'étais promis qu'il ne me quitterait jamais et puis j'ai changé d'avis. Ce n'est pas bien de ne pas tenir une promesse. Alors je me suis dit que tant que je suis ici et que le couteau est dans ma chambre, il ne me quitte pas vraiment. Je l'ai rangé dans un tiroir. Le jour où je partirai, je pense que je le prendrai quand même avec moi.

 J'ai envie d'aller à la pêche. Ce soir, je demanderai à Ulrich s'il sait pêcher, et s'il m'emmènerait un jour.


21 octobre 1942

 Je n'en reviens pas. Ulrich ne sait pas pêcher. Par contre, il m'a promis de m'emmener. Normalement, on doit y aller dimanche. Il m'a bien dit que c'était dangereux mais que je l'avais mérité tellement j'étais sage et gentil. Il faut dire que j'ai insisté sur le fait que je reste enfermé depuis trois mois ici tout seul. Normalement, s'il a le temps, il doit acheter deux cannes à pêche et du matériel, parce qu'il n'a vraiment rien du tout. J'ai hâte de voir tout ça ce soir.


22 octobre 1942

Ulrich a acheté tout ce qu'il fallait pour la pêche. J'ai tout étalé par terre dans ma chambre. Je vais faire l'inventaire pour voir s'il ne manque rien.

- Deux cannes pour pêcher la carpe ou le brochet.

- Deux cannes à main.

- Deux moulinets avec du fil.

- Des bouchons en liège.

- Des plombs de plusieurs tailles.

- Des cuillers tournantes.

- Des hameçons pour la carpe, des doubles pour le brochet, des petits pour la friture.

- Des lignes pour la friture.

- Une bourriche.

- Des appâts.

  Je pense qu'il n'a vraiment rien oublié. Je suis excité comme tout en voyant tout ça par terre. Samedi, on fera cuire des pommes de terre pour pêcher la carpe. Je vais lui apprendre à pêcher. J'espère que ça va mordre. Je ne lui ai pas demandé s'il connaissait un étang, on verra ça ce soir.


26 octobre 1942

 Hier, on a bien été à la pêche. On n'a pas pris grand-chose parce qu'il y avait du vent mais on a ramené une friture de gardons quand même. Je les ai préparés et on les a mangés le soir.

  C'était la plus belle journée depuis très longtemps. On est parti très tôt le matin, il faisait encore nuit. Ulrich a pris une voiture, tout le matériel était déjà dedans depuis samedi soir. Quand on est arrivé, le jour se levait à peine, et on voyait de la brume sur l'étang. C'est le moment que je préfère à la pêche. On entend les corbeaux dans les arbres et rien d'autre. C'est rare que le vent soit levé à cette heure-là, mais il y en avait quand même déjà un petit peu. Je me suis dépêché de préparer les lignes à carpe et je les ai mises à l'eau. Puis les cannes à main pour la friture. Ulrich m'a regardé faire, il semblait content d'être là aussi. Et puis après on a attendu un bon moment avant d'avoir une touche. Les deux premiers gardons, on les a mis comme vifs pour le brochet, mais ils n'ont pas voulu mordre. Pour midi, il avait prévu un panier avec un pique-nique. Du saucisson, du pâté, un poulet et des pommes de terre en salade. Je me suis régalé. Lui, il avait une bouteille de vin rouge et il l'a bue en entier. Après, il a fait une sieste sur une couverture à l'abri du vent. Moi je n'avais pas du tout envie de dormir. J'en ai profité pour faire le tour de l'étang en courant. Je me suis dit que ça faisait des mois que je n'avais pas couru et ça m'a fait bizarre.

  Dans la voiture en rentrant, on a chanté. Il faisait nuit quand on est arrivé. Ulrich m'a promis qu'on le referait dès qu'il le pourrait. Je lui ai demandé si je pouvais sortir un peu les autres jours, mais il m'a dit que c'était trop dangereux. Moi, je n'ai vu aucun danger aujourd'hui. D'ailleurs, on n'a croisé personne. Est-ce qu'il y a la guerre le dimanche ? Bien sûr que oui, je le sais, mais on peut se poser la question.

 C'est pas grave, je vais insister jusqu'à ce qu'il dise oui.


30 octobre 1942

 Ulrich m'a expliqué un peu hier pourquoi il ne veut pas que je sorte. En fait les Juifs ont été emmenés dans des camps pour travailler. Si jamais je rencontrais quelqu'un qui me reconnait, tout le monde risquerait de savoir que je suis resté là alors que je ne devrais pas. Ulrich serait tué tout de suite et moi je serais tué aussi ou alors envoyé dans un camp. Mais ce serait un autre camp que celui où sont mes parents parce qu'ils ont des listes et savent qui se trouve dans quel camp. Il m'a dit que je ne reverrai pas ma famille avant la fin de la guerre.

  Je ne sais plus trop quoi penser maintenant. Je croyais que mes parents m'avaient abandonné pour rentrer dans leur pays, mais en fait ce n'est pas ça. Ils ont été obligés de partir et m'ont laissé ici pour que je ne sois pas obligé de travailler. Je n'ai toujours pas compris pourquoi ils n'ont pris que les Juifs. Peut-être que les Juifs travaillent mieux que les autres après tout. Pourtant, mon père disait toujours qu'il faut travailler si l'on veut s'en sortir dans la vie. Je fais quoi moi maintenant ?

  Ulrich m'a bien dit que tant que je resterai là, il ne m'arrivera rien. Cette nuit, il a dû faire un cauchemar parce qu'un moment je me suis réveillé, il était collé tout contre moi et il remuait un peu, mais quand je lui ai demandé ce qu'il faisait, il dormait.

 C'est pas grave, je lui demanderai demain, peut-être qu'il se rappellera.


2 novembre 1942

 Ce matin, il fait vraiment froid dehors. Je l'ai senti quand j'ai ouvert la fenêtre. Je sais qu'il ne faut pas que je me montre, mais je n'ai pas trop regardé dehors, j'ai juste senti le froid. Ulrich a encore fait un cauchemar cette nuit mais cette fois-ci, j'ai fait comme si je ne m'étais pas réveillé. Il était serré tout contre moi et il se frottait. Je ne sais pas à quoi il pouvait rêver, mais ça ressemblait à quelqu'un qui est ligoté avec des chaînes et qui cherche à se libérer. Ça devait être angoissant parce qu'il était tout essoufflé et il devait chercher la clé parce que ses mains ont tapoté mon corps, un peu comme quand on cherche ses clés et qu'on tapote sa veste et son pantalon pour sentir dans quelle poche elles sont. Je pense qu'après il a dû rêver qu'il mourait, parce qu'il a poussé un drôle de petit cri étouffé, comme le dernier souffle. Peut-être que ça a dû le réveiller parce qu'il s'est vite retourné et s'est levé pour aller dans la salle de bains. Ou alors il est aussi somnambule. Je n'ai pas osé lui demander, parce que je faisais semblant de dormir.


6 novembre 1942

 J'ai envie de retourner à la pêche. Je sais que ce n'est pas le meilleur moment, mais j'ai vraiment envie de sortir d'ici. Je m'ennuie toute la journée, parce qu'il n'y a rien à faire. Ulrich m'a ramené des livres, mais je n'aime pas lire. C'est drôle, j'adore écrire, mais je n'aime pas lire. Je me force un peu quand même des fois parce que je me dis que c'est important. Il me fait faire des dictées et je fais de moins en moins de fautes. J'aime bien quand c'est lui qui me lit une histoire. Je suis sur ses genoux et j'écoute. Il me dit que ce n'est pas pratique parce que je lui triture la peau du coude et qu'il doit tenir le livre d'une main. Pour tourner les pages, je dois arrêter. Il a essayé en soufflant dessus ou en bougeant le livre. Des fois il y arrive en passant son pouce entre deux pages, mais pas toujours. Je me suis entraîné aujourd'hui à le faire et je me rends compte que ce n'est pas facile du tout.

 C'est pas grave, je vais trouver une solution.


10 novembre 1942

 Ulrich dit qu'il fait trop froid pour aller à la pêche.


17 novembre 1942

 Il est minuit et Ulrich n'est toujours pas rentré. J'ai attendu longtemps mais j'avais trop faim alors j'ai mangé tout seul. Il ne m'a rien dit en partant ce matin. Je vais aller me coucher en attendant.


18 novembre 1942

 J'ai dormi dans son lit, mais il n'est toujours pas là. Je me suis réveillé plusieurs fois et je me suis levé pour faire le tour des pièces pour voir s'il ne s'était pas endormi quelque part pour ne pas me réveiller. Personne nulle part. C'est arrivé une seule fois déjà, mais il m'avait prévenu avant et en plus, il y avait Laurasse qui me gardait. Que lui est-il arrivé ? Que dois-je faire ? J'ai regardé dans la cuisine, j'ai de quoi manger pour quelques jours. De toute façon, il ne peut pas me laisser tout seul trop longtemps. Je sais qu'il m'aime et il ne ferait pas ça.

 C'est pas grave, je vais nettoyer un peu pour que ce soit propre quand il rentrera.


19 novembre 1942

 Toujours personne. J'ai tourné en rond toute la journée. J'ai ouvert mon carnet plusieurs fois mais je ne savais pas quoi écrire. J'ai regardé les deux étoiles et j'ai pensé à Clara. Là, c'est le soir et je n'ai pas beaucoup de choses nouvelles à écrire, à part que je commence à avoir un peu peur.


20 novembre 1942

 Il reste un peu de saucisson et un petit bout de fromage, mais plus de pain. Je l'ai fini hier. J'ai faim, mais je n'ose pas tout finir au cas où il rentre sans avoir fait des provisions. J'ai peur de me faire gronder si j'ai tout mangé. J'ai faim quand même. C'est la première fois que je pense à ça : et s'il ne revenait pas ? Si Ulrich aussi m'avait abandonné ? J'ai cherché ce que j'aurais pu dire ou faire de mal les jours d'avant. Vraiment je ne vois pas. Est-ce qu'il a pris le train lui aussi ? Est-ce qu'il est parti travailler avec les Juifs ? Il aurait pu me prévenir quand même. Non, je ne peux pas croire ça. Il ne m'aurait pas laissé comme ça tout seul. Peut-être qu'il en a eu marre de moi et qu'il est parti retrouver Laurasse. Si jamais c'est ça, je vais trouver un moyen pour sortir d'ici et je jure que je vais tout faire pour la retrouver et lui faire payer. Même quand elle n'est pas là, elle arrive à me faire du mal.

 C'est pas grave, il faut vraiment que j'essaie de l'oublier pour de bon.


21 novembre 1942

 J'ai tout fini, il n'y a plus rien du tout à manger. J'en suis sûr parce que j'ai fouillé partout. J'ai cherché dans toutes les pièces si je pouvais trouver une clé qui ouvre la grande porte. Si seulement mon père était là, il l'ouvrirait en une minute.

 Je ne sais pas quoi faire, je n'ai même pas envie de jouer. J'ai juste envie de crier mais ça ne se voit pas quand on écrit, même si j'écris « j'ai faim ! » avec des lettres qui prennent toute une page, ce n'est pas pareil que quand on crie. J'ai ouvert la fenêtre et j'ai crié, mais personne n'a répondu et je n'ai pas entendu de bruit dehors. Je me demande si tout le monde est parti d'ici sauf moi.


22 novembre 1942

 Hier après-midi, Ulrich est rentré, et j'ai plein de choses à raconter.

 D'abord, il a été blessé à la jambe à cause de résistants. Il m'a expliqué que ce sont des hommes qui tuent des gens pour que les Allemands repartent chez eux. Heureusement qu'ils ne l'ont pas tué, sinon je serais mort de faim tout seul ici. Les résistants, ils ne réfléchissent pas vraiment je me dis. Ulrich m'a fait voir son gros bandage à la jambe et il m'a dit que ça allait guérir, et qu'il serait un peu plus présent les prochains jours avec moi. Il s'est excusé de m'avoir laissé tout seul, mais il ne pouvait vraiment pas rentrer, ni prévenir quelqu'un de venir me garder. Je lui ai dit que j'étais assez grand. Il a ramené de la nourriture pour au moins cent personnes et j'ai mangé comme quatre. Je lui ai bien dit que je ne lui en voulais pas et que ce n'était pas sa faute et je lui ai fait plein de bisous et des câlins. Il était tout content, mais je trouve qu'il ne riait pas comme d'habitude. Il doit vraiment avoir mal à sa jambe et essaie de ne pas me le montrer. Mon père faisait ça aussi quand il se tapait sur les doigts avec un marteau, il faisait semblant de ne pas avoir mal, mais des fois ça se voyait.

  Le soir, on est allé se coucher dans son lit et il n'a pas voulu que je mette mon pyjama. Lui non plus n'a pas mis le sien. Il ne faisait pas très chaud dans le lit quand je me suis glissé sous les draps et pour me réchauffer, il s'est collé tout contre moi. Lui, il avait très chaud. Je pense que c'était la fièvre à cause de sa jambe. Au début, j'étais très content et je lui ai fait des bisous sur la bouche. Puis il m'a fait des bisous bizarres, ça ressemblait plutôt à un chien qui vous lèche le visage. Il devait être tellement content de me revoir qu'il faisait semblant d'être un petit chien. C'était assez rigolo et il m'a demandé de faire pareil. Je l'ai fait et on a bien rigolé tous les deux. Mais après, il a mis sa langue dans ma bouche et ça m'a fait bizarre. Les chiens ne font pas ça. Il a insisté et je n'ai pas osé lui dire que je n'aimais pas. Il n'arrêtait pas de me dire qu'il m'aimait très fort et que j'étais un garçon exceptionnel, et ça me suffisait. Je ne voulais pas le rendre triste après ce qui lui était arrivé, cela n'aurait pas été gentil de ma part.

  Ensuite, il a continué à me lécher le visage, puis le cou et les bras. Il me faisait des bisous partout et passait sa langue après comme pour nettoyer le bisou. Plus ça allait, plus il descendait et moins il me disait qu'il m'aimait. Il a insisté sur mon nombril puis a continué à descendre. Il ne parlait plus du tout et moi non plus. Je ne sais pas vraiment pourquoi j'écris tout ça aujourd'hui, mais ça fait tellement longtemps que je n'ai pas eu de chose vraiment nouvelle que j'ai envie de tout noter. Peut-être que c'est parce qu'il m'a dit qu'il allait me montrer des choses de grands que je ne veux rien oublier. Je relirai tout ça quand je serai grand et je comprendrai certainement, parce que là, j'avoue que je n'ai pas tout compris.

  Après le nombril, il m'a regardé et il a pris mes deux mains dans les siennes. Il a continué à descendre, et il m'a refait son tour de magie, mais avec la bouche. Comme ça durait un peu longtemps, je lui ai demandé si ça marchait. Il a souri, s'est assis juste à côté et m'a montré à quel point ça avait marché. C'est là qu'il m'a dit qu'on allait enfin faire des trucs de grands. Il m'a mis sur le ventre puis à quatre pattes, encore comme un chien. Il s'est mis derrière moi et m'a dit que je ne devais pas avoir peur, que c'était ça des trucs de grands. Je n'ai vraiment compris que quand j'ai senti ce qu'il mettait là où on rentre le suppositoire d'habitude. J'avais mal, parce que c'était bien plus gros qu'un suppositoire, mais j'ai serré les dents pour ne pas lui dire. Je n'avais vraiment pas envie de lui faire de la peine, surtout qu'il n'arrêtait pas de me dire que ce que je faisais était bien. Alors que je ne faisais rien du tout. Il me disait qu'il m'aimait, qu'il m'aimerait toujours et plein d'autres compliments que je n'avais jamais entendus avant. Heureusement qu'il y avait tout ça qui rentrait par mes oreilles, parce que le reste me faisait de plus en plus mal. Un moment j'ai crié, il s'est arrêté une minute, m'a dit que c'était normal et que j'étais très fort et courageux. Puis il a continué encore quelques minutes qui m'ont paru très longues. Quand il s'est arrêté, il s'est couché sur moi d'un coup et c'est là que ça m'a fait le plus mal. Ça devait lui faire mal aussi à lui parce qu'il était essoufflé comme s'il avait retenu sa respiration pour ne pas crier. Un peu comme mon père quand il se tenait le doigt après avoir jeté le marteau loin par terre. Il s'est remis sur le dos et m'a posé sur son ventre. Il m'a caressé les cheveux pendant très longtemps en me disant plein de choses gentilles.  

  Voilà, maintenant je sais tout sur les grands. J'ai pensé à Laurasse et ce qu'elle faisait avec lui dans la chambre. Je comprends pourquoi elle n'était pas toujours de bonne humeur. C'est parce que ça lui faisait mal, comme à moi. C'était hier soir et j'ai encore mal. Mais cela n'explique pas quand même pourquoi elle était aussi méchante. J'ai mal, mais je n'ai pas spécialement envie d'être méchant, moi.

 Toute la nuit, j'ai rêvé de plein de chiens qui se jetaient sur moi et me léchaient partout. Je me débattais pour qu'ils s'en aillent, mais Laurasse en ramenait d'autres et leur ordonnait de me mordre les fesses. Elle riait tant qu'elle pouvait. Je me suis réveillé plusieurs fois, Ulrich dormait tranquillement, et à chaque fois que je me rendormais, je faisais le même rêve.

  Ce matin, je n'ai pas entendu Ulrich se lever, mais il était là quand je me suis réveillé. Il avait préparé un énorme petit-déjeuner comme j'aime. Avant le petit-déjeuner, j'ai pris un bain. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sentais sale. C'est comme si tous les chiens de mes rêves m'avaient léché pour de vrai et que leur bave était restée sur moi. J'espère que ce soir j'aurais moins mal et qu'on ne fera pas tous ces trucs de grands. Pendant que je mangeais, il m'a dit plein de choses gentilles et puis il est sorti en boîtant. Depuis, je suis en train d'écrire et de réfléchir pour ne rien oublier. Je crois que c'est la première fois que j'écris aussi longtemps sans m'arrêter. Monsieur de Saint-Eustille serait fier de moi. C'est un adulte, alors il comprendrait. C'est dommage que je n'aille plus à l'école, j'aurais eu une bonne note.

 C'est pas grave, Ulrich est revenu et je suis content de lui avoir fait plaisir.


23 novembre 1942

 Hier, quand Ulrich est rentré, je venais juste de terminer d'écrire et il a failli tomber sur mon carnet. J'ai juste eu le temps de le cacher sous mon lit, mais il a bien vu que j'étais bizarre et m'a demandé plusieurs fois ce que j'étais en train de faire. Il a regardé partout dans la chambre d'un air de dire « je sais que tu as fait une bêtise et je la trouverai ». J'ai déjà vu plein de fois ma mère qui faisait la même tête. Je n'aurais jamais dû écrire où je cache mon carnet, des fois que Ulrich tombe dessus, il saura que c'est sous le lit.

  C'est pas grave, plutôt que de faire de grosses ratures, je vais chercher une autre cachette, mais cette fois-ci, je ne l'écrirai pas.

 On a passé tout l'après-midi ensemble, il m'a parlé de la guerre. Je sais bien qu'il ne m'a pas tout dit parce que je n'ai que neuf ans et demi, mais j'ai bien vu qu'il était triste de tout ce qui se passe et qu'il souhaite vraiment que ce soit fini. Moi aussi j'attends ça avec impatience. Pouvoir retrouver les copains et aller jouer dehors, courir. Je me demande comment je vais réagir quand mes parents vont revenir de leur camp de travail. J'espère qu'ils ne seront pas trop fatigués. Je leur en veux quand même un peu de ne pas m'avoir écrit une seule lettre. Moi, ce n'est pas pareil, je ne sais pas où ils habitent. J'ai bien demandé à Ulrich, mais il ne le sait pas non plus. Il m'a dit que je pouvais quand même leur écrire et qu'il ferait tout son possible pour leur envoyer. C'est drôle, mais je ne sais pas quoi écrire. Je sais quoi écrire dans mon journal, mais cela fait deux heures que je cherche comment commencer la lettre pour mes parents.

  C'est pas grave, je trouverai peut-être demain, ou ce soir. Je recopierai dans mon carnet ce que je vais leur écrire, comme ça, s'ils ne la reçoivent pas, je leur ferai voir à leur retour.


25 novembre 1942

 Hier soir, on a refait des trucs de grands. Je n'aime pas du tout ça mais je ne sais pas comment le dire à Ulrich. Il est si gentil avec moi. Enfin, je dois dire que ce n'est pas tout à fait comme avant quand même. Il reste dans son fauteuil à lire ou à écrire. Il ne veut pas que je lise ce qu'il écrit. Je comprends tout à fait, parce que je ne voudrais pas qu'il lise ce que j'écris.


26 novembre 1942

 Hier, j'ai dit à Ulrich que je n'aimais pas ce qu'on faisait le soir dans son lit. Je crois qu'il ne m'a pas cru parce qu'il a dit que c'était très bien. Il m'a dit que rien ne pouvait plus lui faire plaisir que ça. J'ai réfléchi toute la journée. Moi, si je fais quelque chose qui ne fait pas plaisir à quelqu'un, je ne vois pas comment ça pourrait me faire plaisir. Ça s'appelle de la méchanceté. Alors j'ai repensé à Laurasse la connasse. Elle, ce qui lui fait plaisir, c'est de faire du mal aux gens, surtout ceux qui l'aiment. Elle est comme ça, Laurasse. Alors je me demande si Ulrich n'est pas un peu comme ça aussi. Pourtant, jusqu'à maintenant, il ne l'était pas. Si les grands sont tous comme ça, je ne veux pas grandir. Non, tous les grands ne sont pas comme ça. Maman n'est pas comme ça. C'est elle qui m'a expliqué qu'il ne fallait pas être méchant, même avec ceux qui nous font du mal. Je m'embrouille un peu et je devrais réfléchir avant d'écrire.

  Voilà, je pense que certaines personnes sont méchantes et d'autres gentilles, et ça marche pour les enfants et pour les adultes. Ulrich est gentil, mais il me fait des choses que je n'aime pas. C'est ma faute parce que c'est moi qui lui fait des bisous et des câlins. Et comme il m'a expliqué, les grands, ça a besoin d'un peu plus. Je vais faire comme pour les épinards, je vais me forcer. Les épinards, ça fait mal au ventre aussi des fois.


2 décembre 1942

 Je me sens tout bizarre depuis quelques jours, je n'ai même pas faim. Plus ça va, moins j'ai envie de faire des câlins à Ulrich, parce que ça finit toujours pareil. Il s'en est aperçu et m'a posé la question. Je lui ai dit que je ne voulais plus le faire parce que je n'aimais pas et que ça me faisait mal, même si ça lui faisait très plaisir. Il m'a dit qu'il comprenait et qu'on ne le fera plus, mais qu'il fallait le faire une dernière fois pour s'en rappeler. Honnêtement, je pense que je vais m'en rappeler parce qu'il y a été fort. Il parlait en allemand pour que je ne comprenne pas, mais il criait presque, comme s'il me grondait, mais en allemand.

 J'espère que tout va redevenir comme avant, c'était bien avant.


4 décembre 1942

 On ne l'a pas refait depuis deux jours, mais Ulrich fait un peu la tête. Hier soir, j'ai voulu venir sur ses genoux et il m'a dit qu'il avait du travail et n'a pas voulu un câlin. Je crois que je l'ai fâché et ça m'embête vraiment. Il ne mérite pas ça. On dort toujours ensemble, mais il se tourne de son côté et s'endort. Il me dit juste bonne nuit et c'est tout. Je ne voulais pas ça, moi. Je ne veux pas qu'il soit fâché contre moi.

 C'est pas grave, on ne fait pas la tête pendant très longtemps de toute façon.


6 décembre 1942

 Ulrich fait encore la tête.


8 décembre 1942

 Ulrich boude.


11 décembre 1942

 Ce soir, je suis tout seul dans ma chambre. Ulrich m'a fait très mal hier. Il n'a pas tenu sa promesse. Il m'a dit qu'il était désolé mais qu'il ne pouvait pas faire autrement. Je n'aurais peut-être pas dû me débattre, parce que j'ai l'impression que ça me fait plus mal qu'avant. Pourtant, c'était hier matin, mais je ne me rappelle même plus ce que j'ai fait depuis. Je ne sais même plus si j'ai mangé. Je me souviens avoir pris un bain, mais pas m'être essuyé ni rhabillé.


12 décembre 1942


13 décembre 1942


14 décembre 1942


15 décembre


16 décembre


17 décembre


18


19


20


21

 Je n'ai plus envie d'écrire. J'ai envie de partir.


22

 Je n'écrirai plus.


26 décembre

 Hier, on a mangé de la dinde et j'ai eu des cadeaux. Ulrich m'a dit que c'était pour Noël, mais je m'en fiche.

 Il a changé.

 Il a recommencé. Plein de fois.

 J'ai changé.

  Je ne veux plus lui faire de câlins, mais lui, il m'en fait quand il veut. Moi, je ne veux pas. Je me demande depuis combien de temps je n'ai pas souri pour de vrai. Avant, presque tout ce que je faisais lui faisait plaisir. Maintenant, j'ai l'impression que c'est le contraire. Avant, il me disait d'aller me laver les mains, mais maintenant, il me demande de ne plus le faire à chaque fois que je le fais. C'est vrai que je le fais souvent, mais ce qui est bizarre, c'est que je m'en aperçois qu'au moment où je ferme le robinet. C'est comme si j'étais somnambule avant et que c'est le bruit de l'eau qui s'arrête qui me réveille. Même quand je sors du bain, je me sens sale, comme quand on faisait les fous avec les copains toute une journée dehors. C'est une drôle d'impression. Pourtant, il n'a pas changé de savon. Est-ce qu'il existe des savons qui salissent ?

  Je ne veux plus rester ici, je dois réfléchir et trouver comment partir. Je ne peux plus rester ici, je ne fais que dormir et pleurer. J'ai compté le nombre de pages qu'il reste à mon journal et j'ai pleuré. Il n'y en plus que six et ça me parait plus beaucoup. J'ai relu des pages d'avant et j'ai pleuré. Je n'oserai jamais lui demander de m'en acheter un autre, sinon il va se douter. J'ai réfléchi à comment faire et j'ai pleuré. Maman me disait que des fois pleurer ça fait du bien, mais là, pleurer, ça me fait pleurer encore plus.

  Ulrich le voit bien et essaie d'être gentil, mais je ne demande qu'une seule chose mais c'est celle-là qu'il ne veut pas arrêter. Je ne vois qu'une solution, c'est quand on va à la pêche. Il ne fait pas trop froid en ce moment, je vais lui demander en insistant. Je vais préparer les affaires et les mettre dans la cuisine, bien en évidence et je ne les rangerai pas tant qu'il ne dira pas oui. Cette fois-ci, j'emporterais mon journal avec moi et pendant qu'il fera la sieste, je partirais en courant le plus loin possible. Et s'il ne fait pas de sieste, parce qu'il fait trop froid, j'attendrai le moment où il ne me voit pas. Je dirai que je vais faire pipi. C'est plein de bois tout autour de l'étang, il ne me retrouvera pas. C'est décidé, je vais le faire quand on ira à la pêche.

  Ça fait du bien d'écrire, je n'ai même pas pleuré depuis tout à l'heure. J'ai presque envie de sourire tellement j'ai hâte d'aller à la pêche. Mais pour une fois, je me fiche pas mal d'aller pêcher. Je vais écrire la date entière. Je n'avais même pas vu que je ne le faisais plus.

  C'est pas grave, je comprendrai en me relisant un jour. Je comprendrai que je n'ai pas eu envie de mettre le mois et l'année. Enfin j'espère parce que là je ne comprends même pas ce que je viens d'écrire. J'ai juste eu envie de l'écrire, parce que j'ai envie de sourire.

 

29 décembre

 Demain, on va à l'étang. J'ai réussi à convaincre Ulrich. C'est peut-être la dernière fois que j'écris dans mon journal ici. Il ne faut pas que j'oublie de prendre mon stylo. Et mon petit couteau aussi, on ne sait jamais, ça peut servir. Et puis un peu de nourriture. Je piocherai dans le pique-nique de demain.

  Je suis tout excité parce que demain, tout sera fini. J'ai du mal à écrire, j'ai du mal à penser, j'ai peur d'oublier plein de choses.

 C'est pas grave, j'aurai tout le temps après. Je suis sûr que ça me reviendra. Il faut que je prenne quelques sous pour m'acheter un autre journal. Je sais où il y en a. Papa m'a toujours dit que ce n'est pas bien de voler, mais je m'en fiche.


30 décembre 1942. 14 heures et quelques.

 Ça y est, ça a marché. Je suis dans les bois. Je suis parti depuis une heure et je devrais continuer de courir, mais je veux absolument écrire ça maintenant, pour être sûr de la date et de l'heure. Je pleure et je tremble, mais ce n'est pas le froid ni la tristesse.

 Demain, je raconterai tout.


Premier Janvier 1943. 10 heures.

 C'est le premier jour de l'année. 1943, je vais avoir dix ans cette année.

 C'est le plus beau jour de ma vie, après hier et avant-hier.

 Je suis dans une grange abandonnée et j'ai dormi dans la paille. Je vais écrire ce qui s'est passé depuis avant-hier, je m'en souviens comme si c'était aujourd'hui.

  Avec Ulrich, on est parti vers huit heures le matin, il faisait froid, mais pas trop et ça allait encore mieux après parce qu'il faisait soleil. On a roulé pendant presque une heure et on est arrivé à l'étang. J'avais pris un petit sac en toile avec mon journal dedans, un pull bien chaud et des chaussettes pour le cacher. Mon couteau était dans ma poche, je n'avais rien oublié. J'ai déballé le matériel et mis les lignes à l'eau, comme les autres fois. J'ai bien remercié Ulrich plusieurs fois et il semblait plutôt content. Jusqu'à midi, on n'a pas pris grand-chose, mais je n'avais pas du tout la tête à la pêche, je faisais juste semblant. Après le pique-nique, Ulrich a étendu la grosse couverture par terre. Il en avait pris une autre pour se mettre dessus. Il m'a demandé de venir avec lui mais je lui ai dit que je préférais pêcher. Il a insisté un peu et je lui ai dit que je ne sortais jamais et que je voulais en profiter un maximum. Je lui ai promis que le soir, je ferai tout ce qu'il voudrait. Il a terminé sa bouteille de vin rouge et s'est mis sous la couette. J'ai fait un peu semblant de pêcher jusqu'à ce que je l'entende ronfler. J'ai sorti la ligne à brochet de l'eau et je l'ai posé par terre. Après, je ne sais pas pourquoi, j'ai pris mon journal et les deux étoiles sont tombées juste à côté du gros bouchon blanc et rouge. J'ai voulu les ramasser, mais en fait, je les ai rapprochées et j'ai posé le bouchon entre les deux. Je me suis relevé et je me suis senti tout drôle. Je ne peux pas du tout expliquer, mais c'était comme si j'étais sorti du bois qui entoure l'étang, comme si je n'étais plus là. Je suis resté une ou deux minutes comme ça et après j'ai eu à nouveau peur. Peur qu'Ulrich se réveille. J'ai pris mon sac et je suis parti dans la direction opposée de celle où on est venu. Après quelques mètres, je me suis mis à courir. J'avais envie de crier comme un fou, mais je ne voulais pas faire de bruit. Je crois que j'ai couru la bouche ouverte tout le temps. C'était un peu comme avant de recevoir le plus beau cadeau de sa vie. On a le cœur qui va exploser, les bras qui se tendent et les nerfs en pelote si la personne retient le cadeau. J'avais l'impression de courir vers le cadeau, mais qu'il courait aussi vite que moi et que je n'arrivais pas à le rattraper. D'habitude, si ça dure un moment, ça commence à m'énerver, mais là ça a duré très longtemps et je ressentais toujours la même joie, la même impatience. Je ne peux pas le décrire autrement que ça.

  Je me suis arrêté plusieurs fois pour me reposer et j'ai écouté les bruits. Personne ne m'appelait, personne ne parlait. Puis je suis reparti, toujours tout droit devant. J'avais peur de ne pas aller tout droit et de retomber sur l'étang. J'ai vu un village avec des gens, des voitures. Je n'ai pas osé y aller, alors j'ai fait le tour en restant dans les bois et j'ai marché jusqu'à la nuit. J'ai mangé un peu ce que j'avais pris du reste du pique-nique, j'ai enfilé mon gros pull sur l'autre et une deuxième paire de chaussette. J'ai dormi sans faire de rêve malgré le froid. Quand je me suis réveillé, il n'y avait toujours pas de bruit, pas de voiture, pas de route. J'ai continué en marchant toute la journée encore. Je n'arrêtais pas de rigoler tout seul, un peu comme quand on a fait une grosse blague à quelqu'un avant qu'il ne s'en rende compte. Ou une grosse bêtise c'et un peu pareil. Et puis à d'autres moments, j'avais un peu l'estomac noué, un peu comme quand on a fait cette grosse bêtise et qu'on pense à ce qu'on va prendre quand ça va se savoir. Je me suis demandé comment Ulrich a réagi quand il s'est réveillé. Il n'a pas pu me chercher en voiture parce que je suis parti dans les bois et qu'il n'y a pas de route dans les bois. Il doit être très en colère je pense. Après tout ce qu'il a fait pour moi, c'est un peu normal.

  Le soir, juste avant la nuit, j'ai trouvé cette vieille grange. J'ai attendu pour voir s'il y avait quelqu'un, puis je me suis approché. Personne. Il devait y avoir deux maisons juste à côté qui ont dû recevoir des bombes parce qu'il y a plein de pierres éparpillées et du bois partout, comme après une explosion. Peut-être que les gens sont morts. Il y a deux poules en liberté et un chat qui miaule. J'ai fait le tour de la grange, elle est pleine de paille. J'ai dormi tout en haut et je n'ai pas eu froid du tout.

 Aujourd'hui, c'est le premier jour de l'année. 1943, je vais avoir dix ans cette année.

  Je vais m'arrêter là pour aujourd'hui. Il n'y a plus que deux pages dans mon journal et je vais les garder pour quelque chose de vraiment important. Ou alors encore mieux, je vais attendre d'en acheter un autre pour écrire. C'est un peu comme si j'étais écrivain et que je commençais un nouveau livre.


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Aujourd'hui c'est mon anniversaire.

 J'ai 21 ans.

 Je suis un homme.

 Enfin, je crois que l'âge n'y fait pas grand-chose, j'ai l'impression d'être adulte depuis si longtemps maintenant.

 Si je vous ai laissé lire mon premier journal, c'est que maintenant je suis prêt.

 Depuis plus de 10 ans, je ne fais que chercher et réfléchir, écrire et oublier, mais ça ne marche pas.

 Si vous avez lu ce journal, c'est que j'ai trouvé la force d'en finir avec tout ça.

 Vous avez trouvé mon corps juste à côté, je l'ai fait exprès. Exprès pour que quelqu'un puisse être au courant. Exprès parce que je ne sais ni comment ni à qui le dire.

 Désolé que ça soit tombé sur vous.

 Je n'arrive pas à faire la paix avec mes parents, car je sais qu'ils sont morts désormais.

 Je n'arrive pas à faire la paix avec Ulrich et ce qu'il m'a fait.

 Je n'arrive pas à faire la paix avec mon père qui devait savoir ou se douter.

 Je n'arrive pas à faire la paix avec moi-même qui n'ai rien vu et rien compris.

 Je n'arrive pas à faire la paix même si je sais que chacun avait une bonne raison de faire ce qu'il a fait.

 Dois-je en vouloir à mes parents d'avoir pensé à me sauver la vie ?

 Dois-je en vouloir à Ulrich qui m'a sauvé la vie ?

 Je n'arrive pas à faire la paix avec moi-même et c'est ça le pire.

 J'ai beau me dire que je suis en vie et que c'est le principal, je n'arrive pas à m'en persuader.

 

 Ce n'est pas grave, c'est fini.


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